Opus Café
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Opus Café
Opus café Cyril chercha fébrilement un jeton pour décrocher son caddie. L’averse n’avait cessé depuis qu’il s’était levé, et bien qu’il prêtât peu d’attention d’ordinaire à ce qui était devenu un détail, elle commençait à l’exaspérer. Bien sûr, les roues du chariot valdinguaient de droite et de gauche, ce qui rendait fort difficiles les manœuvres délicates que devait effectuer le consommateur sur le parking de l’hypermarché. Cyril parvint au tourniquet vitré qui faisait office de porte d’entrée : il se retrouva cloîtré entre deux pans de verre, comme un singe dans sa cage, poussant avec un côté ridicule une caisse à grilles métalliques montées sur roulettes. La lenteur de rotation du système rendait malade ce claustrophobe avoué, et la sortie de cette machine infernale fut une délivrance : l’espace s’agrandit enfin. Mais cette impression ne dura pas : la structure d’un hypermarché n’est que tromperie. L’étendue de tous ces rayons et la hauteur assez importante de la toiture, qui trahissait une structure métallique odieuse, était toute relative. En y réfléchissant bien, l’homo consommator est en quelque sorte une souris dans une cage de tôle, menacée par les rats de la production. Cyril considéra dans son for intérieur qu’il était finalement faible, sitôt qu’on l’insérait dans un tel engrenage de déshumanisation. Un pour soi, tous pourceaux : une cohue générale caractérise la ruée bestiale qui s’enlise dans les rayons. C’est le meilleur exemple de cette foire d’empoigne d’aujourd’hui, où chacun fait son marché comme il peut, dans cette basse-cour sociale soi-disant « civilisée »… Cyril chercha en vain des allumettes : un vendeur lui proposa un allume-gaz en styrène rose, mais Cyril ne voyait pas comment il allumerait ses cigares avec un tel engin... Après avoir poireauté un moment au rayon « fruits et primeurs » devant des étalages écœurants de carottes rougeâtres et de pommes de terre tuberculeuses, il pensa qu’il serait temps de remplacer le vieux moulin à café qui officiait après chacun de ses repas. Il se servait aussi, en complément de cet appareil démodé, du « truc à café » de son grand-père : celui-ci avait ajusté une passoire aux mailles resserrées sur une carafe métallique munie d’un bec verseur ; Cyril trouvait que cette Thermos ancestrale était pratique, quoique peu esthétique. Il l’aimait bien, après tout, mais la patience de ses amis avait des limites, et leurs rendez-vous n’attendaient pas toujours que les grains de café fussent moulus. Après avoir enfreint à plusieurs reprises les règles élémentaires de circulation des caddies et de courtoisie sociale - mais comment l’accuser ? cette violence n’était après tout qu’un réflexe de légitime défense - il parvint au rayon électroménager. Les spots aveuglants reflétaient leur lumière artificielle sur le blanc immaculé des fers à repasser auto-programmables et des rasoirs électriques à cinq lames ; sur un écran de télévision, une publicité projetée en boucle expliquait à l’acheteur ignorant comment se servir de la nouvelle balayette électrique à trois vitesses de rotation, qui se fixait au pied de l’utilisateur pour que celui-ci garde les mains libres. Cyril eut envie de donner un coup de poing dans l’écran, mais il avait mieux à faire : il avait déjà perdu assez de temps dans ce lieu immoral. Il s’intéressa aux cafetières, se souvenant vaguement du modèle qu’il avait offert à sa mère pour son dernier anniversaire. Il fixa vite son attention sur un appareil pour le moins étrange : c’était la cafetière la plus compétitive actuellement sur le marché, et Cyril convint que les autres modèles étaient trop chers ou peu fiables en apparence. Il lut la pancarte qui identifiait l’appareil : « Cafetière électrique auto-programmable LOOSCH, triple réservoir à températures variables, nouveau filtre double épaisseur. Livré avec tuyau, câble d’alimentation et notice d’utilisation ». -1- Cyril aperçut au rayon voisin un chapeau noir, sous lequel déambulait un homme à la barbichette fournie, qui se révéla être son avocat. Les mauvais souvenirs de son divorce n’eurent pas le temps de l’assaillir : il saisit le modèle de cafetière qu’il avait repéré et s‘élança vers ce terrible goulot d’étranglement que sont les caisses. Fort satisfait de son acquisition, il sortit la cafetière de son carton et la posa sur la table de la cuisine : il l’observa sous tous ses angles, dans l’espoir d’en pénétrer les secrets mais comprit qu’il n’y avait rien à découvrit finalement, sinon le nom de la firme qui commettait ces engins : marqué dans le bas du sigle LOOSCH, c’était un bloc de plastique blanc, d’où sortait un tuyau translucide qui permettait l’arrivée d’eau. Une prise électrique s’apprêtait à accueillir le câble d’alimentation, qui gisait encore sur la table entre les yaourts allégés et les épinards en conserve. Ce détail avait déjà intrigué Cyril : on ne voyait ni le réservoir à eau, ni l’emplacement du filtre. Florence et Ronan devaient passer après le dîner pour prendre le café avant d’accomplir leurs mondanités au théâtre. Il avait donc l’après-midi pour éprouver l’appareil qui pourrait épater ses amis. Il lut la notice d’utilisation, après avoir fébrilement cherché la traduction française au milieu de toute cette littérature anglaise, japonaise, allemande ou sudcoréenne. Comme d’habitude, la traduction était défectueuse et l’on ne pouvait attribuer cette médiocrité à des fautes de frappe. Barvo. Vous venez d’acquérir notre toute nouvelle cafetière électrik LOOSCH, géant mondiall de l’électroménager. Nouz espérons qu’elle vous apportera toutes satisfactions et qu’elle vous fra redécouvrir le goût du café. Avant la première ütilisation, laisser choffer l’appareil un quart d’heure : insérer le câble d’alimentation dans la prise prévue à cetteffet, et placer le modulateur de chaleur sur la position « un » (voir figure A). Pendant ce tant, allée chercher votre courrier et discutez cinq minutes avec votre concierge : elle a sans doute perdu son chat ou son mari ce matin… Adapter le tuyau d’alimentation du triple réservoir sur un robinet de type standard et laisser couler l’eau dans le tuyau jusqu’à allumage du voyant rouge ; le tout nouveau triple réservoir LOOSCH étant alors rempli. En cas d’inondation, composer rapidement le numéro des pompe-pieds de votre lieu d’habitation (comme indiqué article cinquante et un du Code de la Sécurité de Usagers de Cafetières LOOSCH). Positionner le modulateur de chaleur sur « deux », « trois », ou « quatre » (figure B), ce qui sélectionnera votre choix de température du produit, auquel notreu nouveau filtre double épaisseur garantit une pureté et un goût incomparables, le fameux goût LOOSCH. Votre tasse prête, le compartiment inférieur de la cafetière s’ouvrira automatiquement. Il ne vous reste plus qu’à apprécier l’aqualité des produits LOOSCH et à boire votre cahfé. Vous remerciant de votre achat, LOOSCH reste à votre entière disposition quant au service après-vente. Oui. C’était un appareil moderne. Compliqué. Incompréhensible. Cyril se décida à l’affronter, le câble d’alimentation dans une main et la notice dans l’autre. Il suivit les instructions de ce monsieur LOOSCH. Jusqu’à l’installation du tuyau, tout allait bien ; mais il passa beaucoup de temps à bricoler un raccord « fait maison » entre ce maudit bout de plastique et le cracheur d’eau. A grand renfort de ruban adhésif, il y parvint enfin, et contempla non sans une certaine appréhension ce transfert d’eau artificiel. Il alluma une cigarette, le temps que la préparation chauffe : par acquit de conscience, il ouvrit tout de même l’annuaire à la page des numéros d’urgence, et prépara une serpillière. Il avait hâte d’expérimenter ce nouveau goût LOOSCH : après une légère vibration, le compartiment inférieur de la cafetière s’ouvrit dans un nuage de vapeur. -2- Cyril prit délicatement la tasse, et ferma les yeux pour savourer pleinement le café LOOSCH. Il huma longtemps la fumée qui s’élevait en volutes indomptables. Lorsqu’il se fut pénétré de la douceur de ce nuage, il but. Infâme. Il rouvrit les yeux et s’aperçut avec stupeur - ce qui confirma ses doutes - que le nouveau goût LOOSCH était de l’eau bouillante : aucune trace de café, pas même un soupçon ! Et pour cause : la notice n’indiquait pas comment remplir le « nouveau filtre double épaisseur », invisible du reste, du moins pour le néophyte… Cyril ne s’en était pas préoccupé, imaginant quelque nouveau procédé d’ersatz automatique… Mais ce « café » LOOSCH relevait décidément de la lavasse la plus abjecte… Déçu, humilié par la bêtise moderne dans laquelle il était impliqué, Cyril enleva le câble d’alimentation, défit sa tuyauterie et remit les différents éléments de la cafetière dans leur carton. Il empaqueta le tout dans un papier kraft et l’adressa au service après-vente LOOSCH, accompagné d’une carte de visite à son nom, sur laquelle il écrivit : « Le progrès ne suffit pas : il faut aussi le maîtriser et le limiter. Je continuerai à produire mon café manuellement, et son goût ancestral reste au moins une valeur sûre ». Florence et Ronan sonnèrent : heureux de les voir enfin, il les fit asseoir dans son salon et leur présenta d’horribles toiles futuristes que son amie lui avait offertes. Ronan s’approcha de la baie vitrée du salon, les yeux perdus vers l’horizon. Dominant le port, l’appartement de Cyril offrait une vue dégagée sur la rade ; derrière la brume, on distinguait presque, en face, les maisons de la presqu’île. Un filtre humide se déposait goutte à goutte sur la vitre, et le doux murmure de la bruine caressant le faîte des arbres, à cette hauteur où l’on se sentait plus léger, apaisait Ronan. Sacré crachin ! Cyril prit un cigare dans la boîte, et rapprocha le cendrier. - Quel est le programme ce soir ? - Une pièce d’un auteur tchèque : Czesloslav Karpek, je crois. Ronan l’avait rencontré à Saint-Malo, l’année dernière, et avait adoré son premier livre. Ce soir, on joue le « Songe du Batelier », avec Romy Key dans le rôle du mammouth. - L’incarnation parfaite…" Cyril, quand à lui, avait réservé sa place pour « Les Hittites et le Salsifis Ramifié », parce que son patron était le beau-frère du metteur en scène. Il allait rarement au théâtre, mais assez cependant pour mettre à jour le grand projet de sa vie : un « Traité des Apparences Mondaines », qui lui apporterait la gloire quand il se déciderait à le publier. - Tu aurais du feu ? Ronan avait fini par détourner ses yeux du panorama unique que Cyril avait le privilège de contempler à toute heure. Il s’assit sur le canapé, à côté de Florence, et alluma sa cigarette. Il aimait cet appartement, qui le coupait du monde par sa quiétude et par le parfum d’apaisement qui semblait y flotter : Cyril avait su trouver son bonheur personnel, s’attachant à de petits plaisirs simples qui le rendaient heureux. Voyant ses amis perdus dans leurs pensées, Cyril proposa du café. Florence et Ronan acceptèrent : au fond, ils n’étaient pas pressés d’aller au théâtre, de retourner dans cette société grouillante… Leur expliquant sa mésaventure et son aveuglement, Cyril sortit d’un placard le moulin à café, prit quelques poignées de grain et tourna tranquillement. L’eau chauffait sur la gazinière. Quand il eut récupéré le café moulu, il le versa doucement sur le filtre et écouta le clapotis du liquide tombant dans la carafe métallique. Il prépara les tasses, goûta la sienne pour vérifier le dosage et apporta enfin le plateau dans le salon. -3- Florence s’était installée au piano, et improvisait mélancoliquement quelques mélodies arpégées. Ronan l’écoutait vaguement, du fond de ses pensées, les yeux fixés sur le phare de Sein dont la photo ornait la cheminée. Il savoura tranquillement son café, reconnaissant tout le savoir-faire de Cyril, et décida de s’attarder un peu : il se laissait agréablement envahir par le bonheur de ce lieu, et ce baume apaisait les maux de sa vie quotidienne. Cyril n’osa pas parler ; sachant que les silences valent toutes les paroles du monde, il préféra laisser planer l’assoupissement qui s’installait et écouta le piano. Un long moment passa. Lorsque Florence laissa s’envoler le dernier accord, Ronan n’avait plus aucune envie d’aller voir son auteur tchèque ; d’ailleurs, à cette heure, le public devait commencer à bâiller, attendant avec impatience le rideau final. Elle vint s’asseoir à côté de lui, lasse elle aussi ; Cyril leur suggéra de rester pour la nuit, et ce fut la permission qu’ils attendaient pour s’endormir. Au matin, un soleil timide pénétra à travers la baie vitrée. Cyril ouvrit les yeux, constatant en souriant que Florence et Ronan étaient enlacés ; ils s’étaient enfin retrouvés. Il se fit un café, et regarda la mer s’éveiller dans les brumes du matin. -4-