Le concept de technoscience chez B. Latour
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Le concept de technoscience chez B. Latour
Présentation (version nonpubliable et noncitable, à destination informelle) Selon le philosophe belge Gilbert Hottois, la technoscience est avant tout un concept philosophique, qui rappelle que notre rapport au réel est désormais techniquement, et non plus simplement symboliquement médié [Hottois, 1990]. Il devient ainsi impossible, dans la conception d’Hottois, de séparer science et technologie. A l’opposé de cette conception, les technosciences de Bruno Latour, première formulation sociologique du concept, sont « un paquet fabriqué par certains chercheurs pour résoudre des problèmes de priorité, de préséance, de responsabilité et d’étiquette, pour exclure le travail de ceux qui ne portent pas de blouse blanche et pour couronner quelques lauréats du prix Nobel » [Latour, 1989 :282]. Les deux conceptions sont exclusives, Latour voyant la perspective d’Hottois comme de la pure fiction, car les technosciences ne peuvent être que des phénomènes concrets. Il était donc intéressant de lire deux textes de ces deux penseurs pour avoir un bon panorama dans l’optique d’une tentative de définition de la technoscience. Personnellement, j’aime beaucoup cette définition d’Alfred Nordmann qui résume bien tout les enjeux liés à la technoscience : « Si le business de la science est la représentation théorique éternelle et immuable d’une nature donnée, et si le business de la technologies est de contrôler le monde, d’intervenir et de changer la course naturelle des événements, la technoscience est un hybride où la représentation théorique devient inextricablement lié avec l’intervention technique. [Nordmann, 2006 :2]. Les principaux enjeux du concept de technoscience sont ici bien soulignés: une représentation du monde et de la technique est nécessairement lié à toute tentative de définition de la technoscience, le meilleur exemple de cette idée étant, comme je le montrerais tout à l’heure, la conception latourienne de la technoscience (au singulier). Retenons toutefois la critique épistémologique valide et souvent faite au concept de technoscience: en assimilant science et technologie on perd la particularité de chacune, notamment au niveau de l’analyse pratique. L’opérationnalité scientifique et l’opérationnalité technique gardent pourtant leurs spécificités, tant pour les acteurs (cf la séparation ingénieurs / théoriciens par exemple), que pour l’institution (les laboratoires notamment) et les pratiques quotidiennes de tout un chacun (prévisions climatiques, utilisation d’appareil divers et variés). C’est pourquoi la valeur heuristique du concept de technoscience me semble particuliérement importante lorsqu’elle rend compte des différents modes de pensée, scientifique et technique, et inscrit les réflexions sociologiques dans cette dichotomie. 1] Définition de la technoscience Fusion entre science, organisation et industrie. Compromis moderniste : ce compromis qui a verrouillé dans des problèmes séparés des questions qui ne peuvent être résolues séparément et doivent être affrontés toutes en même temps ; question épistémologique : comment pouvons‐nous connaître le monde extérieur ?; question psychologique : comment un esprit peut‐il maintenir un lien avec un monde extérieur ; question politique : comment pouvons‐nous assurer l’ordre de la société ?; question morale : comment pouvons‐nous vivre une bonne vie ? – ce qui peut se résumer par : « en dehors », « en dedans », « en dessous » et « au‐dessus ». = pas de hiérarchisation de la connaissance. Collectif : contrairement à « société », qui est un artefact imposé par le Compromis moderniste, ce terme se rapporte aux associations d’humains et de non‐humains. Alors que la division entre nature et société occulte le processus politique par lequel le cosmos est rassemblé dans un tout où il soit possible de vivre, le mot « collectif » donne à ce processus une position centrale. Sa devise pourrait être « pas de réalité sans représentation ». = antériorité de l’action au niveau « cosmologique » ‐ Non‐humain : ce concept n’a de sens que si on établit une distinction entre la paire « humain/non‐humain » et la dichotomie sujet/objet. Un non‐humain représente la version pacifiée de l’objet. La paire humain/non‐humain n’est pas un moyen de surmonter la distinction sujet/objet mais bien un moyen de ne plus du tout s’en soucier. 2] Relecture historique S’appuyant sur les travaux de paléontologistes qui ont montrés que les premiers hominidés utilisaient des outils comme support de leurs interactions sociales, Latour voit les techniques comme ce qui a permis aux pré‐humains de développer des interactions sociales. A cet égard, il n’y a pas véritablement de différenciation entre sujet et objet puisqu’ils se sont construits simultanément. Il y a par contre une différence heuristique, descriptive, à établir entre humains et non‐humains tout en insistant bien sur l’idée qu’il n’y a pas entre eux de différence de valeurs. A partir de là, Latour construit son « petit mythe personnel », en opposition au compromis moderniste, se basant sur une généalogie des sens de la sociotechnique. Le point principal de son argumentation et que le mythe du progrès linéaire, qui verrait la société progressé vers un devenir meilleur avec le développement de la pensée scientifique, par la progression de la connaissance objective, est une construction sociale aux conséquences désastreuses. Pour lui, il s’agit bien plutôt de montrer que les relations entre humains et non‐humains, qui sont simple au départ se complexifie à travers l’élaboration de collectifs (association d’humains et de non‐humains), dont la résultante actuelle est la technoscience. Les problèmes environnementaux actuels symbolisent ainsi pour Latour la marque de notre inclusion actuelle des non‐humains dans des formes de débats politiques, avec par exemple le statut du trou dans la couche d’ozone par rapport auquel nous orientons un grand nombre de nos actions quotidiennes. 3] Les sens de la médiation technique « La vraie opposition n’est pas celle qui distingue les réalistes des relativistes, les sociologues des philosophes, mais celle qui distingue ceux qui voient dans les multiples enchevêtrements de la pratique de simples intermédiaires et ceux qui y voient des médiations. » Cette relecture historique vient appuyer les différents sens que donnent Latour de la médiation technique. Le premier est celui de la traduction, c’est à dire illustré par l’exemple de l’arme à feu : « Je pourrais donner une autre description de l’arme, du genre « ce que le lobby des armes à feu met entre les mains d’enfants innocents », la traduction faisant alors passer d’un objet à une institution ou à un groupe d’intérêts privés ; je pourrais également la décrire comme l’action d’une gâchette sur une cartouche par l’intermédiaire d’un ressort et d’un percuteur », la traduisant en une suite mécanique de causes et d’effets. Ces exemples de la symétrie qu’il y a entre actants nous obligent à abandonner la dichotomie sujet/objet, une distinction qui empêche toute compréhension des collectifs. Ce ne sont ni les armes, ni les gens qui tuent. La responsabilité d’une action doit être partagée entre les différents actants : c’est le premier sens du terme « médiation technique ». Le premier sens de la médiation technique est donc de traduire l’action en termes équitables, en sortant du paradigme dualiste. Le second sens est celui de la composition, où Latour explicite ce qu’il entend par action : « L’action n’est pas simplement une propriété des humains mais une propriété d’une association d’actants. La composition relève donc de la façon dont les agents interagissent. Celle‐ci n’est possible qu’ en dépassant la veille opposition entre sujet et objet, où, pour le dire comme Latour : « J’entends me situer avant que nous puissions clairement discriminer entre sujets et objets, objectifs et fonctions, forme et matière, avant que l’échange des propriétés et des compétences puisse être observé et interprété. C’est ce qui fait dire par exemple que ce n’est pas les airbus qui volent, mais bel et bien Air France, en situant le collectif avant la séparation artificielle entre sujet et objet. La composition explique donc l’agentivité latourienne comme une association de capacités d’agir que la médiation technique met à jour. Le troisième sens de la médiation technique est celui du pli du temps et de l’espace, où, pour le dire autrement, de la mise en boîte noir de l’action. C’est cette mise en boîte noire qui rend opaque l’évaluation de la médiation technique. Latour prend l’exemple du rétroprojecteur, que l’on peut considérer, lors d’une défaillance, d’un millier de point de vue différent, chacun renvoyant à un statut différent de l’actant. Cette complexité la tendance naturelle de la médiation technique à favoriser la mise en boîte noire des éléments, notamment généalogique, de l’opérateur technique. Le rétroprojecteur peut ainsi aussi vu dans sa seule dimension d’être là dans cette pièce, selon le schéma produit par l’ingénieur qu’il l’a imaginé, etc… C’est seulement en cas de défaillance que l’on se rend compte de tout ce qui est sous‐entendu dans la médiation technique (Schütz appellerait ça le stock de connaissance). « Les non‐humains échappent de deux manières différentes aux limitations de l’objectivité : ils ne sont ni des objets connus par un sujet ni des objets manipulés par un maître (ni bien sûr, des maîtres eux‐mêmes) ». Ils ne sont, pourrait‐on dire, que pure relation. Le quatrième et dernier sens de la médiation technique est celui de la délégation, dont l’objectif est d’établir le statut des non‐humains, qui ne sont ni des choses ni des signes. Latour prend l’exemple du ralentisseur, ou gendarme couché. Dans le cas du ralentisseur, les transformations impliquées par sa présence dans le campus d’une université par exemple vont au‐delà du simple amas de matière qu’il représente. Il existe ainsi un débrayage, qui fait qu’un gendarme couché, bien qu’assurant une fonction de contrôle, n’est pas un gendarme. Il y a également un déplacement spatial : la route du campus compte maintenant un nouvel actant, qui freine les véhicules (ou les endommage). Enfin le déplacement est temporel : le ralentisseur est là, nuit et jour. Latour affirme ainsi que « les techniques agissent comme des transformateurs de forme, faisant un policier d’une charge de béton frais, donnant à un gendarme la permanence et l’opiniâtreté de la pierre ». L’implication politique d’un tel constat est que le sens de l’action est à présent délégué, à travers la médiation technique, à ces acteurs. Ainsi, pour Latour « les humains n’existent plus par eux‐mêmes. La façon dont nous déléguons l’action à d’autres actants qui partagent aujourd’hui notre existence a été poussée si loin qu’un programme de lutte contre le fétichisme ne mènerait qu’à un monde inhumain, un monde perdu, fantasmatique, d’avant la médiation des artefacts (une sorte d’état de nature fictionnel). Finalement, Latour insiste sur l’idée que ces quatres sens de la médiation technique montre que c’est l’adjectif technique (comme dans geste technique) qui à du sens, bien plus que le substantif « la technique ». 4] Tout ça pour quoi ? Quelle synthèse au final de l’argumentation de Latour ? Son grand point fort, c’est qu’il fait passer un système basé avant tout sur des arguments de types descriptifs (l’arme à feu, le gendarme couché), pour proposer une théorie normative extrêmement contraignante, mais qui présente deux intérêts majeurs. D’abord celui de s’échapper de toute forme d’historicité qui n’est pas lié aux dévellopements des collectifs. Là où la nouvelle histoire voulue par les théoriciens comme Fernand Braudel à montré que l’histoire était plus qu’une simple succession d’événements, Latour propose une relecture basé sur les seules rapports entre humains et non‐humains réduisant la complexité sociale à ce seul trait (discussion). Le deuxième élément d’importance de sa théorie est la perspective de l’action qu’elle sous‐entend, et ses conséquences sur l’évaluation des technologies : « Au lieu de partir d’entités qui sont déjà des composantes du monde, l’anthropologie des sciences s’attache à la nature complexe et controversée de ce que c’est pour un acteur que d’advenir à l’existence. Le point clé est la définition de l’acteur à partir de la façon dont il se comporte – ses performances‐ lorsqu’il est soumis à des épreuves de laboratoire. Par la suite, on en déduit sa compétence, avant de l’incorporer à une institution. » C’est donc avant tout la considération du point de vue de l’actant/acteur qui détermine la place que celui‐ci acquière dans la société. Si l’on prend l’exemple des nanotubes de carbones par exemple, c’est donc leur implication en tant qu’actant dans l’institution du collectif qui doit déterminer notre mode d’appréciation vis‐à vis d’eux. Leur potentielle toxicité doit ainsi être considéré en parallèle de leurs atouts scientifiques (solidité, légèreté, etc..), selon le principe de symétrie souhaité par Latour. C’est donc cette balance (dont on ne sait qui est chargé d’établir la juste mesure) qui doit déterminer le statut des nanotubes des carbones. L’efficacité de ceux‐ci, en tant qu’actant, ne porte ainsi pas sur le choix fait par une société à un moment donné de leur utilisation, mais sur les capacités intrinsèques et potentiels disponibles au moment t de l’évaluation de sa capacité d’inscription au sein du collectif. En résumé, l’efficacité n’est mesurable que de manière relative, et à partir d’un point qu’il reste à définir, laissant de côté toute possibilité d’évaluation normative. De même, la conception Latourienne de la technique ignore superbement l’efficience que peut avoir une technique dans un contexte donné. Si l’on prend l’exemple des réseaux sociaux par exemple, le maillage des différents profils et des différentes identités auxquels ils renvoient n’a d’intérêt, pour Latour, que dans la mesure où il décrit notre appartenance de plus en plus importante à un collectif de plus en plus complexe. Est ce pour autant pertinent pour les individus d’appartenir à de tels réseaux ? Et si oui, dans quelle mesure ? Toutes ces questions se confrontent à un modèle où la subjectivité est ignorée, car résidu du compromis moderniste. Ainsi le mode d’évaluation pratique est‐il nul, où limité à une vague description, faisant du système de Latour, paradoxe intéressant, un système extrêmement peu opérationnelle d’un point de vue critique, alors même qu’il se revendique de façon exactement opposée. Si une technologie ne peut être évaluée ni selon son efficacité ni selon son efficience, alors comment utiliser la théorie Latourienne pour établir une critique de la technoscience ? On ne peut, selon moi, tout simplement pas, à moins de d’accepter l’entièreté de son système de pensée, de sa relecture historique à ses sens de la médiation technique, et de rejeter tout autre forme de référence que celle au collectif et à l’ensemble du nouveau vocabulaire crée par Latour. L’autoréférence est sans doute confortable, mais ce n’est pas autour d’elle que l’on peut construire une critique sociale cohérente.