Le texte littéraire maghrébin de langue francaise comme atelier de

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Le texte littéraire maghrébin de langue francaise comme atelier de
Le texte littéraire maghrébin de langue francaise
comme atelier de créativité
Isaac-Célestin TCHEHO
Université de Dschang (Cameroun)
La présente contribution est une synthèse d'une recherche de plus grande
envergure effectuée auparavant dans le cadre d'une thèse de doctorat à
l'Université Paris 13 sous la direction du Professeur Charles Bonn. Cette thèse
(soutenue en février 1999) est intitulée : Les Paradigmes de l'écriture dans dix
oeuvres romanesques maghrébines de langue française des années 70 et 80.
Les oeuvres et les auteurs dont il est question sont : La Prière de l'absent
(Tahar Ben Jelloun) ; L'Escargot entêté (Rachid Boudjedra) ; L'Icônaison
(Hédi Bouraoui) ; L'Exproprié (Tahar Djaout) ; Un Passager de l'Occident
(Nabile Farès) ; Une Vie, un rêve, un peuple, toujours errants (Mohammed
Khaïr-Eddine) ; Le Chemin des ordalies (Abdellatif Laâbi) ; Talismano
(Abdelwahab Meddeb) et Le Bruit dort (Mustapha Tlili).
D'un volume de 516 pages, ladite thèse, pour l'essentiel, est composée de
trois grandes parties subdivisées en huit chapitres, avec en annexe deux
interviews de Hédi Bouraoui et Tahar Djaout. Ces parties sont intitulées
respectivement "Les conditions d'approche de la littérature maghrébine de
langue française" ; "La dynamique d'ateliers de travail" et "Le double
dévoilement du pathologique".
Dans la première partie s'engage une discussion sur les conditions dans
lesquelles se produit la littérature maghrébine de langue française dans les
années 70 et 80 singulièrement : de l'intérieur et de l'extérieur du Maghreb,
l'existence même de la littérature est contestée par les uns, confirmée par les
autres. Celle de sa critique aussi. Les participants à ce débat ont des arguments
souvent pertinents, malgré des sorties qui parfois provoquent des malentendus
surprenants.
Il s'avère en réalité que l'on a affaire à une double crise dans ce champ : la
crise de la créativité littéraire et celle de sa réception. Une double crise
amplifiée par les difficultés liées au manque de supports de l'infrastructure
culturelle. Cette double crise prend encore la forme d'une polémique tout aussi
Littérature et oralité au Maghreb
animée sur la force d'inhospitalité ou le pouvoir d'hospitalité qu'il faudrait ou
non reconnaître à l'ensemble de la littérature maghrébine de langue française.
L'analyse met l'accent, en fin de compte, sur l'idée (soutenue par les textes
choisis) d'une littérature dont le pouvoir d'accueil de "tous les lecteurs
possibles" l'emporte sur les éléments exclusifs. La densité des notes
auctoriales, les emprunts génériques et linguistiques dans le commerce avec
l'Autre, la confusion voulue entre la fiction et le dictionnaire, sont retenues
comme des preuves convaincantes du désir des auteurs de dépasser les écueils
de "l'acceptabilité problématique" de certains lecteurs.
La voie se trouve ainsi balisée en vue de l'exploration de l'imaginaire des
écrivains maghrébins choisis, selon des procédés révélateurs de la
fonctionnalité de la critique immanente. En effet, autant cette première partie
embrasse le champ littéraire maghrébin et ses enjeux critiques dans la
globalité, autant la deuxième partie dissèque l'écriture elle-même, à travers
quatre chapitres.
Le premier chapitre clarifie d'abord le concept d'atelier de travail
emprunté à Khatibi, d'atelier d'écriture élaboré dans un autre contexte par
Anne Roche : espace de créativité par définition, "tel qu'il s'annonce et
s'énonce" dans les relais complexes entre le dictant, le scripteur, le premier
lecteur (du texte en cours de création) et tout lecteur intervenant après coup.
En l'absence d'un titre d'oeuvre aussi explicite que A Portrait of the artist
as a young man de James Joyce, le repérage des éléments sémiotiques de
l'atelier de créativité s'oriente vers les compartiments internes des textes, en
commençant par les exergues, et par rapport à des suggestions théoriques de
Genette. Cette observation soutenue permet de découvrir la récurrence du
regard fixé sur des lieux (microscopiques et macroscopiques) associés à la
créativité : le lieu d'habitation, le bureau, la prison, le souk, le ciel, les "isoloirs
sociaux", "la rue ou (l')ailleurs" (Khaïr-Eddine), tout "territoire magique"
(Meddeb) ou ordinaire, mais à l'exclusion de la mosquée dans la plupart des
cas, sont autant d'exemples dont fourmillent les oeuvres.
C'est cette évocation itérative des motifs spatiaux mis en rapport avec le
phénomène de la créativité artistique qui permet à l'analyste d'appliquer au
corpus constitué cette affirmation de Charles Bonn concluant une étude sur
l'oeuvre de Mohammed Dib : "Une écriture spatialisée se développe à
l'intérieur du texte". Autrement dit, écriture et spatialité sont ici des notions de
créativité qui s'enrichissent mutuellement. Il ne s'agit guère d'une spatialité
informe ou indéterminée, mais avant tout de celle qui est en liaison directe
avec l'activité créatrice, avec des pratiques intenses de la production artistique.
Il se trouve, en effet, que le plus souvent, les actants mis en scène sont des
artistes en devenir ou déjà confirmés. Il y en a presqu'autant "in absentia"
qu'"in presentia". Aussi le deuxième chapitre de l'analyse est-il intitulé
"Présence massive d'artistes cités et de créateurs actifs" : les oeuvres
s'imposent comme des galeries au sein desquelles se bousculent des artistes
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Zineb Ali-Benali
extrêmement dynamiques. Ceux-ci s'interpellent les uns les autres sur leurs
activités créatrices. Les voix des uns sont des échos de celles des autres. Même
leurs silences, puisque, dans les (en)jeux, les chassés-croisés qui les
concernent, les renvois sont autant directs qu'indirects, les regardants sont
regardés, chacun s'obligeant à en rendre compte à haute voix ou en sourdine.
Les instances narratologiques impliquées sont souvent liées par des "contratsblancs" (Khatibi), c'est-à-dire des promesses de création d'oeuvres achevées ou
inachevées.
Le chapitre 3 s'intitule : "Le contrat blanc ou la récurrence des projets
d'écriture". Il est consacré à l'étude typologique des projets. Six formes sont
répertoriées (le projet entamé ; le projet de création par procuration ; le projet
euphorique ; le projet allégorique ; le projet égaré ; le projet mort-né).
L'analyse des motivations de leurs auteurs est également entreprise, ainsi que
celle des modalités de leur réalisation éventuelle.
Motivés par les défis idéologiques, mus par le désir de satisfaction du moi
artistique ou la recherche de l'harmonie entre le moi individuel et le moi
collectif soumis à rude épreuve, les instances narratologiques ont à coeur de
mettre au point, au besoin en requérant le secours d'autres pratiquants de l'art,
des systèmes appropriés de gestion de leurs projets ou d'application des clauses
des contrats blancs. Il apparaît que le contrat blanc et le contrat d'intertextualité
ne font qu'un le plus souvent. L'écriture a pour enjeux la participation de
chaque écrivain à une expérience de frottement de sa cervelle à celle d'autrui :
créer c'est être l'hôte des autres ; c'est faire de ceux-ci ses propres hôtes.
D'où l'intérêt accordé au phénomène de la "position de lecture" (Khatibi).
Dans son effectivité textuelle, ledit phénomène se mue en position de
lecture/écriture, plus exactement : l'écrivant (se) lit toujours par-dessus
l'épaule.
L'analyse arrive ainsi à démonter le mécanisme du mimotexte, du
palimpseste (particulièrement illustré par l'oeuvre de Mustapha Tlili dont la
géné(a)logie conduit vers celle de Saint-John Perse. "Presque tout (y) est
atelier de travail où l'écrivain cherche à réaliser sa promesse", comme l'écrit
Khatibi à l'observation de l'oeuvre de Meddeb.
Le contrat blanc s'assimile aussi à un contrat (de) critique. Ceci est mis en
évidence dans le chapitre 4 intitulé : "Axes croisés de création et de réflexion
théorique". Sont ainsi analysés tour à tour les éléments conceptuels de
l'inspiration expliqués par les instances textuelles elles-mêmes dans le cours de
la diégèse ; l'itération des modules paragrammatiques notamment dans les
titres et les dédicaces, les champs lexicaux, les instruments pronominaux
d'identification de certains personnages ; la gestion de l'appareil de ponctuation
par le biais de la paralipse et de la paralepse (Genette), de la déponctuation
(Dessons).
Toujours dans ce chapitre, les considérations sur l'importance de l'effet de
théorie montrent que selon la vision récurrente des auteurs, l'oeuvre littéraire
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Littérature et oralité au Maghreb
est désormais plus qu'elle-même. Elle est à la fois création au recto et essai au
verso, tour à tour intraversion et extraversion, intra-textualité et intertextualité : elle est un métatexte, tant ses axes créatifs et théoriques sont
entrecroisés. Donnée complexe s'il en est, elle défie toute nomination
unidimensionnelle : elle est irréductible, "intraitable" (Khatibi).
Les auteurs en ont pleinement conscience. D'un bout à l'autre de leurs
univers, ils font tenir des propos significatifs sur la désignation problématique,
le classement générique aléatoire des oeuvres produites. Celles-ci se situent
dans les zones-limites, même lorsqu'elles sont encore en cours de création.
Pour s'en rapprocher, les instances narratologiques, les auteurs euxmêmes, se dotent de pouvoirs exceptionnels. Ils proclament leur démesure et, à
la manière d'un Rimbaud ou d'un Mallarmé (cités dans la diégèse), ils se
réservent la meilleure place dans le processus téléologique illustré par les
propos blasphématoires (selon les orthodoxes) du héros de L'Exproprié ("Je
suis Dieu") et ceux du personnage central de L'Escargot entêté ("La démesure
m'envahit"). Idéalement, l'écrivain est le "Suprême Voyant" ; il exploite à
volonté les défauts et les vertus attachés à ce statut démiurgique autoproclamé.
Toutefois, rien n'est donné d'office. Comme le prouvent les complexités
de l'écriture, l'esprit créateur est très souvent surexposé aux secousses dont
l'épicentre est localisable simultanément à l'intérieur et à l'extérieur des actants.
Un personnage créateur de Farès n'a-t-il pas nommé sa machine à écrire
"Ouragan" ? L'auto-divinisation ci-dessus analysée n'est donc pas donnée
comme la solution finale : elle n'est que l'une des possibilités de
rapprochement de l'un des horizons d'attente dont l'écriture esquisse les
contours avec plus ou moins de précision.
Dans beaucoup de cas, l'attrait des adjuvants est irrésistible. Nombre de
contractants intra-diégétiques ont recours assez allègrement aux lectures
tonifiantes, aux excitants dionysiaques, à diverses formes de conditionnement
spatial et temporel.
C'est tout cela qui autorise à dire qu'il y a dans le corpus analysé l'ivresse
de l'écriture et l'écriture de l'ivresse. Ce dernier mot ne signifiant guère ici
dérive, mais plutôt surcharge, hyper-sensibilité dont les codes n'échappent pas
du tout aux actants, encore moins aux auteurs, leurs créateurs. Ceux-ci, de
concert, font de cette question "As-tu assez réfléchi à (la) condition du mot ?"
(Un Passager de l'Occident) la formule emblématique qu'ils imposent aux
personnages et, sans nul doute, à eux-mêmes.
Leur vue est la suivante : un artiste est de piètre qualité s'il ne peut
maîtriser ce genre de questionnement ainsi que les réponses théoriques et
méthodologiques adéquates ; et surtout, s'il ne peut en faire la démonstration
dans sa propre pratique textuelle.
La mise à contribution des facultés cognitives et des ressources de
l'intuition constitue le fondement de cet art poétique. La littérature est bien un
atelier de travail parceque les textes sont des lieux de ressourcement de "l'âme
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Zineb Ali-Benali
(...) dans l'esprit d'une haute mémoire" (La Prière de l'absent) et d'intense
stimulation de l'aptitude à inventer, expérimenter, expliquer, commenter des
lois de composition.
Que pourrait-on voir au-delà de cette passion de l'écriture confirmée par
tant de paradigmes ? De tels auteurs, ont soutenu certains critiques, "écrivent
leurs romans, au style recherché et même alambiqué pour quelques professeurs
qui loueront leurs performances" ; ils voudraient "se donner en spectacle, (...)
sans plus de conscience que le seul exercice d'une écriture qui dévore celui-làmême qui écrit".
Opportunément, la troisième partie tente de replacer la lecture de ces
oeuvres dans une perspective positive. En fait, ici, l'arrêt sur les procédés de
dévoilement d'une condition humaine menacée de toutes parts par de violentes
forces de pulvérisation permet tant soit peu de soutenir qu'il faudrait relire ces
écrivains dans une perspective de réhabilitation.
Car il est indéniable que les paradigmes de leur écriture, d'abord
formellement considérés, expriment en très grande partie un vécu sombre.
Qu'il s'agisse des titres, des incipits, des excipits, des inserts para-littéraires,
des configurations spatiales ou des motifs actantiels, tout semble afficher (à
l'intention de ceux qui peuvent rompre avec les lectures périphériques) des
informations capitales sur le caractère tératologique de la société de référence :
la société du texte est l'ombre de celle-ci, et les aspérités de l'écriture assurent
la liaison de spécularité entre les deux. D'ailleurs, bien des énoncés titulaires
l'annoncent d'entrée de jeu.
C'est sans aucun doute pour ces raisons que la conclusion souligne l'idée
d'après laquelle ces auteurs, très attentifs aux stratégies d'élaboraion de leurs
textes, iconoclastes par vocation et par formation, proposent, en fin de compte,
des passerelles d'une nouvelle poétique des relations ainsi que d'une nouvelle
poétique de la créativité et de l'analyse dans le champ littéraire maghrébin.
Celui-ci ne se voulant pas exclusif, mais participant avec d'autres lieux du réel
et/ou de l'imaginaire à la recherche de nouvelles modalités de conception de
l'universalité.
Une méthodologie paraît particulièrement apte à favoriser cette lecture.
Elle s'élabore en fonction des insuffisances inhérentes à toutes les méthodes
critiques éprouvées, qu'il s'agisse de celles préférées par Khatibi, Bouraoui,
Boudjedra, Genette, Barthes, Todorov ou de celles du Groupe d'Entrevernes –
pour nous en tenir à quelques noms des modernistes seulement –. Elle est
essentiellement éclectique. Elle tire ses ressources d'un déconstructionnisme
comparatiste soutenu aussi par la prudence méthodologique recommandée par
ailleurs par Françoise Lorcerie et François Moreau.
Il aurait d'ailleurs été inexplicable qu'un discours sur les passerelles
scripturaires de l'intertextuel refuse par principe l'éclectisme critique. En tout
état de cause, les approches monographiques sont soigneusement évitées. Par
conséquent, les textes sont traités "dans le flux d'une réflexion (globale) qui les
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Littérature et oralité au Maghreb
associe entre eux autour d'une même problématique", celle de l'écriture donc
qui s'impose par sa polysémie et son exhubérance, sa violence tantôt crûment
rendue, tantôt métaphorisée à outrance à travers les modèles d'oblitération du
nom propre, les motifs d'animalisation, de réification...
En évitant pareillement le thématisme, il se dégage de l'ensemble du
travail une pluralité de perspectives qui demandent à être développées dans des
recherches ultérieures.
Par exemple, dans le prolongement de la réflexion ainsi amorcée, il y aura
lieu d'envisager l'élargissement du corpus de manière à inclure beaucoup plus
d'oeuvres et d'auteurs de la veille de l'an 2000. L'on pensera à cette occasion
aux auteurs beurs, aux auteurs féminins. L'on rendra ainsi justice en quelque
sorte à Abdelhak Serhane, Rachid Mimouni, Assia Djebar, Nina Bouraoui,
Leila Sebbar, entre autres.
L'ajout de plusieurs auteurs négro-africains permettra sans aucun doute de
disposer d'un corpus africain dense susceptible de stimuler des comparaisons
intra-africaines dont nous ne pouvons que préjuger de la richesse, vu les
expériences auxquelles se consacrent, au Sud du Sahara, les Sony Labou
Tansi, Henri Lopès, Calixthe Beyala, Ahmadou Kourouma, Yodi Karone...
Il faudrait envisager, enfin, l'inclusion d'oeuvres et d'auteurs francophones
plus globalement parlant. L'on aura ainsi comme matière première, du reste
très stimulante dans sa diversité, un macro-corpus des aires francophones.
Aires dont Pierre Soubias a relevé à juste titre, dans sa note de présentation de
Littérature francophone (1997), ouvrage publié sous la direction de Charles
Bonn et Xavier Garnier, qu'elles "ne sont plus conçues comme des entités
littéraires fermées, relevant de leur seule histoire et de leur identité, mais
comme les pôles d'un vaste champ où les interactions et les similitudes
d'évolution (de création aussi) ne manquent pas".
C'est effectivement là l'une des pierres angulaires de la créativité chez les
auteurs maghrébins lus. Leurs astuces scripturaires concourent à nous faire
voir les risques de désintégration de l'humanité vingt à trente ans avant la fin
du vingtième siècle. On ne l'aura pas oublié : l'une des principales motivations
des auteurs de projets de création littéraire est le défi idéologique !
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