Jacques Roubaud : un « enfant perdu » d`Aragon

Transcription

Jacques Roubaud : un « enfant perdu » d`Aragon
Jacques Roubaud : un « enfant perdu »
d’Aragon
Jean-François PUFF, Université Paris III
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Si l’on se place, en imagination, du point de vue d’un
hypothétique grand public lettré, on peut d’emblée se
demander ce qui autorise le rapprochement de deux poètes
aussi différents qu’Aragon et Jacques Roubaud. Que peuvent
avoir de commun en effet, d’une part le grand poète
s’inscrivant dans la tradition de la lyrique amoureuse, le fou
d’Elsa, le poète engagé – résistant, communiste – qu’est
Aragon, et le poète formaliste, voire calculateur, l’oulipien
joueur, se situant résolument en marge de l’engagement
politique, qu’est censé être Roubaud ? Tels sont les mirages
d’une réception superficielles – car, s’il s’agit réellement de
faire se croiser les œuvres de ces deux poètes, on rencontrera
bien vite nombre de points de convergence : Aragon poète s’est
lui aussi passionné pour des questions formelles, et l’œuvre de
Roubaud s’inscrit très clairement dans une tradition de lyrique
amoureuse ; encore faut-il avoir lu un poème tel que « Trente et
un au cube » pour le savoir. Chez les deux poètes, le rapport à
la tradition poétique s’avère fondamental : cela est vrai
d’Aragon dès la période surréaliste, et le sera d’autant plus à
partir du Crève-cœur ; cela est évidemment vrai de Roubaud
qui vise à déployer du nouveau en poésie sans s’inscrire dans la
stratégie avant-gardiste de la négation.
Mais enfin, ce rapport, au point de généralité où nous en
sommes, ne suffirait pas à légitimer un rapprochement ; il faut
qu’il y ait eu autre chose, dont les spécialistes des deux poètes
sont avertis : c’est qu’il y a eu rencontre entre les deux
hommes, c’est que l’œuvre poétique de Roubaud à son début
s’inscrit dans le champ délimité par l’influence d’Aragon, c’est_______________________________________________________________________________
RECHERCHES CROISÉES ARAGON / ELSA TRIOLET, N° Spécial, 2008.
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Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet N° Spécial
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à-dire par son magistère intellectuel et par son pouvoir
éditorial. Il nous faudra donc d’abord mettre en évidence ce qui
relève de l’histoire littéraire, d’un point de vue étroitement
factuel, avant de montrer ce qui se trame en arrière plan de
l’influence puis de la mésentente et de la rupture, qui recouvre
plus essentiellement des questions de poétique, à la fois en ce
qui concerne une conception formelle, autour de la question du
vers, de la rime et de la forme du sonnet, ainsi qu’un mode
spécifique de rapport à la tradition, plus particulièrement à la
tradition lyrique médiévale. On aboutira ainsi au constat que
certains points d’identité peuvent être générateurs des
différences les plus radicales. Mais venons-en d’abord à la
petite histoire…
Dans l’immédiat après-guerre, le père de Jacques Roubaud,
normalien, agrégé de philosophie, résistant et membre du Parti
communiste, devient membre, au titre du Mouvement de
libération nationale, de l’Assemblée constitutive provisoire
instituée par le général de Gaulle : toute la famille Roubaud
quitte Carcassonne pour venir s’établir à Paris. C’est là que le
jeune Roubaud, qui s’est reconnu poète dès l’enfance, va
découvrir le surréalisme, puis s’inscrire au Parti communiste ;
et, dans cette période de la toute fin des années quarante, se
mettre à lire, en même temps que la poésie dite « de la
résistance », l’hebdomadaire Les Lettres françaises. Roubaud
raconte dans Poésie :1 l’apparition dans ce journal d’une
rubrique dirigée par Elsa Triolet intitulée La poésie des
inconnus, sa tentation d’envoyer ses propres productions, les
premiers refus, puis les premières publications, qui vont
s’échelonner de 1951 à 1965. Publication dans Les Lettres
françaises, donc, dans Europe, soit deux revues placées sous la
direction d’Aragon et financées par le Parti Communiste
Français,
mais
aussi
– consécration
suprême –
dans
L’Humanité. Roubaud devient au début des années 50 membre
du Groupe des Jeunes Poètes fondé par Elsa Triolet, dont les
réunions ont lieu au Comité National des Écrivains, et publie en
1952 son premier recueil Voyage du soir dans la collection des
Cahiers Pierre Seghers, poète et éditeur dont le nom reste
étroitement attaché à celui d’Aragon et plus généralement à la
poésie de la résistance.
1. Jacques Roubaud, Poésie :, Seuil, 2000.
Jean-François Puff
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« Je vivais là ; là seulement. La vraie vie. »1. C’est ainsi que
Roubaud évoque ce qu’il éprouve lors des séances du Groupe
des Jeunes Poètes, dans les locaux du Comité National des
Écrivains, dans les années cinquante ; chance extraordinaire
que de se retrouver, sous l’aile protectrice d’Aragon et d’Elsa,
en un lieu fréquenté par des poètes tels Eluard ou Tzara. Cet
enthousiasme légitime – celui d’un jeune poète à qui l’on
reconnaît une place – tout cela, procède d’Aragon ; et ce
dernier ne monnaye pas ses éloges envers la poésie de ceux
qu’il défend – dont Jacques Roubaud :
C’est un fait qu’avec le vers traditionnel moderne
débarrassé des entraves vieillies, un chant a repris
ampleur, que je marquerai ici avec Juliette Darle, qui fut
du groupe de 1950, et voici que celui que l’on peut
considérer comme le benjamin, Jacques Roubaud, fait
déjà figure d’enfant perdu, déjà devant lui on peut se
demander s’il sera le Limbour d’une génération ou le
Nerval…2
En laissant de côté l’expression – que nous choisissons de
considérer comme prémonitoire – « d’enfant perdu », il est
difficile de ne pas être frappé par l’ouverture d’Aragon à la
jeunesse poétique, et par sa générosité. On considérera ce que
le poète nous dit de l’abondante correspondance qu’il reçoit :
« Je ne peux y faire face, je dois l’avouer. Depuis janvier, j’ai
répondu à une centaine de poètes : une goutte d’eau dans cette
mer ! […] Il faut vous dire que je n’écris pas trois mots :
souvent c’est comme un article sur la poésie, fait exprès pour
mon correspondant3. » Roubaud va continuer à publier dans
Les Lettres française, dans Europe, et au moins une fois dans
L’Humanité, jusqu’en 1965 ; et pourtant dans cette période il
opère, souterrainement, une première rupture avec Aragon et
avec la poésie engagée : si Roubaud lycéen, comme ses
camarades de l’époque, demeure absolument pénétré de la
certitude d’avoir raison dans son engagement politique, très
1. Ibid., p. 340.
2. L. Aragon, « La jeune poésie française : où vas-tu poésie ? », Les Lettres
françaises, n° 628, 12-18 juillet 1956.
3. L. Aragon, Journal d’une poésie nationale, Lyon, Les écrivains réunis,
Henneuse, 1954, p. 87.
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vite il se rend compte de son « incapacité » à être un poète
communiste ; c’est au fond qu’il ne croit pas à l’efficacité
pratique d’une telle poésie. La condamnation que Roubaud
mène de la poésie engagée s’opère dès lors en deux temps :
soit la poésie engagée a un auditoire, auquel cas elle le
rencontre sur le fond de ce qui n’est pas poésie en elle (et c’est
selon Roubaud le cas de la poésie de la résistance) ; soit elle
n’en a pas, auquel cas elle révèle sa double incapacité, d’être
poésie d’une part et d’être efficace politiquement d’autre part.
C’est dans cette perspective que Roubaud relate dans Poésie :
une lecture à la fête de l'Humanité ; les voix des poètes se
perdent dans le bruit, la foule indifférente. Tout cela,
finalement, est vain : loin d’être en avant, la poésie ne rythme
pas même l’action.
La meilleure chose à faire pour donner une idée de la poésie
que Roubaud compose dans ces années-là est d’en donner un
exemple, soit un poème de Voyage du soir évoquant les années
d’occupation et la nouvelle des victoires de l’Armée Rouge ;
c’est un poème qui pourra surprendre ceux qui connaissent peu
ou prou l’œuvre ultérieure :
Un lilas de printemps couché dans le ruisseau
Une voix venue de Moscou dans le soir
Par-dessus les brouillards, les brouillages, les craintes
Les maisons éventrées de L'Ukraine
Une voix
Un tract dans notre boîte aux lettres
Et les premières fraises de l'année
Nous donnèrent notre part de bonheur pour un jour.
Il figure dans ce poème à peu près tout ce que Roubaud va
rejeter par la suite, c’est-à-dire un certain relâchement du point
de vue formel, ce poème mêlant les vers comptés (sous la forme
de ce que Roubaud appelle après Valérie Beaudouin1 le
« métro-mètre ») et le vers libre, relâchement qui est censé
aller de pair avec le thème engagé du poème, dans la mesure
où dans une poésie de ce type, c’est précisément l’engagement
qui importe, avec ce que cela suppose de passion et d’élan,
1. Valérie Beaudouin, Mètre et rythme du vers classique. Corneille et
Racine, Champion, coll. Lettres numériques, 2002.
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ennemis du travail formel.
Le rejet de l’œuvre ainsi que de la personne d’Aragon se
sont d’abord cristallisés autour de cette question de la poésie
engagée. Cette première rupture cependant reste relativement
superficielle : on ne saurait réduire la poésie et la poétique
d’Aragon au champ de la poésie engagée, d’autant plus qu’il
évolue considérablement sur ce point au cours des années 50.
Mais surtout elle reste souterraine : à partir de 1961, Roubaud
prend secrètement la décision qui représente le véritable
tournant de son œuvre poétique, celle de composer uniquement
dans la forme du sonnet ; or c’est Aragon encore qu’il
sollicitera pour publier quelques sonnets avant la complétion
de Î, le poète cédant au désir de faire connaître son travail et
faisant ainsi entorse à sa décision de silence. Aragon fait un
choix parmi les textes que lui présente Roubaud, et les publie
en 1964 dans Les Lettres françaises, accompagnés d’une
présentation élogieuse :
J’ai choisi seize sonnets sur quatre-vingt dix de
Jacques Roubaud, « (mes) faux sonnets », dit-il, auxquels
il adjoint, se référant à Gerard Manley Hopkins, ce qu’il
appelle des « sonnets courts », et même des « sonnets
interrompus ». Peut-être jamais la forme séculaire du
sonnet n’aura servi à une entreprise aussi insolite.
J. Roubaud qui fut du groupe des jeunes poètes, réuni, il
y a 15 ans par Elsa Triolet, sort d’un silence qui
ressemble à sa poésie (La Nuit où est-ce ?) pour une
entreprise qu’on ne pourra désormais négliger, si l’on
veut comprendre ce qui se passe aux années 60 dans le
langage français.1
Remarquons d’ailleurs que quatre des seize sonnets choisis
par Aragon ne seront pas repris dans Î. À leur lecture, on ne
peut qu’approuver Roubaud, qui a éliminé ceux de ces textes
qui manifestent un lyrisme encore un peu facile, aragonien sans
le génie d’Aragon dans son propre langage. Celui-ci, par
exemple :
1. « Qu’est-ce que la poésie en 1964 ? », poèmes présentés par Aragon, Les
Lettres françaises, n° 1024, 9-15 avril 1964.
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Tu m’as oublié de tes yeux oui de tes yeux
Tu m’as oublié oui de ta voix rouge et rauque
Tu m’as oublié de tes noirs de ton vert glauque
Comme une fumée sous la capsule des cieux
Tu m’as oublié de tes bras de tes cheveux
Comme un pièce de monnaie, oui, comme un mot
Comme des herbes à la paupière de l’eau
Tu m’as oublié dans la déroute des jeux
Mon amour le soleil pose la première ombre
Je la regarderai qui parcourra le mur
Blanc lisse où s’élèvera l’averse d’air pâle
Et je l’étendrai sur ma tête qui a mal
Baigneur endormi de la lumière murmure
Tu m’as oublié de ta chaude bouche sombre1
Le 14 décembre de l’année suivante, au théâtre Récamier,
est organisée une lecture publique qui a été en quelque sorte
reconstituée par Pierre Lartigue dans son livre Un soir,
Aragon…, soirée où le poète « présente […] ceux qui lui
semblent appartenir à l’avenir de la poésie2. » Roubaud
participe à l’événement. L’un des sonnets publiés dans Les
Lettres françaises – celui-là précisément que nous venons de
citer – est à cette occasion repris dans L’Humanité du 9
décembre 1965, précédé de cet article d’Aragon :
Vous me l’avez pardonné, mon petit papier d’hier ?
Tant pis, si pas. Mais, au moins aujourd’hui, j’ai la
chance de pouvoir, sans faire de mosaïque, citer ce
poète-ci, mon jeune ami, Jacques Roubaud. Jeune, enfin !
pour moi qui, depuis quinze ans, depuis le jour où Elsa
m’a tiré par la manche, disant : « Lis celui-là…c’est un
poète… » Elle a toujours raison. Il y a quinze ans, c’était
1. Ibid., p. 67. Un tel sonnet a au moins pour mérite de rendre manifeste
qu’il existe une transition, qui conduit de Voyage du soir à Î : on retrouve ici le
ton lyrique caractéristique de Voyage du soir, mais dans la forme sonnet de Î.
Dans le récit rétrospectif de Poésie : en effet, le poète met en avant avec force
la rupture qui conduit au livre de 1967.
2. P. Lartigue, Un soir, Aragon…, Les Belles Lettres, 1995.
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un enfant encore, mon Roubaud.
Depuis trente mois, il n’a fait que des sonnets.
Brusquement. Et vous savez, c’est un mathématicien. Il y
a dans le sonnet, qui n’est pas nécessairement le sonnet
classique, Mallarmé ou Sully Prudhomme, un côté
solution, équation résolue, élégance de l’esprit. Mais pas
seulement. L’Italie, l’Amérique, l’Allemagne, l’Angleterre
et la France n’entendent pas mêmement le mot sonnet.
Les gens sans cervelle tiennent le sonnet pour une forme
fixe. Il faudrait voir.
Je vous donnerai donc ici le premier des sonnets qui
vont sonner le MARDI 14 DECEMBRE au théâtre
Récamier, dans cette soirée où je vous convie. Parce
qu’on y sent l’homme, l’être vivant. Et que j’aime les vers
d’amour, si superbement que cela puisse faire ricaner
ceux qui savent mieux. Ceci n’est pas un article sur le
sonnet, ni même sur Jacques Roubaud . Mais un chapeau
à un sonnet, avec quoi je salue très bas le poète.1
Une fois encore on ne peut qu’être frappé de l’ouverture
d’esprit et de la générosité dans l’éloge. Les poèmes reçus sont
une première fois publiés après une lecture attentive (s’il y a
réellement eu choix), et accompagnés d’une présentation. Puis,
c’est une nouvelle publication, un nouveau commentaire
élogieux, une lecture… Cela, venant de la part d’un poète
désormais consacré, ne pouvait semble-t-il qu’engager à la
reconnaissance… et pourtant.
Et pourtant il est impossible de ne pas remarquer (à la
lecture, entre autres, de Poésie :) l’extrême sévérité de
Roubaud à l’égard de l’œuvre, aussi bien poétique que
théorique, de son ancien maître, ainsi qu’à l’égard de l’homme
lui-même : « Pour être aragonien strictement, politiquement
comme prosodiquement, sans sombrer dans le ridicule, ou du
moins se contenter de la position sans avenir de petit épigone
[…] il fallait une sérieuse tranquillité intérieure et un
optimisme personnel à toute épreuve2. » L’influence, jugée
désastreuse, d’Aragon sur l’œuvre que le poète compose avant
1961, ainsi d’ailleurs que le mode de réception des sonnets de
1. Cité dans Un soir, Aragon…, p. 66.
2. Jacques Roubaud, Poésie :, Seuil, 2000, p. 354.
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1964 (qu’Aragon aurait désavoués en privé), justifie
partiellement ce regard : la puissance d’attraction des raisons
(politiques, prosodiques) d’Aragon fait de lui un maître dont on
ne peut se détacher qu’avec violence ; et, dans ce genre
d’histoire, c’est finalement d’une part de soi-même qu’il faut se
détacher.
Pour expliquer plus en détail les raisons de ce rejet sans
complaisance et pour lever l’accusation d’ingratitude, on
pourrait dans un premier temps se pencher sur des
considérations relatives aux personnes. C’est ainsi qu’Aragon
nous est présenté comme un père inconstant, un père à
l’intempérante consommation de fils :
Dans le cas précis qui m’occupe, être fils adoptif
d’Aragon était proprement une catastrophe. Car Aragon
changeait facilement de fils, et souvent ; il jouait les uns
contre les autres, et caetera. […] Chaque fois, à chaque
changement, un fils soudain délaissé, sinon déshérité,
restait sur le trottoir, à la pluie. Et floc1
On comprend que Roubaud n’ait pas voulu jouer à ce jeu-là
et soit de son propre chef devenu l’ « enfant perdu ».
Cependant il n’entre pas dans nos intentions, selon l’expression
consacrée, de sonder les reins et les cœurs, et de scruter plus
avant les torts et les raisons d’une animosité personnelle (« ce
qu’il y a de terrible dans ce monde, c’est que tout le monde a
ses raisons », dit Octave dans La Règle du jeu de Renoir) ; on
ne rentrera pas dans des interprétations sans fin de la stratégie
littéraire de ces deux poètes (car à la politique de l’un répond
nécessairement la politique de l’autre), on ne pèsera pas le
sens et la valeur d’appréciations telles, toujours à propos des
sonnets publiés en 1964 :
Cela ne m’a pas empêché d’envoyer, quand je me suis
laissé aller à cette faiblesse de chercher un embryon de
reconnaissance avant d’avoir terminé ma tâche, certains
de mes sonnets à Aragon qui, étant un “politique” avisé,
passant sur l’écart qu’ils montraient par rapport à son
intention (à la fois politiquement (par absence) et
1. Ibid., p. 359.
Jean-François Puff
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formellement (par quelques particularités dont je
parlerai) (il les qualifia d’ “impossibles”), en publia
quelques-uns dans Les Lettres françaises […]1
Il nous faut au contraire nous situer sur le terrain de la
théorie et de l’écriture poétique, en lui-même suffisamment
conflictuel : terrain où tout se détermine, présent en filigrane
dans la citation qui précède. Ce qui est jugé en effet, c’est la
prétention d’Aragon de faire retour à la tradition, au vers
compté-rimé, mais surtout, ce faisant, sa prétention à innover
– soit, et cela est d’une importance fondamentale, ce que
Roubaud a voulu lui-même accomplir, ce qu’il a finalement
accompli.
Que nous dit Aragon en effet, dès ce texte important qu’est
« La rime en 1940 », qui sera repris dans Le Crève-cœur ? Qu’il
faut se détacher de la « poésie logorrhéique » des surréalistes
(Roubaud reprendra l’expression), certes, mais aussi qu’il faut
réintroduire de la liberté dans le vers, pour le mettre au
diapason d’un « monde nouveau ». Cela doit avoir lieu de deux
manières, qui sont liées l’une à l’autre : il faut faire entrer en
poésie les mots du monde moderne, et il doit nécessairement
en résulter un renouvellement de la rime ; dès lors « la liberté
dont le nom fut usurpé par le vers libre reprend aujourd’hui ses
droits, non dans le laisser-aller, mais dans le travail de
l’invention2. » Aragon expose l’innovation apportée par
Apollinaire à la rime, et il en propose un approfondissement ;
c’est la pratique de ce qu’il appelle la « rime enjambée », qui
« se décompose à cheval sur la fin du vers et le début du
suivant3 » :
Les hommes restent là stupides et caressent
Toulouse PTT Daventry Bucarest4
Ainsi se redéploie le champ des rimes : « Ce morcellement
de la rime enjambée ouvre une des possibilités de la rime
moderne, varie le sens et le jeu de la rime, le lexique des rimes,
elle rend impossible le déconcertant dictionnaire si comique
1.
2.
p. 67.
3.
4.
Jacques Roubaud, Poésie :, Seuil, 2000, p. 164.
L. Aragon, « La rime en 1940 », Le Crève-cœur, Poésie / Gallimard,
Ibid., p. 68.
Ibid., « Petite suite sans fil », p. 19. Nous soulignons.
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qu’on trouve encore dans les boîtes des quais1. » Roubaud
connaît bien évidemment ce texte, et ne se laisse pas
impressionner par cette libération de « l’ancien jeu des
rimes » :
La poésie d’Aragon, au moins depuis Le Crève-cœur
(et au moins jusqu’à la mort de Staline), était redevenue
d’apparence traditionnelle (il comptait et rimait ; en fait
de tradition il suivait, en innovant bien moins qu’il ne le
croyait et prétendait, plutôt celle, fort récente au regard
de toute l’histoire du vers qui commence vers 1150,
d’Apollinaire que celle de Hugo […]2
Ainsi Roubaud relativise-t-il, dans La Vieillesse d’Alexandre,
la part d’innovation que contient cette libération de « l’ancien
jeu » ; ce n’aurait été qu’un petit pas au-delà d’Apollinaire.
Et l’on constate pourtant que dans Î, livre qui a paru une
dizaine d’années avant la Vieillesse d’Alexandre, Roubaud fait
un très large et spectaculaire usage de cette rime enjambée. Y
aurait-il de sa part mauvaise foi ? Peut-être, mais partiellement
seulement : le jugement de Roubaud sur cette rime en fait est
étayé par l’analyse précise de l’alexandrin du Crève-cœur qui
figure dans La Vieillesse d’Alexandre : Aragon aurait repris le
vers d’Apollinaire, celui que Roubaud appelle « alexandrin
arrêté », « ce vers retenu au moment de basculer dans l’oubli
définitif de la césure pour n’être que celui qui répète sans
cesse la violation de la norme qui était la sienne, aux derniers
temps où il régnait sans partage3. » La rime enjambée dès lors
vérifie selon Roubaud l’intuition de Mallarmé selon laquelle la
rime « dit » l’état du vers. En l’occurrence la rime enjambée
correspond selon Roubaud à l’état de violation des règles
locales, à la césure notamment. On constate dès lors que
Roubaud adopte, près de dix ans avant La Vieillesse
d’Alexandre, une démarche formelle parfaitement conséquente,
dans laquelle il fait évoluer parallèlement le vers et la rime.
D’une part en effet, Roubaud desserre radicalement le vers
dans Î en adoptant un alexandrin rêvé par Mallarmé (toutes les
combinaisons, entre elles, de douze timbres), et d’autre part
loin de reprendre telle quelle la rime inventée par Aragon, il en
1. Ibid., p. 68.
2. Jacques Roubaud, Poésie:, Seuil, 2000, p. 221.
3. Jacques Roubaud, La Vieillesse d’Alexandre, Ramsay, 1988, p. 140 (1ère
édition, Maspéro, 1978).
Jean-François Puff
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prolonge l’extension et la complexifie considérablement. Si l’on
essaie de paraphraser la pensée de Roubaud, on pourrait donc
dire que du point de vue du vers et de la rime, Aragon s’est en
quelque sorte arrêté en chemin, se bornant à des innovations
partielles auxquelles il aurait voulu donner plus d’ampleur
qu’elles n’en méritaient. Cette timidité s’explique sans doute
par la caractère de « vers-drapeau1 » accordé par Aragon au
vers alexandrin : il ne peut en conséquence s’agir de le
dénaturer, et cela bloque l’invention. L’étendard haut levé du
vers national doit claquer au vent de ses deux hémistiches :
6/6.
Il existe malgré tout une exception à ce jugement sévère
porté par Roubaud sur le vers d’Aragon : ce jugement concerne
le vers long qu’il pratique depuis Le Roman inachevé : vers qui
marque justement pour Roubaud « l’éclipse de l’alexandrin2 »
comme vers national dans l’œuvre d’Aragon, et qui est
considéré comme le signe formel de la fin d’une poésie de
l’engagement. Roubaud ne se privera pas d’utiliser ce vers
dans Î, dans les « élégies et jardins ».
L’attaque de Roubaud se fera plus décisive encore dès lors
qu’on en vient au niveau de la forme et à l’interprétation de la
tradition. La critique tourne en effet autour d’un caractère
national de la forme et de la tradition lyrique, qu’Aragon
revendique hautement. Il en est ainsi de la question du sonnet,
qu’Aragon aurait, dit Roubaud, redécouvert à grand bruit au
moment où lui-même silencieusement commençait à composer
dans cette forme. L’erreur d’Aragon aurait été selon Roubaud
de considérer le sonnet comme une forme apte à défendre la
tradition poétique française « contre les envahisseurs yankees
et (à travers sa poésie) la langue française contre l’invasion de
l’american-english ». Et Roubaud a beau jeu de déclarer que
« le sonnet n’est certainement pas une forme originellement ni
exclusivement française.3 »
À l’appui de ces réflexions de Roubaud, se trouve la
recherche qui devait donner lieu à la découverte de la
potentialité de variation de la forme sonnet, qui sera
systématiquement mise en œuvre dans Î. Il y a ainsi
1. Jacques Roubaud, « L’éclipse d’Alexandre », Le Monde, 24 septembre
1997.
2. Ibid.
3. Jacques Roubaud, Poésie :, Seuil, 2000, p. 161-162.
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reconnaissance d’un caractère essentiel de la forme, qui trouve
à se soutenir dans l’œuvre de Queneau. Il s’agit, là encore, de
distinguer au mieux son entreprise de celle d’Aragon, de
montrer que, dans sa spécificité, elle lui est irréductible.
Il est pourtant nécessaire de préciser un certain nombre de
points. Un premier point relatif aux dates : si la décision que
prend Roubaud de composer des sonnets date de 1961, le
recueil Journal d’une poésie nationale, qui contient le texte
d’Aragon consacré à cette forme (« Du sonnet »), ainsi que de
nombreux sonnets d’inconnus, reçus par la poste, paraît en
1954. Roubaud ne pouvait pas ignorer cet ouvrage dans la
mesure où y figure un de ses poèmes, « Adieu » – qui n’est
d’ailleurs pas un sonnet. Un deuxième point relatif à l’entente
de la forme : si Aragon prolonge à propos du sonnet son idée
d’un « chant national », il n’est pourtant pas si ignorant que le
prétend Roubaud. Il connaît, en effet, fort bien le sonnet italien,
et il témoigne d’un réelle compréhension du jeu spécifique de
cette forme par rapport au sonnet français : « Le sonnet italien,
pétrarquien, a ses tercets faits sur trois rimes disposées de
telle façon que rien ne rime dans le même tercet et qu’il faille
donc attendre trois vers pour l’écho de la rime. Un tel
raffinement à l’oreille le fait moins populaire que le sonnet
français avec ses tercets marotiques1. » De la forme de ce
sonnet-là, il propose une interprétation que nous nous
permettons de juger fort belle :
Il est de convention que les quatrains y soient comme
les deux miroirs d’une même image, ou miroirs l’un de
l’autre, une sorte de dilemme dans lequel le poète est
enfermé. Ou paraît enfermé. Tout part de cette image,
c’est-à-dire de ce lien inaperçu entre deux objets, qui
semble inquiétant au poète, inexpliqué encore, enfin la
cause de ce frisson poétique donné par certains mots qui
font rêver, et écrire.
C’est pourquoi les rimes ici (j’entends, dans les
quatrains) sont comme les murs du poème, l’écho qui
parle à l’écho, deux fois se réfléchit, et on n’en croirait
pas sortir, la même sonorité embrasse par deux fois les
quatrains, de telle sorte que le quatrième et le cinquième
vers sont liés d’une même rime, qui rend indivisible ces
1. L. Aragon, Journal d’une poésie nationale, p. 67.
Jean-François Puff
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deux équilibres. La précision de la pensée ici doit
justifier les rimes choisies, leur donner leur caractère de
nécessité. De cette pensée musicalement prisonnière, on
s’évadera, dans les tercets, en renonçant à ce jeu pour
des rimes nouvelles : et c’est ici la beauté sévère des
deux vers rimant (selon la disposition marotique
française), qui se suivent immédiatement, pour laisser le
troisième sur sa rime impaire, demeurée en l’air, sans
réponse jusqu’à la fin du sonnet, comme une musique
errante […]1
Il y a bien là intuition de ce que Roubaud appellera plus tard
« sens formel », soit une volonté de lire la forme pour ellemême, dans son génie propre. Pour aller malgré tout dans le
sens de la critique de Roubaud, il faut bien reconnaître que
l’audace d’Aragon s’arrête à la réhabilitation de la forme telle
quelle, et qu’il ne s’engage pas dans une pensée de la
potentialité qui lui rendrait son mouvement. Il se borne à la
considération d’un nombre limité d’états fixés. Et on admet
aisément qu’à part l’admirable sonnet initial de la « Petite suite
sans fil » du Crève-cœur, Aragon n’est pas un grand
sonnettiste. Hormis dans la période surréaliste, la forme brève
lui convient assez mal. Cependant sa pensée de la forme sonnet
est bien loin d’être sans valeur. Il faut aussi reconnaître qu’il y
a, dès les années cinquante, notamment via Aragon, une
actualité du sonnet dans le champ de la poésie française.
L’originalité de Î n’en souffre aucunement à nos yeux
d’aujourd’hui : mais peut-être a-t-il fallu à un moment donné,
pour dégager la nécessité de sa tentative et la distinguer de la
médiocrité de celles de cette époque, que Roubaud ait le
sentiment, quelque peu jaloux, que la forme sonnet lui
appartienne.
Plus décisive encore, même si, à la différence de la question
du vers, de la rime et du sonnet, la mise en relation critique
demeure implicite dans l’œuvre de Roubaud, est la question
chez Aragon de la lecture et de l’interprétation de la poésie des
troubadours. On sait l’importance de cette poésie pour
Roubaud, qu’il a longuement méditée et qu’il présente comme
le modèle même de son travail poétique. Or la lecture d’Aragon
existe avec force, et elle se détermine dans la même période
1. Ibid.
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Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet N° Spécial
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qui donne à la question formelle sa dimension conjointement
politique et nationale : la défaite de 1940, l’« occasion ample »
de relever l’étendard de la poésie française. On peut en
prendre connaissance dans un article paru en 1941 dans la
revue Fontaine, intitulé « La leçon de Ribérac ou l’Europe
française1 ». Ce texte fut écrit en un temps et un lieu consubstantiellement associés par Aragon à l’événement traumatique
dont il se veut la voix même : le sud de la Loire, après la
Débâcle2. En ce lieu emblématique de la défaite, en cette terre
d’effondrement, le poète cherche les ressources de l’espoir, et
il les trouve dans la poésie. C’est ainsi qu’il associe Ribérac, où
il se trouve alors, « dans la stupeur de l’armistice », au poète
qui y naquit : le troubadour Arnaut Daniel. Cette identification
engage une réflexion sur l’origine et le devenir du lyrisme
français, qui se serait livré au Moyen Âge, à partir de la
Provence, à une véritable conquête poétique de l’Europe (dont
la France du nord est le relais essentiel) symétriquement
inverse de la défaite militaire contemporaine de l’écriture du
texte. Cette conquête poétique conduit selon l’auteur à une
influence civilisatrice de la France sur l’Europe, en cela qu’elle
est liée à la notion d’ « amour courtois » qui est considérée
comme « le prélude des idées qui feront plus tard de la France
le flambeau du monde », entendons les Lumières. Dans sa
volonté d’enracinement dans une France médiévale rayonnant
poétiquement sur l’Europe, Aragon écarte d’un revers de main
les objections qui dès cette époque se manifestent, visant à
rendre son originalité au génie d’oc, notamment dans les
Cahiers du sud ; et le poète de déclarer : « L’heure me paraît
mal choisie pour une dissociation qui confirme une frontière
intérieure,
tout
artificielle.3 »
Étrange
interprétation
(anachronique au sens strict) du devenir historique de la littérature médiévale, à la lumière de la partition du pays en une
zone occupée et une zone libre… Quoi qu’il en soit, la
conception que se fait Roubaud du trobar s’oppose
radicalement à Aragon sur tous ces points. La Provence du XII e
siècle n’est pas la France, ni linguistiquement, ni
1. Repris dans Les Yeux d’Elsa, Seghers, 1942.
2. On établira avec profit une analogie différentielle avec ces berges de
Loire auxquelles Francis Ponge, juste après la Débâcle, compose son Carnet du
bois de pins.
3 .Ibid. Il s’agit de la revue des Cahiers du Sud.
Jean-François Puff
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politiquement, et la croisade contre les Albigeois mettra à bas
un monde (par envahissement de la zone libre, pourrait-on dire
en reprenant l’expression). Le trobar ne peut être considéré
comme une province de la littérature médiévale française ; de
même, la morale courtoise n’est selon Roubaud qu’une forme
de sédimentation, de socialisation, de la forme d’amour que les
troubadours ont inventée, qui est la fin’amors.
La lecture qu’Aragon fait du trobar et de la tradition
médiévale tout entière se voit ainsi sans appel condamnée. Et
pourtant, il se trouve là encore qu’il faut bien reconnaître
quelque mérite à Aragon. Le premier d’entre eux tient à la
redécouverte du trobar comme phénomène proprement
poétique, à travers l’excellence d’un poète ignoré, qui est
Arnaut Daniel. Le poète Aragon se fie à son propos aux éloges
de ses pairs (Dante et Pétrarque), à sa propre sensibilité
poétique, bien plus qu’à l’opinion, pourtant puissante, des
savants médiévistes de son temps, qui ont une tendance
certaine à détester la poésie dont ils s’occupent.
Autre mérite d’Aragon : avec Arnaut Daniel, c’est toute une
poétique formelle qui est réhabilitée, c’est la redécouverte du
trobar clus comme grand art de poésie, lui qui aura pourtant
été si souvent blâmé. Arnaut Daniel, qui « pratiquait l’art
fermé », « fut l’inventeur de cette sextine, couplet de six vers
pliés à des exigences sans précédent dans la disposition des
rimes, que Pétrarque et Dante lui empruntèrent1. » La
découverte admirative de la sextine par Aragon fait pendant à
son éloge sans retenue du jeu de rimes du troubadour :
[…] cette incroyable invention de règles nouvelles, de
disciplines que le poète s’impose et fait varier à chaque
poème, ce dessin des rimes qui ne sont là tant pour
sonner d’un vers sur l’autre, car elles se répondent après
six ou huit vers, d’une strophe sur l’autre, mais à raison
de trois par vers parfois, deux rimes intérieures pour une
rime terminale, ou suivant une variation dans leur
succession qui épuise toutes les dispositions possibles
d’une strophe sur l’autre […]2
Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a là reconnaissance de la
combinatoire des rimes sur laquelle Roubaud insistera au point
1. Ibid., p. 119-120.
2. Ibid., p. 121-122.
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d’y consacrer pratiquement un livre entier3 ? Et l’on peut
ajouter que, dans « La rime en 1940 », l’importance conférée
par Aragon au phénomène de la rime en vient à approcher
l’idée que la poésie par elle se fait mémoire de la langue, ce qui
est avec la notion de sens formel un autre point central de la
poétique de Roubaud. De telles considérations théoriques
conduisent Aragon à pratiquer la poésie virtuose du Crèvecœur ou des Yeux d’Elsa. Essayons cependant d’inférer ce que
Roubaud peut penser de cette période de l’œuvre d’Aragon : la
forme de la chanson médiévale est souvent directement
transposée dans ces recueils, dont nombre de poèmes se
composent en strophes mono ou hétérométriques de plus de
quatre vers, jouant de l’entrelacement des rimes selon des
formules attestées dans le trobar ; or cette forme s’est dès
longtemps disséminée dans la poésie française. Et, dans la
poésie d’Aragon, le chant d’amour se mêle au « chant
national », faisant sonner la corde sensible de l’origine à l’aide
d’un registre qu’on pourrait qualifier de “moyenâgeux ”, en
jouant sur la connotation Violet-le-Duc de l’adjectif. Et c’est
tout cela que Roubaud toujours s’interdira de faire2.
S’il faut à présent faire le bilan de l’influence probable
d’Aragon sur Roubaud et sur ce qui détermine l’opposition du
jeune poète à son maître, on peut nous semble-t-il réaffirmer
l’idée selon laquelle les deux poètes témoignent d’une
commune volonté d’innover dans le champ même de la
tradition. En ce point Aragon précède naturellement Roubaud,
et sa lecture de la poésie du passé – bien au-delà des points que
nous avons mentionnés – est érudite, passionnée, souvent
étonnante. Roubaud le reconnaîtra d’ailleurs lui-même,
qualifiant Le Fou d’Elsa de « grandiose mysticisme amoureux ».
Mais avant cela ? Cherchons encore une fois à paraphraser
Roubaud : avant cela, Aragon ne se serait inspiré qu’assez
superficiellement de la tradition lyrique ; ses innovations
n’auraient jamais été que partielles, sa conscience formelle le
bornant à reprendre des formes sans puissance d’en créer de
nouvelles dans un même champ de composition. Aragon
n’aurait pas été, au moins dans la période centrale de son
1. Jacques Roubaud, La fleur inverse, essai sur l’art formel des
troubadours, Ramsay, 1986.
2. Précisons que nous n’adhérons pas à ce jugement, même si nous le
comprenons.
Jean-François Puff
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œuvre poétique, « créateur par la forme » ; cela précisément
que Roubaud a voulu être dans des livres tels que Î, Trente et
un au cube ou Quelque chose noir. Quant à la dette historique :
Roubaud dit avoir découvert le trobar, qui est la référence
majeure de son travail poétique, en remontant aux origines du
sonnet, c’est-à-dire à partir du moment où il se met à composer
dans cette forme, en 1961. Comment concevoir qu’il n’ait pas
eu plus tôt, en tant que jeune disciple d’Aragon, connaissance
du trobar tel que son aîné le lit ? Son silence sur ce point serait
éloquent. Mais cela n’a finalement qu’assez peu d’importance :
réglant, difficilement, le « cas Aragon », Roubaud revient de la
résurgence à la source, il se réapproprie ce qu’il considère
comme son bien ; il y fonde, par d’autres voies, la
mathématique d’abord, puis l’Oulipo, puis une Théorie du
Rythme, la puissance et la singularité de sa pensée de la forme.
Chacun est libre de juger si cela peut, ou non, justifier d’un
silence.