Une enfance pour voir l`Autre

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Une enfance pour voir l`Autre
L'ACTUALITE LITTERAIRE
ENQUETE
LITTERAIRE
•
Deuxième partie
Une enfance pour voir l'Autre
par
Dominique Le Boucher
Une enfance algérienne.
Gallimard, 1997.
de bien-être des sens où l'enfant se
gorge avec une gourmandise sans
limites, comme s'il songeait à se
constituer une réserve de plaisirs
dans laquelle il sera toujours possible de se réfugier, d'une mémoire
d'odeurs, de sonorités des mots de la
vie intime et quotidienne. La violence est délibérément écartée au
profit de ce qui peut être vécu avec
une certaine harmonie, dans les
lieux comme le hammam, espace à
la fois clos et collectif.
Paris :
Une enfance algérienne comporte
seize textes inédits d’écrivains ayant
vécu
leur enfance dans l’Algérie coloniale.
Ces textes ont été recueillis par Leïla
Sebbar :
Malek Alloula, "Mes enfances
exotiques"; Jamel Eddine Bencheikh,
"Tlemcen la haute"; Albert
Bensoussan, "L’enfant perdu";
Hélène Cixous, "Pieds nus"; Annie
Cohen, "Viridiana mon amour";
Roger Dadoun, "Hammam"; Jean
Daniel, "Arrêts sur images";
Mohammed Dib, "Rencontres";
Nabile Farès, "La mémoire des
autres"; Fatima Gallaire, "Baï";
Mohamed Kacimi-El-Hassani, "A la
claire indépendance"; Jean-Pierre
Millecam, "Apocalypses"; Jean
Pélégri, "Quand les oiseaux se
taisent"; Leïla Sebbar, "On tue des
instituteurs"; Habib Tengour,
"Enfance 1"; Alain Vircondelet, "Le
retour des sources".
L. Sebbar : "Ce texte est l'un des
plus heureux, il est le reflet d'une
certaine Algérie que l'on pourrait
appeler: Algeria Felix, comme on
dit Arabia Felix. Une "Algérie Heureuse", la vie. L'enfant est le fils de
la mère lorsqu'il fait la cuisine avec
elle et qu'il prépare le shabbat. Il
l'accompagne au marché, et ensuite
il l'aide à confectionner les gâteaux.
Et il est le fils du père à l'extérieur, quand il va assister à son
savoir-faire. Le père qui fabrique la
poix parce qu'il est cordonnier dans
le "village nègre". C'est aussi avec
Le texte de Roger Dadoun,
"Hammam", prend le parti, de faire
de l'Algérie des années 40, un lieu
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
le père qu'il se rend au hammam.
Dans les mots, il y a un plaisir de
dire. Presque de donner une liste
ethno-graphique des légumes, des
morceaux de viande, de tout ce qui
fait le marché, particulier à une
Algérie luxuriante. Il y a une
profusion de mots qui permettent de
retrouver la chair des légumes et des
fruits."
certaines conditions. La démarche
des autorités de Vichy était
d'essayer
de
dresser
les
communautés les unes contre les
autres,
et
notamment
la
communauté juive contre la
communauté arabe. Par chance,
mon père disposait d'une situation
assez favorable dans le quartier
arabe. D'abord, par sa fonction. Il
faisait des chaussures, et les
chaussures cela compte dans la vie
d'un homme. Ensuite, parce qu'il
maniait
plusieurs
langues,
l'espagnol, l'arabe, et le français. Il
faisait un peu fonction d'écrivain
public. A cause de cela, nous
n'avons quasiment jamais eu à
souffrir de réactions racistes, sauf
du côté chrétien où il y avait des
attitudes carrément fascistes.
Ce texte a une dominante ethnographique où le personnage qui
raconte n'emploie pas le "je". Il
s'agit donc ici d'un personnage qui
se nomme Shem, ce qui veut dire le
nom, et que je fais traverser un
certain nombre de situations et de
milieux. Shem finit cette journée du
vendredi avec le père en se rendant
au hammam, ce qui est un moment
de particulière euphorie. L'entrée du
hammam c'était immédiatement être
assailli par une odeur d'humidité, on
semblait toucher là l'essence même
de l'humide. Il venait s'y mêler des
odeurs de savon, d'eau de Cologne
bon marché, de draps mouillés, de
la tiédeur. C'est le corps nu qui va
se régénérer dans ce cadre assez
enchanteur,
cette
pénombre
reposante mêlée à la musicalité des
"Ainsi hachée et agglutinée à
divers ingrédients — persil,
oeufs, chapelure, jus de citron,
herbes et épices — , la viande
est malaxée à pleines mains par
Makammi pour former une belle
boule rouge sombre, opulente
matrice d'où Shem extrait de
petites parcelles, qu'il pétrit et
roule entre ses paumes, pour les
aligner, préalablement aplaties,
sur une planche de bois; ces
classiques boulettes seront
consommées le soir même,
après avoir mijoté de longues
heures sur le kanoun à feu
doux, au-dessus des haricots
verts, des petits pois ou des pois
chiches. Shem modèle aussi de
petites boulettes bien rondes,
sembla-bles à de grosses billes
en terre, qui baigneront dans
une sauce au citron et au
safran, et qui seront servies,
réchauffées, le samedi soir."
(R. Dadoun, "Hammam", Une
enfance algérienne)
R. Dadoun : "Il y avait par
moments dans cette Algérie colonisée, un équilibre qui s'instaurait
entre les différentes communautés.
Il faut bien vivre ensemble dans
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
nature même, presque la chair du
lieu d'enfance, ont marqué l'écriture
de ceux qui sont réunis dans ce
livre. Le lieu de l'énonciation est
bien l'Algérie, une Algérie rendue à
la mythologie d'origines dépassées.
Ici, la présence des hommes
n'apparaît pas dans leur quotidien
familier, chacun d'eux se trouve
projeté dans l'histoire et l'on
pourrait dire dans la légende, qui les
porte à assumer un destin hors du
commun, à être les acteurs de la
tragédie humaine.
D'abord c'est la ville qui est
guettée par l'oeil de la cité romaine
engloutie, oeil qui fait aussitôt
penser au cobra Uareus égyptien, le
troisième oeil, symbole de la
connaissance cachée. Et d'ailleurs
c'est un serpent, animal sacré qui
représente la capacité de voir dans
la mythologie sumérienne et babylonienne, qui va aller habiter dans la
tranchée que fait creuser la grandmère pour se protéger des éventuels
bombardements.
L'Algérie n'est plus une île perdue
et ballottée par les flots d'une
histoire qu'elle ignore et subit. Elle
réintègre à travers ses démembrements, ses soubresauts, et jusqu'à la
répétition du Déluge originel pour
laver la honte de la conquête et
tenter de noyer l'imposture qui revêt
tous les signes d'une trahison
divine, sa place d'avant la faute,
dans la tête de l'enfant, celle d'un
paradis de lait et de miel.
trois langues. Le hammam, c'était le
lieu d'une illusion d'échange
intercommu-nautaire."
"Après la salle aux vapeurs
torrides, la vaste pièce de repos
offre sa fraîcheur sereine,
matérialisée par son jet d'eau,
au centre, et son assortiment
d'oranges, de clémentines et de
petites bouteilles de limonade.
Shem s'allonge sur sa couche, le
garçon le couvre d'une fouta en
coton léger. Yeux mi-clos, corps
humide et tiède enfoui sous les
serviettes bien sèches, sur un
tapis magique plane Shem."
(R. Dadoun, "Hammam", Une
enfance algérienne)
En suivant la côte vers Alger, l'on
entre dans l'univers très à part de
Mostaganem,
que
les
deux
écrivains, Jean-Pierre Millecam et
Habib Tengour restituent. Ville
mystique profondément bercée de
légendes et de récits religieux où
l'oralité de la culture orientale avec
sa vivacité, sa fougue épique, voire
son excès, prend toute sa part dans
le quotidien. Ville où la violence
méditerranéenne semble habiter les
lieux qui entrent en transe au-delà
des mots, par des tremblements de
terre ou des raz de marée destinés
peut-être à expurger ce trop plein de
passion.
Mostaganem
la passionnée
Dans le texte de J.-P. Millecam,
"Apocalypses", on mesure une fois
de plus combien l'atmosphère et la
"Ma mère parle : longtemps elle
continuera à dévider ces paroles
qui me bercent, qui emportent
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
habité, magique, de la Cité qui
m'a créé, de la terre où amis et
ennemis dorment désor-mais,
leurs cendres confondues dans
le limon généreux qui leur sert
de linceul: Mostaganem, dont le
diamant scintille au bord de
l'eau, lance ses appels de phare
dans la dérive de l'Histoire."
(J.-P. Millecam, "Apocalyp-ses",
Une enfance algérienne)
mon
imagination,
qui
rythmeront ma démarche et mon
ouvrage d'homme. C'est déjà
l'incantation du flot qui
déferlera sur ma vision du
monde - une sape dont les
accents prophétiques m'ouvriront la voie des apocalypses à
venir, une invite à la psalmodie
qui fait tomber les étoiles et
vendange les hommes dans la
cuve de la colère divine."
(J.-P. Millecam, "Apocalyp-ses",
Une enfance algérienne)
Dans le texte d'Habib Tengour,
"Enfance 1", la malédiction qui doit
de toute manière s'abattre selon ce
que dit la parole et qui se transmet
par la parole, est aussi présente pour
l'enfant que la pauvreté et la joie
d'être parmi les autres. Ce qui en
ressort, c'est que l'enfant a été à la
fois emporté dans une réalité assez
dure où le quotidien claquait comme
une insulte et où l'on marchait
souvent pieds nus, et éveillé à
l'histoire de la ville et des autres par
une longue litanie de légendes
religieuses. Mais comme l'enfance
est là, de toute façon, brûlante dans
ses feux, la misère se mue en luxe
du jeu lorsque les espadrilles que
l'on met si peu pour ne pas les user,
permettent de passer du voleur au
bourreau et au roi, et de prendre
ainsi la première revanche sur la
destinée.
Les pouvoirs du grand-père pour
chasser le mauvais oeil, voisinant
avec sa connaissance profonde des
textes religieux, ainsi que sa bonté,
en font une sorte d'île, un éclat
d'Algérie qui va se transporter à
Paris avec l'enfant sans la moindre
raison de devenir autre. En entrant
Et le flot des paroles entendues ou
imaginées, comme le flot des eaux
furtives, tous ces sons qui se
heurtent, cailloux sifflant aux
oreilles de l'enfant qui ne peut y
mettre du sens, éclatent pour lui
comme la première violence,
violence faite à la terre, à la vie.
Cette épopée, elle s'écrit partout
autour de l'enfant avec l'encre de
ceux qui ont cru naïvement à une
certaine idée de la fraternité. Dans
les ruelles de la ville, sur le port où
les dockers refusent de charger un
bateau en partance pour la France,
sur les lames des rasoirs. Pourtant,
c'est au milieu d'elle, à cause d'elle,
la cité, enchâssée dans la parure du
"bleu profond, royal, de la mer" et
éclairée par l'autre en dessous,
l'engloutie du cap Ivi, que l'enfant a
acquis de l'homme une certaine idée
de la grandeur et refusé d'en
apprendre la haine.
"Il n'est pas de nuit où ne me
berce le regard de ceux qui
m'ont aimé — des miens, de mes
amis, des ennemis que j'ai aimés
à leur insu — dans ce décor
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
dans cette ville noire l'enfant
découvre l'autre malédiction, celle
de sentir plus douloureusement la
réalité du mot "indigène" qui rend
soudain la beauté du grand-père
étrangère.
délivrent de la pesanteur du silence.
De la Mitidja, en passant par Blida,
"la petite rose" de Gide, voisine du
pénitencier de Berrouaghia, le flux
des mots pour dire l'enfance vient se
briser aux contreforts de la Kabylie
en tentant de creuser jusqu'audessous de toutes ces couches de
limon qui ont fini par solidifier "la
mémoire des autres".
"Il faut appuyer sur la sonnette,
dit le chauffeur. Vous savez
comment ça marche?" J'ai
répondu que oui. "Il nous a pris
pour des paysans! Peut-être à
cause de ton turban et de ta
blouse." Soudain, j'avais honte
de l'allure indigène de mon
grand-père. Mais au fond de
moi, j'étais fier qu'il n'ait rien
changé à ses habitudes vestimentaires pour venir en
France."
(H. Tengour, "Enfance 1", Une
enfance algérienne)
J. Daniel : "Comment un gosse a-til envie d'apprendre une langue?
C'est par la communication. Tous
les petits Arabes et Kabyles qui
étaient autour de moi parlaient
français. Et souvent beaucoup
mieux que moi. Donc, je
n'identifiais pas du tout les Arabes
et les Kabyles à la langue arabe, et
encore moins à la civilisation
arabe."
H. Tengour : "En Algérie, la
culture est véhiculée dans la parole,
dans les discussions de la rue, dans
les échanges. Et la ville de
Mostaganem est marquée par
l'hagio-graphie. On est baignés làdedans, et si l'on y fait attention, on
recueille ainsi des centaines
d'histoires. Quand on veut travailler
la mémoire, on entre tout de suite
en communication avec les gens et
avec ce qui se dit."
"Blidah! Fleur du Sahel! dans
l'hiver sans grâce et fanée, au
printemps tu m'as paru belle."
Retour à Gide un instant, pour
effleurer avec le texte de Jean
Daniel, Arrêt sur images, la vision
d'un bonheur clos, qui ne peut
s'envisager que comme un refus de
porter le regard au-delà de l'intime
lieu de la demeure. Des murs
d'enfance excluant du territoire de
l'Autre qui n'est plus alors pour
l'enfant qu'un hors-lieu. La terre
algérienne n'existe que comme
support à la "grande maison" et au
collège colonial où les professeurs
sont les détenteurs de la seule
culture possible. Celle des livres que
Blida,
fleur du Sahel
En quittant Mostaganem, l'on va
se heurter aux lieux de violence et
de contraste les plus extrêmes, que
l'écriture et les fragments d'enfance
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
la soeur aînée serre précieusement
dans un coffre sur la terrasse.
une rue tout à fait hétéroclite, tenant
plus du Proche-Orient que du
Maghreb, qu'on appelait la rue aux
Juifs et qui constituait un univers
bigarré et truculent, comme à
l'intérieur d'un univers d'où il ne
faut pas sortir.
Quand je quittais la maison, pour
moi, j'allais à l'étranger, et les gens
que je rencontrais n'étaient ni
ouverts ni heureux comme ceux de
ma famille. Mais heureusement il y
avait le lycée, avec ces gens qui
dispensaient le savoir. Dans cette
Algérie coloniale dont la mouvance
était très française, on avait
l'exemple d'incarnation de l'école
laïque républicaine. Cela était
tellement
protecteur,
que
le
spectacle du racisme ambiant, les
crispations que j'aurais dû sentir, la
séparation dont j'aurais dû avoir
conscience, apparaissaient comme
beaucoup moins agressifs."
"Dans aucune des évocations de
mon enfance je ne me suis posé
la question du rôle des BerbéroArabes dans leur pays et la
façon dont ils avaient peuplé,
coloré ou orienté mon univers."
(J. Daniel, "Arrêt sur images",
Une enfance algérienne)
J. Daniel : "Qu'est-ce qui fait une
enfance heureuse? C'est qu'on ne
connaît ni la misère, ni le danger,
mais c'est surtout la fierté que l'on
peut avoir de ses parents. Mon
enfance, c'était ma maison, et, dans
mon souvenir, elle est beaucoup
plus grande que dans la réalité.
L'organisation de cette maison, la
qualité du souvenir que j'en ai tiré,
l'autorité du patriarche, le respect
que j'avais pour lui et la tendresse
pour la mère, l'harmonie dans la
répartition des tâches et des rôles, le
nombre des personnalités qu'il y
avait chez nous, m'ont permis de
vivre mon univers familial dans
l'équilibre, dans la protection et le
bonheur.
Dans ma mémoire, mon père est
très grand, très beau, avec beaucoup
de majesté et de silence, et une
grande dignité. Les dîners, par
exemple étaient un rite sacré, avec
au bout de la table un père
énigmatique et silencieux, et au
milieu, une mère qui servait. Et
nous autres parlions en chuchotant.
J'ai grandi au sein d'une famille
d'abord modeste puis plus aisée, au
coeur de cette maison située dans
"Dans mon Algérie française, la
vie des sens était méditerranéenne et la vie de l'esprit était,
pour moi, parisienne. A vrai
dire, elle se réfugiait même,
sous l'influence de ma "grande
soeur" de vingt-sept ans mon
aînée, rue Sébastien-Bottin,
dans la seule N.R.F."
(J. Daniel, "Arrêt sur images",
Une enfance algérienne)
J. Daniel : "Moi, je ne pourrais pas
dire comme J. Pélégri que l'Algérie
est ma patrie, ce ne serait pas
honnête et cela ne correspond pas à
mon parcours. J'ai vécu au fond,
dans une sorte d'exil auprès de ma
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
imposé par l'apartheid. C'est la terre
elle-même dans "Quand les oiseaux
se taisent", la terre nourricière de
l'homme, en tant que porteuse de
fruits, d'arbres, de moissons, en tant
que maîtresse de l'eau et détentrice
des forces de vie dans ses flancs, qui
montre à l'enfant dans cette ferme
de la Mitidja, au moyen de cette
crise de paludisme qui la secoue, le
chemin du rapprochement.
soeur dans cette culture des livres.
Et j'ai été amené à fuir
l'environnement arabe par le fait
que je trouvais qu'il n'y avait rien de
supérieur au monde à la langue
française. Mon désir était d'écrire
comme l'on écrivait au 18ème
siècle. A dix-sept ans, j'avais lu tout
Stendhal, Proust et Gide. Et je ne
connaissais pas un auteur arabe. Je
ne savais même pas qu'il y avait une
littérature arabe.
Ce pays était d'une telle vitalité
sur tous les plans, il y avait une
sorte de fureur de vivre au pied des
montagnes que j'aimais passionnément, à quinze kilomètres de la
mer. Le bonheur, c'était de ne pas se
poser de questions sur l'éventualité
de l'arrêt des sentiments, de
l'intensité de ce que l'on vivait. Il y
a eu des arrêts dans ce bonheur,
comme la maladie de la mère, les
événements extérieurs, la guerre.
Mais la guerre, dans la mesure où
elle mobilisait collectivement n'était
pas le malheur. C'était l'éventuelle
souf-france, le risque, la peur de
voir mourir les amis. Le malheur,
cela a été l'appréhension de
l'humiliation et de la solitude."
"Plus l'on a de mémoires
et plus l'on est riche"
"Sous moi, et sous une lune qui
là-haut tournait toujours autour
de la terre à la poursuite de son
nuage, la terre, prise de
paludisme, tremblait frénétiquement comme pour se
débarrasser de nous, par
secousses, spasmes, dans un
grondement sourd qui montait
des profondeurs pareil à celui
d'une cataracte chutant dans les
profondeurs de la terre bien audelà des sources, bien au-delà
des puits — avec ma main dans
la main de mon père pour
m'empêcher de tomber dans
l'abîme."
(J. Pélégri, "Quand les oiseaux
se taisent", Une enfance
algérienne)
Quand on entre dans l'univers de
Jean Pélégri, on a l'impression
d'effleurer un de ces moments rares
et toujours brefs, où les deux êtres
pris dans une histoire qui les met
face à des choix impossibles,
l'Arabe et le Français, le patron et le
serviteur, ont trouvé le moyen de se
faire signe et de casser le
mécanisme inégalitaire et violent
J. Pélégri : "J'ai vécu jusqu'à dixsept ans dans une ferme de la
Mitidja, à vingt kilomètres d'Alger,
et c'est un lieu qui m'a beaucoup
marqué, du fait que, enfants, nous
étions ensemble, Kabyles, Arabes,
Espagnols, un ou deux Français, des
gosses très mêlés. Je n'oublierai
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
jamais cette enfance parce qu'elle
m'a donné le sentiment d'appartenir
à une double communauté. Nous
parlions différentes langues selon le
moment et selon les sujets. Pour tout
ce qui concernait l'agriculture, la
cave, les machines, les fouloirs,
c'était plutôt des mots français.
Avec parfois un accent qui faisait
dériver le mot, ce qui m'a donné
l'habitude d'un langage varié et non
pas uniforme ou académique.
Au contraire, pour les fruits, nous
employions souvent des mots
arabes. Par exemple, en arabe, la
cerise c'est "le fruit du sultan". Nous
nous répétions le mot en mangeant
la cerise dans l'arbre, et cela donnait
une autre saveur. C'est ainsi
qu'assez vite, j'ai appris la relativité
des langues puisque dans ce
contexte,
le
français
était
constamment bousculé. Je voulais
que mon texte commence par des
gosses, et que peu à peu, l'on dérive
vers un personnage qui devient plus
fort que son patron, cela pour
montrer que, contrairement à ce que
l'on croit, les liens étaient très
profonds et qu'ils s'influençaient
mutuellement.
L'imprégnation de cette forme
d'enfance est ressortie comme une
grâce au niveau de la langue
d'écriture, dans un de mes
principaux livres, Le maboul, qui
est la prise de parole d'un Algérien
illettré
parlant
un
français
maladroit,
mais
avec
une
grammaire arabe derrière lui. Il
s'agissait d'une expérience particulière de possession. J'avais déjà écrit
l'histoire de la terre qui se met à
trembler dans Le maboul, mais j'ai
voulu reprendre ici une des
techniques de Faulkner qui est le
changement de point de vue selon
que ce qui se passe est vu par un
personnage ou par un autre. Dans
Le maboul, cet événement est
raconté par l'Algérien, et là, je l'ai
fait dire par l'enfant.
Le maboul m'a piqué la parole, je
ne pouvais plus dire un mot.
J'écrivais sur les cahiers ce qu'il me
dictait. Sur la page de gauche,
j'essayais de mettre en bon français
son récit. Et au bout de quatre ou
cinq lignes, je n'arrivais plus à le
suivre, parce que la langue maternelle classique a une sorte d'ordonnance, et pratiquement, tout le paragraphe est caché dans les trois ou
quatre premiers mots. Tandis que
là, la langue est cassée, et j'ai
découvert en moi des abîmes que
j'ignorais. Cela m'a donné une
liberté d'écriture formidable."
"— Tous les chevaux, monsieur
Michel, des milliers. Des
milliers qui couraient sous la
terre comme pour la guerre ou
la fantasia." Et il se mit à
expliquer que pendant qu'il
dirigeait l'eau à droite et à
gauche avec sa pioche, tous ces
chevaux s'étaient mis comme le
tonnerre à courir sous la terre
avec le bruit du galop. A courir
comme des chevaux mabouls
sous les orangers, les rigoles, et
que c'est à ce moment qu'il
avait dû tomber par terre et
lâcher la pioche — pendant que
la terre continuait à bouger
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
sous lui avec de grandes
secousses comme la femme qui
veut pas."
(J. Pélégri, "Quand les oiseaux
se taisent", Une enfance
algérienne)
dans un logement à Alger, et tous
les quinze jours, un ouvrier arabe
venait pour lui apporter des figues
de la ferme et lui donner des
nouvelles des hommes et des
chevaux.
A la ferme, il se levait très tôt
pour se rendre à l'écurie avec le
chien. Cette présence des chevaux
était essentielle, nous vivions avec
eux. Avoir un cheval et un fusil
c'était la consécration. C'était une
tradition lointaine et une forme de
dignité."
J. Pélégri : "Ce qui m'a intéressé
dans ce texte, c'est tout ce qui s'y
passe de souterrain, ces messages
qui s'échangent entre le chien, le
cheval et le père qui a le paludisme.
Le père a un rapport charnel avec la
terre. Mon père était sourcier, et
moi, malheureusement, je ne l'étais
pas. Nous tous, les gosses de la
ferme, quand il partait en
expédition, on le suivait. C'était
magique. Il se baladait dans un
champ, et dès que la baguette
bougeait, c'était le bon endroit.
Ensuite, il fallait trouver le chemin
de l'eau. Il allait à droite à gauche,
et nous, nous posions les pierres.
Jusqu'au moment où il trouvait la
source à sa buttée. Il prenait la
montre dont il se servait comme
d'un pendule. La montre tournait et
il comptait, chaque tour signifiait
un mètre de profondeur.
Il y a une énorme différence entre
ceux qui ont vécu dans les villes et
ceux qui ont vécu dans les
campagnes. Dans les villages, les
gens avaient beaucoup plus de
rapports directs entre eux. Les
fermes dépendaient du patron qui
avait tous les pouvoirs. Mais il
s'établissait dans certains endroits
entre nous des liens de tendresse
vraiment solides. Au fil du temps,
mon père s'arabisait de plus en plus.
Quand il a été ruiné, il s'est retiré
Le dialogue entre les deux
hommes, quand l'ordre est revenu et
que la lune a rattrapé son nuage,
c'est la tentative de se reconnaître
au travers d'un langage qui puisse
être à la fois énoncé et entendu.
L'atta-chement que chacun porte à
cette terre qu'il travaille et qu'il
saisit dans ses mains est un signe de
ralliement qui permet d'appréhender
l'autre à partir de son existence
réelle et non plus à partir d'une
négation.
J. Pélégri : "A force de vivre avec
des Arabes, en partageant leurs
conversations, leur nourriture, leur
façon d'être, on a un sentiment
d'inanité lorsqu'on rentre en Occident. Le rêve de la vie, c'est d'avoir
au minimum deux mémoires. Plus
l'on a de mémoires et plus l'on est
riche. Quand j'ai un problème
d'écriture à résoudre, il faut que je
fasse coïncider deux personnages, le
maghrébin et le pied-noir ou le
français. Si cela coïncide, c'est juste.
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
est la tête de l'an où l'on doit
manger des mets de bon
présage, nous n'avons pas goûté
le fruit du jujubier. Mais moi, je
m'en moquais parce que j'avais
eu les lèvres dégoulinant de
miel et la bouche moelleuse, et
qu'on avait conjuré le malheur,
Fatiha et moi, en hurlant
"vinaigre!" dans le cercle
excessif du temps."
(A. Bensoussan, "L'enfant perdu" Une enfance algérienne)
C'est une sorte de vérification de la
pensée de la part de l'autre. Et
quand l'autre me parle, il m'apprend
beaucoup. Donc, je ne m'ennuie pas,
je n'ai qu'à fermer les yeux et
j'entends."
La Casbah
des échanges
Le texte d'Albert Bensoussan,
"L'enfant perdu", qui se situe dans
la Casbah d'Alger, met en évidence
cette réalité qu'a été la vie en
commun sur les bases de coutumes
et de traditions judéo-arabes dans la
cité, et montre aussi, à travers
l'histoire de l'enfant, combien cette
idée de perdition et d'égarement est
essentielle dans les rapports des
Algériens entre eux. Le moment où
l'on se perd, est celui où naît la
haine et la notion de confiance
trahie, par les siens d'abord.
Au monde juif de l'enfant à
l'intérieur de la maison, ne se frotte
le monde arabe qu'à l'extérieur,
dans les rues de la ville où "les
bouchers exhibent leur bouzlouf, à
peine tranché du corps du mouton
et encore saignant". Perdu, il va
pénétrer dans la maison de l'autre
où la petite fille "les cheveux noués
en une seule tresse passée au
henné", va lui faire découvrir un
univers où la sécurité retrouvée
s'identifie avec la famille étrangère.
L. Sebbar : "L'enfant accompagne
la mère au marché, et le marché est
le lieu de la maison dehors, ce qui
est particulier au milieu juif. Chez
les musulmans, c'est le père,
l'homme de la maison qui va au
marché. On y voit rarement les
femmes. C'est l'homme qui a la
charge de se rendre dans ce lieu
public où les commerçants sont des
hommes en général. Ou alors, ce
sont les servantes de familles
bourgeoises. Et là, c'est la mère qui
sait ce qu'il faut choisir. Il y a cette
sensualité heureuse de l'enfant
jusqu'au moment où il se perd.
Celui qui le retrouve est un homme
arabe musulman, qui lui donne la
possibilité d'entrer ailleurs, dans
l'autre monde qui n'est pas interdit
mais qui n'est pas ouvert. Ce qui
impose la rupture à la fin de
l'histoire, c'est davantage la
tradition musulmane que la
situation poli-tique."
"Fatiha m'embrassa sur la joue
et moi je lui remis mon cornet
de jujubes. C'est pourquoi ce
soir-là de Rosh Hashana, qui
Avec Alain Vircondelet, "Le
retour des sources", l'on a une
vision forte de l'opposition brutale et
10
L'ACTUALITE LITTERAIRE
impi-toyable des deux corps de
l'Algérie vécue par l'enfant au sein
de la demeure familiale. La mère,
qui va tenir l'enfant dans sa
chambre close, son ventre, se pose
comme le témoin d'un univers qui
résiste à la normalisation, à la
froideur d'une civilisation où l'ordre
et les structures sociales installent
les maîtres du côté desquels se situe
le père.
L'espace de la mère, est celui
d'une sauvagerie sensuelle et d'une
passion qui s'exprime dans la nature
farouche des saisons qui s'opposent,
des odeurs éclatantes, de tout ce qui
est jaillissant et illimité. C'est le
déferlement des terres du Sud avec
leurs bouffées d'Afrique, la liberté
des
hommes
qui
marchent
lentement parce que les déserts sont
cruels. C'est la violente et
insaisissable poésie du Sud qui se
nourrit et s'avive au contact de ce
qui tend à la contraindre, et qui
prend sa trajectoire clandestine.
L'Algérie, pour l'enfant, n'est pas
un lieu à part, une entité coupée de
sens, elle est reliée essentiellement à
toute l'histoire et à l'immensité
territoriale de l'Orient. Immensité
qui met à l'intérieur du corps et de
sa capacité à être au monde, un
espace irréductible, et qui fait de
toute la terre une maison possible.
Avec Fatima Gallaire, "Baï", c'est
un rapport différent à la langue
d'écriture qui survient dans un texte
qui ressemble à une petite pièce de
théâtre. Le lieu de l'action est clos,
c'est la ferme avec l'espace des
femmes et celui des hommes, ainsi
que les rôles bien distincts où
chacun
évolue
comme
un
personnage singu-lier et très
différencié. Un espace qui semble
complètement coupé du réel, une
mise en jeu de la vie de l'enfant qui
ne se relie à la quotidienneté que
par la maladie de la mère.
L'intérieur se situe comme
rassurant et fermé sur ses rites
tournant toujours autour de la
nourriture,
de
l'abondance
protectrice des nourrices, et du
mythe constant de l'eau par la scène
de la lessive. Le relais avec
l'extérieur est assuré par le père qui
est le seul à sortir et à rentrer et
autour duquel se conçoit tout
l'édifice de la maison.
"C'était cela que lui donnait à
observer la guerre, cette lutte à
mort du plus ancestral, du plus
"barbare" en somme, et dont
tout témoignait: les senteurs
surtout, extrêmes et brutales,
des fleurs, les visages, non pas
rustres
mais
nobles
au
contraire, de cette fierté rude
qui s'est cognée aux sables et à
la virulence du soleil, aux
apprentissages de la soumission, au silence bruissant des
vaincus."
(A. Vircondelet, "Le retour des
sources", Une enfance algérienne)
"Nous sommes les Aînés, le Noir
et Moi, de tous ceux qui
viendront après nous et nous
savons déjà que le meilleur
choix est toujours d'obtempérer.
11
ALGERIE LITTERATURE / ACTION
Après un regard d'intelligence,
nous nous extirpons de notre
réduit, vers la haute silhouette
de notre Père.
Il se tient debout devant la porte
réservée aux Hommes, celle qui
donne directement sur le village.
- Baba!
- Baba! "
(F. Gallaire, "Baï", Une enfance
algérienne)
faite au corps,
à la terre, à la langue
Comment peut-on exprimer sa
négation avec la langue même —
laquelle? — qui a servi, qui sert à
être nié? A la lecture de ces
archipels de textes-fractures, l'on
sent qu'il n'y a pas eu pour celui qui
manie la parole comme un couperet,
une enfance algérienne qu'il puisse
investir du moi. Le bébé, tout
emmailloté, petite momie privée de
la sensualité de la terre sauvage
était déjà dans l'ab-sens.
L'Algérie, c'est le territoire
interdit d'enfance pour jamais, dont
les parfums inconnus et les
sonorités douces amères cherchent à
se faufiler entre les signes pour nous
atteindre enfin quelque part dans
nos lieux d'enfance. Peut-être qu'en
accueillant ce terrible fracas, nous
serions à même de comprendre ce
qui a été fait et défait dans l'histoire
d'apartheid qu'ont subi les Bébés,
nés en 1940, et dans le
cheminement qu'il a fallu pour que
resurgisse une de ces bulles irisées
épargnées du malheur.
L'enjeu, c'est bien sûr l'interdit, le
dehors, le désir de voir au-delà des
murs que l'on renforce comme pour
solidifier la séparation. C'est encore
le père, "le Maître de la maison",
qui doit rétablir l'ordre compromis
par ce que l'enfant a transgressé, et
qui ne peut provoquer que la
blessure, la porte ouverte sur tous
les malheurs.
Le texte de Nabile Farès clôt le
voyage d'Une enfance algérienne en
nous faisant remonter, bien au-delà
de la singularité des lieux et du
temps de chaque histoire, vers la
source des blessures qu'ont connues
les peuples dépossédés de leur
culture et de leur territoire
d'enfance. De par son titre, "La
mémoire des autres", de par
l'impossibilité violente de la langue
qui ne peut dire, de par la
multiplicité de lieux d'exil d'enfance
qu'il parcourt, il détient et dénonce
tout le refusé d'une parole d'amour
qui pourrait être entendue.
"Ainsi en est-il de la chanson et
du... "peu". Heureusement le
sel! Heureusement les chaudrons! "
(N. Farès, "La mémoire des
autres", Une enfance algérienne)
une violence
12
L'ACTUALITE LITTERAIRE
L. Sebbar : "Le texte de Nabile
Farès est noir dans la violence et
dans l'éradication de ce qui était là
avant, que l'on a du mal à retrouver.
On ne sait plus, à un moment
donné, quelle est la langue qui
parle, et on ne sait pas comment lire
le texte. Il pose la question de
comment traiter d'une violence faite
au corps, à la terre, à la langue en
soi."
esclavage — dans l'existence du
père, "orphelin de naissance", et
dans la sienne, racontée à lui par les
autres.
1940, moment où les lois racistes
de Vichy interdisent d'école les
gamins indigènes, asseyant, sur les
couches innombrables des hontes
coloniales, un silence qui occupe la
même présence à travers le temps
que celui des anciens peuples dits
barbares, assassinés.
De Qol, en Kabylie maritime, à
Berrouaghia dans la Mitidja, le
village du pénitencier à la frontière
du Sud, l'enfant est conduit, poussé
sur des traces qu'il ignore, comme
pour remonter vers l'origine des
ruptures successives — qui ont à
voir certainement avec les bagnes,
les déportations, les mises en
"Echos disparates, en cet arrêt
au bord des demeures, puisque
de l'Algérie nous sommes (et,
pour le dire, enfin, "je suis")
exclus, une autre fois, en l'âge
adulte de cette enfance."
13
ALGERIE LITTERATURE / ACTION
(N. Farès, "La mémoire des
autres", Une enfance algérienne)
N. Farès : "J'ai participé à ce livre
pour dire quelque chose de très
contemporain. Que chacun a à sortir
de
ses
représentations
d'identification pour que naisse une
situation qui ne soit plus de la
guerre, et qu'on arrête de tuer les
enfants.
Mon enfance, pour des raisons de
lieux, c'est une terre étrangère —
mienne — parcourue par des
sépara-tions tout à fait flagrantes
qui ont fait silence. L'enfant a dû se
débattre à travers des cassures de
mémoire et s'inventer au fil de ces
histoires-là. S'il n'y a pas pu y avoir
d'ins-cription, c'est parce qu'il y a
trop de mots et que tous les mots
sont ceux des autres. Aucune place
ne subsiste pour une singularité qui
aurait pu exister dans ce magma de
conflits hérités.
L'Algérie, c'est une sorte de réel
impossible à mettre en commun.
Chacun étant marqué par les points
de mise à mal et de catastrophe, le
travail serait de parvenir à les
réunir. Mais à chaque fois, on les
reprend et on les maudit.
Pour moi, l'Algérie coloniale fait
vraiment partie d'un passé très lointain. L'Algérie dans laquelle j'ai
vécu se mettait hors du champ
colonial. Ce qui a pu me traverser,
c'est précisément ces mises en cause
de quelque chose de différent de ce
qu'on raconte sur cette Algérie
coloniale. Et ce livre me restitue des
récits qui dépassent le simple
rapport à la mémoire. Il parle
d'histoires et il nous révèle ce qui a
été oublié de l'Algérie. Entrer dans
chacun de ces textes, c'est entrer
dans toutes les histoires que je n'ai
pas connues.
Je me référerais aux conséquences
d'une Algérie coloniale qui a fait
que nous avons été en controverse
— contre des versions de cette
histoire. L'école s'y est inscrite d'une
certaine façon avec des cassures qui
ont
été
fondamentales
et
irrémédiables, et à partir desquelles
on a nié à une génération qui s'est
inscrite dans les guerres, sa
détermination par rapport à cela.
Etre né en 1940, cela ne peut pas
être pareil que d'être né en 1937 ou
en 1942. Et cela parce qu'avant, tout
le monde avait droit à l'école. Avec
les lois de Vichy, est apparue cette
séparation entre ceux qui y avaient
droit et les autres. Et cela a resurgi
beaucoup plus tard. Pour nous, il n'a
certainement pas s'agit d'une
enfance, mais d'une infance."
"Fantasia : l'héritage fut d'être
confronté aux rudes gammes du
mutisme; pas moyen d'apprendre autre chose."
(N. Farès, "La mémoire des
autres", Une enfance algérienne)
Toujours chassés, les Bébés, d'un
lieu dans l'autre et bien au-delà, sur
les traîneaux qui ont été et qui
seront ceux des Indiens repassés
sans cesse au crible des lointains, ce
territoire dans lequel on ne pénètre
14
L'ACTUALITE LITTERAIRE
pas. Le père en son silence qui fait
écho aux cris du pénitencier de
Berrouaghia et la mère qui détient
en sa langue secrète les histoires des
chevaux et des chaudrons. Tandis
que les Bébés malicieux et graves à
la fois, assistent à l'interpellation
des cava-liers et des fusils face aux
chars inaccessibles.
N. Farès : "Cette histoire du Sud,
c'est comment, avant que les choses
se mettent en place, ce qui a existé
était de l'ordre de l'interdit et de
l'incompréhensible. Il y avait dans
ce
village
beaucoup
de
déflagrations. C'était l'entrée du Sud
vers le Nord et un lieu tournant de
l'histoire de la colonisation et de
l'histoire de l'indé-pendance. Les
deux ont fini par se rejoindre là,
dans ce lieu du péni-tencier qui est
apparu vers les années 1870-71. Et
tout le monde y est passé jusqu'à
maintenant.
Il s'agit d'une histoire de guerre
contre des êtres singuliers, qui
continue, et qui, chaque fois, se pose
au carrefour de l'impossible.
Chacun essaie de sortir de la guerre,
mais chacun se trouve devant des
lieux institutionnels où la guerre est
trop présente. Il fallait dire d'abord
que l'Algérie a toujours été un pays
archi-connu, avec des données
scien-tifiques et anthropologiques
qui permettaient un repérage fort.
Ce n'était pas un pays pauvre, ni au
niveau du Sud, ni au niveau de
l'élevage, ou des jardins.
ce qui a empêché
la mémoire de se dire
Et le peuple d'Alger en 1830 était
déjà composé de tous les gens de la
Méditerranée. Des Maltais, des
Corses, des Siciliens, des gens du
Sud de la France, des Italiens, qui
faisaient tous du commerce partout
dans le monde. Ce n'était pas du
tout un pays fait de déserts et de
marécages, ainsi que Camus l'a
repris dans Le premier homme.
C'est un mythe qui a toutes les
carac-téristiques du mythe de
naissance, avec la boue et l'eau, et
qui peut être perçu comme
incompréhension des signes.
Ce qui s'est passé à partir de
1830, c'est l'éradication des formes
par lesquelles les gens se disent et
s'inscrivent socialement dans la
société civile algérienne. On élimine
les élites pour qu'il n'y ait pas de
transmission de cette histoire-là,
jusqu'au moment où le changement
sur un autre mode d'identité est
possible. Le piège colonial s'est
refermé sur l'Algérie. Les Algériens
ont été rendus incultes, et, depuis
trente ans, ils ont subi une idéologie
nationaliste qui les a entravés.
Lorsqu'ils coupent en tous sens, c'est
qu'ils aimeraient bien couper les
entraves. Le peuple algérien n'arrive
pas à penser ailleurs que dans ses
entraves. Il croit que là, il est un
héros.
En outre, la mémoire des guerres
de l'Algérie a été forclose. Elle s'est
dite à l'intérieur du pays, mais elle
n'a pas pu être reçue ailleurs. C'est
pourquoi l'Algérie se renoue autour
15
ALGERIE LITTERATURE / ACTION
de quelque chose qui exclut tout
autre. L'Algérie hérite à travers la
question du racisme, de la nonexistence de l'autre. C'est une
question qui vient de loin et qui
n'est pas seulement celle de
l'esclavage. La mémoire des autres,
cela veut dire qu'est-ce qui a
empêché la mémoire de se dire pour
être reçue d'une façon tout à fait
autre. Autre dans l'insoup-çonné
que peut-être quelque chose
d'autre."
"Pas d'avenir, pensions-nous,
qui ne puisse tenir compte de
notre apparition: Nous, les
Bébés (Majus-cule, s'il vous
plaît!) nous nous réveillions et
disposions de la rumeur
insupportable: "Non, ce pays
ne sera pas raciste."
(N. Farès, "La mémoire des
autres", Une enfance algérienne)
Seule peut-être au sein de ce
chaos, l'évocation de la mère qui
était "une conteuse formidable",
peut-elle faire resurgir par places
une langue d'amour possible qui
cherche tragiquement à retrouver,
mais sans le moindre pendule pour
suggérer la profondeur de la cache,
sa source. Ce qui nous est ravi, cet
inter-texte dans une langue —
laquelle? — kabyle, arabe, ou bien
celle par laquelle nous sommes,
dans chacune de ces enfances
interpellés par "ces exquis mots",
c'est ce qui a fait naître ce rythme
d'une parole qui n'est semblable à
aucune autre.
N. Farès : "Par rapport à des sons
et des parfums, je me situerais plus
du côté de la parole et de la voix.
Du côté des sons entendus, perçus,
et qui ont fait un éclatement de
langues.
Mais
l'enfance
à
Berrouaghia, c'était les caravanes
avec les chameaux qui arrivaient
dans cette grande plaine du Sud. Et
à la sortie de la maison, les
chaudrons où on venait teindre les
laines.
Si on veut partir dans le voyage
des odeurs, mes odeurs à moi sont
une sorte de douceur et d'âpreté
selon les lieux. Vers Blida, il y a des
odeurs très opposées entre le
printemps et septembre. D'un côté,
ce sont les citronniers, les orangers,
le jasmin. Il y avait un profond
silence dans le village au printemps
le soir, et on laissait les odeurs se
couler un peu partout avec les rêves.
Et à l'automne, c'était l'odeur du
vin. On était avec les grandes cuves
et les tombereaux de la Mitidja
remplis de petits raisins noirs. Alors
on rentrait dans les domaines et on
voyait les travailleurs, avec les
pantalons retroussés qui foulaient le
raisin et qui avaient les pieds
mauves.
Et de l'autre côté, vers la Kabylie,
c'est complètement différent. Même
les orangers n'ont pas l'odeur de
ceux de la Mitidja. Le goût des
oranges n'est pas pareil. Les oranges
avaient un très fort parfum de miel
et elles étaient tachetées de petits
points noirs, l'odeur des figuiers de
barbarie s'y mêlait. Ce ne sont pas
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
des odeurs de pays civilisé. C'était
un pays à l'état brut, sauvage, et
dans lequel je me sentais
parfaitement bien."
L. Sebbar : "Ce qui frappe dans
chacun de ces textes, c'est que la
curiosité a donné une acuité à
l'exercice des sens, et que chacun a
trouvé à partir de son enfance
algérienne une langue qui est
devenue sa langue d'écriture. On est
exilé de l'enfance, puisqu'on n'est
plus enfant. Et ces écrivains-là, sont
tous en exil de leur pays natal. Ils
racontent une enfance avec la
somme de tout ce qu'ils ont vu,
entendu, réfléchi, agi par la suite.
Les écrivains algériens ne se
posent plus la question de la langue
française comme outil littéraire, de
la manière dont ils se la posaient il
y a vingt ans. Ils ont acquis l'indépendance par rapport à l'idéologie
qu'on leur a renvoyée. Ils
considèrent maintenant qu'ils ont un
outil qu'ils connaissent et qu'ils
utilisent. Ils expriment ce qu'ils
veulent exprimer avec cet outil-là. Il
n'y a plus de culpabilité ni de
ressentiment, et cette langue devient
donc une langue de choix. Elle est
ainsi l'expression de leur liberté."
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