la violence conjugale frappe les enfants

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la violence conjugale frappe les enfants
Christine Frisch-Desmarez est pédopsychiatre, psychanalyste,
membre titulaire de la Société Belge de Psychanalyse (API). Elle
exerce en libérale auprès d’enfants, d’adolescents et d’adultes.
Elle est également formatrice en psychopathologie de l’enfant
et de l’adolescent au Luxembourg, à Bruxelles et à l’Université
Libre de Bruxelles.
Elle est l’auteur d’articles et co-auteur de livres dont Les
premiers entretiens thérapeutiques avec l’enfant et sa famille
(Broché, 2007).
yapaka.be
Coordination de l’aide
aux victimes de maltraitance
Secrétariat général
Fédération Wallonie-Bruxelles
de Belgique
Bd Léopold II, 44 – 1080 Bruxelles
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La violence conjugale
frappe les enfants
T e m ps d ’ a r r ê t
Ce texte analyse les enjeux psychiques de la conflictualité et
de la violence conjugales pour aider les professionnels à en
évaluer la portée et l’impact qu’elles peuvent avoir sur l’enfant.
Christine Frisch-Desmarez
Néanmoins, tant la conflictualité « ordinaire » insidieuse et
récurrente entre partenaires que la violence conjugale ont des
conséquences graves pour l’enfant. Son vécu est variable
en fonction de son âge, de son niveau de développement et
de maturité ainsi que du contexte environnant dans lequel il
évolue.
La violence conjugale frappe les enfants Une dispute entre parents peut être constructive et permettre
au couple d’évoluer dans l’accordage de ses interactions.
L’enfant peut ainsi comprendre que ceux-ci peuvent avoir des
points de vue différents sans que cela n’entraîne un risque de
perte d’amour ou d’abandon.
Christine Frisch-Desmarez
La violence conjugale
frappe les enfants
Christine Frisch-Desmarez
Temps d’Arrêt / Lectures 
Une collection de textes courts destinés aux
professionnels en lien direct avec les familles. Une
invitation à marquer une pause dans la course
du quotidien, à partager des lectures en équipe,
à prolonger la réflexion par d’autres textes.
– 8 parutions par an.
Directeur de collection : Vincent Magos assisté de Diane
Huppert ainsi que de Meggy Allo, Laurane Beaudelot, Philippe
Dufromont, Philippe Jadin et Claire-Anne Sevrin.
Le programme yapaka
Fruit de la collaboration entre plusieurs administrations de la
Communauté française de Belgique (Administration générale de
l’enseignement et de la recherche scientifique, Direction générale
de l’aide à la jeunesse, Direction générale de la santé et ONE),
la collection « Temps d’Arrêt / Lectures » est un élément du programme de prévention de la maltraitance yapaka.be
Comité de pilotage  :
Marc De Koker, Etienne De Maere,
Stephan Durviaux, Nathalie Ferrard, Ingrid Godeau, Louis Grippa,
Françoise Guillaume, Pascale Gustin, Françoise Hoornaert,
Francine Roose et Juliette Vilet.
Sommaire
Définition de la conflictualité conjugale . . . . . . . . . . . . . . . 7
Histoire du couple et de ce qui fait sa conflictualité . . . . . 9
De la conflictualité « ordinaire » à la violence conjugale . . 13
Le fantasme de la famille parfaite . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
En quoi l’accès à la parentalité peut-il avoir un impact
sur le couple conjugal ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Être parent, c’est mettre des limites
et protéger l’enfant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
Importance de l’histoire familiale et transgénérationnelle
des parents au sein des interactions conjugales . . . . . . 23
Conséquences de la conflictualité conjugale
sur le développement de l’enfant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Souffrance de l’enfant dans les situations
de conflits conjugaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Utilisation de l’enfant par les parents dans
leurs conflits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Violences conjugales et pathologie de l’emprise . . . . . . 39
Conséquences pour l’enfant de cette
violence conjugale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
Perversion du lien avec l’enfant pour faire alliance
contre l’autre parent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Répercussions des conflits au sein de la fratrie
et conflit conjugal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
Familles recomposées et conflit conjugal . . . . . . . . . . . . 51
Une initiative de la Fédération Wallonie-Bruxelles
de Belgique.
Éditeur responsable : Frédéric Delcor – Fédération Wallonie-Bruxelles
de Belgique – 44, boulevard Léopold II – 1080 Bruxelles.
Mai 2016
Canaliser le conflit et rôle des professionnels . . . . . . . . . 55
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
« Jamais devant les enfants », cette petite phrase nous
l’entendons si souvent dans nos consultations. Combien
de parents ne nous affirment-ils pas qu’ils ne se disputent jamais devant leurs enfants alors que ceux-ci
nous disent assister régulièrement à des conflits entre
eux, ou qu’ils nous racontent qu’ils se réveillent la nuit
au bruit des éclats de leurs voix et qu’ils « ont tout
entendu » ! Combien d’enfants aussi ne recevons-nous
pas parce qu’ils se sentent coupables de ces conflits,
qu’ils pensent en être à l’origine, ou qu’ils sont euxmêmes profondément blessés par des paroles dévalorisantes prononcées à leur égard lors de ces disputes
entre adultes.
En partant de réflexions sur la constitution du couple,
la naissance de l’enfant et la façon dont la conflictualité
conjugale peut se décliner au sein de la famille, parfois
jusqu’à la véritable violence, j’essaierai de réfléchir à la
place que celle-ci peut prendre tant au sein du couple
que dans le fonctionnement psychique de chaque partenaire ainsi que pour leur(s) enfant(s). Dans ce texte, en
redéfinissant certains termes et en les contextualisant
à partir d’exemples cliniques, je parle de l’évolution du
couple, de la famille, des différentes formes de conflits
conjugaux jusqu’à la violence conjugale et de leurs
impacts sur le(s) enfant(s).
–5–
Définition de la
conflictualité conjugale
La conflictualité conjugale peut se décliner de multiples
manières. Elle se manifeste souvent par une dispute qui
pourrait être qualifiée de discussion un peu vive entre
deux conjoints. Il est possible que celle-ci ait des conséquences constructives mais il arrive aussi qu’elle aille
jusqu’à une violence conjugale répétitive dont le couple
ne parvient pas à se sortir. Le conflit, à l’encontre de la
violence, serait caractérisé par l’expression de divergences ou de désaccords au sein du couple qui se traduit par des comportements relationnels et des interactions sous-tendus par le respect de l’altérité du conjoint.
Dans un simple conflit, chaque partenaire accepte la discussion, tous les deux ont leur mot à dire et sont à même
d’influer sur le développement des échanges. Chacun a
le souci de ne pas imposer ce type d’interactions conflictuelles à l’entourage et d’essayer, en particulier, d’épargner cela aux enfants. Ces conflits vont dans le sens
d’une construction où aucun des deux conjoints n’aurait
le sentiment d’être perdant : chacun serait plutôt satisfait
d’arriver à un compromis acceptable pour les deux.
Le spectre et les nuances qui caractérisent la mésentente conjugale sont très larges ; celle-ci peut aller de
réactions un peu vives à des comportements réellement
disproportionnés et jusqu’à la violence « ordinaire »
(Contanceau et all., 2014), c’est-à-dire une violence qui
surgit lorsqu’un conjoint ou les deux perdent le contrôle
d’eux-mêmes dans certaines situations (par exemple, en
cas de positions différentes vis-à-vis de l’éducation des
enfants ou d’autres questions sensibles de la vie quotidienne). Mais cette violence dite ordinaire peut aussi aller
jusqu’à la violence psychologique répétitive qui attaque
la personne elle-même, qui la dévalorise et lui fait perdre
toute confiance en soi.
–7–
Une dispute est constructive quand elle montre à l’enfant
que les adultes ont à l’occasion des opinions différentes
et l’y confronte sans que cela soit nécessairement destructeur pour le couple et la famille. Une telle dispute peut
même être une source d’identifications pour les enfants
qui apprennent ainsi que chacun a le droit d’exprimer son
avis et de défendre sa position sans risquer de perdre
l’amour de l’autre. Par contre, une conflictualité violente,
récurrente voire perverse entre les parents risque d’avoir
un impact émotionnel très fort sur l’enfant, qui en devient
alors une véritable victime.
Les questions éducatives sont dans de nombreux cas
à l’origine des disputes entre parents. Celles-ci ont
souvent à voir avec la tolérance à avoir ou non vis-àvis des comportements de l’enfant. Très régulièrement,
ces questions d’éducation sont imprégnées de l’histoire
familiale de chacun des parents. Les idées de ceux-ci sur
l’éducation et le fonctionnement du couple parental sont
en lien avec leurs vécus et leurs blessures infantiles ainsi
que les modèles familiaux qu’ils ont eux-mêmes connus
dans leur enfance et leur adolescence.
Histoire du couple et de
ce qui fait sa conflictualité
Se mettre en couple est sous-tendu par le désir d’être
heureux ensemble. De l’élan amoureux à la construction
du couple, un des besoins fondamentaux semble être
que les partenaires répondent au désir de l’autre et que
s’installent une communication et une compréhension
mutuelles du fonctionnement de chacun. Au départ, les
conjoints ont généralement le désir de gommer les différences et d’essayer de se trouver en accord sur tout ce
qui concerne leur vie ; cela leur donne le sentiment d’être
protégés et de construire une enveloppe de protection
pour un éventuel enfant à venir. Didier Anzieu (1986) parle
ainsi de « dyade gémellaire » au début de la fondation
du couple.
Mais au cours du temps, le réel s’infiltre et le couple doit
faire face aux épreuves du quotidien, aux aléas de la
réalité, aux différences de réactions dans des situations
inattendues, imprévisibles, aux divergences d’opinion, et
renoncer à l’idée d’une entente harmonieuse parfaite. Un
des éléments qui semble être important dans la manière
dont seront aménagés ces aléas du quotidien est lié à
la façon dont chaque partenaire va pouvoir gérer son
agressivité quand il se sent en désaccord, incompris ou
blessé par les divergences d’opinion de l’autre et qu’il en
ressent de la colère : il a par exemple l’impression que
son conjoint ne le prend pas en compte ou veut s’opposer à ses idées, voire l’attaquer sur un plan identitaire ou
narcissique ou encore dans sa fonction parentale.
J.-M. Blassel (2002) développe, dans son article sur la
psychopathologie du couple, l’idée que le couple est une
« relation exclusive élective », que les partenaires sont
des « élus » à l’exclusion des autres et que la « représentation-but du couple est d’être l’unique ». La relation
de couple se déploierait autour du fait d’être ou ne plus
être l’élu, de s’exclure ou d’être exclu, et de toutes les
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difficultés inhérentes, alors, aux articulations avec les
investissements des autres, familles d’origine et arrivée
des enfants, ceux-ci devenant sources de rivalités, de
conflits, de jalousie et d’envie.
La dépendance au conjoint peut devenir insupportable et
certains ont besoin de remettre en permanence le lien en
question pour pouvoir y rester. Dans des cas spécifiques,
cette dépendance peut aller jusqu’au couple fusionnel
narcissique. Les deux partenaires y ont tendance à
vivre dans l’indifférenciation et l’illusion de tout partager.
Notons que ce type de relation « gémellaire » laisse peu
d’espace à la parentalité et à l’arrivée d’un enfant.
Par ailleurs, cliniquement, il est aussi frappant de constater combien nombre de patients semblent vivre le couple
comme une source de menaces pour leur intégrité
psychique et identitaire. Comme pour se défendre, ces
patients attaquent violemment tout ce qui a trait au
couple ; et non seulement leur couple mais aussi celui de
leurs parents. Ils expriment dégoût et ressentiment vis-àvis de toute notion de couple, que ce soit dans leur vie
réelle, dans leurs fantasmes ou dans la relation thérapeutique. Ces patients adultes peuvent avoir des relations
affectives et accéder à la vie en couple mais bien souvent, après quelques mois de lune de miel, ils attaquent
compulsivement leur nouveau lien. Ils disent souhaiter
ardemment construire une relation stable mais ils expriment simultanément le sentiment inéluctable qu’ils vont
la détruire dans les mois qui suivent la rencontre.
Ainsi, madame A est une jeune femme d’une trentaine
d’années qui ne peut imaginer le couple que sous forme
de représentations négatives. Pour elle, le couple et la
famille sont forcément un enfer rempli d’interactions
conflictuelles, sado-masochiques et perverses. Penser
le couple comme un terrain nourricier propice à des
échanges tendres et chaleureux lui semble de l’ordre
de l’inconcevable. Cette patiente n’a de représentations
des liens d’attachement que dans un rapport permanent
de « dominé/dominant » qui définit la relation à l’autre
soit comme conflictuelle soit comme inexistante. Les
diverses tentatives de vie en couple qu’elle a faites se
sont rapidement révélées être des échecs, des luttes de
pouvoir, égrenées de conflits permanents qui devenaient
à l’occasion très violents.
Ils expriment parfois leur refus d’avoir des enfants car ils
désirent privilégier leur liberté, leur indépendance, leur
désir de voyager et de sortir sans contraintes. La difficulté de s’engager avec un enfant n’est pas seulement liée
à la responsabilité de devenir parent mais aussi et davantage à la crainte de tomber sous l’emprise de l’autre et
d’y rester prisonnier. De la même manière que cela peut
se passer chez certains adolescents qui sont incapables
de montrer et de reconnaître leurs attentes vis-à-vis de
l’autre, ces patients semblent s’efforcer de dénigrer leur
partenaire plutôt que d’accepter d’en être le pur objet.
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– 11 –
De la conflictualité « ordinaire »
à la violence conjugale
Certains conflits peuvent donc être féconds et libérateurs pour le couple et permettre d’évacuer les tensions
qui s’accumulent inévitablement au cours d’une vie
quotidienne commune. Les simples désaccords sur des
sujets liés à la cohabitation, au partage (ou non-partage)
des tâches, à la « gestion » des enfants, à la manière de
les éduquer, ou des moments de crise plus profonds
liés à des sentiments d’injustice, à des reproches non
fondés, à des paroles qui échappent mais « vont trop
loin »… font partie de l’évolution d’un couple, de la
dynamique de la vie. Ces situations de mésententes
sont vécues de façon très variable par chacun des
partenaires en fonction de sa sensibilité, de sa susceptibilité, de ce qu’il peut comprendre et accepter et
de ce qu’il va en interpréter en fonction de ses propres
références parentales et familiales.
Vivre ensemble au quotidien, avoir la responsabilité
d’une famille sont des tâches qui demandent un investissement important à chacun des parents, mais ceux-ci
peuvent trouver un appui dans leurs ressemblances,
un enrichissement dans leurs différences, mettre leurs
compétences en commun pour construire une relation
parentale la plus stable possible et construire une
enveloppe familiale sécurisante pour leurs enfants malgré certaines mésententes. Il est évident que chaque
partenaire du couple a une vision différente de ce qu’il
« devrait » dire ou faire pour ses enfants en fonction de
sa propre histoire infantile, de sa propre histoire transgénérationnelle, de son éducation, mais aussi de son
vécu de parent et de ce qu’il a pu trouver comme autres
références à l’extérieur de la famille.
Tant que le couple parvient à élaborer sa conflictualité,
qu’il y a suffisamment d’ouvertures dans la communication (nous l’observons sur le plan clinique), nous avons
– 13 –
le sentiment que la dispute conjugale sera un vecteur de
changement dans les relations familiales et permettra de
continuer à évoluer de manière constructive. Cependant,
cela va devenir très difficile à supporter pour un ou les
deux conjoints quand l’angoisse de dire les choses, le
malaise et l’appréhension s’installent dans la relation et
que chacun se retire et s’isole, jusqu’à, parfois, ne plus
rien partager. Il y a des conflits qui vont rendre un couple
plus solide mais d’autres conflits qui, au contraire, vont
insidieusement le fragiliser jusqu’à une éventuelle rupture.
Chez certains, cela ira jusqu’au déni de ses propres
ressentis, comme s’il y avait une sorte de barrière
émotionnelle qui s’installe pour ne plus souffrir. Cette
forme de déni entrave lourdement la relation de couple
et empêche de parler de ses blessures. Les interactions
vont ainsi être chargées de peur, de gêne, de culpabilité.
Cette agressivité « rentrée » peut s’accumuler et installer
une réelle tension entre les conjoints, celui qui « ne dit
rien » peut perdre confiance en lui-même, en ses propres
ressentis face à celui qui ose s’exprimer, et la peur face à
ses réactions engendre à son tour une distance qui, progressivement, attaque le sentiment amoureux et instille le
doute quant aux sentiments de l’autre.
Mon mari « garde tout pour lui, il ne s’exprime pas » dit
madame B. « Après un désaccord, il peut rester trois
jours sans m’adresser la parole et cela m’est insupportable. Il accumule les griefs, une distance s’installe, je n’ai
plus confiance en moi, je ne sais plus quoi faire ni quoi
dire, je deviens angoissée et j’ai peur de cette froideur, j’ai
peur de mal faire. Notre fille de 8 ans observe tout cela,
elle voit que son papa est de mauvaise humeur contre
moi et elle essaie de nous réconcilier mais mon mari la
rabroue sèchement. Je préfèrerais qu’il dise les choses et
nous pourrions en parler. »
Le fantasme de
la famille parfaite
Certains parents ne supportent pas les différences qui
existent entre eux et cela entraîne des conflits, parfois
insupportables pour l’un et/ou l’autre. Qu’est-ce qui
est si difficile pour l’un et/ou l’autre des partenaires
dans ces disputes ? Pourquoi certains couples sont-ils
incapables de se disputer « sainement » ? La question
de la tolérance à la conflictualité est souvent à mettre
en lien avec la question de la tolérance à l’agressivité.
Chaque partenaire a vécu, enfant et adolescent, dans
une certaine ambiance familiale dont il est l’héritier ; en
termes d’agressivité, il a été imprégné de la manière dont
s’exprimait celle-ci dans sa famille d’origine.
Madame A. me dit : « Dans notre famille, nous sommes
tous Latins, le conflit peut exploser d’une minute à l’autre
et nous nous disons alors les pires des choses puis,
une demi-heure plus tard, la tempête est finie et nous
sommes à nouveau les meilleurs amis du monde ».
Il ne faut certainement pas éviter le conflit à tout prix et
enfouir ses rancœurs. Certains n’ont pas peur d’aller au
combat, d’autres se retirent, n’osent pas exprimer leurs
désaccords, sans doute car se sentant coupable de ne
pas être un « bon » partenaire ou par crainte de ne pas
y arriver aussi bien que l’autre, de ne pas arriver à être
aussi affirmatif que lui ; mais aussi souvent par peur de
perdre son approbation et son amour ; ou encore, par
peur de ne pas arriver à gérer sa propre agressivité et
d’être dépassé par ses propres émotions.
Ce sont souvent des situations conflictuelles anciennes
qui se rejouent entre les conjoints. Inconsciemment, ils
attribuent au partenaire des manques ou des défaillances
qu›ils ont vécues avec leurs propres parents, et c’est
comme s’ils se trompaient d’adresse. Ils attendent de
leur couple qu’il vienne réparer leurs blessures infan-
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tiles et de leur partenaire qu’il réponde à une demande
incompréhensible pour celui-ci, lui donnant, dès lors, le
sentiment de ne jamais arriver à la satisfaire.
La conflictualité récurrente d’un couple peut avoir un
impact sur sa sexualité, créer une distance entre les
conjoints qui, dès lors, auront facilement tendance à
tourner leur affection vers leurs enfants, parfois même
jusqu’à créer une ambiguïté relationnelle avec ceux-ci
et à former un nouveau « petit couple » avec eux. J’y
reviendrai par la suite.
De nombreux parents ont le fantasme de la famille parfaite qu’ils imaginent sans heurts et sans cris. L’entente
y serait idéale, les enfants seraient obéissants et travailleraient bien à l’école, les frères et sœurs se développeraient dans des relations harmonieuses sans jalousie ni
rivalité, et les interactions entre tous les protagonistes
seraient harmonieuses et respectueuses.
Du point de vue clinique, dans ce cas de figure, nous
sommes souvent consultés par des parents qui se
plaignent de troubles du comportement chez leur enfant.
Quand nous analysons ces situations plus en profondeur,
nous nous rendons compte que celui-ci présente, en fait,
de très légers manquements à certains codes sociaux,
manquements qui sont vécus comme insupportables par
les parents parce ils sont perçus comme une faille dans
leur fantasme de perfection, et qu’en plus « cela se voit
à l’extérieur ». Se crée une tension entre les parents qui
se renvoient la responsabilité d’une mauvaise éducation
ou accusent la famille d’origine du conjoint d’en être la
cause.
En quoi l’accès
à la parentalité peut-il
avoir un impact sur le
couple conjugal ?
Devenir parents est un total bouleversement émotionnel.
L’accès à la parentalité renvoie chacun de nous à notre
histoire, à notre propre enfance et à nos relations avec
nos parents. Dans cette période de fragilisation, il est
important que les parents puissent être entourés et soutenus par un environnement bienveillant. La naissance
d’un bébé, même si celui-ci est très désiré, peut être
à l’origine d’un moment de crise dans le couple. Crise
parfois profonde et sans retour : il n’est pas rare de voir
dans nos consultations des couples qui se sont séparés
peu après la naissance de leur enfant.
Le nourrisson, dès les premiers moments de sa vie, est
un acteur des interactions familiales et c’est à travers
celles-ci qu’il va pouvoir se développer. Il a besoin de
la relation avec chacun de ses parents et la disponibilité
psychique de ceux-ci est un facteur primordial de son
épanouissement. Or, nous savons que devenir parent est
un cheminement long et difficile pour certains. L’accès à
la parentalité n’est pas une donnée qui va de soi, ce processus entraîne de profonds remaniements psychiques
personnels et de profonds remaniements au sein de la
relation de couple. Le nouveau parent doit répondre à la
fois aux besoins de l’enfant et à ceux du conjoint, qui est
lui-même également absorbé par les nécessaires adaptations tant pratiques que psychiques de cette nouvelle
vie à trois ou à quatre.
Les deux parents sont fragilisés, leurs défenses sont
moins opérantes et le risque de conflictualité augmente
dans le couple car celui-ci doit intégrer les changements
de leur projet de couple. Former un couple qui s’entend
bien et devenir parents demandent deux modalités de
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fonctionnement psychique très différentes. Pour certains, l’enjeu devient trop difficile, le couple se fissure
et les conflits ne sont plus gérables. Nous avons ainsi
parfois affaire à des situations où les pères, effrayés par
leur paternalité, quittent la mère, parfois même avant la
naissance de l’enfant et ne se manifestent pas ou quasi
plus auprès du bébé.
« une bouée de sauvetage ». Il arrive que, dans un premier temps, cette nouvelle promesse d’avenir ressoude
les conjoints, mais nous observons le plus souvent que
dans ces situations, progressivement, le couple conjugal
se défait peu à peu au profit du couple parental et qu’il
finit par se séparer malgré la présence de l’enfant.
Madame C. vient me consulter avec ses jumeaux de 9
mois. Elle est très inquiète pour l’un des deux garçons
qu’elle décrit comme le plus fragile. Elle a du mal à
expliciter ce qu’elle veut dire par là quand je lui pose la
question, mais elle dit que c’est un ressenti qui l’habite
depuis que son bébé est né. Elle n’est pas du tout préoccupée par le petit frère. Madame C. est très déprimée,
elle pleure beaucoup et me raconte que le père des
enfants l’a quittée juste après la naissance. Elle pense
qu’il n’a pas supporté de « devenir père », que lui-même
est en rupture avec son propre père et elle pense qu’il y
a un lien entre cette rupture et le fait qu’il n’assume pas
sa paternité. Madame C. dit qu’elle ne s’attendait pas du
tout à cet abandon car ils avaient tous les deux désiré
très fort leurs enfants. Elle parle aussitôt des ressemblances qu’elle voit entre son petit « qui va mal » et son
mari, elle est persuadée que cet enfant sera celui qui lui
posera des problèmes, elle pense à la remarque d’une
infirmière à la maternité qui lui a dit que ce garçon lui
« donnera du fil à retordre ». Elle se sent seule et dépassée par l’avidité de son fils, qu’elle qualifie de vorace et
d’insatisfait permanent.
« De nombreux couples éclatent du fait de la naissance
d’un bébé, faute d’avoir su passer du statut de couple
conjugal à celui de couple parental. Cela n’a rien de rare,
puisque près d’une séparation sur deux intervient dans
l’année qui suit la naissance » (Berger, 2010). Le bébé va
agir comme un révélateur, avec lui sont apparues failles et
fissures dans la relation de couple.
Par ailleurs, certains couples en situation relationnelle
conflictuelle imaginent que le fait d’avoir un enfant va
permettre à leur couple de se retrouver autour d’un projet commun et ils attendent l’arrivée de l’enfant comme
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– 19 –
Être parent, c’est mettre des
limites et protéger l’enfant
Pour exercer sa fonction contenante et sécurisante, le
parent doit pouvoir mettre des limites à son enfant, être
matériellement représentable et psychiquement présent.
Cette fonction parentale contenante doit être un lieu
de confort sensoriel et émotionnel caractérisé par une
certaine intimité et donner à l’enfant le sentiment d’être
unique. Pour donner naissance à un enfant, il faut un père
et une mère.
Nous avons souvent l’habitude de penser la mère et
le père de manière séparée mais il nous semble aussi
important de pouvoir les penser « ensemble » comme
un couple procréateur. La fonction parentale devrait
coupler harmonieusement les fonctions maternelles et
paternelles dans le psychisme de la mère et du père et ce
couplage devrait être harmonieux autant que possible au
niveau du « couple parental ». La manière dont ces fonctions maternelles et paternelles vont être intériorisées
par l’enfant dépend, entre autres, de la manière dont ces
fonctions vont s’harmoniser au sein du couple parental.
Les fonctions d’un père et d’une mère ne sont pas équivalentes. Une mère et un père ne sont pas identiques.
De manière générale, la mère sécurise l’enfant, elle représente le plus souvent sa première figure d’attachement,
elle a une fonction de protection et de continuité pour
celui-ci. L’attachement au père est tout aussi important
que celui à la mère mais il est différent. Celui-ci est plus
lié chez l’enfant au pôle exploratoire, au développement
du jeu et à l’ouverture au monde. Ces processus d’attachement sont très importants pour le bébé, c’est à travers ces liens qu’il construit son psychisme, sa sécurité
de base et son sentiment de pouvoir aimer et d’être aimé.
De manière générale, le père est défini comme « médiateur » ou « tiers » entre la mère et l’enfant, mais la manière
– 21 –
dont les interactions entre le père et la mère vont être
intégrées par l’enfant est fondamentale pour son développement futur. Si l’exercice de ces fonctions parentales
est trop dysfonctionnel et pas suffisamment contenant et
sécurisant, l’enfant intériorise des images biparentales
conflictuelles au lieu d’identifications structurantes. Pour
pouvoir mettre à l’intérieur de soi la représentation d’un
couple harmonieux, soignant et protecteur apte à soulager sa souffrance physique et psychique, il est nécessaire que l’enfant puisse trouver ces caractéristiques
décrites plus haut dans le couple parental.
D. Houzel (1986) décrit « la capacité de rêverie de
la mère » et aussi sa « capacité à rêver le père»
comme essentielles pour que l’enfant puisse se sentir
comme sujet unifié sans trop de tiraillements internes
et quelqu’un à qui les deux parents peuvent apporter
réconfort et sécurité.
Dans certaines situations conflictuelles entre les parents,
la perspective s’inverse et c’est l’enfant qui doit jouer
cette fonction sécurisante et transformatrice pour son ou
ses parents en souffrance ; il y a un dysfonctionnement
au niveau des relations parents-enfant, les parents donnant à l’enfant une place qui n’est pas la sienne. L’enfant
doit ainsi renoncer à l’image d’un couple parental uni
dont il serait le fruit du désir et de l’amour, cette représentation est endommagée à ses yeux et il peut éprouver
le sentiment d’être remis en question dans ses origines
mêmes.
Importance de
l’histoire familiale et
transgénérationnelle
des parents au sein des
interactions conjugales
Chaque individu investit sa relation de couple en fonction du vécu qu’il a intériorisé de la relation du couple
de ses propres parents mais aussi de ce qu’il a pu
entendre et ressentir de tout ce qui s’est passé dans
l’histoire des générations précédentes et de la famille
élargie. Dans certaines familles, nous observons que,
d’une génération à l’autre, la communication a été bloquée, qu’il y avait une totale absence d’ouverture à la
pensée de l’autre, que des non-dits, voire des secrets
se sont accumulés.
Il n’est pas rare d’entendre que certains enfants
apprennent très tard, même parfois à l’âge adulte, que
celui qu’ils ont investi comme leur père n’est pas leur
géniteur ; on constate qu’ils perdent alors souvent
totalement confiance dans ce que les adultes leur ont
transmis. Pour quelques-uns, cela leur permet enfin
de comprendre, par exemple, pourquoi ils ont toujours
eu le sentiment plus ou moins conscient d’avoir été
investis différemment que leurs frères et sœurs ; mais
cela n’en devient pas plus facile à accepter pour cela.
Tout ce poids transgénérationnel est véhiculé
consciemment ou inconsciemment par les parents et
a un impact sur la manière dont ils vont gérer leurs
conflits conjugaux et dont ils vont prendre ou non
une certaine distance par rapport à ceux-ci. Cela aura
également un impact sur la manière dont les choses
vont être expliquées aux enfants. Si l’enjeu du ou des
conflits est sous-tendu par des conflits non résolus
des générations précédentes ou par des préjugés
– 23 –
véhiculés au sein de l’histoire familiale, il est parfois
difficile pour le partenaire de comprendre pourquoi il
est l’objet d’attaques ou de remises en question avec
lesquelles il n’a rien à voir et dans lesquelles il ne se
reconnaît pas.
Ils cherchent parfois à faire alliance avec l’enfant,
qu’ils ressentent comme plus proche d’eux, de leur
appartenance et de leur descendance familiales – et
celui-ci peut se sentir impliqué dans des règlements
de compte qui ne le concernent pas.
Par exemple, en fonction de chaque famille, les représentations de la mère comme « bonne » et du père
comme « incompétent » ou, au contraire, du père
comme celui qui a la connaissance de la vie et sait être
juste et de la mère comme celle qui doit se fier à son
mari, ou encore de la femme comme victime et/ou de
l’homme comme potentiellement violent, etc., peuvent
être transmises au fil des générations. De manière
inconsciente et presque naturelle, de nombreux comportements au sein du couple seront ainsi traduits par
l’un ou par l’autre en fonction de représentations qui
ont été véhiculées dans leur famille d’origine (représentations occasionnellement sous-tendues par une
véritable réalité traumatique). Ces comportements
sont perçus, à travers ces filtres, avec des intentions
très différentes, par l’un et par l’autre.
Juliette a actuellement 12 ans. Ses parents m’ont tous
deux demandé de la recevoir pour qu’elle ait un lieu
neutre où parler. Ils ont le sentiment, depuis un certain
temps, que Juliette « ne va pas bien ». À la première
consultation, tous les trois sont présents. Juliette est
fille unique. Les parents m’expliquent qu’ils ont beaucoup de difficulté à s’entendre et à se mettre d’accord
entre eux, qu’à la maison « on crie beaucoup », qu’ils
ont déjà pensé à se séparer plusieurs fois, mais qu’ils
sont très attachés l’un à l’autre et qu’ils imaginent
mal vivre l’un sans l’autre. Ils pensent aussi que cela
ne doit pas être facile pour leur fille. Ils disent que,
depuis quelque temps, Juliette est impliquée dans
leurs conflits alors qu’elle « n’y est pour rien », mais ils
sont surtout préoccupés par la tournure que prend la
situation dans leurs familles d’origine.
Dans cet ordre d’idées, mais nous y reviendrons plus
loin, la psychopathologie familiale et ses manifestations pathologiques ont, bien sûr, un impact puissant
sur les représentations que chacun peut avoir de la
conjugalité et du rôle, de la place et de la fonction
d’un père ou d’une mère. Les modèles de couple
transmis par les grands-parents, et aussi ce que ceuxci peuvent en dire, ont une grande importance pour
les enfants, d’autant plus quand ils sont jeunes. Si
ceux-ci ont encore l’opportunité de développer une
relation avec leurs grands-parents et que ceux-ci sont
ressentis comme accueillants et sécurisants, ces derniers peuvent aider leurs petits-enfants à relativiser les
conflits existant entre leurs parents, et même les aider
à en tiercéiser les enjeux relationnels en les soulageant
d’une culpabilité qu’ils n’ont pas à porter. Parfois, au
contraire, les grands-parents prennent position, alimentent la dispute parentale et essaient d’entraîner
les enfants dans des histoires familiales et des conflits
transgénérationnels qui peuvent être traumatiques.
En effet, surtout du côté des grands-parents maternels, leur fille est beaucoup trop prise à partie et il
semble se rejouer, à travers elle, des conflits familiaux
qu’elle n’a, elle-même, jamais connus. Juliette est
identifiée à la sœur de sa mère, « elle lui ressemble
tellement », sœur qui a été l’enfant parfaite jusqu’à
son départ brutal, lequel reste inexpliqué, et qui est
en rupture avec toute la famille. Sœur idéalisée et
rejetée, à la fois. Le fait que les choses soient difficiles
entre la mère de Juliette et son père fait craindre aux
grands-parents que ce dernier ne leur vole leur petitefille dans le cas où ses parents se séparent et qu’ils
pourraient donc à nouveau vivre la même perte. On
les voit essayer de s’allier Juliette contre son père
pour qu’elle leur reste loyale et fidèle. Juliette se sent
très mal chaque fois qu’elle va chez eux et elle n’ose
pas prendre la défense de son père par crainte d’être
rejetée par ses grands-parents.
– 24 –
– 25 –
Conséquences de la
conflictualité conjugale sur le
développement de l’enfant
Contrairement à ce que les parents pensent et disent
souvent, nous constatons en tant que cliniciens que les
enfants sont plus impactés par la conflictualité conjugale
qu’ils ne semblent le montrer a priori. Dans une atmosphère de tension ou de malaise, le mécontentement ou
l’irritation ressentis vis-à-vis du conjoint se détournent
vers l’enfant et c’est celui-ci qui subit alors la colère destinée au partenaire. La manière dont le parent va s’identifier à l’enfant semble aussi très importante dans ce genre
de mécanisme. En effet, les projections qu’opère chaque
parent sur chaque enfant sont différentes en fonction de
sa propre histoire familiale. Chaque enfant représente
pour chaque parent, à chaque moment, quelque chose
de particulier. Ces représentations ont à voir avec le sexe
de l’enfant, son âge, son rang dans la fratrie et les liens
personnels qu’il a développés avec chaque parent.
Un garçon peut se sentir plus proche de son père et un
père plus proche de son fils, de la même manière pour
une mère et sa fille, mais il on constate des relations
croisées privilégiées entre des parents et des enfants de
sexe différent. Cela implique que chaque enfant aura une
place fantasmatique et réelle différente dans le conflit
conjugal. Le fait qu’un enfant soit plus proche d’un
parent que de l’autre peut avoir des incidences importantes sur la manière dont il va le cas échéant ressentir
le conflit conjugal mais aussi, éventuellement, en être
la cause, ou dont il peut prendre parti ou être amené à
devoir se positionner.
Un couple d’âge moyen vient me consulter pour leur fils
de 10 ans qui présente des troubles du comportement.
Madame exerce une profession libérale mais elle n’est
pas heureuse dans son travail, elle souhaite progresser
et elle passe des examens pour entamer une nouvelle
– 27 –
carrière. Monsieur se décrit comme un insatisfait permanent, il a changé plusieurs fois de travail mais il se
retrouve toujours dans une situation conflictuelle avec
ses employeurs. Joseph a 10 ans, il est bon élève mais
les enseignants se plaignent de son comportement. Il ne
respecte aucune consigne ni aucune règle, il agit comme
bon lui semble et il pense que ce sont les autres qui lui en
veulent. Joseph ne se remet jamais en question.
Lors de la première consultation, le conflit conjugal est
palpable et Joseph instrumentalise ses deux parents
de manière évidente à mes yeux ; mais ses parents ne
semblent pas s’en rendre compte. Madame essaie de
dire d’une manière détournée que cela se passe mal
avec son mari et Joseph renchérit en insultant son
père et en le traitant de manière méprisante. Celui-ci
est profondément déprimé, il exprime son sentiment
de dévalorisation généralisée. Les reproches fusent de
part et d’autre, Joseph marque des points, il montre
une attitude triomphante devant l’effondrement de ses
parents mais, derrière sa façade arrogante, je peux percevoir la détresse du petit garçon perdu. Ses attitudes
me semblent clairement défensives par rapport à sa
souffrance et pourtant les deux parents n’acceptent pas
l’idée qu’il y aurait un lien éventuel entre les conflits du
couple et les comportements de leur fils.
L’enfant fait très bien la différence entre les « chamailleries conjugales » et les disputes graves, celles, entre
autres, qui font planer la menace de la séparation.
Face à ces disputes graves, l’enfant ne cherche qu’à
s’échapper pour surtout ne pas avoir à prendre parti. Il
désire avant tout maintenir un équilibre rigoureux entre
l’amour qu’il dispense à son père et sa mère, les deux
personnes qu’il aime le plus au monde. Cette attitude de
neutralité absolue est la seule qui lui permette de garder
son unité, de lutter contre l’écartèlement. « Sa seule
préoccupation est de les aimer tous les deux et d’éviter
qu’ils ne se séparent. Émettre un jugement même exact,
ce serait risquer de mettre de l’huile sur le feu et de se
sentir ensuite responsable de l’aggravation de la fracture
entre eux si elle se produit. Il ne peut qu’être envahi par
l’angoisse, comme emporté par une lame de fond, à
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la dérive, sans prise aucune sur les événements. Cette
situation est épouvantablement violente et dévastatrice
pour lui » (Berger, 2010).
Outre ce qui a déjà été dit plus haut, la manière dont l’enfant va gérer la conflictualité conjugale va aussi dépendre
de sa sensibilité, de son attachement au parent, de la
qualité relationnelle qu’il a développée avec lui, du respect que chacun peut avoir de la place de l’autre, celle
de l’enfant et celle du parent, tout en gardant chacun à
la juste distance. Si l’enfant sert d’objet de chantage au
besoin d’amour et au rejet, il va se sentir très mal et très
coupable d’une situation entre adultes qui ne devrait pas
le concerner directement. S’il y a de graves désaccords
entre les parents, les enfants peuvent ressentir un vécu
d’incohérence et un conflit de loyauté ; il est donc très
important d’en parler avec eux.
La manière dont l’enfant va vivre les conséquences du
conflit conjugal dépend beaucoup de son âge. Son
développement affectif et cognitif peut être particulièrement affecté par une situation familiale insécurisante,
incohérente, et ceci d’autant plus qu’il est tout-petit. Le
bébé est particulièrement sensible au manque d’investissement et de contenance de ses donneurs de soins,
les tensions (les « stress ») qui existent autour de lui
peuvent avoir une influence sur sa maturation cérébrale
et provoquer une hyperréactivité ultérieure aux autres
stress, même mineurs, qu’il va inévitablement connaître
par la suite.
La peur, l’insécurité et l’incompréhension devant la
discontinuité de l’attention des parents, le fait d’être
témoin de leurs éclats, de ressentir leur indisponibilité,
le bouleversement de leurs repères vont peser bien plus
qu’on ne le pense sur le sentiment d’exister du tout-petit
et sur « sa confiance vis-à-vis de son environnement »
(Romano, 2015). L’enfant plus grand, quant à lui, a la
possibilité de réagir autrement. Il a plus de ressources
psychiques et cognitives pour faire face, il peut parler, il
peut marcher, éventuellement quitter la pièce et exprimer
son malaise par des mots ou des comportements.
– 29 –
Mais la difficulté est que, bien souvent, les parents ne
font pas le lien entre les réactions de l’enfant et l’impact
que leur conflictualité conjugale peut avoir sur lui. Et
malgré plus de possibilités pour réagir, les conséquences
de ces conflits conjugaux n’en restent pas moins graves
pour l’enfant qui grandit. Les pertes de repères, les disputes récurrentes entre ses parents, leur indisponibilité lui
transmettent un sentiment d’insécurité, de désorganisation et de manque de confiance envers le monde adulte
et envers lui-même.
Les adolescents peuvent aussi avoir tendance au retrait,
à se confiner dans leur chambre et à écouter très fort
de la musique en boucle ou à jouer sur leurs écrans
pour échapper à cet environnement qu’ils finissent par
ressentir comme hostile et peu propice à leur intérêt et à
leur épanouissement. Ils peuvent aussi réagir sur le mode
du passage à l’acte, commencer à se livrer à certaines
addictions comme pour échapper au monde réel, à
fuguer ou à vouloir en finir avec la vie. Ce mode de réactions est aussi régulièrement une façon d’espérer faire
réagir les parents, leur faire comprendre qu’ils doivent
arrêter de s’entre-déchirer et tourner leurs yeux vers lui
et vers son mal-être.
Souffrance de l’enfant dans
les situations de conflits
conjugaux
Comme il a été évoqué plus haut, le parent est un objet
contenant et sécurisant pour l’enfant. Si celui-ci ne se
sent plus dans un climat contenant et sécurisant, il peut
perdre confiance envers le monde adulte, ne plus ressentir ses parents comme des modèles de référence et
développer des troubles de l’attachement de type désorganisés. Beaucoup d’entre eux en ressentiront même
une énorme colère.
Jules a 10 ans. Ses parents consultent ensemble pour
leur enfant car ils sont inquiets devant les proportions que
prend parfois sa colère. Il arrive à Jules de fuguer et de les
laisser sans nouvelles pendant plusieurs heures à la tombée du jour. Il part en claquant la porte pour des raisons
futiles que les parents ont du mal à comprendre. Quand
je reçois Jules qui a très volontiers accepté de venir parler
avec moi, il est assez vite à l’aise. Nous parlons de lui, de
sa place dans la famille et il associe rapidement sur les
conflits qui éclatent entre ses parents. Depuis un certain
temps, ceux-ci parlent de séparation et Jules ne supporte
pas cette idée. Il en veut terriblement aux deux de ne pas
arriver à « s’arranger entre eux » et il considère qu’une
séparation serait « comme un abandon ».
Quand je lui demande de préciser, il me dit « un abandon
de leurs enfants, mais surtout de leurs responsabilités
d’adultes » et il estime que « ce n’est pas juste de faire
vivre ça à ses enfants ». Il fait lui-même le lien entre ses
crises de colère et ses sentiments face à la conflictualité
récurrente qui existe entre ses parents, sa déception
de les voir se comporter de cette manière, « eux qui
devraient montrer l’exemple ». Il leur en veut terriblement
mais quand je lui pose la question de savoir s’il en a déjà
parlé à quelqu’un, il répond que c’est la première fois
qu’il se confie ainsi.
– 31 –
À la seconde consultation, il dit se sentir mieux et que
cela lui a fait du bien de me parler mais il a « oublié »
d’en parler à ses parents ; puis il sourit et enchaîne qu’il
« croit qu’il n’a pas envie d’en parler à ses parents, qu’il
voudrait qu’ils comprennent d’eux-mêmes ». Dans la
situation de Jules, il est heureux qu’il ait pu d’emblée se
saisir du dispositif de la consultation et se sentir à l’aise
pour parler librement.
Certains enfants ont ainsi la possibilité et la capacité
de se confier et de parler, d’autres sont murés dans le
silence, la solitude et la honte. Ils ne veulent rien dire à
personne, ils se sentiraient trop gênés de devoir avouer
à leur entourage qu’il y a des conflits entre les parents ;
et ceci d’autant plus que les conflits sont graves et
récurrents. Dans de telles situations, l’enfant vit un déchirement. Il se trouve en permanence face à un paradoxe :
il doit se protéger pour continuer à vivre et à grandir et,
à la fois, il se sent écartelé entre ses deux parents. Il doit
rester vivant, jouer, apprendre, rire tout en ressentant une
part de soi qui est profondément meurtrie. Part de soi
blessée et désorganisée que, bien souvent, il se cache à
lui-même mais aussi qu’il cache aux autres, à ses pairs
et à la famille élargie.
Le problème, du point de vue de la demande des parents
qui consultent pour leur enfant, est qu’ils essaient souvent de cacher la conflictualité conjugale et que, même
si en tant que cliniciens nous pouvons la percevoir, ils
refusent toute allusion ou question de notre part à ce
sujet.
L’enfant est assez fréquemment utilisé dans les conflits
parentaux. Si un enfant est soumis à cette forme d’instrumentalisation (et ceci d’autant plus qu’il est plus jeune),
cela aura des conséquences sur son développement
psychique et sur son caractère. En effet, l’enfant est particulièrement perméable aux interactions incohérentes
voire conflictuelles dans lesquelles il est pris, il n’a pas
encore la capacité de mettre en place les défenses dont
il aurait besoin pour se protéger.
Du point de vue clinique, la souffrance de l’enfant semble
évidente dans beaucoup de situations particulièrement
graves voire pathologiques ; cependant, face à une
conflictualité conjugale qui évolue à bas-bruit, certains
enfants peuvent également être très vite déstructurés
et insécurisés. Ils ressentent les incohérences ou les
dissensions parentales comme un manque d’intérêt à
leur égard. (« De toute façon, ils s’en fichent de nous,
ils ne pensent qu’à eux et ils s’énervent dès qu’on leur
demande quelque chose ! Parfois, on les entend se disputer tout le dimanche sans jamais faire quelque chose
avec nous, on reste dans notre chambre ou devant la télé
sans bouger. ») Bien souvent, ils ressentent ce climat de
tensions comme très insécurisant. Ils expriment ne plus
savoir quoi demander ni à qui et avoir peur de formuler
une question par crainte qu’elle engendre de nouveaux
désaccords entre leurs parents.
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– 33 –
Utilisation de l’enfant par les
parents dans leurs conflits
Dans certaines situations familiales, l’enfant va non seulement être exposé de manière récurrente aux conflits
conjugaux mais va aussi servir d’objet de pression et
de chantage pour les parents ou un des parents. Il est
souvent le dernier lien qui unit les parents et se voit
en ce cas mis au centre des enjeux relationnels. Il sera
utilisé hors de sa présence par les parents au sein de
leurs échanges pour tenter de faire taire le partenaire en
menaçant celui-ci de faire à l’enfant des révélations ou
de le monter contre le partenaire en lui communiquant sa
version des faits. L’enfant est aussi souvent mis en avant
pour essayer que « les choses s’arrangent » ou comme
le dernier rempart contre une éventuelle séparation si les
conflits deviennent trop importants voire inextricables.
Certains parents préfèrent aussi penser que l’enfant ne
ressent pas l’impact de leurs conflits et ils s’en servent
comme témoin ou comme confident sans sembler se
rendre compte que cela peut le faire souffrir, lui faire
perdre ses repères et lui voler sa place d’enfant. Plus le
parent sera, lui-même, en difficulté, plus l’enfant va se
vivre en insécurité et se sentir contraint à réparer le ou
les parents endommagés.
Nous voyons fréquemment des enfants qui deviennent
de véritables « soignants » pour leurs parents et les
« récupèrent » après chaque crise conjugale. D’autres
enfants adoptent une position de retrait et ont tendance
à faire « comme si de rien n’était » ; d’autres encore vont
commencer eux-mêmes à chercher le conflit avec les
parents. Ce qui amène à un cercle vicieux de réactions
comportementales difficiles chez l’enfant, qui va encore
exacerber les conflits conjugaux et alimenter les interactions familiales dysfonctionnelles tout en renforçant les
défenses des uns et des autres.
– 35 –
L’enfant est parfois aussi accusé par les parents d’être
à l’origine de leurs difficultés et ils lui en font porter la
responsabilité. Ses comportements en seront souvent
encore amplifiés et il en ressentira d’autant plus de
culpabilité. Dans certains cas, après la dispute conjugale,
les parents se retournent même contre l’enfant et font
alliance contre lui. L’enfant est alors identifié comme le
« mauvais objet », le fauteur de troubles qui a provoqué le
conflit au sein du couple. S’installe ainsi progressivement
un « jeu interactionnel » pervers dans lequel l’enfant est
tantôt un allié, un confident de l’un ou l’autre parent, tantôt identifié comme le fautif que le couple rejette et dont
il se sert pour déplacer l’origine du conflit.
François est un garçon de 13 ans, extrêmement difficile.
Il a, derrière lui, une grosse histoire de bébé prématuré :
il a présenté d’importants troubles du développement
pour lesquels il a dû suivre de nombreux traitements et
rééducations tout au long de son enfance. Le père de
François a quitté sa mère quand il était très jeune car il
ne supportait pas l’idée de devoir s’occuper d’un enfant
qu’il appelait « le handicapé », d’après le récit de la mère.
Madame s’est remariée lorsque son fils avait 7 ans et elle
a eu un autre petit garçon, qui se développe bien, avec
son second mari. Cependant, malgré un climat familial
harmonieux retrouvé, François développe des troubles
du comportement provoqués par la blessure narcissique
de la perception de ses limites et de ses différences par
rapport aux autres enfants qu’il côtoie.
En famille aussi, il devient ingérable et la maman, en
accord avec le beau-père, décide de le mettre à l’internat. Cela aide à stabiliser la situation pendant un certain
temps mais, par la suite, le retour de François pendant
les week-ends et les vacances s’avère vite un véritable
enfer. Il fait beaucoup de progrès sur les plans cognitif
et développemental mais son comportement devient
de plus en plus tyrannique et égocentrique. Les conflits
conjugaux sont souvent alimentés par les discussions
et les tensions autour du jeune garçon. Au point que,
progressivement, le beau-père ne reste plus à la maison
lors des retours de François et va habiter ailleurs les fins
de semaine.
– 36 –
La situation devient de plus en plus tendue et les disputes conjugales se multiplient. François est de plus en
plus angoissé et se montre souvent agressif. Lors d’un
entretien familial, la mère essaie de calmer les tensions
en disant à son fils : « Tais-toi, tu vas encore énerver ton
beau-père et tu sais bien que c’est toujours à cause de
toi qu’on se dispute ». François se sent évidemment très
mal avec de telles remarques, il part en vrille et le conflit
conjugal redouble d’intensité.
Nous constatons souvent sur le plan clinique à quel point
la perte de disponibilité d’un parent emprisonné dans les
conflits conjugaux a un impact sur l’enfant, lequel ressent
bien que la préoccupation de son parent est surtout
tournée vers ses propres émotions et qu’il met toute son
énergie à essayer de sortir d’une conflictualité, même si
celle-ci n’est que passagère.
Dans certains couples, une forme de contrôle est exercée par un conjoint sur l’autre quand celui-là refuse
de prendre ses responsabilités, au détriment donc de
l’enfant. En refusant de s’impliquer, en ne prenant pas
position sur certains aspects importants de la vie de
l’enfant, en renvoyant systématiquement l’enfant vers
l’autre quand celui-ci demande des avis ou des permissions, puis en critiquant ce que le conjoint a finalement
dû décider tout seul, le partenaire qui agit ainsi ne se met
jamais dans une position négative vis-à-vis de l’enfant
et il dénigre insidieusement tout ce que l’autre a été
contraint de faire.
Les enfants pensent aussi souvent que leurs parents ne
se disputent qu’à leur propos et que les conflits partent
souvent de différends éducatifs : ils en ressentent une
grande culpabilité, comme si c’était eux qui étaient seuls
responsables des tensions parentales. Certains enfants
l’expriment même très clairement en disant « qu’ils
veulent disparaître ou qu’ils veulent mourir pour que
papa et maman ne se disputent plus ».
Dans des situations plus graves de violence conjugale,
nous savons que de nombreux enfants sont exposés aux
scènes de violence et sont, éventuellement, eux-mêmes
– 37 –
victimes de coups et d’insultes. Pour le tout jeune enfant
qui n’a pas encore conscience de sa propre individualité,
une violence à l’encontre de sa mère qui le tient dans ses
bras sera vécue comme lui étant directement adressée.
Violences conjugales et
pathologie de l’emprise
Il est normal qu’il existe une certaine dépendance affective mutuelle entre les partenaires d’un couple. Que les
deux conjoints aient besoin l’un de l’autre et soient en
demande d’amour et d’affection ainsi que d’intérêt et
d’attention va de soi au sein de la plupart des couples.
Cet attachement réciproque dans lequel chacun des
partenaires trouve satisfaction et réconfort peut servir de
ciment au couple et lui permettre de durer. Cependant,
dans certaines situations conjugales, la dépendance
relationnelle et affective se révèle éventuellement asymétrique et l’un des partenaires va être beaucoup plus
dépendant que l’autre - au point, parfois, qu’il est tout à
fait assujetti à son conjoint et très en souffrance du fait de
se sentir ainsi soumis au pouvoir que son partenaire peut
prendre sur lui. Cette asymétrie engendre des liens et des
interactions dysfonctionnels qui peuvent aller jusqu’à la
véritable violence entre les conjoints.
À la différence de violences conjugales (bien sûr déjà
graves en soi) qui seraient la conséquence de conflits
conjugaux ayant « mal tourné », il existe ainsi une violence conjugale pathologique. Celle-ci se décline sur
différents modes mais elle va toujours dans le sens d’une
asymétrie au sein du couple au profit d’un des conjoints
qui cherche à nier l’autre en tant que sujet. Cette violence
s’exerce sous le couvert d’une relation d’emprise dont il
est souvent, du moins au départ, extrêmement difficile
de se rendre compte. Le « jeu » relationnel devient le seul
enjeu du couple, qui s’enferme dans un système dont il
n’arrive pas à s’échapper.
Le partenaire sous emprise vit dans l’angoisse d’être
abandonné et, alors que la chose est souvent incompréhensible pour l’entourage, il se met dans une position de
déni de soi et d’abnégation et reste dans cette relation
pathologique et destructrice. Les interactions d’emprise
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qui poussent progressivement le partenaire dans une
situation de dépendance psychique, mais aussi parfois sociale et économique, s’installent insidieusement
au sein du couple. La relation d’emprise nie l’autre en
tant que sujet, elle cherche à l’asservir et elle tente de
« détruire le désir de l’autre et d’abolir l’altérité » (Dorey,
1988).
Cette violence pathologique peut être physique (coups,
gifles, blessures…) mais elle est aussi très souvent
psychologique. Le partenaire violent vise à dénigrer
son conjoint, à le blesser, à le dévaloriser, il fait régner
un climat de soumission et de terreur. Il s’approprie le
psychisme de sa victime qui se sent de plus en plus
incapable et qui perd toute confiance en elle. Celle-ci finit
par perdre toutes ses ressources, par penser qu’elle ne
peut plus se débrouiller toute seule, et cela aggrave son
sentiment de dépendance par rapport à son partenaire
qui la harcèle, ou bien pervertit la relation en lui attribuant
toujours la faute de ce qui ne va pas ; ce qui l’oblige ainsi
à la punir.
Cet exercice permanent de pouvoir sur l’autre a un terrible impact sur le fonctionnement global de la victime,
sur sa pensée, sur son sentiment de dévalorisation mais
aussi sur la manière dont elle va pouvoir être parent. En
ayant le sentiment de toujours mal faire, en ne se sentant
jamais à la hauteur de ce qu’on attend d’elle, en vivant
sous le règne de la soumission et de la terreur, le parent
victime va se déprimer, sa liberté de penser n’existe
plus, il va perdre sa confiance dans l’exercice de son rôle
parental et se montrer indisponible aux besoins de l’enfant tant il est enfermé dans l’emprise de son conjoint.
Conséquences pour l’enfant
de cette violence conjugale
Dans ces situations de violence et d’emprise pathologiques, il n’y a pas beaucoup de place pour l’enfant. Le
couple est indisponible pour son entourage et il n’est
préoccupé que par lui-même dans cet enfermement
relationnel où les enjeux narcissiques de pouvoir et
de dépendance sont tellement importants que l’enfant
est souvent utilisé soit comme faire-valoir pour l’un ou
l’autre des parents s’il est brillant, valorisant, soit comme
réceptacle du négatif s’il pose des difficultés et/ou ne
se développe pas comme le ou les parents l’auraient
souhaité. En tout cas, il n’a pas d’existence propre, ses
besoins sont déniés et il ne sert qu’aux enjeux du couple.
De plus, dans ces situations de violences, l’enfant est
souvent témoin de ce qui se passe entre les parents.
Ceux-ci ne font pas du tout attention à l’en préserver,
ils ne tiennent pas compte de sa présence tant ils sont
emportés par leur propre impulsivité et leur propre destructivité ; parfois même, dans certaines situations perverses, ils sont brutaux et frappent le conjoint sciemment
devant l’enfant comme pour lui montrer à lui aussi qui
détient le pouvoir sur l’autre.
Dans ce type de fonctionnement en contexte conjugal,
le conjoint qui présente cette forme de pathologie est
surtout intéressé par sa toute-puissance et le désir de
nier l’autre qu’il tient sous son emprise comme un sujet
asservi. Ce partenaire devient un objet que l’autre s’approprie et il en est souvent de même pour les enfants.
Tout récemment, dans une discussion d’équipe, un
collègue évoquait une situation où le père violait la
mère devant les enfants, ce que celle-ci ne lui a
confié qu’après de nombreux mois de suivi psychologique. Elle lui a dit s’être sentie trop honteuse que pour
oser le lui dire. Il a fallu longtemps pour que la confiance
– 41 –
s’installe avec son thérapeute et qu’elle arrive enfin à lui
raconter les faits. Un signalement à la protection de la
jeunesse a pu se faire avec l’accord de la mère et celleci a quitté le domicile conjugal avec ses enfants pour se
réfugier dans une maison maternelle sans que le père
n’en connaisse l’adresse.
parentaux. Parent maltraitant, parent victime, parent
irresponsable sont des représentations avec lesquelles
l’enfant aura à vivre toute sa vie.
Il est aussi important de souligner que, dans de nombreuses situations de violence conjugale, l’alcool joue
un rôle important, au risque de décupler la destructivité
du conjoint violent. Non seulement l’alcool a un effet
désinhibiteur, il exacerbe les pulsions, mais il peut aussi
renforcer un sentiment de toute-puissance et d’impunité chez celui qui est sous son emprise. Dans certains
couples, les deux partenaires peuvent avoir bu et ne
plus arriver à se maîtriser. Toutes ces situations ont un
impact terrifiant sur les enfants qui assistent, impuissants, aux scènes de violence et aux comportements
totalement incontrôlés de leurs parents.
La terreur de ces enfants, ce sentiment de vivre en
permanence sur le qui-vive en guettant sur le visage de
leurs parents quelle va être leur humeur, ainsi que ce
retournement de la relation parents-enfants qui fait que
ceux qui devraient prendre soin d’eux les maltraitent et
se montrent totalement irresponsables, ont des répercussions durables sur leur développement psychique.
Également, l’escalade de la violence fait planer la peur
de la mort du parent protecteur. Tous ces sentiments
font perdre aux enfants confiance envers le monde
adulte et les touchent au plus profond de leur être et
de leur identité.
Ces répercussions évoquées plus haut seront, on l’a
dit, différentes en fonction de l’âge de l’enfant, de son
niveau de développement et de sa maturité cognitive et
psychologique. Et si les tout-petits sont moins à même
de comprendre certaines choses, ils sont particulièrement sensibles à ce qui se passe autour d’eux et aux
actes violents qui sont commis par ceux qui sont censés en prendre soin. En effet, non seulement, l’enfant
subit directement le traumatisme des actes qu’il a à
voir et à subir, mais il vit aussi les distorsions des rôles
– 42 –
– 43 –
Perversion du lien avec
l’enfant pour faire alliance
contre l’autre parent
Dans des situations de grave conflictualité conjugale
pouvant aller jusqu’à la violence psychologique voire
physique, ainsi que dans des situations pathologiques
(alcoolisme, dépression, psychoses…), les enfants
peuvent vivre dans un véritable climat de terreur et
ressentir un sentiment d’insécurité et de précarité permanent. Cela influence, bien sûr, les relations qu’ils vont
développer avec chacun des parents. Ils peuvent (souvent dans leur for intérieur, car ils n’osent pas l’exprimer
ouvertement) prendre parti pour celui qu’ils ressentent
comme la victime, ou du moins le plus en souffrance, et
développer des interactions plus particulières de protection avec celui-ci ; mais ils peuvent être aussi profondément déstabilisés par l’inévitable sentiment d’insécurité
que ressent ce parent perçu comme plus fragile.
D’autres, au contraire, vont mieux s’y retrouver en s’identifiant au parent qu’ils ressentent comme le plus fort ;
quand il s’agit du père, certains garçons sont pris dans
un mouvement de solidarité masculine qui les rassure et
leur permet de se sentir plus sécurisés, leur donne même
parfois un sentiment de toute-puissance. Quant aux
filles, certaines se rapprochent du père dans un mouvement œdipien qui leur permet de se distancier de la mère
dont elles ne supportent pas la position de victime.
Tous ces mouvements exacerbent les conflits et les
alliances « parents-enfants ». Dans certaines situations,
les parents se révèlent incapables, en raison de leur
propre souffrance et de leur détresse, de garder une
position parentale neutre et rassurante qui permettrait
aux enfants de retrouver leurs repères et la place d’enfant
à laquelle ils ont droit. Les parents peuvent même devenir
totalement indisponibles aux besoins de l’enfant et s’en
servir pour leurs propres besoins. Leur comportement va
– 45 –
alors manquer de cohérence, de bienveillance et l’enfant
sera soumis à une tourmente qui peut le déstabiliser et
le désorganiser.
avec lui contre elle. Elle essaie à chaque fois de rétablir la
vérité mais Carlo ne l’écoute pas et il adhère totalement
au discours du père.
Dans d’autres cas, l’enfant est le seul lien qui reste à un
parent pour essayer de récupérer son ou sa partenaire.
L’enfant peut être véritablement aliéné par celui qui veut
agir ainsi et aller jusqu’à perdre toute liberté de pensée.
Lors de nombreuses séparations parentales, l’enfant
est utilisé pour exercer un contrôle sur l’ex-conjoint, par
exemple en déplaçant des visites en dernière minute, en
arrivant en retard aux visites ou en n’y venant pas, sans
se soucier de l’impact que cela peut avoir sur l’enfant et
en obligeant, de cette manière, l’ex-conjoint à modifier
tout son programme.
Dans les séances de psychothérapie avec le jeune
homme, je sens qu’il prend une certaine distance vis-àvis de moi et qu’il me met dans une position maternelle.
Il s’identifie au père et il pense que je fais alliance avec
sa mère contre eux.
Carlo est le second d’une fratrie de quatre garçons.
Depuis toujours, il est identifié par sa famille comme
étant l’enfant préféré du père. Les parents, après avoir
tenté à de multiples reprises (thérapies, médiations, tentatives de « repartir à zéro », etc.) d’élaborer leurs conflits,
en sont venus à se séparer trois ans auparavant. Les
enfants sont en garde alternée et semblent avoir retrouvé
un certain équilibre. Les quatre sont de grands adolescents qui investissent leur vie scolaire, font du sport et
ont de nombreux amis. Leurs relations avec les deux
parents étaient plutôt cordiales, jusqu’à ce que la mère
rencontre un autre homme et qu’elle fasse de nouveaux
projets de vie pour elle et les enfants.
Le père ne supporte pas cette nouvelle situation et il
convainc Carlo de venir habiter chez lui à plein temps. Le
jeune homme quitte la maison de sa mère en claquant
la porte et déclare ne plus vouloir la voir. La mère est
extrêmement touchée par la décision de son fils mais
elle essaie de se montrer compréhensive et d’accepter
qu’il puisse avoir le désir de se rapprocher de son père
et qu’il ait du mal à admettre qu’elle souhaite « refaire sa
vie ». Elle garde le contact avec Carlo, tente de parler
avec lui quand il passe chercher des affaires à la maison
mais, peu à peu, le discours de celui-ci devient de plus
en plus dur vis-à-vis d’elle et elle se rend compte que le
père raconte des mensonges à son fils pour faire alliance
– 46 –
– 47 –
Répercussions des conflits
au sein de la fratrie
Au sein d’une famille nucléaire classique, parentsenfants, les interactions entre les frères et sœurs seront
très différentes en fonction de l’âge, du sexe, du rang
dans la fratrie, mais aussi en fonction de la manière dont
chaque enfant est investi, à la fois par chaque parent
mais aussi par le couple parental, comme étant un enfant
dont il faut prendre soin en commun ou comme un enfant
que chacun essaie de s’accaparer pour soi-même. Ainsi,
l’enfant peut être investi par un parent dans le but de se
réparer ou de réparer ses propres blessures infantiles ou
encore de se réaliser à travers lui, et non pas comme
un être à part entière que le couple parental amènerait
à grandir, à trouver son propre chemin vers l’autonomie.
Dans ces cas-là, la rivalité, la jalousie et l’envie au sein
de la fratrie peuvent être très intenses et aller même parfois jusqu’au rejet de l’autre, voire jusqu’à la haine. Les
enfants deviennent porteurs d’une forme de conflictualité
conjugale qui se rejoue à leur niveau au lieu de rester
circonscrite au sein du couple parental. Ils deviennent
les vecteurs à la fois d’émotions non élaborées de la
propre enfance de chaque parent et prétextes à régler
des comptes entre les parents.
Une famille vient consulter à cause des disputes incessantes entre les enfants, une fille de 8 ans et un fils de
10 ans, disputes qui prennent des proportions ingérables
pour les parents. Très vite, au cours du premier entretien familial, j’entends la mère qui fait des reproches au
père : « Tu prends toujours le parti de ta fille et ton fils ne
compte pour rien », ou encore « ta fille est comme toi,
on voit de qui elle tient, elle a le même fichu caractère
que toi et tu lui donnes toujours raison ». Je suis un peu
surprise par une attaque aussi directe mais j’apprends
progressivement que Monsieur a une grande difficulté
à accepter les aspects plus rêveurs et introvertis de son
– 49 –
fils et qu’il montre vis-à-vis de lui beaucoup d’impatience
et d’exigence.
Le jeune garçon ne dit rien au cours de la consultation,
il reste très en retrait et sa sœur exprime un mélange de
malaise et de triomphe en regardant son frère. Le père
évoque alors sa propre enfance vécue dans une grande
précarité sociale et psychique et le fait qu’il soit le seul
enfant d’une fratrie de 5 qui ait réussi. Il se retrouve
beaucoup mieux dans le caractère de sa fille qui est une
battante car il sait que, « dans la vie, ce n’est qu’en se
montrant fort qu’on arrive à s’en sortir ». Il veut que son
fils apprenne cela et il le malmène souvent pour « l’amener à réagir et à se forcer, ce n’est pas en rêvant qu’il va
réussir dans la vie».
La mère dit ne plus savoir quoi faire, elle se sent en permanence dans une situation paradoxale. Si elle intervient
pour défendre son fils face aux remarques blessantes
du père, celui-ci ne le supporte pas du tout et il devient
encore plus dur avec le jeune ; et si elle ne dit rien, elle a
le sentiment de cautionner ce qu’elle ressent comme une
injustice vis-à-vis du garçon et de ne pas le protéger face
à ce qu’elle vit comme une violence de la part du père.
Au sein des fratries, il y a des plus fréquemment des
positions infantiles très différentes. Les enfants peuvent
se montrer solidaires face à la conflictualité conjugale
mais ils peuvent aussi prendre des positions tyranniques
entre eux et vouloir se montrer celui qui accapare le ou
les parents au détriment des frères et sœurs. Comme
il a été évoqué plus haut, la relation de chaque enfant
avec chaque parent est différente et peut véhiculer des
enjeux divers. Les enfants auront ainsi chacun une autre
perception consciente et inconsciente de ce qui se passe
entre les parents.
Il n’est pas rare d’entendre des patients adultes dire qu’ils
n’ont pas du tout les mêmes souvenirs que leur frère ou
sœur des conflits entre leurs parents. Il est aussi fréquent
que certains enfants préfèrent ne pas en parler entre eux
et qu’ils soient tous unis dans une espèce de conspiration
du silence par rapport à l’extérieur de la famille.
Familles recomposées et
conflit conjugal
Dans notre société actuelle, la durabilité du couple
s’avère fragile et l’expérience répétée de reconstruire
une relation à deux devient fréquente ; les constellations
familiales sont devenues, dans de nombreux cas, à
géométrie variable. Au sein des familles recomposées,
les interactions peuvent s’avérer très complexes. Ces
familles essaient souvent de repartir à zéro, elles sont
riches de potentialités et d’espoir, mais aussi de compétition, de jalousies et de ressentiments. La rivalité qui surgit
éventuellement entre les beaux-parents et les beauxenfants, comme entre les enfants de fratries différentes,
est le côté le plus souvent ingérable de ce nouveau
départ car, nécessairement, tout couple recomposé doit
gérer le passé d’un ou de deux autres couples.
Fred et Jean ont tous deux 8 ans mais ils ne se ressemblent pas du tout. Autant l’un est un enfant actif,
curieux, bavard, autant l’autre est un enfant calme, tranquille, curieux aussi mais peu bavard. Fred et Jean ont
été obligés de cohabiter parce que leurs parents respectifs sont tombés amoureux, l’un et l’autre à peine sortis
d’une longue et douloureuse histoire de séparation. Ces
deux rescapés d’une difficile histoire de couple se sont
rencontrés et ont partagé tout de suite non seulement un
sentiment amoureux, mais la même vision de l’avenir et
d’une famille.
Très vite, ils ont décidé de vivre ensemble avec les
enfants de leur première union. Ils n’ont pas pensé un
seul instant que cela pourrait entraîner des difficultés particulières et ils veulent absolument que ce nouveau projet
familial soit une réussite. En effet, les enfants sont du
même âge et leurs parents pensaient qu’ils ne pourraient
que s’entendre à merveille. Les deux parents ont dans la
tête l’image d’une famille idéale où tout ne serait qu’harmonie et bonheur permanent. Mais très vite, ils doivent
– 51 –
déchanter car Fred et Jean ne s’entendent pas du tout.
Jamais ceux-ci n’auraient sympathisé s’ils n’avaient été
obligés de le faire tant ils sont en opposition l’un avec
l’autre. C’est dans ces conditions que cette famille
recomposée est amenée à me consulter.
La demande des parents est la suivante : « Aidez-nous à
ce que les enfants se calment et s’entendent bien pour
qu’il n’y ait plus de dispute à la maison car leurs conflits
se répercutent entre nous et amènent beaucoup de tensions dans notre couple. » Cette demande montre tout
de suite qu’il faut que les enfants rentrent dans le cadre
idéal de la famille parfaitement harmonieuse.
La diversité des interactions qui peuvent exister entre
les protagonistes d’une famille recomposée et leurs
résonances mutuelles conscientes et inconscientes sont
multiples, souvent encore bien plus complexe que dans
une famille nucléaire classique : deux parents et deux
enfants.
Ce n’est qu’après un long travail thérapeutique que
ces parents ont pu accepter les différences du fils de
l’autre et le fait que ce n’est pas parce que les garçons
vivent ensemble qu’ils doivent obligatoirement bien
s’entendre. Cela leur a permis de prendre de la distance
et leurs enfants ressentent beaucoup moins la pression
qui les oblige continuellement à s’entendre et surtout
à ne jamais avoir un quelconque conflit. Du coup, la
conflictualité conjugale engendrée par les tensions
entre les enfants a beaucoup diminué et, de manière
générale, les désaccords sont beaucoup mieux tolérés
dans la famille.
Il existe dans les familles recomposées une importante contrainte narcissique intérieure qui obligerait
les parents à ne pas « rater » leur vie personnelle une
seconde fois et qui les pousserait vers une intolérance
aux conflits et vers un désir d’harmonie « à tout prix ».
Non seulement, l’urgence interne et la contrainte sont
plus grandes que dans une première tentative de
couple, mais en plus l’idée d’un nouvel échec obligerait
la personne à se remettre en question soi-même. Cela
nécessite d’élaborer d’autres façons de vivre ensemble,
d’exercer son rôle parental, d’autres responsabilités
parentales, auxquelles se rajoute la gestion des relations avec les ex-conjoints, les relations des enfants
avec les parents chez lesquels ils n’habitent pas et les
relations entre les différents adultes.
– 52 –
– 53 –
Canaliser le conflit
et rôle des professionnels
Dans notre pratique de cliniciens, nous avons souvent
à faire avec des situations de conflits conjugaux qui ont
très fréquemment des répercussions sur les enfants.
Notre travail thérapeutique est sous-tendu par le désir
de mobiliser les ressources et les compétences des
familles pour leur permettre de mieux canaliser les tensions et d’élaborer avec eux les causes et les origines
de cette conflictualité. Pas nécessairement pour la faire
disparaître. En effet, nous avons vu que cette conflictualité peut être source de progression et amener le
couple à évoluer dans sa manière de fonctionner, mais
pour éviter qu’elle ne devienne récurrente et qu’elle
n’implique les enfants dans les enjeux parentaux.
Chaque situation est particulière et il n’y a certainement
pas de recette applicable à tous. Cependant, il peut
être utile de donner quelques repères aux parents et de
les accompagner dans un travail sur ce qui, dans leur
propre histoire familiale, se rejoue en fait au sein de leur
couple et entraîne des malentendus, des mésententes
dont ils n’arrivent pas à se sortir.
Très souvent, l’enfant réagit en se sentant coupable
et responsable des conflits entre ses parents ; il a
l’impression que c’est « toujours à cause de lui que
ses parents se disputent ». Il peut aussi entendre de
la part de son entourage que, avant sa naissance, ses
parents s’entendaient bien et que c’est son arrivée qui
a déclenché des désaccords entre eux et qui a révélé
les failles de leur couple. « Un enfant préfère souvent
penser qu’il est à l’origine de ce qui arrive, plutôt que
d’avoir le sentiment qu’il n’ a aucune maîtrise sur son
sort, ce qui le renverrait à une situation d’impuissance
angoissante » (Berger, 2010).
Cependant, il est très important que, même si l’enfant
a du mal à se dégager de ces pensées, les adultes
– 55 –
de son entourage, ses parents quand ils y arrivent
ou des professionnels quand ils sont amenés à être
consultés, puissent mettre des mots sur les situations
conflictuelles et les dégager de cette culpabilité. Les
enfants ont besoin de comprendre ce qui se passe et
d’avoir des explications pour calmer leurs angoisses
et être rassurés sur le fait que des disputes entre leurs
parents ne débouchent pas nécessairement sur une
séparation.
Il est aussi important que les adultes qui entourent
l’enfant, dans la famille élargie, à l’école, au sport, dans
les garderies, etc. ne rentrent pas dans les conflits
parentaux et qu’ils aident plutôt à canaliser l’agressivité
du ou des parents. Agir comme professionnels suppose une écoute de chacun sans prise de parti et sans
disqualification, particulièrement devant l’enfant. Si un
parent lui fait des confidences, l’intervenant devra être
attentif à ne pas prendre parti contre l’autre et à ne pas
oublier que, dans son rôle, il se doit d’être présent pour
l’enfant. Il est important, néanmoins, dans certaines
situations de prendre la mesure de la gravité de ce que
l’enfant subit, de ne pas hésiter à signaler une situation
de maltraitance ou de violence conjugale et de travailler
avec d’autres professionnels à même de prendre le
relais et pouvant éventuellement protéger l’enfant.
Le signalement qui est souvent vécu de manière très
négative par certains professionnels est une mesure de
protection et non pas de sanction. Il peut permettre de
lever le silence et être le point de départ d’un processus
thérapeutique et de remaniements familiaux.
Quant à la violence conjugale à laquelle l’enfant assisterait voire à laquelle il serait mêlé en recevant lui aussi
quelques coups « au passage », nous observons qu’elle
reste difficile à être reconnue par certains professionnels. Si la maltraitance exercée sur l’enfant est actuellement une donnée acceptée, il reste compliqué de faire
admettre qu’un enfant victime ou témoin de violence
conjugale puisse présenter des symptômes et subir des
risques pour son développement.
– 56 –
L’idéalisation de la parentalité et la croyance dans la force
du lien biologique contribuent à l’impossibilité pour certains intervenants de concevoir que des parents puissent
être destructeurs pour leurs enfants Cette difficulté qui
pourrait être qualifiée d’idéologique fonde la croyance
qu’il ne faut pas séparer une famille même si celle-ci est
gravement dysfonctionnelle. Or, dans certaines situations, la conflictualité conjugale est en fait de la véritable
violence dont l’enfant est victime. Prendre la mesure de
la souffrance de l’enfant et du danger qui peut exister
pour lui est un préalable pour aménager des dispositifs
thérapeutiques ajustés.
À l’inverse, une certaine idéologie du lien risque de sousestimer les dangers pour l’enfant et de proposer des
modalités insuffisantes, par exemple une médiation entre
les partenaires du couple alors qu’il serait nécessaire de
prendre des mesures de protection pour l’enfant. Ce qui
peut avoir de lourdes conséquences : l’enfant qui reste
dans une situation de danger et se renforce chez lui le
sentiment de solitude et d’impuissance.
La situation des tout jeunes enfants est à ce titre particulièrement délicate car associée à la fausse croyance
qu’ils sont trop petits pour comprendre ou qu’ils n’en
garderont pas le souvenir. Alors que, comme nous l’avons
vu, l’impact d’un climat de violence sur un jeune enfant
peut être particulièrement fragilisant et dommageable.
Quand l’enfant ne rencontre pas d’adulte capable de le
protéger, de l’écouter, de le sécuriser, de le réconforter et
de prendre en compte sa souffrance et son impuissance,
il se sent dans une terrible solitude avec des questions et
des émotions qui restent sans réponses.
Tout adulte qui l’entoure, un enseignant, un éducateur,
un médecin ou certains membres de la famille élargie
devrait être à l’écoute de cet enfant et lui permettre de
libérer sa parole. Toute personne de son environnement
peut être une ressource sur laquelle il s’appuierait à
condition qu’on croie l’enfant et qu’on ne banalise pas la
situation dans laquelle il se trouve en lui disant que « tout
va s’arranger ». Si l’enfant ne rencontre pas un adulte
capable de l’entendre et de l’aider, voire également de
– 57 –
lui permettre d’établir d’autres liens relationnels plus
fiables, il court un grand risque que ces traumatismes
hypothèquent sa vie future et engendrent des troubles
psychopathologiques importants.
Conclusion
La violence conjugale est difficile à penser pour chacun.
Elle nous renvoie à notre propre idéalisation du couple et
de la famille. Travailler avec ces couples, ces enfants et
ces familles suppose d’être ouvert à leur souffrance et
de ne pas les condamner d’emblée. Mais cela demande
beaucoup de travail sur soi-même et sur sa propre
image de la parentalité. Dans des situations parfois
insupportables, il est très important de ne pas rester
seul, de travailler en équipe ou en réseau pour mesurer la
complexité des enjeux et les conséquences pour chaque
membre de la famille.
La conflictualité conjugale peut aller de la « bonne » dispute qui peut permettre au couple d’évoluer et à l’enfant
de comprendre la diversité des points de vue, jusqu’à la
violence conjugale répétitive dont les partenaires n’arrivent pas à se sortir. Leurs idées sur le fonctionnement
du couple parental sont en lien avec leurs vécus infantiles
et les modèles familiaux qu’ils ont eux-mêmes connus.
L’enfant est souvent capable de faire la part des choses
entre les « chamailleries conjugales » et les disputes
graves entre ses parents ; mais, sur le plan clinique, il
semble évident qu’il est impacté par les expressions
de la mésentente parentale même légère et que, très
rapidement, il se sent angoissé à l’idée d’une éventuelle
séparation. Les parents, dans de nombreux cas, dénient
l’impact que leur conflictualité peut avoir sur l’enfant.
Celui-ci exprime souvent qu’il se sent « déchiré » et qu’il
voudrait pouvoir échapper à ces conflits.
La temporalité de l’enfant, compte tenu de son développement psychique, oblige parfois à prendre des mesures
de protection qui ne peuvent attendre la maturation de
la dynamique conjugale. Dans certaines situations, les
professionnels sont à même aussi d’aider le couple à se
séparer et à sortir d’une situation conflictuelle qui semble
indépassable. Si pour le couple, cela vaut parfois mieux,
il est difficile de dire si une séparation est préférable pour
les enfants ou s’il est mieux pour eux que leurs parents
restent ensemble malgré une conflictualité récurrente.
Les auteurs et les études divergent à ce sujet, hormis,
bien sûr, les situations de violence conjugale dans
lesquelles l’enfant est impliqué en direct et où il est
indispensable de mettre fin à la violence dont il fait aussi
l’objet.
Une conflictualité violente, récurrente voire perverse
entre les parents a un impact émotionnel très fort sur
l’enfant qui, beaucoup plus souvent que les parents ne le
disent, assistent à ces échanges et y sont souvent directement mêlés. L’enfant a souvent beaucoup de difficulté
à en parler à l’extérieur car la loyauté à ses parents est
vitale ; mais aussi, il a honte et il fait tout pour que rien ne
se sache. Il peut également perdre ses repères et perdre
confiance dans les modèles parentaux. Son vécu est de
plus très variable en fonction de son âge et de sa capacité à élaborer ce qui se passe autour de lui.
Sans dramatiser une certaine forme de dispute parentale
« nécessaire » et canalisable, il est important de ne pas
minimiser l’impact que toute conflictualité conjugale
peut avoir sur l’enfant. Il est aussi important de ne pas
banaliser la violence conjugale où prédomine l’emprise.
Celle-ci appartient au registre pathologique, elle a un
impact terrifiant sur l’enfant qui peut en être le témoin et/
ou la victime et elle a des conséquences graves sur son
développement.
– 59 –
Bibliographie
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-- Coutanceau R. et Smith J. (sous la direction de), Violences
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conférence Atelier de Chestret , 4 septembre 2010.
-- Frisch S., Frisch-Desmarez Ch., « Some thoughts on the concept
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Psychoanalysis, 91, pp. 325-342, 2010.
-- Kaufmann J.-C., Piégée dans son couple, ed. LLL, 2016.
-- Lemaire J.-G., 1982, « Le couple, sa vie, sa mort », Payot,
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-- Neuburger R., Le mythe familial, Paris, ESF, 1995.
-- Romano H., « Maltraitance, ‘filialité’ et parentalité en souffrance »
in Souffrances familiales et résilience, Paris, Dunod, 2015.
-- Vasselier-Novelli C., Delage M., Danel P., Heim C., Enfants victimes
de violences conjugales, Paris, Fabert, 2014.
Pour approfondir le sujet
Jean-Paul Matot
· La dispute parentale, une expérience préjudiciable pour
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· La dispute des parents frappe les enfants
· L'impact de la violence conjugale sur l'enfant
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· Un conjoint violent est-il un mauvais parent ?
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