Le dialogue entre l`intra-psychique - therapie

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Le dialogue entre l`intra-psychique - therapie
Le dialogue entre l'intra-psychique
et l'interpersonnel :
une perspective développementale
Daniel N. Stern
Le dialogue entre l’intra-psychique
et l’interpersonnel :
une perspective développementale1
Daniel N. Stern2
Le dialogue entre l’intrapsychique et l’interpersonnel est au cœur de bien des
conceptualisations psycho-dynamiques et systémiques. Au-delà des différences d’écoles
thérapeutiques, nous devons tous tenir compte du fait qu’il existe des personnes
individuelles séparées, avec des mondes représentationnels séparés, qui interagissent les
unes avec les autres, et que ces interactions sont à la fois le résultat et le déterminant des
mondes représentationnels de chacun. Même le sens de leur individualité est un produit et
une cause de cette dialectique entre l’intrapsychique et l’interpersonnel. Une perspective
développementale pourrait-elle éclairer ce dialogue fondamental ? Le reste de cet article
explore cette question.
UNE PERSPECTIVE CLINIQUE
Je commencerai par une note clinique. La psychiatrie infantile et le traitement
psychologique des relations perturbées entre parent et enfant sont relativement nouveaux.
Historiquement, leur impulsion principale est issue de la tradition psycho-dynamique qui
attribuait une position privilégiée à l’intrapsychique (4, 8, 7). Néanmoins, pour des raisons
pratiques aussi bien que théoriques, ces thérapies ont toujours été conduites (à quelques
exceptions près) dans un contexte qui frappe par son aspect systémique. Le(s) parent(s) et
le nourrisson (le système de base) sont reçus par le thérapeute dans le même bureau ;
l’action thérapeutique s’engage ainsi. Elle peut se centrer sur les fantasmes des parents, sur
le passé, ou même sur le transfert sur le thérapeute (c’est-à-dire rester principalement dans
le domaine intrapsychique du parent). Elle peut également se centrer sur l’interaction des
parents avec le nourrisson dans l’ici et maintenant ; à certains moments carrément sur le
comportement interactif des parents, à d’autres sur celui du bébé, parfois sur leur réciprocité,
mais, de toute manière, sur le domaine interpersonnel-interactif. Le focus thérapeutique peut
encore cibler les fantasmes du bébé ou ses représentations telles que le thérapeute peut les
imaginer et les verbaliser, auquel cas nous retournons au domaine intra-psychique, mais,
cette fois-ci, du nourrisson.
La situation est bien illustrée par un modèle schématique de Stern-Brunschweiler et
Stern (16), qui se présente de cette manière :
Intra-psychique
Interactionnel
Intra-psychique
N = le nourrisson M = la mère c.v. = comportements visibles R = représentations (le
père et la fratrie peuvent être ajoutés à ce diagramme, mais pour simplifier la représentation on n’y
inclut ici que la mère).
1
Traduction : Elisabeth Fivaz et Nicolas Favez. Cet article est paru dans le n° 13 des Cahiers critiques de thérapie familiale et
de pratiques de réseaux, Toulouse, 1991
2
Professeur à la faculté de psychologie, Université de Genève, 24, rue du Général-Dufour, CH 1211 Genève 4, Suisse.
1
Le dialogue entre l'intra-psychique
et l'interpersonnel :
une perspective développementale
Daniel N. Stern
Il est révélateur que la plupart des praticiens des thérapies parents-nourrisson qu’a
inspirés la psycho-dynamique se meuvent entre 1 et 2 et parfois 3, c’est-à-dire font des allers
et retours entre l’intrapsychique et l’inter-personnel, utilisant chacun de ces deux volets pour
construire et enrichir la compréhension de l’autre. Même quand le (la) thérapeute croit que
sa tâche essentielle est de modifier le monde représentationnel du parent (en allégeant les
perturbations du nourrisson), il (elle) estime néanmoins utile et nécessaire d’utiliser les
interactions réelles comme source d’informations et de questions, ainsi que comme une «
arène » pour l’interprétation : pour montrer par exemple aux parents comment un fantasme
basé sur leur expérience passée est mis en acte dans l’interaction actuelle avec le
nourrisson (en termes psychanalytiques on pourrait dire que l’interaction est un domaine
nécessaire pour le processus de «perlaboration» dans ce système particulier).
Pour pousser un peu plus loin dans cette direction, bien des cliniciens et des
théoriciens se sont demandé comment les fantasmes et les thèmes conflictuels du parent
pouvaient finir par influencer les fantasmes et les thèmes conflictuels de l’enfant (c’est une
version particulière du problème du «transfert intergénérationnel»). Dans le système parentnourrisson, il est important, voire nécessaire, de considérer les événements interactifs
visibles comme les seuls médiateurs entre le monde intrapsychique du parent et celui du
nourrisson, puisque ce dernier est un partenaire non verbal dans ce transfert. On voit
maintenant apparaître des études de cas qui essaient de montrer comment les fantasmes
d’une mère sont mis en acte dans l’interaction comportementale avec le nourrisson, pour
aider à former des fantasmes complémentaires dans l’esprit de ce dernier (1).
Pour résumer la situation clinique actuelle, l’un des traits majeurs du modèle
schématisé plus haut est que tous les éléments (les représentations des parents, les
comportements interactifs visibles des parents et de l’enfant et les représentations du
nourrisson) sont supposés être largement interdépendants, dans une relation d’influence
mutuelle en mouvement perpétuel. Un tel modèle prédit théoriquement qu’importé peu par
où l’on entre dans le système pour le changer thérapeutiquement. Si une approche
thérapeutique psycho-dynamique centrée sur la représentation des parents réussissait à
changer ces représentations, il y aurait inévitablement aussi un changement dans le
comportement interactif de la mère (en tant que mise en acte de ces représentations
modifiées). En conséquence, il y aurait un réajustement dans le comportement visible du
nourrisson en réponse aux modifications du comportement maternel ; il serait alors
nécessairement suivi par un changement dans les représentations du nourrisson, de
manière à prendre en compte les nouvelles réalités interactives.
De même, si l’interaction thérapeutique avait été dirigée avec succès sur le
comportement maternel visible, au travers d’une approche plus «comportementale», la mère
aurait à changer sa représentation, et ainsi de suite. En effet, les résultats préliminaires
d’une étude concernant deux formes de psychothérapies brèves dans des relations mèreenfant perturbées se sont montrés jusqu’ici approximativement semblables ; il s’agit d’une
part d’une approche inspirée de la psychanalyse, qui s’adresse principalement au monde
représentationnel de la mère, et d’autre part d’une approche comportementale psychoéducationnelle, qui s’adresse principalement au comportement interactif. Les deux thérapies
ont de plus aussi bien transformé les représentations de la mère et ses comportements
interactifs que les comportements interactifs et les symptômes de l’enfant (2, 15).
Ainsi, la problématique théorique de l’intrapsychique versus l’interpersonnel comme
un domaine-clé dans les considérations thérapeutiques concernant les relations parentenfant perturbées semble avoir perdu bien de son importance. Cependant, subsiste un
problème pratique et technique, car il est probable que des indications différentes pour des
approches différentes avec des populations différentes vont émerger et se révéler utiles du
point de vue clinique.
II se pourrait que la situation décrite ci-dessus soit spécifique à la relation parentsenfants à cause de son extrême asymétrie. Dans les traitements individuels traditionnels
pour adultes, spécialement lorsqu’ils se passent sur le divan où toute interaction est coupée,
il est facile pratiquement et cohérent théoriquement de se centrer en premier lieu sur
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l’intrapsychique (le transfert est l’exception). De même, dans les situations de traitement de
famille ou de groupe, il est nécessaire et cohérent de se centrer d’abord, mais pas
exclusivement, sur l’interactif. C’est en partie l’asymétrie propre à la situation parent-enfant
qui a mené à considérer de façon presque égale l’intrapsychique et l’interactif. L’asymétrie
conduit à supposer que c’est principalement le matériel intrapsychique d’un des partenaires
(le parent) qui produit l’influence dominante sur l’interaction. Dans ce sens, l’interaction est
parfois traitée comme un autre théâtre de la vie intrapsychique du parent ; mais c’est
indéniablement dans le domaine interpersonnel-interactif que cela se passe pour le
nourrisson (en fait, cette situation a un parallèle en psychanalyse où le transfert — comme
interaction — est considéré comme une pure expression de la réalité intrapsychique du
patient et résulte en grande partie de l’asymétrie de la situation psychanalytique).
La perspective clinique des thérapies de nourrissons tend à donner un poids
relativement égal à l’interpersonnel et à l’intrapsychique, mais avec un mouvement constant
entre ce qui pourrait être texte et ce qui pourrait être contexte. Une optique plus théorique ou
expérimentale, moins encombrée par des réalités cliniques, pourrait-elle nous apporter une
vision différente ?
UNE PERSPECTIVE THEORIQUE
II existe deux conceptions extrêmes de la petite enfance. Dans la première,
l’intrapsychique est au premier plan et l’interactif en est le «rejeton». C’est l’œuvre de
Mélanie Klein qui représente le mieux cette position. Dès la naissance, l’esprit de l’enfant
contient des fantasmes inconscients, aspect psychique (expression mentale) des instincts.
Les fantasmes inconscients constituent le monde représentationnel primaire,
l’intrapsychique. Ce monde représentationnel est nécessaire pour sélectionner, définir et
interpréter «la réalité interactive». Le fantasme inconscient n’est pas simplement le contexte
dans lequel l’interaction ne serait qu’un événement fortuit ; l’interaction (comme événement
psychique) est créée par le fantasme inconscient.
Non seulement cette position fait du monde intrapsychique le «parent» du monde
interpersonnel, mais il n’y a même pas de dialogue entre ce parent et ce rejeton ; car la
nature des fantasmes intrapsychiques est nécessairement déterminée par le statut des
instincts et liée à eux ; or les instincts sont déterminés par la constitution et l’évolution, qui
restent en dehors et au-delà du domaine de l’événement interactif de tout individu.
A l’autre extrême, l’interactif vient en premier et engendre le monde intrapsychique,
son «rejeton». Dans cette perspective, le nourrisson arrive au monde l’esprit libre de
contenu, avec simplement des capacités pour constituer graduellement un monde
représentationnel intrapsychique. Ce sont les interactions avec le soi et les autres qui
constituent l’expérience première sur laquelle ces capacités innées opèrent pour créer des
mondes représentationnels. L’interpersonnel est parent de l’intrapsychique et un dialogue
d’influences mutuelles s’instaure graduellement entre le parent et le rejeton ; mais au
commencement, c’est l’interaction qui est au premier plan (et le « commencement » est
durable en ce sens que chaque nouvelle catégorie d’expériences nécessite pour devenir une
représentation un «nouveau commencement » ; ainsi la position privilégiée de géniteur initial
attribuée à l’interpersonnel «interactif» n’est jamais cédée). Cette perspective repose
largement sur un modèle d’apprentissage dans lequel l’expérience interactive avec le«monde réel» se structure intrapsychiquement. La question-clé d’une telle approche est :
qu’en est-il du fantasme et de la distorsion ? En bref, comment une représentation
intrapsychique pourrait-elle déformer ce qui est arrivé dans la réalité ? Alors que la questionclé pour la première position, plus innéiste, est : comment une «réalité interactive» pourraitelle exercer une influence significative sur «la réalité intrapsychique» ?
La manière dont on a décrit ces deux positions est assurément exagérée et plus
personne ne saurait les soutenir sérieusement dans leurs formes intégrales ; mais elle
guidera une discussion qui couvre en partie le domaine intermédiaire entre les deux.
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Supposons que l’on commence avec un point de vue d’apprentissage, c’est-à-dire
que tout est engendré par la «réalité» interactive. Rappelons-nous que la question ultime est
de savoir comment introduire des distorsions et des fantasmes. Mais il y a un problème
préliminaire. Quelles sont les unités ou les événements ou les stimuli saillants qui vont
composer cette «réalité interactive» et qui pourraient permettre de l’identifier et de la définir ?
Nous sommes immédiatement renvoyés à quelques-unes des réponses innéistes : les
systèmes sensoriels et perceptifs du nourrisson sont préformés pour repérer certains traits
de l’environnement (l’environnement interactif) comme plus ou moins saillants, voire même
identifiables. La recherche dans le domaine du nourrisson a été particulièrement fertile pour
révéler les nombreux événements de l’environnement pour lesquels le nourrisson est
préformé — par exemple, le visage humain (ou au moins ses traits) ou la voix humaine.
Dans les termes de notre dialogue, il y a une préstructuration intrapsychique qui permet
l’identification et l’évaluation de la «valence» des événements interactifs.
Dès lors, n’aurions-nous pas recréé l’argument de base des kleiniens ? Non, parce
que la préstructuration intrapsychique en question concerne des capacités perceptives et
non pas des instincts. Elle est de plus limitée à l’évaluation perceptive et affective, elle
n’attribue pas des significations ou des intentions. Finalement, elle est en interaction
constante avec les stimulations extérieures pour pouvoir en retenir la structure et la fonction.
En dépit de ces distinctions importantes, la préstructuration ne résout pas
entièrement le problème de l’identification des rôles respectifs de l’interaction et de
l’intrapsychique. Par exemple, le fantasme inconscient de Klein ou de Freud a quelques
ambiguïtés du point de vue conceptuel : il contient une représentation mentale non
seulement de l’instinct, de sa source et de sa force énergétique, mais aussi de son but et de
son objet ; ces deux derniers posent problème. Si l’on peut imaginer une sorte d’impression
psychique de l’instinct préalablement à toute expérience interactionnelle, il est beaucoup
moins aisé de le faire avec son objet et son but, car ils sont intimement liés aux interactions.
Or les kleiniens (1962) considèrent que doit exister, à titre de fantasme inconscient induit
génétiquement-biologiquement, une impression psychique du but et de l’objet. Cependant,
Freud se réfère habituellement à des traces mnésiques des interactions vécues comme
bases pour le but et l’objet des fantasmes inconscients. Si on accepte qu’un fantasme
inconscient a au moins quatre composants, une source, une force, un but et un objet, et que
la forme de ce but et l’objet du fantasme viennent de l’expérience interactive, alors la
«pureté» du fantasme inconscient comme produit d’origine exclusivement intrapsychique est
très mitigée (je parle théoriquement et non pas cliniquement ; cliniquement, on cherche
toujours les contributions de l’expérience interactive passée; c’est théoriquement que ces
contributions sont en question)3. Or le même problème se pose lorsqu’on approche les
questions de préstructuration du point de vue de la «perception». Les psychologues qui
travaillent dans la tradition de Gibson (voir par exemple 5) parlent des «social affordances»,
éléments de l’environnement qui sont immédiatement perçus et qui procurent («afford»)
certains types d’actions et d’interactions (9). La forme perçue et les interactions qu’elle
permet et suscite sont à la fois spécifiées dans l’environnement et directement perçues,
c’est-à-dire sont aussi des phénomènes mentaux. Là également, une même ambiguïté est
présente.
Revenons à notre modèle d’apprentissage et laissons-le opérer dans les «réalités
interactives» qui ont, en fait, été largement rendues possibles par les structures
intrapsychiques innées. A l’examiner de plus près, recherche à l’appui, le modèle
d’apprentissage est en réalité un modèle constructiviste. Le nourrisson ne fait pas
qu’assimiler les réalités interactives qu’il a été préparé à expérimenter, il agit sur elles. Il est
programmé pour rechercher les éléments qui restent constants, les «invariants », dans son
expérience répétée avec le monde. C’est en identifiant les constellations d’invariants qu’il
peut commencer à catégoriser son expérience interactive. Mais ses expériences ne sont que
rarement identiques. L’expérience de Mark Strauss (17) illustre bien ce que l’enfant fait pour
3
Voir Sandler, 1990, pour une discussion étendue et très clarifiante de ce problème dans la perspective de la théorie des
relations d'objets en psychanalyse.
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pouvoir construire et maintenir des catégories dans un monde changeant. On montre au
bébé une série de dessins d’un visage : chaque dessin est différent, mais représente grosso
modo le même visage. Sur l’un, le nez est petit, sur l’autre, les oreilles sont déplacées vers le
haut ou vers le bas, etc. La série ayant été présentée au bébé, la question qu’on lui pose est
la suivante : « Maintenant je vais te montrer une autre série, dis-moi quel est le dessin le
plus proche, le plus représentatif de la série que tu as vue avant. » Or le bébé va choisir un
dessin qu’il n’a jamais vu, un dessin qui correspond à la moyenne mathématique de toutes
les dispositions différentes des traits du visage qu’on lui a présentées. Cela signifie que,
chaque fois qu’il voit un dessin, le bébé forme une catégorie, qu’il modifiera au gré des
nouvelles présentations. C’est une forme de moyenne courante. C’est fascinant, parce que
le bébé terminera avec le prototype d’un visage qui n’existe pas ; en quelque sorte, c’est un
fantasme, un fantasme qui montre comment fonctionne l’esprit. Un fantasme qui est créé par
l’opération des processus mentaux sur des données jamais identiques. Et c’est de cette
manière que le nourrisson va former un prototype. Mais la mémoire prototypique ne
correspond plus au souvenir spécifique d’un événement historique particulier. C’est en fait
une représentation, abstraite à partir d’une série de souvenirs spécifiques, et sa
correspondance avec un fait réel peut être très limitée.
Le processus même de formation de prototypes a donc « falsifié » notre «réalité».
C’est dans le processus même qui concourt à rendre l’expérience la plus utile possible que
«la distorsion» a été introduite4.
C’est dans ce sens que les représentations généralisées (RIG, voir 15) du nourrisson
sur ses interactions avec ses parents sont déjà des constructions à partir de la réalité telle
qu’elle est vécue, autrement dit se font après coup. En fait les représentations sont par
nécessité des constructions après coup.
Pour récapituler, nous avons jusqu’ici des préstructures intrapsychiques qui
découpent le monde en événements interactifs. Nous avons ensuite des séries et des
familles d’événements interactifs qui sont travaillées mentalement de manière à ordonner le
monde et à créer des structures intrapsychiques (représentations) ; ces dernières sont des
abstractions quelque peu détachées des événements interactifs qui leur avaient donné lieu.
A la prochaine étape, ces nouvelles structures intrapsychiques sont retransformées en
expériences interactives, selon des formes culturelles et sociales (comme par exemple des
sorcières, des loup-garous ou des monstres), entrelacées d’intentions génériques et d’affects
spécifiques avec des poids moraux. Et ces interactions se réorganisent et se reconstruisent.
Nous aboutissons à un enfant de 3 à 4 ans dont le paysage mental est varié,
correspond à une réalité commune ; il peut être aussi idiosyncrasique que les mondes
intérieurs que nous rencontrons dans la pratique clinique. Et pour arriver à ce point, nous
avons passé de nombreuses fois des événements interactifs déterminés par les structures
intrapsychiques aux structures intrapsychiques construites à partir d’événements interactifs
— une dialectique infinie qui crée des organisations de plus en plus élevées.
Ainsi la considération de quelques aspects théoriques de la petite enfance ne nous a pas
entraîné bien au-delà des leçons de la situation clinique. Le texte et le contexte jouent à
saute-mouton au cours du développement comme ils le font en thérapie.
UNE PERSPECTIVE DE RECHERCHE
Je vais prendre comme exemple de recherche un travail récent sur la mémoire. La
mémoire a toujours été l’élément-clé dans la pathogenèse et dans la thérapie. Nous allons
donc pour terminer considérer la place de la mémoire d’un point de vue développemental
dans la dialectique intrapsychique-interaction. Une façon de faire cela est de se demander
où résident les souvenirs, les souvenirs qui permettent au passé d’influencer le présent et
4
On reconnaîtra que le type de distorsion mathématique mis en évidence dans l'expérience de Strauss n'est pas très
intéressant sur le plan clinique. Imaginons cependant que certains éléments de l'expérience soient plus ou moins chargés
d'affects et que les règles de formation du prototype deviennent de plus en plus compliquées dans une situation de ce genre.
Cela deviendrait suffisamment riche pour être intéressant du point de vue clinique.
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qui assurent la continuité et la répétition. L’une des différences majeures entre une approche
psychanalytique traditionnelle et une approche systémique radicale consiste dans la
localisation, pour ainsi dire, des souvenirs importants du point de vue clinique. Dans
l’approche psychanalytique, bien entendu, les souvenirs résident dans la remémoration par
l’individu de son expérience subjective passée. Dans une approche systémique radicale, la
mémoire réside dans les pratiques, les traditions et les paradigmes actuels du groupe. Dès
lors la «mémoire» (l’équivalent de la remémoration chez un individu) n’est activée que
lorsque les individus se trouvent ensemble dans une interaction de groupe. De cette manière
la source des souvenirs qui assurent la continuité de certains comportements n’existe que
lorsque les personnes interagissent (12). Elle ne réside pas dans un individu donné, elle ne
doit pas avoir été créée historiquement comme une partie de son expérience directe (cela ne
signifie pas que les individus n’ont pas de souvenirs individuels de leur passé, mais, plutôt,
que les structures de mémoire importantes du point de vue clinique — pratiques, traditions,
paradigmes — sont construites à partir d’une sorte de combinaison des souvenirs individuels
active qui est plus grande que la somme de ses parties collectives).
Ces deux positions semblent être très éloignées, mais peut-être ne le sont-elles pas
autant qu’il y paraît si l’on poursuit le raisonnement.
Un point de vue courant dans la recherche récente sur la mémoire autobiographique
(voir 10 et 13) suggère que presque tous les souvenirs sont reconstruits sous l’influence du
contexte présent dans lequel ils sont rappelés. Cela n’est donc en soi pas si différent de la
notion psychanalytique de l’après-coup comme recontextualisation. Cependant, dans la
pensée actuelle, il n’y a pas de traces de mémoire qui correspondent à des expériences
historiques intactes, comme Freud le proposait ; il y a seulement des fragments non
organisés qui sont soumis au processus de recontextualisation à chaque fois qu’ils sont
activés. Autrement dit, ils n’existent pas sous forme intégrée, à titre de traces signifiantes qui
seraient conservées. L’intégration des fragments ne se produit qu’au moment de la
remémoration dans le présent ; ainsi même les fragments sont-ils sujets à dévier de la réalité
«historique».
Vu de cette manière, tout souvenir remémoré-construit dans un setting interactif
systémique doit son caractère au contexte systémique en jeu à ce moment. C’est en ce sens
que la mémoire réside dans l’interaction du groupe. Il en est de même dans le processus
psychanalytique traditionnel : la mémoire doit son caractère à l’état transférentiel et au
matériel intrapsychique activé à ce moment-là. C’est le présent, pas le passé, qu’on est
toujours en train de reconnaître et de se rappeler (3). Ainsi la différence initiale entre le
psychanalytique et le systémique — pour autant que leur monopole sur la mémoire soit en
jeu — disparaît au profit d’une différence plus triviale de «setting».
La recherche développementale pousse ce point de vue encore plus loin. Il existe
actuellement un débat entre chercheurs dans le domaine de la mémoire du nourrisson
concernant la nature et l’étendue de l’amnésie infantile. K. Nelson (11) soutient que les
nourrissons ne retiennent initialement pas de souvenirs spécifiques, occupés qu’ils sont à
construire des souvenirs prototypiques. Pendant le processus de construction, les souvenirs
spécifiques sont utilisés pour confirmer ou modifier le prototype qui est en train de se
développer, pour être ensuite abandonnés et disparaître. Cela suggère que c’est seulement
lorsqu’un prototype suffisamment bien formé est établi qu’il y a quelque chose «contre» quoi
on peut se rappeler ; c’est-à-dire que les souvenirs spécifiques sont des impressions de
variations saillantes autour d’une représentation. C’est en ce sens que le contexte présent
prend le maximum d’importance pour les nourrissons. La mémoire elle-même ne se produit
qu’à l’interface entre l’intrapsychique (représentation) et une interaction présente spécifique.
Ni l’un ni l’autre ne possède à lui seul la mémoire.
Pour conclure, la biologie a toujours eu besoin de la dialectique entre la nature et
l’expérience. Cette opposition apparente s’est révélée un instrument heuristique valable,
mais plus personne n’argumenterait sérieusement et utilement en faveur de la dominance de
l’une ou de l’autre. L’attention s’est tournée vers leur interaction.
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Le dialogue entre l'intra-psychique
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Pour les psychologies cliniques, la controverse nature-environnement a pris la forme
d’une opposition intrapsychique-interactif ; traduite dans les termes techniques des
approches thérapeutiques, elle est devenue l’opposition entre les approches
psychanalytiques et systémiques. Je suppose que cette controverse qui a fait rage — une
phase nécessaire dans l’histoire de notre domaine — sera bientôt anachronique et de peu
d’importance. L’attention se tournera vers les questions plus productives de la nature de
l’interface dynamique entre l’intrapsychique et l’interactif et des processus d’échanges qui s’y
déroulent. Pour accomplir cette tâche, les frontières entre l’intrapsychique et l’interactif
doivent être maintenues et mieux définies conceptuellement et opérationnellement, mais pas
au service de la «vieille» controverse.
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