Adam Bede - RevEl@Nice

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Adam Bede - RevEl@Nice
http://revel.unice.fr
Pour citer cet article :
Aude Petit Marquis,
" Écriture de l’expérience et expérimentation de l’écriture : la maternité, un enjeu stylistique chez George Eliot ",
Loxias-Colloques, , I., ,
mis en ligne le 30 mai 2014.
URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=528
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Écriture de l’expérience et expérimentation de
l’écriture : la maternité, un enjeu stylistique
chez George Eliot
Aude Petit Marquis
Aude Marquis (née Petit) est agrégée d’anglais. Elle est
ATER à l’Université de Nantes et prépare une thèse de
doctorat sous la direction de M. Georges Letissier sur les
discours et la représentation de la maternité dans l’œuvre
de George Eliot et d’Elizabeth Gaskell.
À travers le jeu des comparaisons entre le chapitre XVII
d’Adam Bede et de « Woman in France: Madame de Sablé »,
publié en octobre 1854 dans la Westminster Review, le but
de cet article est d’analyser la manière dont les discours
scientifiques et évolutionnistes de l’époque influencent
George Eliot dans son interprétation du corps féminin et
maternel, et dont elle transpose ces théories à la
littérature
afin
d’identifier
un
style
féminin
de
l’écriture.
Through the comparison between chapter XVII in Adam Bede
and an article she wrote in 1854, entitled “Woman in
France: Mme de Sablé”, the purpose of this paper is to
analyse how George Eliot is influenced by scientific and
evolutionary discourses in her interpretation of the
female and maternal body, and how she transposes these
theories to literature in order to identify a feminine
writing style.
Eliot
(George),
littérature
écriture littéraire, maternité
victorienne,
femmes
et
XIXe siècle
Angleterre
Dès sa parution en 1859, Adam Bede connu un franc succès auprès du lectorat
britannique. Pour ce premier roman, George Eliot choisit de placer au centre de son
œuvre une thématique intimement liée à l’expérience féminine : celle de la
maternité. À travers les personnages féminins qui peuplent cette fiction, Eliot
décline la question de la maternité sous divers angles – en tant que mécanismes
purement biologiques, identités sociales, ou encore ressentis intimes et singuliers. Si
le cas d’Hetty Sorrel, cette jeune fille-mère infanticide, est le plus marquant,
d’autres viennent compléter le tableau et nuancer le propos. On peut citer à cet égard
l’amour étouffant de Lisbeth Bede pour son aîné, Adam ; le désintérêt de Mrs Irwine
pour ses filles, dont la beauté trop ordinaire n’a pas su susciter la convoitise de
prétendants ; ou encore la bienveillance toute maternelle de Dinah Morris à l’égard
de ses semblables, malgré son refus initial de se marier et d’enfanter. À cela s’ajoute
une autre approche du sujet, métafictionnelle cette fois, qui relie la procréation à la
création littéraire. C’est cette dimension qui fera ici l’objet d’une réflexion à travers
l’analyse du chapitre XVII « In Which the Story Pauses a Little1 ». Ce chapitre se
1
« Où l’Histoire s’arrête un peu », George Eliot, Adam Bede. Tome 1, [1859], trad. F. d’AlbertDurade, Hachette, 1913, p. 220. http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k65884g/f229.image (cons. le 26
1
distingue des autres dans la mesure où, comme son titre l’indique, la diégèse est
suspendue pour mieux permettre au narrateur-auteur d’intervenir à la première
personne et porter un regard critique sur l’écriture. Eliot propose ainsi au lecteur, à
travers le prisme de son narrateur, sa propre définition du réalisme en littérature et
énonce les qualités que l’auteur se doit de rassembler au moment où il prend la
plume et que l’on peut résumer en ces mots : véracité, exactitude et compassion.
Ce chapitre n’est pas sans rappeler les premières pages de l’article qu’elle
composa en 1854 à la demande de John Chapman pour la Westminster Review,
intitulé « Woman in France : Madame de Sablé2 ». Destiné en premier lieu à être une
lecture critique de l’ouvrage de Victor Cousin, Madame de Sablé : Étude sur les
Femmes Illustres et la Société du XVIIe Siècle, Eliot utilise cet article comme
prétexte pour aborder la question de la place des femmes en tant qu’auteurs dans la
littérature et postuler que l’écriture littéraire est genrée. La maternité, aussi bien
comprise dans sa dimension physiologique que métaphorique, semble être la
composante essentielle d’une écriture féminine qui est, par ailleurs, définie comme
étant une écriture de l’expérience. Nous nous interrogerons donc, à travers l’étude de
« Woman in France » et du chapitre XVII d’Adam Bede, sur la manière dont la
maternité, à la fois en tant qu’expérience féminine et objet d’expérimentation, est
instrumentalisée par Eliot afin de poser l’existence d’une stylistique féminine et d’en
proposer une définition.
Écriture féminine : la maternité en plus
Eliot3 débute son article « Woman in France » en s’adonnant au jeu des
comparaisons entre l’œuvre des écrivaines françaises et celle de leurs homologues
britanniques, et voici ce qu’elle conclut : « Dans la littérature qui existe bel et bien,
il nous faut nous tourner vers la France afin de trouver les meilleurs exemples de
productions par des femmes dans la quasi-totalité des domaines4. » À l’inverse, à
propos de son pays, elle écrit :
À quelques rares exceptions notoires, notre propre littérature
féminine se compose d’ouvrages qui auraient été meilleurs s’ils avaient
été écrits par des hommes, […] quand ils ne sont pas une imitation
médiocre du style masculin, ils en sont habituellement une exagération
absurde comparable à la démarche arrogante et fanfaronne d’une
mauvaise actrice affublée d’un costume d’homme5.
Eliot, en parlant de « style masculin », introduit ici la notion de genre dans la
caractérisation de l’écriture littéraire. Ce qui fait la force des femmes de lettres
françaises au XVIIe siècle selon elle, c’est « [qu’] elles écrivaient dans des
janvier 2014).
2
Voir Joanne Shattock, “The ‘Orbit’ of the Feminine Critic: Gaskell and Eliot”, Nineteenth
Century Gender Studies (6:2) Summer 2010. http://www.ncgsjournal.com/issue62/shattock.htm
(cons. le 26 janvier 2014).
3
George Eliot était alors journaliste et critique littéraire, connue sous son vrai nom, Marian
Evans. Nous garderons l’utilisation de son pseudonyme pour la nommer tout au long de cet article
pour une plus grande cohérence.
4
George Eliot, « Woman in France: Madame de Sablé » [1854], Selected Essays, Poems and
Other Writings, Penguin Books, 1990, p. 9 (ma traduction).
5
George Eliot, « Woman in France: Madame de Sablé », op. cit., p. 8. (Ma traduction ; je
souligne).
2
circonstances qui permettaient de laisser libre cours au caractère féminin de leur
esprit, sans que celui-ci ne soit inhibé par la timidité, ou fatigué par de vains
efforts6. » On peut ajouter que, dans l’argumentaire d’Eliot, le sexe de l’auteur a un
impact sur son écriture. Les raisons peuvent être d’ordre social – ces
« circonstances » dont elle parle peuvent renvoyer aux expériences vécues par ces
femmes en tant que femmes dans une société patriarcale – ; mais pas seulement.
Eliot insiste tout particulièrement sur les différences biologiques et physiologiques
entre les sexes, inscrivant ainsi sa réflexion dans la même lignée que la littérature
biomédicale et évolutionniste de l’époque. Elle s’en distingue néanmoins quant à la
question de l’infériorité intellectuelle des femmes. Contrairement à l’idée selon
laquelle le développement de l’intellect chez la femme mènerait au tarissement de
ses capacités reproductives7, Eliot ne fait pas de distinction entre les sexes quant à
leurs facultés intellectuelles : « La science n’a pas de sexe : les pures facultés de
connaissance et de raisonnement, si elles fonctionnent correctement, empruntent les
mêmes cheminements et arrivent aux mêmes résultats8 ». Cependant, si les
mécanismes du cerveau menant à l’assimilation de connaissances fonctionnent de la
même façon chez l’homme et la femme, il n’en est pas de même pour la création
littéraire :
Mais dans l’art et dans la littérature, qui demandent l’action de l’être
tout entier, dans lesquels chaque fibre de la nature est engagée, dans
lesquels chaque modification particulière de l’individu se fait ressentir, la
femme a une contribution particulière à apporter. Sous toutes les
conditions sociales imaginables, elle possèdera nécessairement un
éventail de sensations et d’émotions – que l’on peut qualifier de
maternelles – qui resteront toujours inconnues pour l’homme ; et le fait
qu’elle soit physiquement plus frêle par comparaison, bien que cela ait
pu être exagéré par une civilisation malveillante, ne peut être nié, ce qui
introduit une condition féminine distinctive dans la merveilleuse alchimie
des affections et des sentiments, et qui donne inévitablement naissance à
des formes et à des combinaisons distinctives9.
Ce qui frappe le lecteur dans cet extrait, ce sont les détails physiologiques qui
sont convoqués. Eliot propose ici une dissection du corps féminin afin de localiser
l’origine de cette écriture féminine (de ces « formes et combinaisons distinctives »).
Elle mentionne notamment des détails microscopiques tels que les « fibres de la
nature », faisant ainsi allusion aux composants organiques des tissus musculaires ou
nerveux. Elle souligne ensuite la particularité de chaque individu quand elle affirme
la présence de variations ou « modifications particulières » d’un être à un autre ; le
tout afin d’étayer la thèse selon laquelle les femmes et les hommes n’ont pas la
même appréhension du monde qui les entoure et le retranscrivent donc
nécessairement différemment ; d’où l’indéniable impact du sexe sur la création, ce
6
George Eliot, « Woman in France: Madame de Sablé », op. cit., p. 9. (Ma traduction ; je
souligne).
7
On peut citer à ce sujet le physiologiste Alexander Walker qui, en 1840, écrit ceci : « Quand une
femme est connue pour son esprit, elle est généralement effroyablement laide, et il est certain qu’une
grande fécondité intellectuelle s’accompagne généralement d’une stérilité ou d’un dérangement de la
matrice. » Alexander Walker, Woman Physiologically Considered. pp. 42-43. Cité dans Jill Matus,
Unstable Bodies: Victorian Representations of Sexuality and Maternity, Manchester University Press,
1995, p. 41 (Ma traduction).
8
George Eliot, « Woman in France: Madame de Sablé », op. cit., p. 8 (ma traduction).
9
George Eliot, « Woman in France: Madame de Sablé », op. cit., p. 8 (ma traduction ; je souligne)
3
qui donne lieu à une écriture genrée. Cet exposé, aux tonalités scientifiques, repose
sur une démarche logique de causes à effets qui va chercher au plus profond du
corps humain afin d’expliquer le processus régissant la création littéraire. Ce
processus aurait des origines physiologiques, car la nature du sexe d’un individu
impliquerait une réaction particulière de celui-ci aux stimuli.
L’argument ultime d’Eliot qui fonde cette différence entre l’homme et la femme
trouve sa source dans cette expérience spécifiquement féminine qu’est la maternité.
Ces « sensations et émotions maternelles » semblent ne pas dépendre de « la
condition sociale », mais elles relèvent plutôt du domaine de la biologie. Ainsi,
l’homme, possédant des caractéristiques physiologiques différentes de celles de la
femme et qui ne lui permettent pas de faire l’expérience physique de la maternité,
n’aura jamais accès aux sensations et émotions qui en résultent. Cette démarche
consiste à discriminer la nature des sentiments en fonction des sexes et à identifier
l’origine biologique de ces différences. Ceci n’est pas sans rappeler les théories
scientifiques de contemporains d’Eliot. Parmi eux, on peut mentionner le célèbre
phrénologiste George Combe. À travers l’observation de la forme des crânes et des
mesures qu’il en faisait, Combe identifie des émotions différentes chez l’homme et
la femme. Il discerne notamment deux types d’amour :
Les hommes [possèdent] un penchant incontestable pour l’amativité,
ou désir sexuel, comme en atteste la présence d’un cervelet plus gros
chez lui, siège de l’organe sexuel. Les femmes, en revanche, [ont] un
sentiment de philoprogéniture (amour des enfants) plus intense, si intense
qu’en effet, dans l’enfance, elles choisissaient de jouer avec des poupées
et des berceaux plutôt qu’avec des tambours, chevaux ou fouets qui sont
tant appréciés par les petits garçons10.
Ici aussi, l’amour maternel est présenté comme étant une caractéristique
essentielle du sexe féminin, dans la mesure où il explique certains comportements
(amour des enfants ; choix des jeux dans l’enfance) et où il s’explique par des détails
physiques (la taille du cervelet). D’autres hommes de sciences de l’époque font
appel à une autre partie du corps de la femme – ses viscères – afin d’avancer l’idée
selon laquelle l’amour maternel est plus prononcé chez celle-ci : « Les sentiments,
selon certains naturalistes, ne se situent pas dans le cerveau mais dans l’abdomen, et
la femme possède un abdomen plus grand11. » Autant de théories scientifiques,
basées sur l’observation des corps, qui mettent en avant les différences physiques
entre l’homme et la femme et viennent ainsi consolider les fondements de la société
patriarcale victorienne en donnant une légitimité scientifique à son organisation
genrée (le domaine public pour l’homme et la sphère domestique pour la femme). Si
l’on retrouve des procédés d’analyse similaires dans l’argumentation d’Eliot
(importance de l’observation, recours à la biologie pour expliquer des
comportements), son propos est en revanche subversif dans la mesure où elle se sert
de cette spécificité féminine qu’est la maternité afin de donner une place aux
femmes dans la littérature : elles ont en effet « une contribution particulière à
apporter ».
10
Cynthia Eagle Russett, Sexual Science: the Victorian Construction of Womanhood, Harvard
University Press, 1989, p. 19 (ma traduction).
11
Cynthia Eagle Russett, Sexual Science: the Victorian Construction of Womanhood, op. cit.,
p. 43 (Ma traduction).
4
Pour donner plus de poids à sa démonstration, Eliot poursuit sa démarche
expérimentale en s’appuyant sur une autre branche scientifique de l’époque :
l’anthropologie physique. Russett définit cette discipline en ces termes : « Faisant
son apparition au milieu du [XIXe] siècle et trouvant ses sources dans l’anatomie, la
zoologie et la médecine, [l’anthropologie physique] se caractérise dès ses débuts par
un penchant pour l’analyse médicale et un accent mis sur la classification des races
en fonction de la structure physique 12 ». L’un des arguments majeurs d’Eliot, si ce
n’est le principal, qui tend à expliquer la raison pour laquelle les écrivaines
françaises ont devancé leurs homologues britanniques en littérature, souligne
l’origine ethnique de celles-ci. Voici ce qu’elle écrit :
Quelles étaient les causes de ce développement plus précoce et de ces
manifestations plus abondantes de l’intellect féminin en France ? La
première réside peut-être dans les caractéristiques physiologiques de la
race gauloise : un petit cerveau et un tempérament vif permettent au
système fragile de la femme de soutenir l’activité exceptionnelle requise
par la création intellectuelle ; tandis qu’à l’inverse, le cerveau plus gros
et le tempérament plus lent des Anglais et des Allemands donnent lieu,
chez la femme, à un [comportement] rêveur et passif. […] Et donc, les
caractéristiques physiques de la femme peuvent suffire à former le
substrat de la supériorité intellectuelle des femmes aux origines
gauloises, mais elles sont un terreau trop pauvre pour permettre à
l’intellect des femmes d’origine teutonne d’exceller à leur tour13.
Ces considérations anthropologiques visent à légitimer son propos en lui donnant
un fondement scientifique basé sur l’observation des corps. Eliot fait également
appel à un principe très en vogue dans les domaines scientifiques au XIXe siècle
pour fonder des hypothèses : celui de la comparaison avec le monde animal. Elle
établit un parallèle entre les humains et les insectes afin d’expliquer cette différence
d’intellect entre les femmes françaises et les Britanniques : « on voit rarement des
insectes mal-développés ou malformés, mais on voit rarement un homme développé
à la perfection, parfaitement constitué14. » Cette idée fait écho à la théorie
évolutionniste qui postule que l’évolution des espèces tend vers leur
complexification, et produit ainsi une plus grande diversité parmi les êtres. Eliot
n’est pas pessimiste quant à la capacité future des écrivaines britanniques de pouvoir
à leur tour exceller dans cet art qu’est la littérature. Néanmoins selon elle, à l’heure
où elle écrit, les conditions physiques ne sont pas encore réunies chez ces femmes
pour qu’elles puissent y parvenir.
De la démarche d’Eliot qui consiste à expliquer les mécanismes biologiques qui
régissent la création littéraire, on peut retenir les points suivants : tout d’abord, le
rôle de l’observation, qui constitue son principal moyen d’analyse et qui, à travers
l’importance accordée aux détails et à l’infiniment petit, donne une rigueur
scientifique à sa réflexion. Par ailleurs, sa méthode est expérimentale dans la mesure
où elle se fonde sur des faits observables : les paramètres physiologiques qui
gouvernent la maternité sont donc passés au crible et servent de fondement à sa
théorie du genre dans l’écriture. Cette écriture repose également sur des principes
empiriques. En effet, le processus de création s’ancre principalement dans
12
Cynthia Eagle Russett, Sexual Science: the Victorian Construction of Womanhood, op. cit.,
p. 25 (ma traduction).
13
George Eliot, « Woman in France: Madame de Sablé », op. cit., pp. 10-11 (ma traduction).
14
George Eliot, « Woman in France : Madame de Sablé », op. cit., p. 11 (ma traduction).
5
l’expérience personnelle et intime de l’auteur, et cette expérience trouve ses sources
jusque dans les mécanismes biologiques de l’individu. Ainsi, Eliot met l’accent sur
la question de l’authenticité de l’écriture ; d’où sa critique acerbe des productions
littéraires de ses consœurs britanniques qui travestissent leur voix afin d’imiter le
« style masculin », contrairement aux Françaises qui écrivent « dans leur langage
habituel15 ». Tous ces éléments présentent un intérêt certain car ils seront convoqués
de nouveau quelques années plus tard dans le chapitre XVII d’Adam Bede. Par
ailleurs, ce premier roman d’Eliot offre l’opportunité d’observer la manière dont
Eliot met en œuvre le style féminin de l’écriture qu’elle a formalisé dans « Woman
in France ».
Genre réaliste et écriture genrée : métaphorisation de la
figure de la mère dans le chapitre XVII d’Adam Bede
À l’instar de l’article « Woman in France : Mme de Sablé », le chapitre XVII
d’Adam Bede propose une réflexion sur l’écriture littéraire. Pour ce faire, le
narrateur interrompt la diégèse et prend la parole à la première personne. Il s’adresse
alors directement au lecteur afin de justifier ses choix d’écriture et de caractérisation
des personnages. Son discours possède une dimension didactique ; le but étant
d’éduquer le lecteur à une démarche d’écriture qui repose sur la représentation la
plus fidèle possible du réel, et qui peut à cet égard parfois aller à l’encontre des
attentes de ce dernier.
Le chapitre XVII s’ouvre sur un jeu de travestissement des voix – travestissement
qu’Eliot condamne tant dans « Woman in France » – pour mieux mettre en avant la
nécessité d’une authenticité de l’écriture. Le narrateur cite tout d’abord un
commentaire imaginaire : « ‘Le pasteur de Broxton ne vaut guère mieux qu’un
païen’, entends-je dire un de mes lecteurs. ‘Comme il eût été plus édifiant de lui
faire donner à Arthur quelques bons conseils spirituels. Vous auriez pu placer dans
sa bouche de belles choses : cela aurait valu la lecture d’un sermon16.’« Cette
remarque fait référence aux paroles échangées entre Arthur Donnithorne, l’amant
d’Hetty Sorrel, et le pasteur Irwine à propos des dangers de l’amour. À ce reproche
concernant le manque de fermeté morale de la part du pasteur envers le jeune
homme, le narrateur répond :
Certainement je l’aurais pu, si pour moi la vocation première d’un
romancier était de présenter les choses telles qu’elles n’ont jamais été, et
jamais ne seront. Dans un tel cas, alors, oui, bien sûr, j’aurais pu façonner
la vie et les personnages à mon goût. […] Mais il s’avère, au contraire,
que le plus grand de mes efforts est d’éviter toute peinture arbitraire, et
de représenter fidèlement les hommes et les choses tels qu’ils se reflètent
dans mon esprit. Ce miroir est sans doute défectueux ; les contours seront
parfois imprécis ; l’image floue ou confuse ; mais je me crois tenu de
vous montrer aussi précisément que possible cette image, comme si je me
trouvais à la barre des témoins, en train de narrer mon expérience sous
serment17.
15
George Eliot, « Woman in France : Madame de Sablé », op. cit., p. 9 (ma traduction).
George Eliot, Adam Bede [1859], Penguin Classics, 2008, p. 193 (ma traduction).
17
George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 193 (ma traduction).
16
6
Cette comparaison entre l’acte d’écriture et le reflet fidèle du miroir n’est pas
sans évoquer les premières lignes du roman :
À l’aide d’une seule goutte d’encre pour tout miroir, le sorcier
égyptien entreprend de révéler aux passants des visions provenant d’un
lointain passé. C’est ce que j’entreprends de faire ici pour vous, lecteur.
Avec cette seule goutte d’encre au bout de ma plume, je vais vous
montrer le grand atelier de Mr Jonathan Burge […]18.
Dans les deux cas, ce miroir métaphorique n’est autre que la transcription par
écrit du reflet de la réalité perçue à travers la lunette de l’écrivain. Ce filtre entre
l’écriture et le réel impose à l’auteur un engagement d’honnêteté. Ainsi ici, le
narrateur conclut un pacte avec le lecteur dans lequel il s’engage à ne donner aucune
version biaisée de la réalité en évitant « toute peinture arbitraire. » Il met l’accent sur
l’authenticité de sa démarche qui vise à dire la vérité, toute la vérité, rien que la
vérité, « comme [s’il] se trouvait à la barre des témoins, en train de narrer son
expérience sous serment. » Ce serment porte également la promesse d’une écriture
fondée sur l’expérience personnelle de l’auteur, élément mis en avant par Eliot dans
« Woman in France ».
Ainsi, Eliot rejette toute caractérisation facile des personnages basée sur une
division manichéenne du monde19. De plus, elle bannit tout penchant pour l’excès ou
la distorsion dans l’écriture. Eliot tire son exemple du monde animal et de la
mythologie afin de souligner la difficulté rencontrée lorsqu’on veut dépeindre « un
vrai lion sans exagération » comparé à « la facilité jubilatoire qu’il y a à dessiner un
griffon20. » Ce rejet de l’exagération des traits, de la caricature, implique une rigueur
quasi-scientifique de la part de l’auteur quant à l’exactitude des représentations.
L’écrivain est présenté comme étant un observateur neutre et « désintéressé », une
qualité que l’on rencontre chez les « vrai[s] homme[s] de sciences21. » On retrouve
ici l’importance accordée à l’observation ainsi que la nécessité de traduire par écrit
toute la complexité du réel, points déjà soulevés dans « Woman in France ». Ce
souci du détail qui témoigne de la singularité de chaque être inscrit le roman d’Eliot
dans son temps, notamment à travers l’évocation de la théorie de la complexification
des organismes au cours de leur évolution. En effet, cette complexification donne
lieu à une plus grande richesse et diversité des êtres ; ce qui doit être soigneusement
répertorié par le scientifique et retranscrit par l’écrivain dans la littérature. Cette
définition éliotienne de l’écriture réaliste s’inscrit d’autant plus dans les démarches
scientifiques et évolutionnistes de son siècle qu’elle s’intéresse non pas aux destins
exceptionnels et héroïques, mais au commun des mortels :
Peignez-nous un ange, si vous le pouvez, vêtu d’une robe violette
flottante, et au visage pâli par la lumière céleste ; peignez-nous plus
souvent encore une Madone, au doux visage tourné vers le ciel et aux
bras ouverts pour accueillir la gloire divine ; mais ne nous imposez pas
de règles esthétiques qui bannissent du domaine de l’Art ces vieilles
femmes qui préparent les carottes de leurs mains usées par le travail,
[…]. Dans ce monde, il y a tant de personnes banales et grossières, dont
18
George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 9 (ma traduction ; je souligne).
Voir George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 194. Eliot fustige déjà cette tendance à la
simplification et au manichéisme dans son article « Silly Novels by Lady Novelists » [1856].
20
George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 195 (ma traduction).
21
George Levine, Darwin and the Novelists: Patterns of Science in Victorian Fiction, The
University of Chicago Press, 1988, p. 15.
19
7
la vie ne présente pas d’infortune sentimentale pittoresque. Il faut
absolument que nous nous souvenions de leur existence, sinon nous
risquerions fort de les exclure de notre religion et philosophie, et de
concevoir de nobles théories qui ne s’appliqueraient qu’à un monde fait
d’extrêmes22.
Loin de restreindre l’art au beau et aux sujets élitistes, Eliot adopte ici une
démarche anthropologique qui a pour but de porter son attention sur le quotidien
afin de consigner la singularité d’existences banales. À cette nature polymorphique
de la figure de l’écrivain (à la fois auteur fiable et effacé qui écrit sous serment à
partir de son expérience, ou encore collecteur de données et garant de la mémoire
collective) s’ajoute une autre caractéristique : la dimension éthique. C’est à travers
ce dernier paramètre que la figure maternelle apparaît.
Cette consécration du singulier et du commun dans l’écriture s’inscrit dans une
démarche esthétique qui se propose de réfléchir sur les thèmes qui méritent de
figurer dans la littérature. Aux lecteurs qui s’offusquent de voir évoluer sous leurs
yeux le cours ordinaire de la vie de personnages prosaïques, le narrateur rétorque :
« Mais, Dieu soit loué, on peut éprouver de la sympathie pour les choses qui ne sont
pas totalement belles, je l’espère23 ! » On retrouve ici le rôle didactique de l’écrivain
qui a pour mission de sensibiliser son lecteur à la diversité humaine et de la lui faire
aimer : « […] et ce sont ces gens-là – parmi lesquels vous vivez – qu’il vous faut
tolérer, plaindre et aimer […]24. » Afin d’y parvenir, l’auteur doit lui-même aimer ses
sujets et éprouver de la compassion 25 envers eux. On peut se demander quelle est la
nature de cet amour en nous référant à la classification des sentiments en fonction
des sexes telle que la pratique les phrénologistes par exemple. S’agit-il d’une
passion amoureuse ou d’une bienveillance maternelle ? Si l’on observe les exemples
proposés par Eliot, on peut en conclure que l’amour éprouvé par l’écrivain pour son
œuvre est une émotion genrée, associée au féminin, et qui, à plusieurs reprises au
cours du chapitre, est incarnée par une figure maternelle. Afin de prouver au lecteur
que les vies ordinaires sont dignes d’intérêt, le narrateur s’engage à la première
personne et raconte une anecdote qui met en avant l’amour maternel :
J’ai un ou deux amis dont les traits sont tels qu’une boucle d’Apollon
sur le haut du front leur serait certainement difficile à porter ; cependant,
à ma connaissance certaine, des cœurs tendres ont battu pour eux, et leurs
miniatures – flatteuses, mais malgré tout pas jolies – sont baisées en
secret par des lèvres maternelles26.
L’utilisation de l’adjectif « maternelle » (« motherly » dans le texte d’origine) et
non pas de la tournure possessive » their mothers’ lips » insiste sur les qualités que
recouvre le terme « maternel », bien plus que sur le lien de parenté entre une mère
biologique et son enfant. Ainsi, ce choix détache la maternité de ses fonctions
purement biologiques pour mettre l’accent sur les émotions qui en résultent,
émotions qui, dans « Woman in France », sont à l’origine du style féminin dans
l’écriture.
22
George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 196 (ma traduction).
George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 195 (ma traduction).
24
George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 194 (ma traduction).
25
« sympathy » dans le texte original. George Eliot, Adam Bede, op. cit., pp. 195, 197.
26
George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 196 (ma traduction).
23
8
Si ce premier exemple semble placer les émotions maternelles avant la réalité
biologique, Eliot n’omet pas d’inscrire ces sentiments dans le corps quand elle fait
dire à son narrateur-auteur : « Il est bien plus nécessaire que je possède une fibre de
compassion qui me relie à ce citoyen grossier […]27. » Si l’expression « une fibre de
compassion » (« a fibre of sympathy » dans le texte original) peut être interprétée au
sens figuré, l’article « Woman in France » en propose un tout autre éclairage. Cette
« fibre de compassion » évoque les « fibre[s] de la nature » qui sont à l’origine de la
dimension genrée de l’écriture selon Eliot. Ainsi, on retrouve ici un raisonnement
similaire qui s’appuie sur le corps pour localiser les émotions et définir le ton de
l’écriture.
Conclusion
Écrit cinq années auparavant, l’article « Woman in France » offre une perspective
intéressante sur le premier roman de George Eliot. Ces deux textes, à travers les
premières pages de « Woman in France » et le chapitre XVII d’Adam Bede,
amorcent une réflexion commune sur l’écriture littéraire. Si les propos du narrateur
dans Adam Bede n’évoquent pas directement la question du genre dans l’écriture
mais visent plutôt à formaliser le genre réaliste, des points communs avec l’article
« Woman in France » sont tout de même identifiables. On remarque tout d’abord des
similitudes méthodologiques quant à la démarche d’écriture, avec notamment
l’influence de la culture scientifique de l’époque, à travers l’accent mis sur la rigueur
d’analyse de faits observables, qui se traduit par un souci de vraisemblance et
d’exactitude dans la littérature. Par ailleurs, la prégnance du corps se retrouve
convoquée dans les deux textes afin de localiser des émotions et de définir le style
de l’écriture. La figure maternelle et les sentiments qui lui sont associés forment la
clé de voûte de cette écriture dans la mesure où ces qualités maternelles donnent à
l’écriture son identité et pose les jalons d’un style à la Eliot. En effet, cet amour
maternel bienveillant, qui se transforme en compassion universelle sous la plume de
l’écrivain, n’est peut-être pas la manifestation d’un style féminin comme l’affirme
Eliot dans « Woman in France », mais bien plutôt d’une écriture éliotienne.
Corpus
Eliot George, Adam Bede [1859], London, Penguin Classics, 2008
Eliot George, « Woman in France: Madame de Sablé » [1854], Selected Essays,
Poems and Other Writings, London, Penguin Books, 1990
Autres textes
Eliot George, Adam Bede. Tome 1, [1859], trad. F. d’Albert-Durade, Paris,
Hachette, 1913, http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k65884g/f229.image (cons. le
26 janvier 2014)
Eliot George, « Silly Novels by Lady Novelists » [1856], Selected Essays, Poems
and Other Writings, London, Penguin Books, 1990
Walker Alexander, Woman Physiologically Considered, 1840
Études
Levine George, Darwin and the Novelists: Patterns of Science in Victorian
Fiction, Chicago, London, The University of Chicago Press, 1988
27
George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 197 (ma traduction).
9
Matus Jill, Unstable Bodies: Victorian Representations of Sexuality and
Maternity, Manchester, Manchester University Press, 1995
Paxton Nancy L, George Eliot and Herbert Spencer: Feminism, Evolutionism
and the Reconstruction of Gender, Princeton, New Jersey, Princeton University
Press, 1991
Russett Cynthia Eagle, Sexual Science: the Victorian Construction of
Womanhood, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1989
Shattock Joanne, « The “Orbit” of the Feminine Critic: Gaskell and Eliot »,
Nineteenth
Century
Gender
Studies
(6:2),
Summer
2010,
http://www.ncgsjournal.com/issue62/shattock.htm (cons. le 26 janvier 2014)
10

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