Au-delà de l`engagement - Tracés. Revue de Sciences humaines

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Au-delà de l`engagement - Tracés. Revue de Sciences humaines
Au-delà de l’engagement :
la transfiguration du politique par la fiction
Dans un article de L’Observateur du 27 novembre 1952, Roland Barthes écrit :
Nous en saurons (...) davantage et sur la littérature, et sur la gauche, le jour où
nous expliquerons pourquoi un écrivain peut être de gauche autrement qu’en le
disant. 1
Par cette simple phrase, il pointe du doigt la tradition française de la littérature
engagée, illustrée principalement par les écrits théoriques et les œuvres littéraires de
Jean‑Paul Sartre, et durement critiquée par les structuralistes. Dans ce contexte, la
notion d’engagement est effectivement liée à des prises de positions politiques de
certains écrivains, qui se reflètent dans leurs œuvres. Néanmoins, et c’est heureux,
l’engagement littéraire ne se limite pas à Jean-Paul Sartre, et la notion peut être prise
dans une acception plus large. Benoît Denis par exemple, dans Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, distingue la « littérature engagée » (de l’affaire Dreyfus à nos
jours) de la « littérature d’engagement » (tout ce qui précède, incluant des auteurs
comme Pascal, Voltaire…). Il justifie cette distinction à la fois chronologique et qualitative en disant que « toute œuvre littéraire est à quelque degré engagée, au sens où
elle propose une certaine vision du monde et qu’elle donne forme et sens au réel » 2 ;
par conséquent, l’engagement comme outil d’analyse risque vite de devenir flou, une
simple étiquette que l’on peut appliquer à n’importe quel type de texte. La littérature
engagée quant à elle, est un mouvement littéraire spécifique qui naît en France au
xxe siècle (Benoît Denis distingue la période de l’entre deux guerres, période de
débats et de mises au point, de l’après seconde guerre mondiale, le « moment dogmatique » 3) et est théorisé, notamment par Jean-Paul Sartre, qui relie étroitement
ses positions concernant la littérature à une conception plus générale de la condition
humaine, caractérisée par une absolue liberté, donc une absolue responsabilité.
Mais l’engagement, si riche ce concept soit-il, suffit-il à rendre compte de la
complexité des rapports entre fiction et politique ? Car c’est bien de cela dont il s’agit,
si l’on entend s’intéresser aux œuvres produites, et pas uniquement aux opinions
. Roland Barthes, œuvres Complètes, t. 2, Paris, Seuil, 1993, p. 162.
. Benoît Denis, Littérature et engagement ; de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, 2000, p. 10.
. Ibid., p. 25.
Revue Tracés n° 11 – 2006 / 1 – p. 85-96
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exprimées par leurs auteurs. Il convient tout d’abord de cerner la problématique
­spécifique de l’engagement littéraire, qui ne se confond pas avec l’engagement politique. À cet égard, « J’accuse », souvent présenté comme le point de départ d’un
engagement assumé de la part d’un écrivain, relève davantage du second, dans la
mesure où Zola exprime son opinion, non pas à travers ses travaux d’écrivain, mais
par un autre medium. Par ailleurs, les tenants d’une littérature engagée considèrent
souvent comme naturel le rapport entre fiction et politique : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde, et que nul ne s’en puisse
dire innocent. » 4 Or cette « fonction de l’écrivain », si chère à Sartre, et présupposée
par l’engagement, pose elle-même problème. Il n’y a souvent qu’un pas, ou quelques
phrases, de la politique à l’idéologie, du roman engagé au roman à thèse. Il faut se
garder néanmoins d’une approche axiologique dans le domaine littéraire, d’autant
plus que celui-ci y est plus facilement sujet que d’autres domaines de recherche. Deux
attitudes extrêmes consistent, d’une part à disqualifier entièrement les œuvres engagées, à cause de leur rapport au politique, de l’autre à leur attribuer au contraire une
valeur intrinsèque du fait même de ce lien. Or, le jeu de la fiction, qui fait circuler le
sens, le déplace, le subvertit même, est plus complexe. Ce qu’il importe de montrer
n’est pas en effet si le politique est « bon » ou « mauvais » pour la fiction, mais dans
quelle mesure une certaine forme de politique est indissolublement liée à la forme
littéraire, et ce que cette forme lui apporte.
L’engagement apparaît donc comme une notion insuffisante ; tout comme la
littérature n’est pas un reflet de la réalité, elle ne saurait être la simple expression
d’opinions politiques. Plutôt que de partir de la position de l’écrivain, peut-être
vaudrait-il mieux prendre comme point de départ l’œuvre de fiction elle-même, pour
voir en quoi elle transfigure (terme choisi à dessein et dont nous rendrons compte) le
politique, autrement dit ce qu’elle apporte de singulier à son traitement.
Si l’engagement ne suffit pas, où, et comment, trouver de nouveaux outils
d’analyse nous permettant de comprendre le rapport entre fiction et politique ? Les
Français, après tout, n’ont pas le monopole des œuvres « engagées », mêmes s’ils sont
les seuls à les avoir théorisées de la sorte. On peut se demander alors s’il ne serait
pas intéressant, par exemple, de traverser l’Atlantique ; la littérature « politique »
est très présente aux états-Unis, tout particulièrement chez les écrivains des années
1930, qui ont vu l’émergence du parti communiste américain et se sont situés,
pour beaucoup, par rapport à cette organisation. Comment leurs œuvres ont-elles
été théorisées, ­peuvent-elles nous mettre sur la voie d’une nouvelle approche, qui
. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1985, p. 29-30.
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Au-delà de l’engagement : la transfiguration du politique par la fiction
permettrait d’avoir un regard critique sur l’engagement tel qu’il a été conçu et commenté en France ?
La fortune critique de la notion d’engagement, qui dépasse largement le cadre
restreint des œuvres de Sartre, nécessite une mise en perspective et une définition
préalables. Le « J’accuse », publié par émile Zola dans L’Aurore du 13 janvier 1898, est
souvent désigné comme le premier acte d’un « intellectuel engagé », ce moment où :
« un agent, utilisant et mettant en jeu le prestige et la compétence acquis dans
un domaine d’activité spécifique et limité (littérature, philosophie, sciences, etc.)
s’autorise de cette compétence qu’on lui reconnaît pour produire des avis à caractère
général et intervenir dans le débat sociopolitique. » 5
Cependant, il nous semble important de faire une distinction entre l’engagement de
Zola dans « J’accuse » et celui de Sartre par exemple, dans Les chemins de la liberté.
Dans un cas, un écrivain renommé sort de sa fonction, et s’autorise une prise de
position, une action politique, sur une question précise, en l’occurrence une affaire
judiciaire. L’engagement est ici un « sortir de soi », une excentricité garantie par (dont
le gage est) la notoriété de la personne qui se l’autorise. En ce qui concerne Sartre, et
plus généralement les œuvres dites de « littérature engagée », l’engagement est interne
à l’œuvre, il est central à la démarche même de l’écrivain. L’engagement a donc un
statut ambigu, car il peut concerner un écrivain sans pour autant s’appliquer, pour
parler en termes bourdieusiens, au champ littéraire en tant que tel. Nous préférons
pour cette raison n’appliquer le terme d’engagement littéraire qu’à la pratique textuelle en elle-même, aux œuvres de fiction faisant montre, d’une manière ou d’une
autre, de préoccupations politiques. Dans le cadre de cette approche,
« l’engagement implique [...] une réflexion de l’écrivain sur les rapports qu’entretient la littérature avec le politique (et la société en général) et sur les moyens spécifiques dont il dispose pour inscrire le politique dans son œuvre. » 6
Cette centralité accordée à l’engagement par les écrivains qui s’en réclament pose
cependant un certain nombre de problèmes. En effet, le rapport entre fiction et
politique ne va pas de soi, et l’on a souvent dénoncé la médiocrité de certaines œuvres
cataloguées comme engagées, et dont le message semblait être transmis au détriment
de la qualité littéraire.
Les écrivains dits « engagés » sont donc guettés par l’écueil de l’idéologie.
L’idéologie fait-elle alors disparaître le politique, et faut-il juger que les œuvres
engagées sont définitivement vouées aux gémonies de la littérature ? Il serait trop
. Benoît Denis, op. cit., p. 21.
. Ibid., p. 12.
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s­ chématique de ne voir dans l’idéologie qu’une perversion du politique, un dernier
stade de la littérature engagée, où le gage de bonne foi force à mettre en gage, comme
on met au clou, tout ce qui fait la singularité de la fiction.
La question de l’idéologie est extrêmement complexe, et nous nous contenterons
ici de la définir en fonction de nos besoins. Althusser, cité par Fredric Jameson dans
The Political Unconscious, dit de l’idéologie qu’elle est une structure de représentation.
Jameson transpose cette analyse dans un contexte littéraire ; la structure de représentation se manifeste alors par un système de représentation mis en place par l’auteur
(caractérisation des personnages, ressorts de l’intrigue, focalisation…), produit en
fonction de certaines normes. Il montre que, si l’on dépasse l’horizon purement
textuel, on voit le texte s’inscrire dans une matrice discursive qu’il nomme idéologie,
manifestée dans le texte par des idéologèmes 7. L’idéologème, en soi, est employé par
Jameson dans une perspective bien particulière, visant à prouver que la perspective
marxiste est nécessaire à la compréhension des textes littéraires. Il s’agit donc d’une
approche plus culturelle (au sens des cultural studies) de la littérature, à laquelle nous
préférons celle de Philippe Hamon, moins dogmatique et plus littéraire. Philippe
Hamon définit ainsi, dans Texte et Idéologie, l’« effet-idéologie » :
« [...] ne pas tant étudier l’idéologie “du” texte (“dans” le texte, dans ses “rapports”
avec le texte, que l’ “effet-idéologie” du texte comme effet-affect inscrit dans le texte
et construit / déconstruit par lui, ce qui correspond à un recentrement de la problématique en termes textuels, et au maintien d’une certaine priorité (qui n’est pas
primauté) au point de vue textuel. » 8
On voit bien ici la différence entre les deux approches. Alors que Jameson considère
(dans les passages mentionnés) le texte littéraire comme étant « en rapport » avec une
matrice discursive englobante, qui lui serait extérieure, ou qui serait enfouie en lui,
Philippe Hamon parle d’« effet-affect », quelque chose qui se jouerait dans le texte
lui-même, et ne nécessiterait aucun apport extérieur, aucune structure surplombante. Les analyses de Jameson et de Hamon, bien que différentes, nous semblent
intéressantes en ce qu’elles s’attellent à la question de l’idéologie telle qu’elle se joue
sur le plan littéraire. L’idéologie est en rapport étroit avec la contrainte, qu’elle soit
consciente ou non, et le texte littéraire y est, dans une certaine mesure, ­soumis ;
­l’effet-idéologie est produit entre autre par la construction et la mise en scène stylistique d’appareils normatifs textuels incorporés à l’énoncé. En effet, Philippe Hamon
insiste sur le fait qu’il n’appartient pas au lecteur de découvrir le sens caché du texte
. Fredric Jameson, The Political Unconscious; Narrative As a Socially Symbolic Act, Ithaca, Cornell
University Press, 1981.
. Philippe Hamon, Texte et Idéologie, Paris, PUF, 1997, p. 9.
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Au-delà de l’engagement : la transfiguration du politique par la fiction
ou les intentions secrètes de l’auteur, autrement dit que l’idéologie n’est pas à rechercher dans une absence ou une ellipse, mais se loge dans des foyers normatifs qui
peuvent être mis en évidence par l’analyse. Ces foyers normatifs peuvent renvoyer à
un personnage – la figure du héros est particulièrement féconde à cet égard (qu’il soit
le personnage focalisateur, comme dans La chute, ou le personnage le plus focalisé,
Gatsby dans Gatsby le magnifique) – et, plus généralement, l’effet-idéologie passe
par ce que le critique nomme un « discours d’escorte » 9, qui évalue le savoir-faire,
savoir-dire, savoir-vivre des différents personnages en référence à des normes précises,
et peut indifféremment être assumé par un narrateur comme par un personnage de
l’énoncé. Citons deux exemples donnés par Philippe Hamon, le premier montrant
un jugement porté sur le savoir-dire, le second sur le savoir-faire :
« M. Homais parlait arome, ozmazôme, suc et gélatine d’une façon à éblouir »
(extrait de Madame Bovary, nous soulignons). 10
« Il s’appliqua aux marquottages. [...] Avec quel soin il ajustait les deux libers » (extrait
de Bouvard et Pécuchet, nous soulignons). 11
Les passages soulignés correspondent au discours d’escorte, dont on voit bien qu’il
tisse une sorte de toile de valeurs autours des différents personnages, de leurs actions
et de leurs discours.
La contrainte idéologique se manifeste donc par un système de représentation
dans le texte de fiction, voire par une forme toute entière qui peut contraindre la
lecture, mais on se rend bien compte que ses manifestations sont diverses, et ne se
limitent pas à la littérature engagée, ou même à la littérature d’engagement. Qu’en
est-il alors du politique, par rapport à cette idéologie tentaculaire qui se glisse dans
chaque anfractuosité de la fiction ? Il convient tout d’abord, à titre de préambule, de
distinguer le politique de la politique (qui ne sera pas ici notre objet). Cette dernière
peut être définie comme la vie politique, régie par des institutions, par un système
d’élections et de partis qui maintient la structure de la société. Le politique est plus
complexe, dans la mesure où il n’est pas directement lié à un cadre institutionnel,
mais davantage à la vie en communauté (sans pour autant se confondre avec le
social). Nous en resterons donc à une définition, certes partielle mais néanmoins
claire, qui fait du politique « l’espace entre les hommes » 12, où s’exerce leur liberté.
Le politique devient alors l’art du vivre ensemble, et, s’il vise à l’établissement de
certaines règles, il ne les prend pas pour acquises.
. Philippe Hamon, op. cit., p. 25.
1 0.Ibid., p. 25.
11.Ibid., p. 26.
12.Sylvie Courtine-Denamy, préface à Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, p. 13.
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Hannah Arendt, dans Qu’est-ce que la politique ?, ne s’attache pas précisément au
rapport entre fiction et politique, mais certaines de ces remarques peuvent nous aider
à conceptualiser ce rapport. Elle insiste en effet sur l’espace de liberté représenté par
le politique, qui s’oppose alors radicalement à l’idéologie, étant décrit comme relation au sein d’un espace intermédiaire dénué de contraintes. Elle affirme également
que cet espace de liberté repose sur la faculté de juger, et est mis à mal lorsque les
préjugés, appartenant initialement au domaine social (ils aident à se construire des
représentations), s’étendent au champ politique, remplaçant les jugements proprement dits. On se trouve alors dans une situation où le discours devient impossible,
puisque, les préjugés ne reposant sur aucune expérience, ils prennent le pas sur toute
parole libre s’appuyant sur cette même expérience. Certains auteurs, à travers leurs
œuvres, aspirent à rétablir cet espace sans contraintes qui permet à la faculté de juger
de s’exercer pleinement. Estimant que cette dernière a déserté le monde politique (les
institutions, les principes au nom desquels elles sont dirigées), ils créent un univers
où la relation politique serait à nouveau possible, ce qui ne peut se faire que dans
l’espace libre de la fiction. « Le sens de la politique est la liberté. » 13 C’est justement
parce que, dans le monde politique tel qu’ils en font l’expérience, cette affirmation
ne va plus de soi, qu’ils aspirent à un univers où elle retrouverait toute sa validité.
Arendt écrit plus loin que :
« Le miracle de la liberté consiste dans ce pouvoir-commencer, lequel à son tour
consiste dans le fait que chaque homme, dans la mesure où par sa naissance il est
arrivé dans un monde qui lui préexistait et qui perdurera après lui, est en lui-même
un nouveau commencement. » 14
Or, au sein de la communauté humaine, les romanciers possèdent cette capacité
miraculeuse (Arendt ne prend pas le miracle au sens religieux, mais comme un événement inattendu dans le cadre d’événements calculables), de pouvoir créer plusieurs
nouveaux commencements, autant d’espaces de liberté qu’ils écrivent de livres.
Au fur et à mesure que l’on se rapproche des textes, que l’on essaye de comprendre les rapports complexes qui unissent l’idéologie et le politique à la fiction,
on s’éloigne dans une certaine mesure de l’engagement qui, trop étroitement lié à la
prise de position des auteurs, ne résiste pas à l’analyse poussée des textes eux-mêmes.
Idéologie et politique sont indissolublement mêlés dans les œuvres de fiction, et il
est impossible de catégoriser certaines œuvres comme strictement idéologiques ou
militantes, alors que d’autres seraient uniquement politiques.
13.Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, p. 65.
1 4.Ibid., p. 71.
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Au-delà de l’engagement : la transfiguration du politique par la fiction
Il s’agit donc à présent de voir si l’on peut trouver d’autres outils d’analyse que
l’engagement pour rendre compte des rapports entre fiction et politique. La critique française, à cet égard, est souvent trop marquée par la thématique de l’engagement pour s’en détacher autrement que par une remise en question radicale, opérée
notamment par les structuralistes. Aux états-Unis en revanche, si l’engagement a
effectivement influencé toute une génération de chercheurs, il n’est cependant pas
une référence universelle, et l’on assiste en ce moment à une réélaboration de la
réflexion sur le politique en littérature qui prend ses distances par rapport à l’pproche
marxisante prônée notamment par les cultural studies (en particulier à travers les écrits
d’Allan Wald). En d’autres termes, il ne s’agit plus de réfléchir à partir des affiliations
de tel ou tel écrivain au parti communiste ou à d’autres organisations de gauche,
mais de se demander, à l’aune des textes, s’il n’existe pas certaines caractéristiques
communes aux œuvres dites « protestataires ». John Stauffer, actuellement professeur
à Harvard, travaille sur la question de la littérature protestataire (protest literature) et
élabore trois critères pour en tracer les contours :
« La littérature protestataire emploie trois stratégies rhétoriques dans sa quête pour
convertir le public. Les deux premières sont l’empathie et la volonté de choquer.
L’empathie est au cœur de toute réforme humanitaire, et la littérature protestataire
encourage ses lecteurs à participer aux émotions des victimes, à “sentir leur douleur”.
La volonté de choquer outrage, agite, et fait naître le désir de guérir la société de
ses maux. La troisième caractéristique de la littérature protestataire est l’ “action
symbolique”, pour emprunter un terme à Kenneth Burke. L’action symbolique
implique une indétermination du sens, une riche ambiguïté, une ouverture du texte
qui dépasse les intentions de l’auteur. Elle invite le lecteur au dialogue, au débat et
à l’interprétation. Elle pointe du doigt la différence entre ce qu’un auteur montre
et ce qu’il laisse voir. Elle empêche la littérature protestataire de devenir publicité, propagande, dont le but est strictement téléologique. Les publicités envoient
un message clair, cherchent à convertir leur public, et sont dépourvues de l’émerveillement qui caractérise l’expérience esthétique. L’action symbolique produit des
symboles ouverts, donne au texte subtilité et nuances, et fait naître chez le lecteur
l’émerveillement et une crainte mêlée d’admiration. » 15
15.Stauffer John, préface au recueil de textes Protest Literature, ed. Zoe Trodd, Cambridge, John
Harvard Press, à paraître en septembre 2006. « Protest literature employs three rhetorical strategies
in the quest to convert audiences. The first two are empathy and shock value. Empathy is central to
all humanitarian reform, and protest literature encourages its readers to participate in the feelings of
the victims, to “feel their pain.” Shock value inspires outrage, agitation, and a desire to correct social
ills. The third characteristic of protest literature is “symbolic action,” to borrow a term from Kenneth
Burke. Symbolic action implies indeterminacy of meaning, rich ambiguity, and open-endedness
in the text, which goes beyond the author’s intent. It invites dialogue, debate, and interpretation
among readers. It points to a distinction between what an author displays and what he betrays.
It prevents protest literature from becoming an advertisement, or propaganda, whose purpose is
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Sa caractérisation recouvre aussi bien des œuvres contestataires « classiques »
(par exemple les romans dUpton Sinclair ou de John Dos Passos) que d’autres,
moins attendues dans ce contexte (La case de l’oncle Tom, par exemple). Ses critères
relativement vastes lui permettent d’embrasser un vaste champ littéraire qu’il qualifie
de « protestataire ». Cette théorie est encore en cours d’élaboration, mais elle peut
peut-être permettre de briser le mur qui sépare, dans la critique traditionnelle, les
œuvres « de gauche » des autres. En effet, l’emploi de la sympathie, du pouvoir de
choquer, n’est pas réservé aux auteurs strictement « politiques ». Cette catégorisation
tend en fait à montrer qu’il y aurait une certaine forme de politique, indissociable
de la fiction, forme qui, nous l’admettons, gagnerait à être définie de façon plus
précise. L’approche de John Stauffer a cependant le mérite de déplacer les catégories
auxquelles nous a habitués la critique française, trop lourdement marquée peut-être
par les théories de l’engagement.
L’exemple de John Dos Passos nous semble intéressant dans le contexte d’une
analyse de l’engagement et de la littérature protestataire. Cet auteur appartient au
canon de la littérature américaine de gauche, et il a en outre fortement influencé
Sartre, aussi bien par ses prises de position (il a défendu avec acharnement Sacco
et Vanzetti à la fin des années 1920) que par son style (la trilogie USA, caractérisée
par des narrations simultanées, a largement inspiré Les chemins de la liberté). Sartre
lui a du reste consacré un article, dans lequel il écrit que Dos Passos est « le meilleur
romancier de notre époque ». Il est nécessaire de procéder à une brève description de
la trilogie USA, afin de mieux comprendre en quoi fiction et politique s’articulent
dans cette œuvre. Les trois romans qui la composent (Le 42e Parallèle, 1919, La Grosse
Galette) sont construits selon le même schéma. Dans chacun d’entre eux, l’auteur fait
alterner quatre modes de narration différents : les « Actualités », qui se présentent
sous forme d’extraits d’articles de journaux et de chansons populaires, comme une
sorte de toile de fond historique, rappelant des événements, majeurs ou banals, de
l’histoire américaine et de l’histoire mondiale de 1900 à 1929 ; les segments intitulés
« Œil Caméra », où le narrateur, employant la technique du flux de conscience,
rend compte de son parcours personnel ; les biographies, sortes de poèmes en prose
retraçant la vie de personnalités marquantes de l’époque ; enfin les passages narratifs,
ayant pour titre le nom des personnages dont ils racontent l’histoire, et dont le narrateur est pratiquement absent. Cette structure lourde contraint la lecture, fonctionne
comme un cadre au sein duquel le narrateur choisit d’assembler les matériaux qu’il a
strictly teleological. Advertisements send a clear message, seek to convert their audiences, and typically lack the sense of wonder that is part of an aesthetic experience. Symbolic action produces openended symbols, giving the text subtlety and nuance, encouraging a sense of wonder and awe in the
reader. »
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Au-delà de l’engagement : la transfiguration du politique par la fiction
sélectionnés. En ce sens, l’effet-idéologie semble gouverner toute l’œuvre, l’exemple
extrême étant le cas où les plusieurs modes de narration s’allient coïncidant en un
foyer normatif voulu par le narrateur : l’exemple le plus marquant se situe à la fin du
troisième tome de la trilogie, La grosse galette, qui traite de l’affaire Sacco et Vanzetti.
Le passage narratif suit le personnage de Mary French à Boston, où elle participe aux
manifestations de soutien à la veille de l’exécution des deux Italiens, et se termine
par l’Internationale, chantée par les manifestants dans la voiture de police qui les
emmène au commissariat. Vient ensuite le segment « Actualités », qui comporte
un extrait de la lettre écrite par Sacco à son fils Dante. Dans l’« Œil-Caméra », le
narrateur se livre à une dénonciation virulente de la division de l’Amérique en deux
nations, celle des oppresseurs et celle des opprimés, et cite, à l’appui de ses dires, les
célèbres paroles de Vanzetti :
« Si ce n’avait été pour toutes ces choses, j’aurais peut-être passé ma vie à m’adresser
aux coins des rues à des hommes pleins de mépris. J’aurais pu mourir inconnu,
ignoré, un raté. Ceci est notre carrière et notre triomphe. Au cours de toute une
existence peut-on espérer jamais accomplir une telle œuvre au profit de la tolérance,
de la justice, de la compréhension de l’homme par l’homme que celle que nous
accomplissons par accident. » 16
Les différents modes convergent ainsi vers une dénonciation de la condamnation de
Sacco et Vanzetti, et du système judiciaire et politique américain dans son ensemble.
Même si le narrateur n’intervient pas directement dans la narration ni dans les actualités, les documents qu’il choisit de citer donnent à voir sa position.
Néanmoins, la technique du montage (Dos Passos a été très influencé par le
cinéma de l’époque, et notamment par les œuvres de Sergei Eisenstein) laisse une
certaine marge de manœuvre au lecteur, lui permettant de réorganiser les informations qui lui sont fournies. Il faut alors voir si, et en quoi, la fiction déborde les
cadres narratifs mis en place selon une logique d’endiguement, visant à unifier la
représentation. Nous nous contenterons ici de prendre un exemple précis, celui
du rythme dans les fragments intitulés « Œil Caméra ». Certains de ces passages
sont caractérisés par un rythme presque rhapsodique, débordant le cadre strictement narratif qui leur est assigné. Le terme de « rhapsodie » est ici particulièrement
­adéquat, puisqu’il combine l’idée de montage (à l’origine, la rhapsodie est une suite
de morceaux épiques, puis deviendra un ouvrage composé d’emprunts) à celle de
verve, d’intensité langagière et musicale (la rhapsodie vient à désigner au xixe siècle
un genre musical caractérisé par sa flamboyance). Prenons comme exemple « Œil
Caméra 46 », dans La grosse galette :
16.John Dos Passos, La grosse galette, in USA, Paris, Gallimard, 2002, p. 1150.
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« arpente les rues et arpente les rues en interrogeant les enseignes de Coca-Cola
les réclames de Lucky Strike les étiquettes dans les vitrines les bribes de conversation surprises en passant les fragments de journaux déchirés les manchettes
d’hier émergeant des boîtes à ordures
pour trouver une série de chiffres une formule pour agir une adresse dont tu ne te
souviens pas bien dont tu as oublié le numéro de la rue peut-être à Brooklyn un
train qui part pour quelque part la sirène d’un vapeur qui te vrille les oreilles une
offre d’emploi tracée à la craie à la porte d’une agence
agir gaire il y a autre chose à faire dans la vie qu’arpenter désespérément les rues
dépêche-toi le perdant agis… fais. » 17
L’apparence de la structure est respectée : il y a un titre, des paragraphes, une progression tout au long du passage (le personnage finit par faire un discours, puis
retourne à son errance dans les rues). Cependant, le rythme de l’écriture, l’absence de
ponctuation et de majuscules, créent un texte particulier, ouvert à l’interprétation (le
lecteur peut couper les phrases où bon lui semble, c’est à lui de déterminer la respiration), des images qui se suivent et s’entrechoquent, tels les différents morceaux d’un
kaléidoscope. On trouve chez Dos Passos un mélange entre le principe mécanique
et le principe de vie, à l’œuvre dans tous ses romans, et qui peut-être leur donne leur
force singulière, car ils parviennent à dépasser les cadres narratifs qu’ils s’imposent,
notamment par le style, le rythme et la composition.
L’exemple de John Dos Passos est donc éclairant lorsque l’on analyse les rapports
entre fiction et politique. à travers l’analyse de ses textes, on voit bien qu’idéologie
et politique se combinent plutôt qu’ils ne s’excluent, et que des voix alternatives
peuvent se faire jour malgré une structure omniprésente. L’emploi de documents
authentiques, la multiplicité des modes de narration, déjouent dans une certaine
mesure la concentration normative de certains passages. L’intervention de Sacco
et Vanzetti dans le texte lui-même, le rythme débordant des passages de l’« Œil
Caméra » éludent toute interprétation univoque (on peut noter par exemple que
toutes les biographies d’hommes de gauche incluses dans la trilogie se terminent
par des échecs). L’engagement ne suffit par conséquent pas à rendre compte d’un
texte aussi riche et aussi polyphonique que la trilogie USA. Par ailleurs, la littérature
protestataire, si elle offre un chapeau pratique pour regrouper un certain nombre
d’œuvres, n’aide pas à les analyser dans leur singularité. Nous proposons donc un
autre outil, pour analyser les œuvres de Dos Passos (mais qui pourrait être étendu à
d’autres auteurs), que nous avons décidé de nommer la transfiguration du politique
par la fiction. Le choix de ce terme fortement connoté n’est pas anodin. En effet, si
l’on reprend précisément l’épisode de la transfiguration de Jésus sur le Mont Thabor,
17.Ibid., p. 883-884.
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Au-delà de l’engagement : la transfiguration du politique par la fiction
dans l’évangile selon Saint Luc, on remarque que cette transfiguration s’opère en
deux temps : la prière en premier lieu, moment de joie et d’émotion pour les apôtres,
puis l’intervention divine, qui fait naître la peur et conclut la révélation. Ces étapes
correspondent à un double mouvement : d’une part la révélation lumineuse, de
l’autre la nuée et le secret. Cette double dimension de la transfiguration reflète toute
l’ambiguïté du statut de Jésus, à la fois dieu et homme. La transfiguration se fait dans
un premier temps de l’intérieur, par la prière, puis par l’intervention divine.
Pour en revenir à notre raisonnement, on voit donc que l’imposition d’un sens,
d’une révélation venue d’en haut n’exclut pas l’émergence de voix singulières. Les
deux niveaux d’analyse sont complémentaires et non exclusifs, et le terme de transfiguration permet de les regrouper, ce que ne fait pas l’engagement, trop axé sur la
volonté de l’auteur. Il est donc possible d’aller au-delà de l’engagement, en partant
des textes eux-mêmes, y compris de textes qui à première vue ne rentrent pas dans la
catégorie des « œuvres engagées », pour voir en quoi une certaine forme de politique
se fait jour à travers la fiction. La distinction entre idéologie et politique, préalable
nécessaire à toute étude de cette question, montre que les deux sont toujours associés dans le mouvement du texte. Aucune œuvre n’est totalement débarrassée du
« discours d’escorte », mais parfois cette escorte s’égare, et laisse du champ au convoi
principal.
Le fait de s’interroger sur les autres théorisations du rapport entre fiction et
politique permet de revenir avec un regard critique sur la perspective française et
de voir en quoi, si l’engagement est précieux pour rendre compte d’une certaine
époque, il montre vite ses limites. La transfiguration du politique par la fiction est
un essai de réponse, le début d’une réflexion qui doit se déployer sur ce terrain miné,
toujours sujet aux prises de positions extrêmes, qu’est le politique quand il fraye
avec la ­littérature. Retour à Roland Barthes, qui exprime bien cette interrogation
nécessaire :
« C’est donc ici que notre enquête doit commencer, dans ce moment où les écrivains [...], définis et rassemblés par les opinions qu’ils professent, les mots d’ordre
qu’ils défendent, les manifestes qu’ils signent, les congrès auxquels ils assistent et les
revues dans lesquelles ils publient, s’effacent pourtant devant leur œuvre, imposent le
silence à leur personne et laissent apparaître derrière eux la littérature dans sa solitude et son énigme, debout sous le regard véritable de l’Histoire. » 18
Alice Béja
(ENS LSH)
[email protected]
18.Cité par Benoît Denis, op. cit., p. 7.
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Revue Tracés n° 11 – 2006 / 1
Bibliographie
Arendt H., Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995.
Barthes R., Œuvres Complètes, t. 2, Paris, Seuil, 1993.
Denis B., Littérature et engagement ; de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, 2000.
Dos Passos J., La grosse galette, in USA, Paris, Gallimard, 2002.
Hamon Ph., Texte et Idéologie, Paris, PUF, 1997.
Jameson F., The Political Unconscious; Narrative As a Socially Symbolic Act, Ithaca,
Cornell University Press, 1981.
Sartre J.-P., Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1985.
Stauffer J., préface au recueil de textes Protest Literature, ed. Zoe Trodd, Cambridge,
John Harvard Press, à paraître fin 2006.
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