Des mœurs sordides de l`édition

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Des mœurs sordides de l`édition
 Des moeurs sordides de l'édition
Au fond, c’est comme au restaurant. Vous dînez, tout est délicieux, le service impeccable, mais voilà qu’à la faveur d’un courant d’air, un petit coin de rideau se
soulève soudain sur la cuisine, vous coupant définitivement l’appétit. Un petit coin de rideau s’est soulevé sur le monde de l’édition ces derniers jours, exhibant ses cafards, ses poils dans la soupe et ses tâches de graillon.
La biographie de Patrick Poivre d’Arvor tout d‘abord. Pour
commémorer le cinquantième anniversaire de la mort d’Ernest Hemingway, les éditions Arthaud, filiale de Flammarion, avaient chargé PPDA de pondre une biographie qui devait sortir le 19 janvier. Tout était prêt chez l’éditeur, 20 000 exemplaires imprimés, le Tout-Paris inondé d’un
service de presse, le champagne au frais, le tiroir-caisse huilé. Las, début janvier, l’Express révèle, preuves à l’appui, que le
livre n’est qu’un immense plagiat de la biographie de Peter
Griffin, parue aux Etats-Unis en 1985 et traduite en France
quatre ans plus tard. L’info fait un buzz, la mécanique s’enraye, le livre est enterré. Réaction de l’éditeur : « Le texte imprimé, qui a été diffusé par erreur à la presse en décembre, était une version de travail provisoire. » Une version de travail tirée à 20 000 exemplaires. Comme c’est mignon. On dirait un enfant pris la main dans le pot de
confiture qui tenterait de faire croire à sa maman qu’il cherchait là son doudou.
Mais l’histoire devient un peu rigolote lorsque les éditions Arthaud se mettent à remercier l’Express de les avoir alertées sur ce petit dysfonctionnement (ça sent son sourire crispé), et s’excusent auprès de l’auteur d’avoir malencontreusement diffusé cette « version de
travail ». Un éditeur s’excusant auprès d’un auteur plagiaire qui les plombe de 20 000 exemplaires et les fait passer pour des guignols ? Tiens, tiens.
La vérité, c’est que PPDA n’a probablement jamais plagié qui que ce soit… tout en se
retrouvant dans l’impossibilité de se défendre. Car c’est évidemment un « nègre » qui a
fait le boulot à sa place, un nègre embauché et payé par Arthaud. Je me plais à imaginer un auteur talentueux et fauché, payé dix euros le feuillet pour fournir la matrice d’un livre
que le signataire n’aura qu’à relire et légèrement remanier, empochant gloire et argent. Il fait alors ce que je ferais, ce que l’on ferait tous ; il bâcle. Il prend une biographie épuisée, la recopie, change les adverbes de place, rend un travail de cochon et empoche son
aumône. Qui le lui reprocherait ? Certainement pas PPDA. Ni les éditions Arthaud.
Bien sûr, il existait une autre solution pour éviter ce ridicule : signer un contrat avec quelqu’un de sérieux qui aurait profité de l’opportunité du cinquantenaire de la mort d’Hemingway pour effectuer un vrai travail bibliographique et mettre à jour les connaissances que l’on a sur l’écrivain américain. D’ailleurs, ce nègre anonyme, si on l’avait laissé signer, va savoir s’il n’aurait pas écrit un beau livre ? Je vous le concède, les éditions Arthaud n’en auraient pas vendu 20 000 exemplaires.
(Des moeurs sordides de l'édition)
La deuxième histoire est un peu plus scabreuse. Elle concerne Michel Drucker. Celui-là, je l’avoue, m’a toujours un peu effrayé, vautré dans son canapé rouge avec ses airs mielleux et sa larme prête à couler. A se demander s’il n’a pas un oignon caché quelque part dont il se frotte discrètement les yeux. L’homme est une institution à lui tout seul, une sorte de girouette molle qui nous indiquerait les puissants du moment.
Certains le surnomment « Sujet-verbe-compliments ». C’est l’allié du pouvoir quel que soit le pouvoir, l’ami sans faille des présidents, l’animateur de shows caritatifs toujours du bon côté du manche. Attention, Drucker est un homme indéboulonnable, le genre de type dont il est absolument impossible de se débarrasser. Demain, la France vire musulmane, il se laisse pousser la barbe. Marine Le Pen est présidente, il explique l’œil humide que ses convictions d’honnête homme l’empêcheront toujours d’inviter un
responsable UMP sur son plateau télé. C’est le collaborateur éternel dans sa version épicerie fine. Ses convictions profondes sont nichés tout au fond de son porte-monnaie. Pour lui, la politique, c’est obtenir
un permis de construire en zone non-constructible et ça s’arrête là. C’est le parasite dans toute sa splendeur,
le coquin aux belles dents pour qui les institutions n’existent que dans l’unique but de le servir. La seule
manière de se passer de ses services serait de lui filer un coup de pelle derrière la nuque, mais l’époque n’envisage guère ce genre de solution, que de surcroit, personnellement, je réprouve absolument.
Bref, ce sympathique bonhomme a signé voici quelques années un contrat avec les éditions Albin Michel dans le but de « faire » un livre d’entretiens
avec Régis Debray. Le lecteur ayant un minimum de sens commun trouvera étrange et farfelue l’idée de faire interroger Debray par cet imbécile de Drucker. Erreur. L’idée est encore plus débile. C’est Debray
qui devait interroger Drucker. Mais oui. Dix grandes questions que l’on
imagine philosophiques auxquelles Drucker avait vraisemblablement des
choses passionnantes à répondre. La preuve, c’est qu’il a tout filé à rédiger à sa maîtresse du moment, l’écrivain camerounais Calixthe Belaya, moyennant une coquette somme.
Mais ce merveilleux livre, qui aurait probablement hissé la pensée française à des niveaux jamais atteints, n’a malheureusement pas été imprimé et Calixthe Belaya a attaqué Drucker en procès, lui réclamant son dû. Un premier procès l’a déboutée en juin 2009 mais la cour d’appel
vient d’obliger Drucker a lui verser 40 000 euros de dommages et intérêts, donnant du même coup à l’affaire une publicité dont l’animateur
dominical se serait bien passée.
Vous me direz, où est le problème dans tout cela ? Il ne s’agit que de libre commerce entre adultes
librement consentants. Le problème, c’est qu’il y a des tas de gens dans ce pays qui ont des choses à dire, de l’énergie à revendre, du talent à déployer, et qui sont à la porte des officines éditoriales derrière laquelle des épiciers qui se croient éditeurs sont occupés à des petites magouilles minables et démoralisatrices. Le problème, c’est que la corruption des mœurs a atteint le monde de l’édition qui ne pense plus qu’en terme
de coups fumeux et de marketing, et se comporte en vendeurs de yaourt. Le problème, c’est qu’Hemingway
vaut un peu mieux que ça, et Régis Debray également. Le problème enfin, c’est que nous, lecteurs, en avons
plus qu’assez de ces ordures cyniques qui salopent tout en toute impunité.
Julien Jauffret
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