Explication rédigée du texte de Jean

Transcription

Explication rédigée du texte de Jean
1
Explication rédigée du texte de Jean-Jacques Rousseau (Du contrat social, livre I,
chapitre IV)
Devoir maison n°2
« Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de
l'humanité, même à ses devoirs. Il n'y a nul dédommagement possible pour quiconque
renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l'homme; et
c'est ôter toute moralité à ses actions que d'ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c'est une
convention vaine et contradictoire de stipuler d'une part une autorité absolue, et de
l'autre une obéissance sans bornes. N'est-il pas clair qu'on n'est engagé à rien envers
celui dont on a droit de tout exiger? Et cette seule condition, sans équivalent, sans
échange, n'entraîne-t-elle pas la nullité de l'acte? Car quel droit mon esclave aurait-il
contre moi, puisque tout ce qu'il a m'appartient et que, son droit étant le mien, ce droit de
moi contre moi-même est un mot qui n'a aucun sens? » Jean-Jacques Rousseau, Du
contrat social, livre I, chapitre IV.
2
Ce texte de Jean-Jacques Rousseau, extrait du livre I du Contrat social (chapitre IV), poursuit
l’examen des fondements illégitimes de la souveraineté tels qu'ils ont pu être allégués par la tradition
philosophique. Après avoir démontré, dans les chapitres précédents, que ni la nature ni la force ne
sauraient rendre compte de l’institution politique, Rousseau se penche maintenant sur les théories
conventionnalistes qui entendent justifier l’obéissance servile. Sa dénonciation de l’esclavage se
déploie en deux temps : une première partie du chapitre IV est consacrée à la critique du pacte de
soumission volontaire ; une autre partie porte sur la réfutation de l’idée d’un droit d’esclavage issu de
la guerre. En effet, la thèse selon laquelle les hommes se donnent complètement à un souverain
commun pour échapper à la crainte de la guerre est-elle recevable ? Les hommes peuvent-ils troquer
leur liberté contre l’assurance de leur sécurité ? Existe-t-il un état de soumission qui trouverait son
origine dans un choix délibéré et conscient, en sorte que la servitude ne serait pas tant une donnée
qu’un produit ? Mais la liberté est-elle vraiment aliénable ? Peut-on s’en dessaisir, l’échanger, la vendre
par contrat comme on le fait avec n’importe quel bien ? A ces questions Rousseau répond que
l’asservissement dit volontaire ne possède aucune valeur juridique, car il relève d’un non-sens.
L’autorité légitime repose certes sur une convention, mais nulle convention ne permet d’aliéner sa
liberté. L’esclavage par convention n’est pas plus légitime que l’esclavage naturel. Le pacte de
servitude est donc un pseudo-contrat, un contrat inique qui ne fait qu’entériner un rapport de force.
Pour parvenir à cette conclusion, l’auteur part, dans un premier temps, d’une affirmation centrale :
pour un homme, rien ne peut être pire que d’aliéner sa liberté ; celle-ci n’est pas un attribut parmi
d’autres, mais l’essence de l’homme (« Renoncer à sa liberté…sa volonté »). Dans un deuxième temps,
Rousseau justifie juridiquement son affirmation : aucune contrepartie n’est concevable dans
l’hypothèse d’un renoncement volontaire à sa liberté ; le pacte de soumission est un contrat de dupes,
puisque tout le pouvoir est d’un côté et toute la soumission de l’autre (« Enfin c’est une convention
vaine…tout exiger »). Enfin, dans un troisième temps, la nullité juridique d’un tel déséquilibre
correspond à l’impossibilité d’établir une réciprocité entre les deux parties contractantes ; l’exemple
final de l’esclave, figure par excellence de la soumission unilatérale, illustre bien un tel non-sens (« Et
cette seule condition…aucun sens »).
*
Peut-on se priver volontairement de sa liberté, la vendre au profit d’un maître ou d’une tierce
personne, en échange d’une protection ? La première partie du texte s’attache à répondre à cette
question capitale et procède en deux temps : Rousseau commence d’abord par rappeler que la liberté
est un droit naturel de l’homme (« Renoncer à sa liberté…devoirs ») ; il s’ensuit que la perte de liberté
est une véritable déshumanisation se traduisant par une déchéance morale (« Il n’y a nul
dédommagement…volonté»).
La critique du pacte de soumission volontaire, qui justifierait l’esclavage, ainsi que toutes les formes
d’oppression, passe, en premier lieu, par une affirmation relevant d’un parti pris métaphysique : la
liberté est l’essence distinctive de l’homme, et non n’importe quel attribut allégué çà et là par la
tradition philosophique, comme la raison, la conscience, le langage, la socialité, etc. La liberté est un
droit naturel de l’homme, c’est-à-dire un droit inaliénable, universel, imprescriptible, qui le définit dans
son humanité elle-même. Par droit naturel il faut entendre ce à quoi tout homme a droit en tant
qu'homme, et ce quelle que soit sa condition. Si Rousseau ne définit pas explicitement, dans ce texte, la
notion de liberté, on sait qu’elle peut désigner, chez lui, à la fois la perfectibilité (cf. Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes), l’indépendance, c’est-à-dire le fait de ne
pas être soumis au joug d’un autre individu (cf. chapitre I du livre I du Contrat social), mais aussi la
liberté politique (obéir à la loi qu’on s’est prescrite) et morale (l’autonomie), comme il l’établit dans le
chapitre VII. Ici, il s’agit d’abord de la liberté au sens ontologique du terme, en tant qu’elle colle à
3
l’homme, le définit dans son être même, le distingue fondamentalement d’une chose, voire d’un animal.
La liberté dont parle Rousseau est la faculté proprement humaine de s’arracher aux lois de la nature par
laquelle l’homme peut s’affranchir de toute sujétion et devenir par là même un sujet autonome. Elle
n’est donc pas de l’ordre de l’avoir, mais de l’être.
Dans cette optique, perdre sa liberté, ce n’est pas comme perdre son pucelage ou se dessaisir d’un
bien moyennant contrepartie financière : en vendant ma maison, par exemple, je ne me vends pas moimême à proprement parler, cet acte ne concerne aucunement mon identité, je ne me perds pas moimême, ne serait-ce que parce que je peux acheter une autre demeure. En revanche, « renoncer à sa
liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. » Ainsi
l’acte d’aliéner sa liberté n’est-il pas de même nature que celui qui consiste à se déposséder
volontairement d’un bien dans le cadre d’une transaction commerciale : si l’homme a de fait le droit de
vendre ses biens par un contrat, aucun homme n’est moralement autorisé à céder sa liberté, sauf à se
perdre lui-même. La liberté est inaliénable dès lors qu’elle touche l’être saisi dans son essence propre.
En sorte que perdre sa liberté, c’est devenir autre, cesser d’être soi-même, se dénaturer. Sans la liberté
qui le définit, l’homme est ravalé au rang d’un animal ; plus rien ne le différencie alors de l’aveugle
nécessité qui régit toute chose ; il est donc bel et bien aliéné, c’est-à-dire étranger à lui-même; il perd
tous ses droits d’être humain et conséquemment ses devoirs. Où l’on voit que la distinction de l’être et
de l’avoir qu’établit Rousseau fournit un critère de ce qui peut être aliéné sans dommage pour l’être et
de ce qui ne le peut pas.
On objectera immédiatement que cette liberté ne correspond à aucune réalité, puisque Rousseau luimême prend la peine de préciser, dans le chapitre I, que «L’homme est né libre, et partout il est dans les
fers». L'observation de la réalité historique montre effectivement que la servitude des hommes est
universelle. A l’époque de Rousseau, au XVIIIe siècle, les hommes vivent, le plus souvent, sous des
régimes politiques despotiques. Or Rousseau nous parle ici non de ce qui est, mais de ce qui devrait
être, l’idéal permettant de mesurer l’écart qu’il y a entre l’essence et le fait. C’est bien parce que la
liberté est un droit naturel de l’homme que l’on peut s’assigner comme tâche d’évaluer la réalité à
l’aune de ce droit. La question est alors de savoir comment l’homme peut recouvrer cette liberté
originelle, rester, dans l’état civil, aussi libre qu’auparavant.
D’où le deuxième temps du texte qui tire les conséquences morales de cette définition de l’homme
par la liberté : « Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle
renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que
d’ôter toute liberté à sa volonté. » Rousseau souligne que celui qui abandonne sa liberté au premier
despote venu ne doit rien attendre en retour de lui ; le prétendu pacte de soumission volontaire
n’apporte, en réalité, aucun avantage à celui qui se soumet : il se donne entièrement sans rien recevoir
en retour ; il n’a que des devoirs envers son maître et aucun droit. - Drôle de contrat que celui qui
n’apporte aucune contrepartie ! Celui qui vend sa liberté, vend son âme au diable en quelque sorte, se
retrouve spolié définitivement, ne peut espérer aucun dédommagement et n’a même pas le droit de se
plaindre, ayant perdu ses droits d’être humain. L’aliénation est totale, définitive, irrévocable ! On voit
donc mal comment de son plein gré un homme pourrait consentir à abandonner son bien le plus
précieux – la liberté. Car renoncer est un acte de la volonté, et on ne saurait se départir librement de sa
liberté, sauf à se contredire, à être fou ou à y être poussé par quelque nécessité. Rousseau suggère que
seul un rapport de forces, donc un facteur sans fondement ni légitimité, conduit à une telle dépossession.
A la limite un individu peut être contraint d’aliéner sa liberté, d’accepter de devenir l’esclave d’un autre
en échange de la vie sauve, d’une protection, du gîte et du couvert : dans l’extrême dénuement, quand
on meurt de faim ou que l’on craint pour sa vie, quand il faut d’abord survivre, il est tout à fait
concevable que la dignité passe au second plan. Mais Rousseau montre, dans la suite du chapitre IV,
qu’une telle aliénation est proprement inintelligible lorsqu’il s’agit d’un peuple : la liberté contre la
subsistance n’a politiquement aucun sens, puisque c’est le peuple qui est producteur de richesses par
4
son travail et qui, de fait, nourrit les dominants.
L’homme qui consent à se vendre, à supposer que ce consentement ait un sens, accepte par là même
de devenir un instrument, un simple outil doté de la parole, un instrumentum genus vocale comme on
qualifiait, dans l‘Antiquité romaine, les esclaves. Du coup, il dégrade en quelque sorte son être, tout en
restant paradoxalement responsable de ce qu’il s’expose à faire sous les ordres de son maître. Car en
renonçant à sa liberté, on ôte ipso facto « toute moralité à ses actions ». Aliéner sa liberté, c’est vendre
son honneur, sa dignité; c’est déchoir, déroger à ses obligations d’homme, jeter l’opprobre sur
l’humanité tout entière. L’aliénation a donc un sens éminemment moral et n’engage pas que l’individu :
à travers lui c’est l’idée que l’on se fait de l’homme qui est fondamentalement en jeu !
Rousseau rappelle ainsi que la liberté est au fondement de la moralité et que sans moralité, c’est-àdire, au fond, sans responsabilité, l’homme n’est plus un homme. Rousseau reprend à nouveaux frais
cette idée dans le chapitre VIII : par la liberté, l’homme échappe à l’ordre de la pure animalité et est
exposé au jugement moral; il est capable de choisir, de distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste ;
ses actes sont susceptibles d’être blâmés ou récompensés ; sa conduite, consciente et volontaire, n’est
pas l’effet aveugle de causes antécédentes comme c’est le cas avec les choses de la nature. Quel sens y
aurait-il alors à juger moralement le comportement d’un homme qui n’est plus libre, mais entièrement
soumis à une contrainte extérieure, fût-elle celle d’un autre homme ?
Enlever la liberté à la volonté revient donc à retirer au sujet toute responsabilité devant ses actes. En
sorte qu’un sujet dépossédé de sa liberté n’obéit pas volontairement à une autorité qu’il considère
comme légitime : une volonté aliénée, réifiée, instrumentalisée, qui n’est plus capable d’agir par un
libre décret, se soumet par contrainte, par nécessité, par peur, intérêt ou prudence, comme Rousseau l’a
établi au chapitre III (« Du droit du plus fort ») : le droit suppose une soumission volontaire, un acte
d’assentiment de l’esprit ; la force, si elle peut me contraindre, ne m’oblige pas. Le fait de vivre en
esclavage peut même conduire un homme à se résigner, à renoncer comme de lui-même à l’autonomie
de sa volonté. La servitude finit par affecter profondément la volonté elle-même et par donner l’illusion
que l’esclave désire son propre assujettissement ou s’y complait. De même un peuple qui aliène
entièrement sa liberté au souverain n’est-il pas vraiment un peuple, c’est-à-dire un sujet souverain doué
d’une volonté propre (la « volonté générale »), mais une multitude passive taraudée par la peur,
soumise à un despote.
Rousseau nous enseigne donc, dans cette première partie du texte, que la liberté appartient à la
nature humaine. En cessant d’être libre, l’homme renonce à ce qui fait sa dignité, il renonce à tout ce
qui fait qu’un homme est vraiment un homme, il renonce à ce qui définit idéalement un être humain.
On déchoit moralement de l’humanité si l’on cesse d’être libre, et ce d’autant plus que cet abandon de
soi résulte d’un acte volontaire. La liberté est donc au fondement de la dignité humaine. Si l’homme est
né libre, qu’en est-il alors du prétendu esclavage par convention que certains philosophes avant
Rousseau tentent de justifier ?
Dans le deuxième mouvement du texte, il s’agit d’examiner de près la valeur juridique du pacte de
soumission volontaire. Rousseau met d’abord en évidence l’inanité de la convention envisagée qui est à
la fois sans objet réel et illogique (« Enfin c’est une convention…obéissance sans bornes »). Ce contrat
est par ailleurs un véritable marché de dupes qui n’engage que l’esclave et délie le maître de toute
promesse (« N’est-il pas clair...tout exiger ? »).
Que signifie, en premier lieu, renoncer à sa liberté ? Le pacte de soumission peut-il être considéré
comme un authentique contrat ? La réponse de Rousseau est négative. Un tel contrat stipule, en effet,
une « autorité absolue », d’une part, et une « obéissance sans bornes », d’autre part, l’une n’allant
évidemment pas sans l’autre. L’autorité ne peut être absolue que si l’obéissance l’est également ; il n’y
a d’autorité que s’il y a obéissance ; une autorité qui ne serait pas reconnue en quelque façon, à laquelle
5
on ne se soumettrait pas, serait vidée de sa substance, de même qu’une loi qui n’a pas force de loi cesse
par là même d’être une loi. Sans le prestige que lui confère l’obéissance de tout un peuple, le roi est nu,
son autorité ne reposant finalement que sur un acte d’assentiment. L’autorité désigne ainsi le pouvoir
légitime d’imposer l’obéissance, de commander à autrui. Mais qu’est-ce qu’une autorité absolue ?
C’est manifestement une autorité sans limites, une autorité tyrannique, arbitraire, injuste par définition,
dont la légitimité ne repose que sur la force. Or la force ne fait pas droit. Le tyran dispose de tous les
pouvoirs et peut, à la limite, faire de ses sujets ce que bon lui semble. Ainsi, par exemple, dans
l’Antiquité le maître avait-il droit de vie et de mort sur son esclave. Pour qu’il y ait autorité absolue, il
faut évidemment que l’obéissance à cette autorité soit « sans bornes », c’est-à-dire sans réserve,
inconditionnelle, totale, ce qui invalide par là même à l’avance toute forme de désobéissance.
Mais une autorité despotique mérite-t-elle encore le nom d’autorité ? Peut-on vraiment parler
d’autorité et conséquemment d’obéissance lorsque celles-ci reposent sur la force, c’est-à-dire, au fond,
sur la domination, et non sur un acte libre contractuellement décidé ? A quoi Rousseau fait-il
implicitement référence ici ? Où trouve-t-on cette idée d’un esclavage par convention ? En parlant
d’une « autorité absolue », d’une « obéissance sans bornes », on songe immédiatement à la théorie de
Hobbes, souvent qualifiée d’absolutiste, que Rousseau réfute manifestement dans ce texte. On se
souvient que pour Hobbes, chacun renonce à sa liberté naturelle et s’engage à obéir aux ordres du
souverain qui a été mandaté par les individus pour qu’il assure leur sécurité. Le contrat repose sur une
aliénation totale, définitive de la liberté dont les individus conviennent entre eux au profit d'une
troisième partie prenante, qui prend tout. Le souverain n'est pas le peuple, mais un tiers au-dessus de lui
qui garantit l'intérêt général. Un pouvoir limité, auquel les citoyens auraient le droit de résister, serait
incapable, dans cette optique, d'assurer la paix civile. L'obéissance au souverain est donc absolue ou
elle n’est pas véritablement souveraine. De même Grotius et Pufendorf admettent-ils qu’un homme
peut donner librement sa liberté à autrui en échange de sa subsistance. L’analogie entre ce pacte
d’esclavage et celui qui donnerait naissance à la monarchie leur permet ainsi d’établir la légitimité du
pouvoir absolu. Le despotisme ne serait, en dernière instance, qu’un esclavage consenti.
Rousseau critique ce pacte social qui revient à faire des individus des esclaves du souverain. On se
souvient qu’un peuple qui se soumet au lieu d’obéir n’est pas véritablement un peuple, savoir un sujet
libre, mais une agrégation passive d’individus qui ne sont mus que par la peur ou par l’intérêt. Quelle
garantie a-t-on, en effet, contre le despotisme d'un souverain qui n'est même pas lié par l'échange d'une
promesse, qui règne sans partage sur des masses apathiques ? Comment se fier à son sens supposé de
l’intérêt général ? Il est faux de dire qu'on gagne en sécurité ce que l’on perd en liberté : rien ne limitant
le pouvoir du souverain, le risque est alors grand que ce dernier décrète arbitrairement que tel individu
est une menace pour l'ordre public, ce qui justifierait, au nom de la raison d’Etat, la prison, la
déportation, l’omnipotence de la police, l’état d’urgence, etc. Non seulement l’ordre n’est pas mieux
assuré qu’à l’état de nature, mais les occasions de dissension y sont assurément plus fréquentes.
Rousseau précise, en outre, que d’un strict point de vue juridique, cette soi-disant convention
d’aliénation est « vaine et contradictoire ». Si les mots ont un sens, une « convention » (du latin
conventio : réunion, pacte) désigne un accord volontaire conclu entre des hommes libres dont certains
philosophes font l’hypothèse pour penser les fondements de l’autorité légitime en lieu et place des
catégories traditionnelles (Dieu, le cosmos, la nature, la force, etc.). Une authentique convention
suppose, en ce sens, un équilibre dans les droits et les devoirs des parties contractantes qui tirent un
bénéfice mutuel de l’accord passé. Sans la réciprocité des avantages et des inconvénients, des devoirs
et des droits, la prétendue convention n’en est pas vraiment une. Elle est « vaine », car sans objet réel
(elle ne procure rien d’équitable à ceux qui contractent) et sans utilité (elle n’apporte rien de vraiment
nouveau au rapport de forces qui, de toute évidence, la précède et la sous-tend). Le pacte de servitude
est par là même « contradictoire », car fondé sur une relation unilatérale où l’obligé se retrouve pieds et
poings liés.
6
En pointant l’absurdité du pacte de soumission, Rousseau met au jour, dans la pure tradition
platonicienne, le caractère éminemment sophistique de l’argumentation des théoriciens de la servitude
volontaire. Le contrat d’aliénation est un pur sophisme : c’est par verbalisme qu’on parle de convention
pour désigner une relation aussi illogique dont les clauses occultent subtilement l’arbitraire le plus
total : « N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger ?» La
question rhétorique que pose Rousseau est pour le moins ironique et contient déjà sa réponse :
comment parler de convention alors que tous les droits sont du côté du maître et tous les devoirs à la
charge de l’esclave ? Le souverain exerce une domination absolue et pour que cette dernière le soit
vraiment, pour que la souveraineté fonctionne à plein, il faut que son autorité soit incontestée. La
troisième partie que figure l’Etat est certes constituée par le contrat, mais elle est extérieure au pacte
proprement dit et à ses parties prenantes (les individus contractant les uns avec les autres pour tout
donner au souverain). Le souverain que le contrat institue est un tiers qui n'a lui-même contracté avec
personne. Les citoyens sont obligés envers le souverain sans que cette obligation soit réciproque. Le
souverain peut alors disposer librement de leur personne, de leur vie même, en cas d'agression
extérieure ou dans l’exercice le plus quotidien de son droit régalien de coercition.
Au total, le pacte de servitude que tente de légitimer toute une tradition philosophique à grand
renfort de sophismes est un véritable contrat de dupes, une forme théorisée de maquignonnage, une
manière, en somme, de faire de nécessité vertu. Rousseau a déjà dévoilé, dans le magistral chapitre III,
toute la mystification que recèle le prétendu droit du plus fort dont le pacte de servitude est l’un des
plus fameux avatars. La force ne tient, au fond, que par l’imagination. La justification de l’esclavage,
de la domination et de l’oppression ne peut s’exercer à froid : le pouvoir despotique a toujours besoin
pour assurer sa pérennité d'une légitimation transcendante, car la force risque toujours d'être renversée
par une force plus grande.
Après avoir mis en évidence le caractère mystificateur de l’asservissement dit volontaire, Rousseau
conclut, dans un troisième temps, à sa caducité juridique. Le despote se voit ainsi dans l’impossibilité
de s’appuyer sur une quelconque légitimité juridique pour justifier sa domination. S’il le fait, ce ne peut
être que sous la forme d’un subterfuge, d’une mystification, d’un sophisme ou d’une légalisation d’un
rapport de forces que le philosophe se met au défi de dévoiler. Comment un contrat ne reposant sur
aucune réciprocité pourrait-il, en effet, posséder une quelconque valeur juridique (« Et cette seule
condition…Nullité de l’acte ») ? Avec l’exemple final de l’esclave, figure paradigmatique de la
soumission forcée qui cristallise à elle seule toute l’illusion du politique, Rousseau règle définitivement
ses comptes avec les théoriciens du droit naturel (« Car quel droit mon esclave…aucun sens »).
Rousseau montre d’abord que l’idée que la servitude reposerait sur un contrat légalement valide
passé entre deux personnes consentantes - un esclave et son maître-, contrat qui tirerait sa légitimité
d’un acte volontaire de part et d’autre, est nul et non avenu. En parlant de « nullité de l’acte »,
Rousseau veut dire qu’il s’agit, en réalité, d’un contrat purement formel qui ne se fait qu’à l’avantage
de l’une des deux parties prenantes – le maître en l’occurrence ici. Car un contrat « sans équivalent »,
« sans échange », où l’une des parties ne reçoit rien en contrepartie de ce qu’elle offre, ne peut être
légalisé qu’à la suite d’un coup de force ou d’une parodie de justice. C’est un peu comme si, lors de la
signature d’un acte de vente, le vendeur avait signé sous la menace, les yeux bandés, avec la
bénédiction du notaire ! Pour que le contrat ait quelque valeur juridique, les deux parties signataires
doivent se mettre d’accord sur les clauses du contrat en s’assurant que celles-ci ne lèsent personne. Il
n’y a contrat que si l’acte émane d’une volonté à la fois souveraine et éclairée. Un acte juridique quel
qu’il soit n’a de sens que si son auteur est reconnu comme responsable. Dans le cas contraire, le sujet
est déclaré irresponsable, il est mis sous tutelle, il perd par là même la jouissance de ses droits.
Dans la dernière partie du texte, Rousseau justifie la conclusion à laquelle il vient d’aboutir
concernant la « nullité » du pacte de soumission. Il recourt comme souvent à un raisonnement par
7
l’absurde. Ici, c’est le maître qui s’exprime, qui dit « moi » et qui tourne lui-même en dérision son
propre raisonnement. Par ce subtile procédé Rousseau entend réfuter définitivement la thèse qui
attribuerait un minimum de valeur juridique à l’esclavage : « Car quel droit mon esclave aurait-il contre
moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient et que, son droit étant le mien, ce droit de moi contre moimême est un mot qui n’a aucun sens ? » Mais que peut bien signifier, au juste, « ce droit de moi contre
moi-même » ?
Prétendre que l’esclave, après avoir consenti à son propre asservissement, conserve un droit alors
que de toute évidence il est complètement à la disposition du maître est absurde. Un tel argument relève
du cynisme ou de la mauvaise foi, non d’une démonstration ad hoc. Un droit qui n’a aucune réalité
effective mérite-t-il encore ce nom ? La formule sciemment tautologique « ce droit de moi contre moimême » vise à souligner le faux-semblant que constitue la thèse esclavagiste. Si le droit d’esclavage
autorise le maître à disposer comme bon lui semble de l’esclave et de ses biens en vertu d’un accord
préalable entre les deux parties, si tout ce qui appartient à l’esclave appartient par voie de conséquence
à son maître, on ne voit pas très bien comment l’esclave pourrait jouir d’un quelconque droit, d’un droit
résiduel en quelque sorte. Il faudrait admettre, en effet, pour donner un sens à une telle expression, que
le maître exerce ce prétendu droit sans partage contre lui-même, c’est-à-dire contre son propre intérêt.
Encore que dans une telle situation, les conditions du droit ne seraient pas davantage remplies, puisque
tout viendrait du seul bon vouloir du maître. Le droit que confèrerait à l’esclave le pacte de soumission
se révèle, au final, purement fictif. Il s’agit par conséquent d’une affirmation dénuée de sens.
Au total, le pacte de soumission ne peut recevoir aucune valeur juridique. Un tel contrat est caduc et
celui qui accepte ce marché de dupes ne peut pas être dans son bon sens. Toute servitude volontaire est
exclue comme contraire à l’humanité de l’homme. Le modèle de l’esclavage ne permet donc pas de
fonder l’institution politique légitime. Le seul contrat auquel on aboutirait serait une parodie de contrat.
L’esclavagisme, comme le despotisme, repose sur une pure mystification qui consiste à occulter la
violence politique sous une argumentation apparemment logique. Mais l’imposture d’un tel discours ne
peut résister longtemps à l’examen.
La thèse, défendue par Rousseau dans ce texte, du caractère inaliénable de la liberté est d’un enjeu
considérable. D’une part parce qu’elle permet de battre en brèche l’idée même de servitude volontaire,
qui parcourt toute la tradition philosophique et qui a toujours servi à justifier les despotismes de tout
poil. D’autre part parce que cette thèse prend la valeur d’un fondement à partir duquel tout pouvoir,
toute loi, toute action, doit être évalué. Enfin, elle esquisse, en creux, un nouveau concept de liberté,
celui de liberté morale ou d’autonomie, qui permet de fonder la validité du contrat social que Rousseau
appelle de ses vœux.
Rousseau se demande si l’on peut parler, sans contradiction, d’une servitude volontaire.
L’esclavagisme a-t-il une quelconque légitimité qui reposerait, en dernière instance, sur un contrat de
soumission volontairement consenti par le dominé ? Les théoriciens du droit naturel moderne ont-ils
raison de placer la sécurité au-dessus de la liberté, et d’en faire le but ultime du contrat ? La réponse est
cruciale, car si l’on établit que la servitude résulte d’un choix, elle se révèle dès lors légitime et il est
ainsi possible de la préparer, de l’entretenir, voire de l’engendrer de toute pièce. L’idée de servitude
volontaire, qui permettrait alors de justifier tout et n’importe quoi, ne remonte pas seulement à Hobbes
ou à Grotius : on la trouve également dans Le discours de la servitude volontaire, où Etienne de La
Boétie n’hésite pas à déclarer : « Je désirerais seulement qu’on me fît comprendre comment il se peut
que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul, qui n’a de
puissance que celle qu’on lui donne. » La Boétie souligne, dans ces lignes, qu’on peut vouloir être
esclave, même si le roi est nu et qu’il ne détient aucune puissance effective. Outre l’argument de la
sécurité qui, d’après Hobbes, justifie que le peuple aliène sa liberté entre les mains d’un souverain tout
8
puissant, La Boétie voit dans la peur de la liberté la racine de la servitude volontaire : l’assujettissement
n’est pas seulement forcé, il est profondément désiré par les masses par manque de courage et
d’audace ; les hommes, par lâcheté, par conformisme, préfèrent la dépendance, car rien n’est plus
angoissant que la liberté qui implique que l’on est entièrement responsable de son destin.
Dans l’optique que défend ici Rousseau, cette théorie, pour séduisante qu’elle soit, reconduit la
confusion si fréquente du fait et du droit. Car si l’on peut éventuellement démontrer empiriquement que
les hommes sont incapables de vivre sans un maître, il ne s’ensuit pas que l’esclavage soit
juridiquement légitime. De fait, l’aliénation existe sous de multiples formes, à des degrés divers ; de
droit, elle est illégitime, condamnable et ne devrait pas être. Inaliénable en droit, la liberté semble
souvent aliénée en fait. De même, comme l’a montré Rousseau dans le chapitre III, celui qui dispose en
fait d’une supériorité physique n’est pas en droit d’imposer sa loi. Dans l’idée de servitude volontaire
au fondement du prétendu pacte de servitude, il y a, en effet, la notion d’une obéissance et d’une
dépendance forcées. Or la volonté n’est pas contrainte, mais issue d’un choix libre et rationnel. Tout
l’intérêt de ce texte est de mettre au jour la contradiction qui sous-tend la notion de servitude volontaire.
Comment pourrait-on faire le choix réfléchi de la soumission, se demande Rousseau ? La servitude est
contre nature. Elle paraît en contradiction avec l’idée même de nature humaine. C’est donc l’idée que la
liberté est inaliénable qui constitue l’intérêt majeur du texte.
Rousseau nous rappelle que la représentation que l’on se fait de la liberté décide de l’idée que l’on
se fait de l’homme. Sans l’hypothèse de la liberté inaliénable, l’homme est voué à l’animalité, au
déterminisme naturel. Réduire, par la force, un individu à un esclave, c’est tenter de faire valoir dans la
communauté humaine l’implacable « loi de nature » dont parle Calliclès dans le Gorgias de Platon, et
dont tous les théoriciens d’inspiration fasciste ou raciste font l’apologie : la théorie hitlérienne des
« races » et de l’espace vital, de la sélection du « plus apte », de la « loi du plus fort », n’est-elle pas
empruntée, le plus souvent, à l’analyse de la vie animale, et transférée à la conception de la vie sociale
sans interrogation sur la légitimité d’un tel transfert ? Les théoriciens, si nombreux, du « droit du plus
fort », expression dont Rousseau a montré magistralement l’inanité, prétendent « normer » la société
par des catégories empruntées au domaine des lois naturelles, et récuser du même coup les conventions
humaines dans lesquelles ils ne voient qu’arbitraire pur. L’idée même de « droits de l’homme » leur
semble suspecte, et ils ne voient pas pourquoi, à l’inverse de Rousseau, la liberté devrait être, plus
qu’autre chose, un bien inaliénable.
Le texte proposé a donc pour objet de dénoncer toute situation de fait qui tend à aliéner la liberté
entendue dans son sens le plus radical comme capacité à prendre conscience de soi, à se constituer
comme sujet souverain, à être à la fois autonome et indépendant, à transcender toute détermination.
Lorsque Rousseau, dans la première partie du texte, affirme que la liberté est un droit naturel,
anticipant l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789
(« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit »), il indique par là que la liberté est à la
fois l’essence et la destination de l’homme, en sorte que toute situation de servitude est un fait de
société, non de nature. Aucune autre valeur n’est donc susceptible de définir l’homme avec autant de
force. A sa manière, Sartre reprend un point de vue similaire lorsqu’il réaffirme l’irréductibilité de la
conscience qui, seule, donne sens au vécu qui s’impose à elle : « Chacun décide du sens de sa
condition» (L’existentialisme est un humanisme). Et il lançait, dans une boutade célèbre : « Jamais nous
n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande » (« La République du silence », in Situations
III). Il s’agit bien ici de la liberté au sens moral et ontologique du terme. Par sa conscience, l’homme
est capable de prendre ses distances avec le monde extérieur comme avec lui-même. Toute pensée
sécrète, autour de l’homme, un néant : elle l’arrache à son contexte comme aux forces qui le
conditionnent et l’oppressent. Sartre ne nie évidemment pas le poids des conditions objectives, ce qu’il
appelle le « coefficient d’adversité des choses » (L’Etre et le Néant). Encore une fois, les situations
d’aliénation, dans le travail par exemple, correspondent à une réalité objective. Mais le sens des
9
conditions objectives ne préexiste pas au projet de l’homme. Réduit à l’esclavage, l’homme peut vivre
sa condition d’esclave en esclave, c’est-à-dire en homme résigné, ou en homme libre, c’est-à-dire en
homme révolté. Le caractère inaliénable de la conscience est donc affirmé dans le cadre d’une
conception dialectique qui refuse de séparer les conditions objectives du sens que leur confère l’homme
selon l’attitude qu’il adopte à leur regard. C’est précisément cette attitude qui définit l’inaliénabilité de
la liberté.
Cette notion de liberté inaliénable, qui permet à Rousseau de réfuter le despotisme, définit par là
même l’autorité politique légitime. Alors que Hobbes veut fonder un contrat où l’homme s’engage à
obéir au souverain, Rousseau cherche à fonder le pouvoir sur une autorité morale qui puisse laisser les
hommes aussi libres qu’ils l’étaient dans l’état de nature. On ne saurait renoncer à sa liberté naturelle
sans la moindre contrepartie, puisque renoncer à sa liberté revient à renoncer à sa dignité humaine,
même si c’est librement que je renonce à ce droit que j’ai de me gouverner. En abandonnant ses
privilèges naturels, son indépendance, l’individu obtient en échange une liberté nouvelle – une liberté
civile-, ce que Rousseau démontre dans le chapitre VIII du livre I du Contrat social. L’homme, devenu
citoyen, se trouve soumis à l‘universalité de la loi qui permet d’affranchir les individus de toute
inégalité socialement instituée, de toute sujétion personnelle. En sorte que seule l’égalité est à même de
garantir la liberté : là où quelqu’un domine, il y a inégalité, celui qui est dominé étant privé de sa
liberté. Il faut donc, pour qu’il n’y ait pas d’aliénation de la liberté, supprimer tout rapport d’extériorité
entre la loi et l’individu, sans quoi on retomberait dans l’écueil despotique, Pour qu’il y ait liberté, en
somme, il faut que je sois l’auteur de la loi à laquelle j’obéis. Se soumettre à une loi dont on est soimême l’auteur définit précisément l’autonomie. Cela signifie que c’est la même entité - le peuple - qui,
d’un côté, fait les lois, et qui, de l’autre côté, obéit aux lois qu’elle a édictées, en sorte que chacun, en
obéissant à tous, n’obéit pourtant qu’à lui-même.
*
Le problème était de savoir si l’on peut justifier la servitude volontaire par l’avantage que celui qui
vend sa liberté y trouve. La servitude repose-t-elle sur un contrat, c’est-à-dire sur un libre consentement
des parties ? Cela a-t-il un sens de parler d’esclavage consenti, de faire de la liberté un bien susceptible
d’être troqué contre un plat de lentilles, un quignon de pain ou, mieux, l’assurance d’être protégé ?
Rousseau réfute de façon convaincante, avec toute l’adresse rhétorique qu’on lui connaît, la tradition
qui pense le contrat social comme un pacte de soumission. Il dénonce le pseudo-contrat de servitude
théorisé par Hobbes et par tous ceux qui ont élaboré un supposé droit de la guerre. L’affirmation du
caractère inaliénable de la liberté, qui autorise Rousseau à démonter le sophisme qui sous-tend tous ces
discours, garde, au final, une fonction référentielle décisive, dont la fécondité démystificatrice demeure
d’actualité. L’idée que la liberté est l’essence de l’humanité, qu’elle constitue un fondement universel,
sert de référence incontestable dans l’analyse critique des pratiques politique quelles qu’elles soient.

Documents pareils