Notes critiques (2) Mandarins et commissaires : l`enjeu de Yan`an

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Notes critiques (2) Mandarins et commissaires : l`enjeu de Yan`an
Notes critiques
(2)
Mandarins et commissaires :
l'enjeu de Yan'an
Roland Lew 1
Dans la mythologie maoïste, la période de Yan'an, surtout celle des années
de la lutte anti-japonaise (1937-1945), est présentée comme le moment
fondateur, le creuset où viennent se mélanger et se recomposer harmonieusement les divers ingrédients qui rendent possible l'étroite union du
peuple et du parti communiste, clé du succès de 1949. Étape cruciale,
indispensable même pour comprendre la victoire, mais à condition de lui
restituer ses contours effectifs, d'en analyser les mulptiples dimensions,
certaines rien moins que glorieuses. Si une bonne partie du futur triomphe
se joue là, c'est aussi la nature autoritaire, sinon despotique, du pouvoir
maoïste qui se révèle durant cette décennie si souvent exaltée. Longtemps
nous avons eu une vision positive, voire saint-sulpicienne, de l'œuvre
accomplie dans la lointaine région du Shaanxi. Le livre de Mark Selden,
The Yenan way in revolutionary China (Cambridge [Mass.], Harvard
University Press, 1971), traçait un tableau sympathique et riche d'informations, mais partial, de ce qui était décrit comme une société fraternelle,
1. A propos de Guilhem Fabre, Genèse du pouvoir et de l'opposition en Chine.
Le printemps de Y an an : 1942. Paris, L'Harmattan, 1990.215 pages. FF 130,00.
Roland Lew est enseignant au département de Sciences politiques de l'Université
Libre de Bruxelles.
Études chinoises, vol. IX, n° 2 (automne 1990)
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ou s'efforçant de le devenir dans un contexte de dénuement et au milieu
d'une guerre particulièrement éprouvante. Depuis l'après-Mao l'on assiste
à une « révision générale des verdicts » qui atteint, comme il se doit, l'image
glorieuse des temps héroïques de la lutte anti-japonaise, trop glorieuse en
regard des informations qui arrivent désormais à foison, dévoilant les zones
d'ombre, chargées même de noirceur et de sang, recouvrant des pages que
l'on croyait bien remplies, bien connues. Pas nécessairement ignorées, ces
pages n'étaient pas toujours étudiées avec la rigueur, la froideur voulues.
A une époque, la nôtre, où l'on assiste à un perpétuel va-et-vient entre
une nouvelle vision simplificatrice — souvent l'exact opposé des schémas
du passé — et une pensée de la complexité plus délicate à manier, plus
exigeante pour celui qui s'efforce de la mettre en œuvre, le regard porté
sur la Chine maoïste, ses origines, son déroulement, hésite entre la
disqualification et une conception élargie, mieux informée, peut-être
renouvelée. Une meilleure perception, plus aiguë, du « moment Yan'an »
est indispensable à une compréhension d'ensemble du maoïsme.
*
C'est un épisode sombre, point inconnu des chercheurs, que G. Fabre analyse
de façon documentée et dans un style souvent incisif, tout en fournissant
pour la première fois au public francophone une anthologie de textes
importants publiés par les intellectuels critiques en 1942. Le livre arrache
à leur relative obscurité ces quelques mois de semi-liberté qui furent le
printemps des intellectuels de 1942, et la rapide répression de ce dernier
par les communistes. Circonscrit dans le temps et d'impact limité, l'événement a valeur d'instant de vérité sur les rapports entre le PCC et la
société — et pas seulement les intellectuels — qu'il anime et administre.
1937. L'invasion massive par les Japonais secoue la Chine et provoque
une énorme mobilisation patriotique dans les villes ; elle favorise, dans
certaines régions rurales, la revitalisation d'un communisme alors affaibli.
Nombre d'intellectuels urbains rejoignent les bases rouges dans le Nord
pour participer à la lutte aux côtés de ceux qui semblent les plus déterminés
à la mener et contribuer à l'édification d'une société nouvelle, plus juste,
plus sensible à la vie des masses déshéritées. Ils sont prêts, dans ce contexte,
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à se reconvertir, à quitter l'habit de l'intellectuel moderne qu'ils viennent
à peine de revêtir pour endosser l'uniforme du militant. Le séjour à Yan'an
leur apporte une dose de dépaysement, quelques surprises, et un bon lot
de déceptions. D'un seul coup ils accèdent à une meilleure connaissance
des profondeurs du pays et à un contact direct avec le communisme chinois.
C'est le début d'une longue histoire, accumulant ces déboires et ces
frustrations qui ne cesseront de rythmer les relations tumultueuses entre
monde intellectuel et PCC.
La déconvenue vient vite : ce monde fraternel l'est nettement moins
qu'annoncé, et surtout moins égalitaire. De « plus égaux que d'autres »
s'y repèrent aisément, les « hommes à cheval », ces cadres du parti qui,
non contents d'utiliser ce moyen de locomotion de riche dans une région
pauvre, s'approprient un bien encore plus exceptionnel : les femmes des
villes... (pp. 39 sq.). Derrière cette désillusion non avouée se cache un
obscur combat, celui qui oppose, silencieusement, les intellectuels issus
des villes (ou même, plus généralement, les citadins) aux autochtones
essentiellement paysans en vue d'occuper les postes de cadres (à l'échelon
moyen : les sommets sont solidement tenus en main par la vieille garde
maoïste ou par des chefs ralliés à Mao). Si les premières années sont propices
aux militants arrivés « d'ailleurs », dès le début des années quarante la
méfiance des dirigeants à leur égard pousse ces derniers à encourager une
rapide promotion des paysans (pp. 45 sq.). Dans cette lutte des éduqués
contre la piétaille, le succès va aux enfants du terroir. C'est là une question
de docilité, ou de nombre : la montée du PCC exige un encadrement de
plus en plus fourni, et le flux migratoire des citadins n'y suffit plus.
Bataille et plus encore lourd dilemme : la promotion sociale des
intellectuels implique un choix. S'intégrer dans le moule du PCC et monter
dans la hiérarchie ont comme contrepartie le renoncement au statut d'intellectuel créatif, critique, statut illustré par l'exemple prestigieux de Lu
Xun2. Bref, devenir un militant discipliné, obéissant, ou s'exprimer indépendamment des impératifs du pouvoir et risquer le courroux du parti.
2. Cf. l'échange de lettres entre Xu Maoyong et Lu Xun datant de 1936, peu
de temps avant la mort de l'écrivain, dont on trouvera la traduction pp. 133
sq.
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En 1941-1942, pendant un bref laps de temps, les intellectuels ont le
sentiment qu'il est possible de combiner les deux fonctions. Ils répondent
d'ailleurs à l'invite de responsables communistes conscients du malaise
intellectuel et inquiets de leur passivité. De l'écrit-parabole rédigé par
la poétesse Ding Ling, « L'hôpital », publié en septembre 1941 dans la
page culturelle du quotidien Libération, au texte virulent de Wang Shiwei,
« Le lys sauvage »3, paru les 1er et 2 mars 1942 dans le même quotidien
officiel (il n'y en a pas d'autres), la critique, au départ voilée, allusive,
se fait dénonciation ouverte des hypocrisies d'un monde inégalitaire et
expression du mal de vivre des intellectuels.
Cette transgression d'un code implicite de bonne conduite, d'autolimitation de la parole autorisée, entraîne une prompte réplique des autorités
mises en question, et du grand chef lui-même : ce sont les célèbres
« Interventions aux causeries sur la littérature et l'art » (mai 1942), dans
lesquelles Mao fixe « une définition de la réalité et le monopole de la
représentation » (p. 77) par et pour le PCC. C'est, estime G. Fabre, le
« véritable acte de naissance d'un despotisme représentatif qui s'adjuge
le mouvement d'une époque » (p. 89). Le Timonier en voie d'être canonisé
(c'est le maoïsme et pas seulement son dirigeant qui est consacré) marque
une nette ligne de séparation entre intellectuels au service du parti, donc
bien accueillis, et intellectuels critiques, exposés à l'opprobre ou destinés
à servir de cible lors des rudes campagnes de « rectification ». Élus silencieux
ou pestiférés réduits au silence : le dilemme est dramatique. Mao ne le
formule pas aussi crûment, même si son langage est très « rabelaisien »,
mais les intellectuels séjournant à Yan'an ont vite compris. La plupart
font marche arrière. Wang Shiwei, l'une des rares exceptions, refuse de
faire son autocritique (p. 91), à la différence de Ding Ling qui prend son
pinceau pour se distancier de son propre texte de 1941 et, plus vigoureusement, vilipender en juin 1942 le récalcitrant auteur du « Lys sauvage »
(pp. 102 sq.).
C'est sur lui que s'abat la meute des confrères ambitieux ou apeurés ;
c'est lui qui subit les attaques souvent sordides, ou mensongères — il est
qualifié de « trotskyste », terme infamant et, comme on sait, mortellement
3. Traduit avec la collaboration d'Éric Trombert, pp. 155-166.
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dangereux dans l'univers stalino-maoïste4. Il est accablé par le rouleau
compresseur de la « rectification », machine à laminer toute opposition,
alors en phase expérimentale avant de devenir la lourde et parfois cruelle
routine abondamment utilisée des décennies durant. Il ne cède pas, ou
insuffisamment. Mis à l'écart, arrêté, il sera liquidé en 1947 (peut-être)
par Li Kenong, qui n'est point un petit cadre agissant de sa seule initiative,
comme Mao a tenté de le faire croire plus tard, mais bien, comme le montre
G. Fabre, rien moins que le patron de la Sécurité, le premier des policiers
de Yan'an (pp. 117 et 118). En quelques mois la vague de timide liberté
est écrasée. Elle renaîtra quinze ans plus tard avec les Cent Fleurs, à nouveau
manipulée et vite détruite. Il faudra attendre encore quatre lustres — le
« Mur de la démocratie », 1979 — pour que surgissent les premières
oppositions véritablement en position d'extériorité par rapport au PCC,
incarnant un début d'autonomie de la société face au parti-État, ce pesant
et rétrograde groupe social dominant de la République Populaire de Chine.
*
La répression des intellectuels à Yan'an n'a pas eu un grand impact en
dehors de la région concernée : la lutte antijaponaise prime sur tout. Le
PCC a encore ses heures de triomphe devant lui. A faire redéfiler le film
de cette tragédie locale, on ne peut cependant qu 'être frappé par sa dimension
exemplaire. Le PCC s'y exhibe pleinement. Non point « méchant », dur,
ou anti-intellectuel par principe, mais tout simplement, plus fondamentalement, d'une nature particulière : d'une essence autre que celle attendue,
espérée par les intellectuels. Moins anti-intellectuel qu'on ne l'a dit ou
qu'il ne s'affiche parfois, le PCC exprime, brutalement à l'occasion, la
distinction de fond entre intellectuels-militants et intellectuels-critiques.
Plus d'une décennie après la fuite éperdue des militants communistes
traqués dans les villes par l'allié Chiang Kai-chek mué, à l'époque d'un
autre printemps (celui de 1927), en adversaire féroce, le PCC s'est coulé
dans un registre nouveau, un projet original : renonçant au rôle d'encadrement d'une avant-garde ouvrière comme dans les années vingt, il anime
4. Cf. la traduction du « Journal de lutte », pp. 191 sq.
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désormais un parti-État aux limites extensibles au fur et à mesure des
succès. Placé à la tête d'un pouvoir étatique, dynamique, expansif, radical,
c'est un corps par nature coupé, protégé du reste du monde social. Le
révolutionnaire militant, le « fonctionnaire » radical peut être d'origine
sociale « éduquée » ou exercer des fonctions de clerc, il ne peut assumer
la vocation « haute » que s'attribuent une certaine tradition et une certaine
exigence intellectuelle.
On retrouve là une problématique, voisine de celle mise en lumière
par Gramsci, sur la continuité entre intellectuels organiques, porte-parole
et gestionnaires directs d'un milieu social, et grands intellectuels, situés
socialement mais capables d'opérer une distanciation critique, et donc à
même de faire œuvre créatrice. Ceux-ci nécessairement en moins grand
nombre que ceux-là. Cette analyse ici très schématisée semble plus
pertinente que celle souvent entendue, et d'un mépris voyant, encline aussi
à marquer la « distinction » qui sépare radicalement les petits intellectuels
(semi-intellectuels militants, tel Mao, précisément) des grands intellectuels
(espace culturel large, vision critique, à la limite, pensent certains, surplombant le monde social) — les intellectuels à la Lu Xun, et plus le Lu
Xun de chair et d'esprit que celui célébré par la propagande maoïste. À
partir de Yan'an l'intellectuel-militant sait qu'il peut prétendre à un fort
bel avenir comme armature du parti-État, pourvu qu'il accepte d'être
assujetti et d'assujettir à son tour le monde social. À l'inverse, un destin
funeste ne peut qu'accabler celui qui s'obstine à incarner la figure,
relativement originale en Chine, de l'intellectuel critique, hors des rets du
pouvoir, à l'abri de la fascination qu'exerce celui-ci, libre, autant que se
peut, de sa perception et de sa réflexion.
De 1942 à nos jours, la réaction du monde intellectuel à ce dilemme
a été plus ambiguë qu'on ne l'a dit, y compris pendant le printemps de
révolte de 1989... Car si la perte d'identité, celle d'un espace intellectuel
propre (dans les deux sens du terme), l'abandon d'une activité créatrice
distanciée, l'enfouissement d'un « souci de soi » indispensable pour sentir
et refléter les attentes des autres, ont pesé sur nombre d'individus talentueux,
sensibles, honnêtes, la monnaie offerte en échange de cette capitulation/
reconversion a brillé d'un éclat d'or souvent irrésistible. Il s'agissait de
conquérir une place importante dans le dispositif du pouvoir ; de progres-
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sivement refouler les cadres « rouges » et ignares dans ce qui n'a cessé
d'être une lutte sourde et prolongée en vue de structurer la nouvelle élite.
Mao a souvent fait pencher la balance en faveur des « rouges », présentés,
ici ou là, comme des déclassés en voie de reclassement social. Mais la
défaite n'était jamais définitive. Etl'après-Maoétait—est peut-être toujours
— prometteur pour l'expertise, du moins sa fraction technicienne.
De toute façon, ce qui était en jeu dans la relation du PCC et des
intellectuels, ce n'était rien moins qu'un renouvellement de la fonction
traditionnelle du mandarin, sa modernisation, sa résurrection comme cadre
d'un parti-État : le passage de la bureaucratie de type ancien, inopérante
face aux énormes problèmes de la Chine du xx" siècle, à celle du gestionnaire,
du bureaucrate (sans connotation péjorative) moderne, force dynamique
au départ, rouage décisif d'un processus de bouleversement social et économique. On peut constater l'écart, l'abîme, entre le discours — les
proclamations de libération sociale — du PCC, et sa réalité vraie, mise
à nu. Ou encore, mesurer la distance croissante entre le projet effectif,
autoritaire, mobilisateur, et la progressive pétrification bureaucratique. On
peut moins critiquer les incohérences du parti-État, affecter de ne pas avoir
perçu sa logique nécessairement hiérachique, inégalitaire, sa tendance au
cloisonnement social et à l'usage manipulateur, fantasmagorique, d'une
« lutte de classes » détachée des goupes sociaux en présence. La reconnaissance de ces réalités est indéniable chez les intellectuels chinois qui
se sont frottés au PCC, plus encore chez ceux qui savent que le communisme
chinois n'est rien d'autre qu'un de leurs rejetons, une des composantes
— et non des moindres — de la nébuleuse intellectuelle chinoise.
Capacité d'impulser des transformations considérables et puissance de
contrôle social : ce sont là deux aspects inséparables découlant du projet
maoïste, ou si l'on préfère de la version sinisée du marxisme-léninisme,
lui-même version russifiée du marxisme... Cette double dimension est précocement évidente, et elle ne l'est pas seulement dans l'épisodedu printemps
1942, longtemps mal connu. Le PCC ne déploie, au demeurant, pas d'autre
logique que celle de l'autoritarisme inclus dans la structure et les contraintes
fonctionnelles d'un parti-État selon les moments bienveillant, plus rèche
ou franchement intolérant. Seule sa liturgie, et encore, projette un message
différent, et plutôt pour un lointain futur. Après tout, même dans les
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intentions « libérales » de la « nouvelle démocratie » censée séduire la
bourgeoisie, le rôle de pilotage du parti et de l'État est clairement manifesté.
En quelque sorte, on peut parler d'aveuglement intéressé dans la relation
des intellectuels au PCC. Séduits par la possibilité d'une reconversion,
les intellectuels ne pouvaient faire ce qu'ils faisaient qu'en ignorant ce
qu'ils étaient en tant que groupe social : des candidats au pouvoir, et plus
rarement des individus désireux — en tant qu'individus — d'exprimer
des sentiments, des perceptions, de se situer dans une continuité ou une
discontinuité culturelle. Peu intellectuel, sinon peu intelligent, dans son
face-à-face avec le PCC, le lettré chinois moderne l'est moins par défaut
de clairvoyance que par méconnaissance de la matérialité du lien qui l'unit
à ce double de lui-même, transfiguré et dégradé, qu'est le cadre-militant.
De ce point de vue, l'analyse sans complaisance du milieu intellectuel,
de ceux qui se sont donnés la tâche de la pensée critique, de leurs intérêts,
de leurs ambiguïtés (par rapport au talent, à la déviance dans le milieu...),
est tout aussi essentielle qu'une compréhension de la nature du PCC, au
delà du camouflage idéologique, des justifications, de la bonne ou de la
mauvaise conscience des uns et des autres.
Essentielle et salubre. Comment le monde intellectuel pourrait-il faire
l'économie de l'analyse de ceux qui analysent, du regard tranchant sur
ceux qui tranchent si volontiers sur les... autres ? Le courage remarquable
de Wang Shiwei et de quelques individualités en 1942 ne dispense pas
d'apprécier le comportement de la majorité. Il ne dispense pas de peser
ce qui découlait d'une crainte légitime face au risque de répression, dès
que le PCC eut exhibé ses dents acérées, et ce qui était une certaine idée,
un habitas, de l'intellectuel, membre d'une élite se concevant comme
nécessairement partie prenante des « hauteurs de commandement ». Souvent
trompé, a-t-on dit, mais jamais désespéré dans sa quête de légitimation
par le pouvoir ou d'accès au pouvoir tout court. Un long chemin reste
à parcourir avant que l'intellectuel chinois — plus encore que ses
homologues d'Occident — ne se pose la question d'une place différente
que celle autoproclamée de pilote, de maître savant et juste. Et à l'inverse
de ce que l'on entend souvent affirmer, il est indispensable que des secteurs
importants du reste de la société, issus donc de la majorité, revendiquent
au moins des parcelles d'autonomie pour que les intellectuels, ou une partie
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d'entre eux, jouent ce rôle d'avant-garde, de porte-voix, d'expression d'une
conscience plus générale, plus déterminée qu'eux, rôle plus souvent
revendiqué que pratiqué. C'est peut-être parce que cette maturation sociale
reste insuffisante aujourd'hui en Chine que la trajectoire démocratique des
intellectuels est marquée par tant d'errance et d'inconséquence...
Quoi qu'il en soit, on ne peut déceler, à l'époque de Yan'an, aucune
forme de société civile échappant à l'État, située à l'écart du pouvoir, capable
d'exprimer ou de mener une action autonome. À ceux qui rêvaient d'un
autre destin que celui dicté par un parti-Etat déjà rigide, le PCC lançait
un précoce rappel à l'ordre et imposait les voies d'un ordre nouveau et
contraignant. S'il est un autre espoir, il appartient plutôt au présent qu'à
ce passé en voie d'être perçu, au fur et à mesure que la société devient
plus agissante, comme une vieille histoire, pour ne pas dire une préhistoire
à laquelle font encore semblant de s'accrocher à Pékin quelques vieillards
en fin de course.
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