Antonio Lobo Antunes, Livre de chroniques, Les grandes personnes

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Antonio Lobo Antunes, Livre de chroniques, Les grandes personnes
PIOCHELI 52
Les grandes personnes
Les grandes personnes, je fis peu à peu leur connaissance de bas en
haut, à mesure que je grandissais centimètre par centimètre, marqués au
crayon sur le mur par ma mère. D’abord, ce n’étaient que des chaussures,
que je découvrais parfois sous le lit, énormes, sans aucun pied dedans, et
que j’enfilais aussitôt pour me mettre à arpenter la maison, en soulevant
mes jambes comme un scaphandrier, dans un épouvantables fracas de
semelles. Ensuite, je fis connaissance avec leurs genoux, recouverts d’étoffe
ou de bas transparents, qui formaient, autour de la table sous laquelle je
crapahutais, une palissade interdisant toute évasion. Puis vinrent les ventres
d’où s’échappaient leur toux, leur voix et leur autorité, malgré les vaines
résistances qu’opposaient leurs bretelles et leurs ceintures.
En atteignant la hauteur de la nappe, j’appris à distinguer les adultes les
uns des autres d’après les médicaments posés entre leur serviette et leur
verre : les gouttes de la grand-mère, les sirops du grand-père, les diverses
couleurs des comprimés de chaque tante, les tablettes de gélules argentées
des cousins, le vaporisateur pour l’asthme de l’oncle, qu’il absorbait en
ouvrant, tout anxieux, des mandibules de turbo. Vers cette même époque, je
compris qu’ils avaient un rire démontable : ils ôtaient leurs ricanements de la
bouche et les lavaient, après le déjeuner, à l’aide d’une petite brosse
spéciale. Le dimanche matin, il m’arrivait de les découvrir sous la forme
d’une parure de dents rangées dans un écrin de gencives roses, cachée
derrière le réveil, se moquant des visages qui, sans ces ricanements,
prenaient mille ans de rides fanées comme les fleurs d’un herbier, dont les
sillons concentriques dévoraient leurs lèvres.
Déjà en mesure, par la taille, de regarder leur faciès, ce qui me surprenait
le plus chez eux c’était leur étrange indifférence à l’égard des deux seules
choses vraiment importantes en ce monde : les vers à soie et les parapluies
en chocolat. De même, ils n’aimaient guère collectionner des sauterelles,
mâchonner de la stéarine ou se donner des coups de ciseaux dans les
cheveux, mais, en revanche, ils avaient la hantise incompréhensible des
bains et des pâtes dentifrices, et quand ils faisaient devant moi allusion à
une parente blonde, très sympathique, très maquillée, très parfumée et plus
belle qu’eux tous réunis, ils se mettaient à parler français en me regardant
de biais avec méfiance et appréhension.
Jamais je n’ai compris à quel moment on cessait d’être petit pour devenir
grand. Probablement lorsque la parente blonde est désignée, en portugais
cette fois, comme « cette dévergondée de Luisa ». Probablement lorsque
l’on remplace les parapluies en chocolat par des steaks tartares.
Probablement lorsque l’on commence à aimer prendre des douches.
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Probablement lorsque l’on se met à devenir triste. Mais je n’en suis pas sûr :
je ne sais pas si j’ai grandi.
Certes, j’ai quitté le lycée, je suis passé par la Faculté, on me donne du
monsieur le docteur, et voilà des siècles que plus personne ne songerait à
m’envoyer me laver les dents. J’ai dû grandir, me semble-t-il, puisque la
parente blonde a cessé de me prendre sur ses genoux et de me caresser
les cheveux, provoquant dans mon nez une démangeaison qui me laissait
tout alangui et qui, comme je l’ai appris plus tard, était l’équivalent de ce
qu’on appelle le plaisir. Un plaisir, bien entendu, très inférieur à celui de
mâcher de la stéarine ou de se tailler la frange à coups de ciseaux. Ou de
déchirer un papier en suivant le pointillé. Ou de montrer un crapaud à la
cuisinière et la voir tomber à a renverse, les yeux révulsés, en faisant
dégringoler les boîtes dont l’étiquette annonce Haricots, Pois chiche et Riz
mais qui en réalité contiennent pâtes, sucre et café.
J’ai dû grandir. Peut-être bien que j’ai grandi. Pourtant, ce dont j’ai
vraiment envie, c’est d’inviter la parente blonde à dîner avec moi au
Gambrimus. Demander au serveur qu’il nous apporte deux portions de
parapluies en chocolat, et tandis que nous lècherions le petit manche en
plastique, je lui montrerais ma collection de sauterelles dans une boîte en
carton. Je peux me tromper, mais d’après la façon dont elle me caressait les
cheveux, avec des yeux aussi jeunes que les miens, je suis prêt à parier
qu’elle ne dirait pas non.
Antonio LOBO ANTUNES, Livre de chroniques
Traduit du portugais par Carlos Batista,
Christian Bourgois Editeur, 2000,
Points N°1131 p. 30 à 32
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