L`élaboration de la loi de 1905 - Université Paris 1 Panthéon

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L`élaboration de la loi de 1905 - Université Paris 1 Panthéon
L’ELABORATION DE LA LOI DE 1905
La loi de décembre 1905 présente un certain nombre de particularités. Tout d’abord le
caractère relativement rapide de son élaboration et de son adoption. On pourrait, certes,
estimer qu’elle est le fruit d’une longue maturation puisque l’idée et les projets de séparation
des Eglises et de l’Etat étaient aussi anciens que la 3e République, et même aussi anciens que
le concordat.1 Mais la loi est élaborée, discutée et adoptée au cours d’une seule législature,
celle de 1902-1906. De surcroît elle s’est imposée comme une urgence alors qu’au moment
des élections de 1902, seule une minorité des députés élus avait fait figurer explicitement la
séparation dans sa profession de foi électorale2.
Deuxième particularité de la loi, son mode d’élaboration. La proposition qui est
discutée par les députés au printemps 1905 est pour l’essentiel le fruit du travail d’une
commission parlementaire, la fameuse commission des 33. Pour une fois, l’idée reçue de la
commission-enterrement n’est pas vérifiée, au point que c’est le rapporteur de la commission
qui éclipse, et de loin le ministre compétent au cours du débat de la Chambre.
Troisième particularité, l’intensité du travail parlementaire ; la proposition de la
commission a été discutée, article par article pendant plus de 3 mois de la fin mars au début
juillet 1905 par l’ensemble des députés, à raison de presque une séance par jour. Elle en est
ressortie assez profondément amendée.
Quatrième particularité, le fait que le Sénat, instance habituelle de décision chaque fois
qu’un équilibre essentiel au sein de la République était en jeu, ait renoncé à imprimer sa
marque sur la loi et ait donné –pour une fois- priorité à la rapidité de décision sur son pouvoir
d’amendement ou son veto suspensif.
On pourrait encore rechercher d’autres particularités. Mais au total, ce qui frappe le
plus, c’est le contraste entre la violence des affrontements sur la séparation, le climat pour le
moins de guerre civile froide qui oppose les deux France dans les années où la loi a été
conçue et la réussite de la loi dans la longue durée, non seulement sa célébration en majesté
1
L’ouvrage de Jacqueline Lalouette fait un bilan très complet et éclairant de cette longue maturation :
J. LALOUETTE, La séparation des Eglises et de l’Etat Genèse et développement d’une idée 1789-1905, Seuil,
2005, 453 p.
2
Selon Jean-Paul Scot, sur 588 députés élus en 1902, 129 députés se sont prononcés pour la Séparation dans leur
déclaration d’intentions, 140 contre ; les autres n’en ont pas parlé. J.P. SCOT, « L’Etat chez lui, l’Eglise cjez
elle » Comprendre la loi de 1905, Seuil 2005, 389 p.
1
un siècle plus tard, mais le large consensus qui règne désormais autour d’elle.3 Comment en
un or pur le plomb vil s’est-il changé ? En revenant sur la façon dont la loi a été conçue et
élaborée, j’essayerai de déceler quelques unes des prémices de sa future réussite ; elles se
font jour, me semble-t-il, de plus en plus nettement au cours des 4 phases de l’élaboration que
je voudrais mettre en évidence.
1ère phase : le bourgeonnement, la sortie du virtuel et du rituel
Lorsque se réunit la Chambre élue en avril-mai 1902 et que se constitue le
gouvernement Combes, la grande affaire est la lutte contre les congrégations. L’idée de
séparation est-elle néanmoins présente dans les esprits ? Sur le plan des principes,
certainement. Tous les comités, sociétés et partis qui se rassemblaient dans le bloc des
gauches, y étaient favorables. C’était le cas de la Libre Pensée dont les différentes
associations nationales avaient mené depuis 1879 de nombreuses campagnes contre le régime
concordataire. La franc-maçonnerie avait également défendu cette cause, le convent du Grand
Orient demandant par exemple aux parlementaires en septembre 1900 de dénoncer le
concordat et de faire la séparation.4 La jeune Ligue des droits de l’homme fondée en 1898
avait rapidement commencé à agiter la question. Au premier congrès du parti radical et
radical-socialiste en 1901, Léon Bourgeois avait présenté la séparation comme la seule
solution définitive conforme à la liberté et ajouté : « Nous ne pouvons avoir entre nous de
divergences que sur le moment où il [le concordat] sera déchiré. »5
Mais c’était là justement que le bât blessait. La séparation des Eglises et de l’Etat
faisait partie de la culture de la République militante. Mais ne faisait-elle pas partie aussi de
ces réformes qu’on réclamait dans l’opposition et qu’on différait une fois parvenu au
pouvoir ? Sous l’Empire, Gambetta et Ferry l’avaient demandée, Ferry rangeant même « la
suppression du clergé d’Etat » parmi les « destructions nécessaires. »6 Au temps de la
République républicaine, les opportunistes y avaient pourtant renoncé pour conserver et
3
Ce consensus n’exclut évidemment pas les interprétations divergentes, les polémiques et les demandes de
« retouches » ou de « toilettage ». Mais la prudence des termes utilisées par un ministre et par la Fédération
protestante de France montre bien le respect qui entoure la loi ; et on est frappé par le fait que les deux
protagonistes de 1905, l’Eglise catholique et les militants laïques, sont d’accord pour demander qu’on ne touche
pas à la loi.
4
Voir J. LALOUETTE, La séparation des Eglises et de l’Etat Genèse et développement d’une idée, op. cit.,
p. 379-382
5
Ibid. p. 355
6
Cité par J. LALOUETTE, La séparation des Eglises et de l’Etat Genèse et développement d’une idée, op. cit.,
p. 301
2
même parfois glorifier le concordat. Certes, les radicaux avaient-ils alors dénoncé cette
trahison. Mais devenus dominateurs, n’allaient-ils pas être tentés de se glisser dans les bottes
concordataires de leurs prédécesseurs, comme ils le faisaient du reste dans d’autres domaines,
comme celui de la politique coloniale ? On ne décèle pas facilement au cours de la campagne
électorale de 1902 de signes précurseurs indiquant que cette fois était la bonne. On peut
estimer que le mot d’ordre séparatiste n’y est pas diffusé avec plus de force qu’avant les
élections précédentes. On peut aussi avoir l’impression que l’on restait dans le domaine du
rituel lorsqu’à l’ouverture des travaux de la Chambre, 13 députés socialistes révolutionnaires
se rassemblent autour de la proposition Dejeante, qui, reprenant mot à mot la proposition
Zévaès de la législature précédente, réclamait la suppression du budget des cultes et la
dénonciation du concordat, sans se préoccuper des suites de cet acte révolutionnaire, qui
n’avait aucune chance d’être voté7. Un peu plus nouvelle est, peut-être, quelques jours plus
tard, l’initiative d’Ernest Roche, le vétéran du blanquisme passé au nationalisme, qui, prenant
de court la majorité de gauche, suggère une séparation des Eglises et de l’Etat pas beaucoup
plus élaborée que celle de ses frères ennemis de l’extrême gauche, mais qui prévoyait
néanmoins la constitution d’associations religieuses conformes à la loi de 1901 pour prendre
la succession des Eglises concordataires.
Le moment décisif de la sortie du virtuel est le printemps 1903. L’initiative ne vient
plus de francs tireurs de l’extrême gauche ou de la droite, mais d’un groupe important de
députés du bloc des gauches qui soutient la proposition de loi déposée par le député socialiste
de Lyon, Francis de Pressensé8. Francis de Pressensé était, si on peut dire, un séparatiste
héréditaire. Son grand père avait été un des animateurs de la fraction du protestantisme
réformé qui, en suivant la pensée du théologien suisse Alexandre Vinet, s’était groupé autour
du journal séparatiste Le Semeur, et avait constitué un réseau d’Eglises libres (non
concordataires) qui s’était fédéré en 1849. Son père, pasteur, député libéral du centre gauche
en 1871, puis sénateur de la même mouvance, avait fait du thème de la séparation associé à la
liberté de conscience un véritable cheval de bataille politique et religieux. Attiré lui-même un
temps par le catholicisme, Francis de Pressensé s’était « converti » au socialisme sous le choc
de l’affaire Dreyfus et avait rompu avec toutes les religions. Dès 1901 au sein de la Ligue des
droits de l’homme dont il était un des membres fondateurs, avant d’en devenir le président en
7
« Proposition de loi tendant à la suppression du budget des cultes et au retour à la nation des biens dits de
mainmorte , meubles ou immeubles appartenant aux congrégations religieuses » , 27 juin 1902
8
R. FABRE, Francis de Pressensé et la défense des Droits de l’Homme Un intellectuel au combat, Rennes, PUR
2004, 418 p.
3
octobre1903, il a mené une campagne pour la séparation des Eglises et de l’Etat.9 Il présente
cette réforme comme l’objectif principal de la mobilisation anticléricale, la lutte contre les
congrégations n’étant selon lui qu’un palliatif. Elu député, il a préparé son projet pendant
plusieurs mois. Il peut le présenter au printemps 190310 comme une réponse implicite à la
déclaration d’Emile Combes, qui, refusant la suppression du budget des cultes le 26 janvier
1903, avait déclaré qu’on n’effacerait pas d’un trait de plume les 14 siècles écoulés, et
qu’avant de les effacer, il était nécessaire de connaître d’avance par quoi les remplacer.
Pressensé va donc proposer un nouveau régime des cultes, qui se déploie dans son projet sur
près de 100 articles : énonciation des principes généraux, règlement de la transition pour les
biens et pour les personnes, institution et fonctionnement des nouvelles sociétés pour
l’exercice du culte, police détaillée des cultes, mesures spécifiques concernant les minorités
religieuses etc. Malgré la précision juridique qu’il avait voulu donner à ses nombreux articles,
Pressensé ne présentait pas sa proposition comme un texte définitif mais comme un document
de travail destiné à faire réagir l’opinion et la Chambre. De ce point de vue là, on peut estimer
qu’il a atteint son objectif. Les réactions de la presse sont nombreuses, celles des Eglises et
communautés religieuses sont vives et pour l’essentiel très négatives, voire indignées11 ; le
texte n’est pas perçu comme une utopie, mais comme un danger réel, un degré supplémentaire
dans l’escalade anticléricale.
Plusieurs groupes de députés réagissent aussi, parfois en liaison avec les familles de pensée
auxquelles ils appartiennent, et on voit fleurir en quelques semaines 4 autres projets qui sont
autant d’alternatives au projet Pressensé : sont déposées sur le bureau de la Chambre les
propositions de loi Hubbard (26 mai), Flourens (7 juin), Réveillaud (25 juin), Grosjean et
Berthoulat (29 juin). Entre temps, la Chambre, sur la demande de Pressensé, avait procédé à
l’élection de la commission chargée d’examiner les projets de séparation, dont la création
avait été décidée à l’automne précédent, mais qui était restée dans les limbes. L’élection a lieu
le 11 juin ; Pressensé a accompli ses objectifs, mais s’efface quelque peu puisqu’il n’est pas
élu à la commission. Avant d’en venir au travail de la commission des 33, qui est la deuxième
phase dans l’élaboration de la loi, je voudrais m’arrêter un instant sur le contenu des projets
que cette commission était en principe chargée d’examiner. Ils sont très inégaux du point de
vue de la longueur et de l’élaboration juridique mais chacun d’entre eux indique une solution
9
Voir la conférence de Pressensé devant les sections de la LDH du Ve arrondissement le 24 janvier 1901.
BOLDH, 1901, p. 69-105
10
Sa proposition de loi est déposée le 7 avril 1903 ; elle a été publiée intégralement dans le BOLDH du 1er juin
1903
11
R. FABRE, Francis de Pressensé et la défense des Droits de l’Homme, op. cit., p. 211-217
4
possible, et, à eux tous, ils dessinent un paysage d’une assez grande variété. Bien des années
auparavant, comme le rappelle Jacqueline Lalouette,12 Jules Ferry, dans la période où il avait
renoncé à faire la séparation, n’avait envisagé que trois possibilités pour la situation de
l’Eglise dans la République : « Il faut qu’elle soit salariée sous le régime concordataire,
qu’elle soit propriétaire et libre, ou qu’elle soit persécutée. » On peut entre parenthèses être
frappé par la manière assez économiste, pour ne pas dire « bourgeoise », dont Ferry
envisageait la question des cultes. Un quart de siècle plus tard, au printemps 1903, le triptyque
concorde, liberté, persécution restait éclairant, mais les possibilités envisagées étaient plus
nombreuses : la disparition du salariat concordataire n’entraînait pas dans tous les projets la
renonciation à la tutelle de l’Etat pour la régulation de la vie religieuse. Inversement, la liberté
de l’Eglise, demandée par plusieurs projets, n’était pas toujours associée à son accession à la
propriété des bâtiments religieux. Il me semble qu’on peut établir une classification des
différents projets autour de deux critères. Leur plus ou moins grand anticléricalisme, plus
exactement leur plus ou moins grand degré d’hostilité ou de sympathie à l’égard de la religion
dominante d’une part ; la plus ou moins grande importance des liens qui subsisteraient ou se
reconstitueraient entre l’Etat et les Eglises d’autre part. Selon le premier critère, nous avons
affaire à quatre projets nettement anticléricaux, soit, selon un decrescendo de la virulence,
ceux de Dejeante, de Hubbard, des sénateurs Boissy d’Anglas et Clemenceau qui proposaient
de remettre en vigueur le décret du 3 ventôse de l’an III, et enfin celui de Francis de
Pressensé ; trois projets sont en revanche beaucoup plus favorables aux Eglises, soit dans un
ordre croissant d’attitude positive à l’égard du catholicisme, celui du protestant Réveillaud, du
républicain modéré et ancien directeur des cultes Flourens, et celui des catholiques ralliés
Grosjean et Berthoulat. La prise en compte du deuxième critère, celui de l’interventionnisme
de l’Etat, réserve toutefois des surprises : ce n’est ni la même hiérarchie ni le même voisinage.
Ainsi, le projet de Gustave Hubbard peut-il être qualifié de violemment anticlérical et même
de déchristianisateur. Il prévoit l’attribution à l’Etat et aux collectivités locales de la totalité
des biens religieux dont la gestion serait confiée à des conseils communaux d’éducation
sociale. Les édifices, qui ne sont plus qualifiés d’édifices du culte, seraient loués
simultanément à toutes les associations d’enseignement ou de prédication morale,
philosophique et religieuse, aucune ne pouvant en obtenir le monopole ; ils seraient utilisés
également pour les fêtes des sociétés mutuelles de bienfaisance, d’enseignement, de
prévoyance. En face, la proposition de loi Pressensé qui affirme solennellement que la
12
J. LALOUETTE, La séparation des Eglises et de l’Etat Genèse et développement d’une idée, op. cit.,
p. 324
5
République assure la liberté de conscience et la libre expression des opinions religieuses, et
réserve la location des édifices du cultes aux sociétés cultuelles (à la célébration de quelques
fêtes républicaines près) peut sembler plus modérée. Pourtant dans le domaine de
l’intervention de l’Etat dans les affaires des Eglises, c’est l’inverse. Le projet Pressensé
prévoît une police des cultes minutieuse et tatillonne, et va jusqu’à réglementer les tarifs des
chaises et des bancs. Aucune police des cultes au contraire dans le projet Hubbard : toutes les
manifestations religieuses seront régies par les dispositions de droit commun concernant la
liberté de la presse, la liberté de réunion et la liberté d’association. Pour Gustave Hubbard,
« la religion, pas plus que les sentiments d’esthétique ou d’altruisme social, ne constitue une
catégorie extraordinaire de phénomènes sociologiques surnaturels et privilégiés. »13 On hésite
un peu à qualifier Hubbard de libéral, mais une telle extension du droit commun ne se
retrouve que dans le projet « philocatholique » de Flourens, qui prévoit un « laisser faire
laisser passer » généralisé de l’Etat, non seulement pour l’exercice des cultes mais pour la
charité, l’enseignement et toutes les activités de l’Eglise et des congrégations qui seraient
toutes autorisées. L’autre projet favorable à l’Eglise obéit à une autre logique, puisque tout en
acceptant la fin du concordat de 1801, Grosjean et Berthoulat demandent que la République
en négocie un autre qui permette à l’Eglise et à l’Etat de retrouver une collaboration
harmonieuse. Quant au projet Réveillaud, s’il va plus loin que Pressensé dans le libéralisme et
l’application du droit commun, il n’en maintient pas moins une police des cultes et affirme
solennellement les responsabilités de l’Etat pour assurer le libre exercice des cultes. Le projet
Réveillaud, clairement conçu par le pasteur François Méjan pour contrer la proposition
Pressensé, cherchait à faire prévaloir d’autres solutions en se situant dans la même logique,
celle de la prise en compte par la République de la spécificité du religieux. C’est dans cette
direction et dans une voie moyenne entre Réveillaud et Pressensé que va s’engager la
commission sous l’égide de son rapporteur, Aristide Briand.
2è phase : l’avant-projet de la commission
Avant d’examiner le travail de la commission, il est utile de revenir sur les conditions
de son élection. Alors que le bloc des gauches possédait à la Chambre une solide majorité, il
n’y a eu sur les 33 élus que 17 séparatistes (9 radicaux-socialistes, 7 socialistes, un membre de
l’Union démocratique) contre 16 opposants (progressistes, nationalistes et catholiques plus ou
moins ralliés de l’Alliance libérale populaire). Il faut dire que les radicaux « pur sucre » du
13
PROPOSITION DE LOI tendant à organiser le régime de séparation des Eglises et de l’Etat présentée par M
Gustave Hubbard, député, séance du 26 mai 1903, Documents parlementaires, chambre des députés, 1903,
p.503-504
6
groupe de la Gauche radicale s’étaient abstenus non seulement de présenter des candidats,
mais même pour beaucoup d’entre eux de participer au vote : 150 députés en tout se sont
abstenus. On peut les qualifier de « concordataires honteux » ; leur abstention n’a pas été
justifiée par un mot d’ordre politique affirmé, l’élection d’une commission étant, il est vrai, un
acte relativement ordinaire de la vie parlementaire. Mais leur but était certainement de freiner
une dynamique séparatiste qui ne paraissait pas opportune. Une des conséquences a été la
non élection de quelques fortes personnalités séparatistes, Pressensé et même Hubbard,
pourtant haut dignitaire de la franc-maçonnerie. Si on suit les analyses de Véronique Bredin14,
c’est seulement la division entre progressistes et « nationalistes » et le vote « révolutionnaire »
de certains nationalistes pour 2 candidats séparatistes dans l’intention de mettre le ministère
Combes en difficulté qui a empêché l’opposition d’être majoritaire.
La non représentation de la sensibilité politique qui dominait le gouvernement
Combes, la fragilité de la majorité dans un fonctionnement qui ne prévoyait pas de vote par
procuration, rendaient la réussite de la commission aléatoire. Après avoir été élu à la
présidence de la commission des 33 par 17 voix contre 16 le 12 juin, Ferdinand Buisson avait
présenté une sorte de cahier des charges à l’adresse de la majorité comme de l’opposition :
« Nous ne voulons pas débuter par une manifestation bruyante, mais examiner à fond le
régime qu’il conviendrait d’instituer dans l’hypothèse où la séparation serait votée. Aux
partisans de ce grand changement d’en dresser toute l’économie, de rédiger la législation
comme si elle devait être promulguée demain. Aux adversaires de les suivre sur ce terrain
pied à pied, de les arrêter par leurs objections, d’apporter aux propositions d’innovation leurs
critiques s’ils les jugent mauvaises, leurs amendements s’ils les croient susceptibles
d’améliorations. 15» Ces bonnes paroles ont été, une fois n’est pas coutume, suivies d’effets.
Les minoritaires ont accepté de jouer ce rôle d’opposition constructive. Grosjean, député
nationaliste du Doubs s’en est justifié ainsi : « Le vote pour la séparation des Eglises et de
l’Etat étant acquis malgré nous, devions nous ne prendre aucune part aux travaux de la
commission ? Mes amis et moi ne l’avons pas pensé : cette désertion à l’intérieur eût été plus
qu’une faiblesse. »16 Il faut dire qu’il existait une marge de manœuvre, du fait de la présence
parmi les séparatistes d’une aile intransigeante qui s’opposait le plus souvent aux positions
plus souples de Briand. On retrouvera le même système de bascule à une autre échelle au
14
V. BREDIN, « Briand et la séparation des Eglises et de l’Etat : la commission des trente-trois, Revue
d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1977, p. 365-390. Cet article reste la référence
fondamentale pour l’étude des travaux de la commission Briand.
15
Archives nationales, C 7300, archives de la commission de séparation des Eglises et de l’Etat, C. R. de la
séance du 24 juin 1903
16
Cité par V. BREDIN, « Briand et la séparation… », art. cit.., p. 369
7
printemps 1905 lors du débat parlementaire : le principe de la séparation au départ, le texte
complet de la loi à l’arrivée sont votés par la majorité et refusés par l’opposition. Mais dans
l’examen détaillé du texte, le jeu des amendements et le vote des articles l’un après l’autre,
une éphémère majorité différente a pu se former joignant les modérés des deux camps. Le
grand tacticien qu’était Aristide Briand a su très largement utiliser le potentiel de réserve dont
il disposait tantôt à l’extrême gauche et tantôt à droite. Mais ce jeu de forces et contre-forces
s’est presque de lui-même mis en place dès les premières séances de la commission. Lors de
la réunion du 13 juin, la majorité a fait bloc pour élire par 17 voix contre 16 Buisson et ses
adjoints et pour voter la motion présentée par Allard et Vaillant : « La commission décide
qu’il y a lieu de séparer l’Eglise et l’Etat et de commencer l’examen des systèmes divers
préparés pour remplacer le régime du concordat.17 » Briand pour sa part, signe notable, est élu
rapporteur provisoire par 17 voix pour mais sans opposition. Dès la deuxième séance, la
souplesse devient plus grande. Allard, Vaillant et Dejeante, les ultras de la commission,
cherchent à accélérer le mouvement : leur motion prévoit de proposer à la Chambre dès la
rentrée de septembre la rupture du concordat et d’étudier seulement ensuite le nouveau régime
des cultes. Briand refuse de se présenter devant la Chambre avec « un texte ressemblant à un
projet de résolution, dont la simplicité serait interprétée comme un aveu d’impuissance. »
Mais surtout, il met les points sur les i en déclarant : « Je ne vois pas les mesures que nous
soumettrons à la Chambre comme des mesures d’hostilité mais bien comme des mesures de
libération pour l’Eglise et pour l’Etat. »18 Cette déclaration suscite une réaction bien
significative : Cachet, membre de la minorité déclare : « Adversaire avec plusieurs de mes
amis de la dénonciation du concordat, je pourrais en devenir partisan si un régime acceptable
m’était soumis.19 » Utilisant la droite pour calmer ses ultras, Briand utilise ensuite son
extrême gauche pour décider le « conclave » des travaux en refusant d’entendre le
gouvernement avant d’avoir élaboré un projet législatif complet. Après un bref examen des
projets déposés, Briand se met donc à l’œuvre au cours de l’été 1903 pour en préparer un
nouveau ; il avait au préalable posé le 1er juillet devant la commission cinq questions, qui ne
sont que partiellement tranchées par le vote de ses collègues. Pas de problème pour décider de
tenir la question des congrégations à l’écart de la future loi ; en revanche, la question de
savoir s’il faudra s’inspirer du droit commun ou édicter des mesures de précaution à l’égard
des Eglises reçoit une réponse ambiguë : en fait, Briand obtient de la commission de faire ce
17
A.N., C 7300, C. R. de la séance du 12 juin 1903
A.N., C 7300, C. R. de la séance du 24 juin 1903
19
Idem
18
8
qu’il veut en proposant d’ « établir la liberté la plus large dans le droit commun et de ne
s’écarter du droit commun que le moins possible et seulement dans l’intérêt de l’ordre
public »20. Importante est aussi la question qui reviendra à diverses reprises du droit des
futures associations cultuelles à se fédérer entre elles régionalement et nationalement.
Vivement réclamé par la droite, ce droit est non moins vivement rejeté par l’extrême gauche
qui veut « détruire le bloc romain. » La commission à l’appel de son rapporteur tranche en
faveur de la liberté d’association, et du droit laissé aux unions de se fédérer. En revanche la
question du droit à recevoir des subventions ou des dons de l’Etat, des départements et des
communes, est laissé en suspens faute de majorité : ce 1er juillet n’étaient présents que 26
membres, 13 de chaque côté ; mais en fait les jeux étaient faits : la gauche était hostile à tout
argent public, la droite très favorable aux subventions municipales. La commission n’avait pu
trancher non plus la question du régime auquel seraient soumis les édifices publics du culte.
Là aussi, cela laissait toute latitude au rapporteur de mettre en avant ses solutions.
Du travail du député de Saint-Etienne au cours de l’été 1903 est sortie la première
mouture de la loi de 1905. On dira pour simplifier que le projet Briand est passé par 4
moutures successives : « Briand 1 », le premier avant-projet soumis à la discussion de la
commission à partir d’octobre 1903 ; cette discussion qui s’étale sur un an permet d’obtenir
« Briand 2 », l’ avant-projet de la commission d’octobre 1904. Après les péripéties de
l’automne 1904 et du début de l’année 1905, on arrive à « Briand 3 », la proposition de loi du
4 mars 1905 sur laquelle a travaillé la Chambre des députés jusqu’au vote final du 3 juillet
1905. Le texte obtenu, « Briand 4 », est celui de la loi du 9 décembre 1905, puisque le Sénat a
décidé de le voter en l’état. Deux choses sont à noter dans une première approche : tout
d’abord, comme le note Véronique Bredin, qu’à l’instar du phénix qui renaît de ses cendres, le
projet Briand ( Briand 1) fut repris pour l’essentiel dans les textes qui suivirent.21 En même
temps on constate aussi, d’un Briand à l’autre une libéralisation croissante des solutions. On
va voir sur quels points et sous l’effet de quelles forces ce mouvement s’est accompli.
Mais il faut commencer par donner une idée de ses choix de départ, ceux de son
premier projet. Selon Maurice Larkin, Briand « entreprit de préparer un projet pendant les
vacances d’été, utilisant comme canevas celui de Pressensé… [mais] utilisant le projet de
Réveillaud comme une boîte de pièces de rechanges libérale. »22 Si le grand historien
britannique voit à juste titre les deux projets qu’il cite comme ceux qui ont le plus inspiré
20
A.N., C 7300, C. R. de la séance du 1er juillet 1903
V. BREDIN, « Briand et la séparation… », art. cit.., p. 383
22
M. LARKIN, L’Eglise et l’Etat en France 1905 : la crise de la Séparation, Toulouse, Privat, 2004, p. 125-126
21
9
Briand, il minore quand même un peu les apports propres du rapporteur. Si on prend le
célèbre exposé des principes qui inaugure la loi, il est exact que Briand a opéré une synthèse
qui constitue un moyen terme entre Pressensé et Réveillaud ; mais, du coup il a trouvé un
point d’équilibre qui ne sera plus remis en cause. Ses collègues avaient étiré le préambule en
longueur en 5 ou 6 articles, penchant chez Pressensé du côté de la laïcisation et du non
financement de toutes les activités religieuses, chez Réveillaud du côté des garanties de la
liberté religieuse qui occupaient 4 des 5 articles. Briand sait aller à l’essentiel et donner
l’impression de symétrie avec ses deux articles. Il est aussi catégorique que Pressensé sur le
non financement public, avec un article 2 dont la fermeté sera quelque peu adoucie par la
suite (avec le renoncement à l’insistance redondante des adverbes et autres expressions du
volontarisme militant) : « La République ne protège, ne salarie ni ne subventionne,
directement ou indirectement, sous quelque forme et pour quelque raison que ce soit aucun
culte. » Quant à l’article 1, il est pratiquement fixé. Briand 1 a repris à Réveillaud la garantie
de la liberté de culte qui n’est pas très explicite chez Pressensé, qui indique simplement dans
son article 3 que « nul ne peut être empêché d’exercer conformément aux lois le culte qu’il a
choisi. ». Briand 1 juge toutefois nécessaire le rappel de l’intérêt de l’ordre public, absent
chez Réveillaud. Il reprend chez Pressensé le rappel de la déclaration des droits de l’homme
avec la « libre expression des opinions religieuses ou autres ». Cela donne : « La République
assure la liberté de conscience ainsi que la libre expression des opinions religieuses ou autres.
Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions ci-après dans l’intérêt de
l’ordre public. » Les débats de la commission aboutiront le 11 novembre 1903 au maintien de
la garantie du libre exercice des cultes dans la formulation de Briand, au grand dam des ultras
Allard et Vaillant, et avec le soutien sur ce point de l’opposition. En revanche, la libre
expression des opinions, jugée redondante sera supprimée et le texte canonique est fixé dans
Briand 2, à l’exception de la retouche ultérieure qui remplacera « protège » par « reconnaît ».
Briand, qui à l’été 1903 ne disposait pas encore de l’entourage de juristes et de hauts
fonctionnaires qui l’accompagnera à partir de l’automne 1904, avait préparé son avant-projet
de manière quelque peu artisanale. On trouve dans ses archives une première mouture du texte
où il a découpé et collé des morceaux du texte imprimé de Pressensé.23 Briand 1 a pris à
Pressensé beaucoup de points concernant les associations cultuelles, qui sont encore nommées
« sociétés pour l’exercice civil du culte », et plusieurs articles de la police des cultes. Mais il
adoucit assez systématiquement les peines prévues et rétablit la symétrie entre fauteurs de
23
V. BREDIN, « Briand et la séparation… », art. cit.., p. 374
10
troubles anticléricaux et cléricaux, alors que le projet Pressensé s’intéresse essentiellement
aux délits commis par les cléricaux. Briand 1 penche par ailleurs davantage du côté de
Pressensé que de Réveillaud pour ce qui concerne les bâtiments et les biens. Le principe de
propriété de l’Etat et des communes sur les bâtiments est affirmé avec fermeté, l’exception
des édifices construits sur fonds uniquement privés après le concordat admise avec réticence.
Le principe de la location à titre onéreux est souligné avec force. Briand 1 a quand même
quelque peu atténué la rigueur de Pressensé : il fixe un maximum au loyer, n’éprouve pas le
besoin de préciser qu’un contribuable peut réclamer contre un bail trop bon marché, déclare
que les édifices sont inaliénables (contrairement au projet Pressensé), fixe aux communes une
obligation de location aux sociétés cultuelles pour les 6 premières années (délai qui sera porté
à 10 ans dans Briand 2), et supprime la possibilité de fêtes républicaines dans les Eglises. On
est toutefois bien loin de la solution Réveillaud qui proposait une mise à disposition définitive
aux associations cultuelles pour un franc symbolique annuel. Il est curieux de constater que
seul le projet Pressensé laisse entendre que les grosses réparations pourraient être à la charge
de l’Etat, alors que Briand comme Réveillaud indiquent que les réparations devraient être
faites par les locataires. Quelques mots sur les biens et sur les pensions. Sur les biens des
menses, fabriques etc., Briand 1 est dans la logique de Pressensé : nationalisation de tous les
biens à l’exception de ceux qui proviennent exclusivement des dons et libéralités des fidèles.
Réveillaud proposait, lui la formule qui sera plus tard reconnue, celle du transfert intégral des
biens des établissements concordataires aux associations cultuelles. Pour les pensions,
Pressensé était le plus sévère avec une portion congrue uniforme de 600 francs alors que
Briand 1 prévoit une fourchette de 600 à 1200 francs. La tendance ira progressivement ensuite
vers une plus grande générosité. Pour les sociétés civiles du culte, enfin, Briand 1 reprend de
chez Réveillaud le droit de former des unions avec administration centrale (Pressensé n’en
parle pas) et de constituer une réserve équivalant aux 5 dernières années de recettes.
Les débats d’une année, de l’automne 1903 à l’automne 1904, n’ont pas modifié en
profondeur l’équilibre établi par Briand et les choix qu’il avait faits. Outre le resserrement de
l’article 1, on note surtout dans Briand 2 le changement de cap concernant les biens des
menses, fabriques etc. : ils seront intégralement transmis aux associations cultuelles – c’est
le nouveau terme adopté-, et ils le seront par les établissements concordataires et non par les
services de l’Etat. Ici ce changement a évidemment satisfait la droite de la commission et
mécontenté son extrême gauche. D’autre retouches libérales vont dans le même sens : une
seule déclaration annuelle pour les cérémonies publiques de culte, possibilité d’une réserve
supplémentaire de fonds pour l’achat, la construction ou la réparation d’immeubles.
11
A la fin de l’été 1904, le projet de la commission est donc à peu près fixé, et on a pu le
constater, pas très loin de la loi finale. C’est à ce moment là pourtant que la machine va
s’emballer et que le processus d’élaboration de la loi va devenir beaucoup plus complexe.
3e phase : le leadership disputé d’une séparation nécessaire (octobre1904-mars 1905)
Les relations diplomatiques avec le Vatican ont été rompues le 30 juillet 1904. Emile
Combes laisse entendre dans son discours d’Auxerre du 4 septembre 1904 qu’il est désormais
favorable à une séparation devenue inéluctable. La commission ne peut plus fonctionner en
vase clos et poursuivre ses débats feutrés. Non seulement le pouvoir exécutif, mais la société
civile et politique, la presse, l’opinion publique, les groupes de pression et de réflexion, sans
compter les communautés et organisations religieuses, les premières concernées, se saisissent
de la question. Des salons aux meetings, de la buvette de la Chambre aux sacristies, il n’est
plus question que de la séparation ; c’est le forum après le conclave. Les portes de la
commission s’ouvrent d’abord au président du Conseil, qui semble le 29 octobre souhaiter
l’élaboration d’un texte commun entre le gouvernement et la commission. Toutefois, devant
l’urgence politique, il se décide à déposer début novembre 1904 son propre texte24, élaboré en
partie par le directeur des cultes, Dumay. Projet dirigiste, néo-gallican en un sens, qui
supprime le budget des cultes mais non pas la direction des cultes au ministère, refuse aux
associations cultuelles la possibilité de se regrouper au-delà de la limite du département,
prévoit un système de concessions de 10 années non automatiquement renouvelables pour les
biens et les édifices avec obligation faite aux associations de rendre compte de leur gestion
avant que les pouvoirs publics n’examinent le renouvellement des concessions. Le conseil
d’Etat était chargé d’une concession des biens qui ne seraient plus transmis par les
établissements concordataires aux associations cultuelles. La tradition historiographique est
sévère à l’égard de ce projet. Maurice Larkin y voit même une manœuvre pour différer la
séparation : « Mettre au rebut le projet Briand, fort d’une année de labeur, était peut-être le
meilleur moyen de s’assurer que la Séparation demeure une étoile brillante, mais inaccessible
au firmament de la Séparation. 25» Gabriel Merle, beaucoup plus favorable à Combes, et
convaincu qu’il avait en fait depuis longtemps travaillé sciemment au mûrissement de la
séparation, concède toutefois que ce projet, « hâtif, un peu sommaire, n’est pas inoubliable »,
24
Le texte du projet de loi relatif à la séparation des Eglises et de l’Etat présenté par Emile Combes figure en
annexe au procès verbal de la 2e séance du 10 novembre 1904 de la Chambre des députés
25
M. LARKIN, L’Eglise et l’Etat en France, op. cit., p. 152
12
que ce dernier apport d’Emile Combes à la loi de Séparation « n’est pas le plus réussi. »26 Le
projet émane en tout cas d’un Emile Combes affaibli par le scandale des fiches et contre qui la
fronde s’est développée dans une partie de sa majorité. Jean-Paul Scot parle d’un projet rejeté
par l’opinion, qui « soulève un tollé quasi général.27 » Il n’en est pas moins apparu pendant
quelques semaines comme le projet ayant priorité sur celui de la commission, et c’est sur lui
que se concentre le débat. On peut s’arrêter quelques instants sur la célèbre campagne et
enquête du journal Le Siècle. Héritier du courant waldeckiste, donc de la fraction modérée du
Bloc des Gauches, il était dirigé par l’ancien ministre de la Marine et gouverneur d’Indochine
Jean-Louis de Lanessan. Un peu plus à gauche et engagé que le Temps, mais s’adressant à un
même type de public, la bourgeoisie cultivée et républicaine, il avait au temps de l’affaire
Dreyfus, sous l’impulsion d’Yves Guyot et de Joseph Reinach, incarné un esprit dreyfusard
très ardent mais très légaliste, avec une conception très libérale de la défense des droits de
l’homme. Il était aussi très lié aux protestants par son directeur de Lanessan et son rédacteur
Louis Juttet. C’est ce qui explique que le porte-parole du groupe protestant, le professeur de
philosophie Raoul Allier, membre des Eglises réformées libres, disciple de Vinet et ami de
Charles Péguy, qui lui ouvrira deux Cahiers de la Quinzaine pour y recueillir ses séries
d’articles, ait été par ses articles hebdomadaires dans le Siècle le maître d’œuvre de la
campagne contre le projet Combes et pour une séparation libérale. Cette campagne s’est
d’ailleurs poursuivie bien au-delà de la disparition du ministère Combes et de son projet
puisque les 46 articles d’Allier vont du 6 novembre 1904 au 10 septembre 1905. Toute aussi
importante que la campagne de Raoul Allier est l’enquête coordonnée par Louis Juttet qui
accompagne les articles et qui, à partir d’un questionnaire et dans certains cas d’interviews,
donne le point de vue non seulement de nombreuses personnalités protestantes mais de
plusieurs évêques, et, plus brièvement des israélites ; dans le volume qui sortira en mars 1905
à la veille du débat parlementaire sont donnés également en documents les principales prises
de position officielles ou publiques des Eglises et personnalités religieuses28. On a dans ce
corpus une photographie bien connue et étudiée des convergences et divergences des trois
groupes concordataires face à la séparation. Le projet Combes fait l’unanimité contre lui. Les
26
G. MERLE, « Emile Combes et la loi de séparation », in M. O. MUNIER (s.d.), Regards croisés en 1905 sur
la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, Toulouse, Presses de l’université des sciences sociales de Toulouse,
p. 39
27
J.P. SCOT, « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle », op. cit., p. 210
28
R. ALLIER, La Séparation des Eglises et de l’Etat L’enquête du Siècle Paris, Le Siècle, 1905, 564p. (le
volume est préfacé par Henri Brisson et se termine par les conclusions de Jean-Louis de Lanessan). L’enquête du
Siècle est par ailleurs publiée intégralement dans les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy : le cahier d’avril
1905 (6/14) contient les 22 premiers articles d’Allier, celui de novembre 1905 (7/4), qui porte comme titre « La
séparation au Sénat », les 24 derniers.
13
concessions temporaires, soumises à l’arbitraire des fonctionnaires de l’Etat, sont rejetées par
les trois cultes concordataires. L’article 8 interdisant les regroupements des associations audelà des limites d’un département est perçu comme un arrêt de mort par les juifs et les
protestants, leurs petits groupes dispersés et restreints ne pouvant subsister dans la plupart des
départements sans l’appui des quelques foyers importants. Chez Raoul Allier et chez tous les
protestants qui se manifestent, les mots de révolte sont extrêmement durs et les souvenirs des
persécutions de Louis XIV invariablement rappelés. Les critiques portent aussi sur le
caractère dérisoire des fonds de réserve autorisés (1/3 des recettes annuelles) en contraste avec
l’obligation de pourvoir aux réparations des bâtiments pour les locataires, une clause qui est
jugée par tous comme scandaleusement contraire à l’usage et au code civil. Par ailleurs, une
série de critiques convergentes portent sur la propriété attribuée à l’Etat des bâtiments et sur
l’obligation de les louer, des critiques qui ne s’adressent pas seulement au projet Combes mais
aussi à celui de la commission. Ce sont les catholiques qui sont les plus catégoriques : ces
bâtiments appartiennent à l’Eglise, ils lui ont été restitués par le concordat comme
compensation partielle au vol et à la spoliation que l’Eglise avait subie en 1789. Comment
accepter de se voir dépouillés une deuxième fois et de devoir louer ce qui vous appartient ?
Plusieurs évêques déclarent préférer dire la messe dans les granges et les catacombes.29 S’ils
sont moins catégoriques les israélites et un certain nombre de protestants protestent aussi
contre le principe de la location ; si certains, comme Raoul Allier, déclarent pouvoir
l’accepter, ce serait à condition que les locataires jouissent d’une attribution perpétuelle et ne
soient pas soumis aux grosses réparations. Les trois groupes religieux sont unanimes pour
protester contre le fait que, par ailleurs, les édifices construits depuis 1802, églises, mais aussi
presbytères, etc. reviennent à l’Etat ou aux communes pour peu qu’ils aient bénéficié de
crédits publics, alors qu’en général la plus grande partie des constructions a été payée et
effectuée par les fidèles. Quant aux attributions des biens, le système Combes de concessions
temporaires et d’immixtion des fonctionnaires dans leur utilisation apparaît à tous scandaleux.
Par ailleurs, les stratégies menées face aux projets et aux législateurs sont fort différentes. On
voit bien dans les réactions et documents publiés par le Siècle à quel point la culture
d’organisation est opposée chez catholiques et protestants. Les protestants n’ont de cesse de
répéter que leur organisation presbytéro-synodale est républicaine et qu’ils ont dès 1559
donné l’exemple, anticipé sur la démocratie. Ils sont tout à fait favorables au principe des
associations cultuelles. On sait le débat qui a agité les catholiques, dès la préparation de la loi
29
C’est le cas des évêques de Troyes, d’Amiens, de l’archevêque de Cambrai etc. (R. ALLIER, La Séparation
des Eglises et de l’Etat L’enquête du Siècle, Paris, Le Siècle, 1905, p. 277, 286, 289).
14
et ensuite, après son adoption sur l’opportunité de constituer des associations. Mais, dans
l’absolu, à part quelques personnalités comme l’abbé Klein ou l’abbé Hemmer qui se sont
exprimés non pas dans le Siècle mais dans les Libres entretiens de Paul Desjardins, aucun
n’est prêt à y voir un bien en soi. Les réactions parues dans le Siècle sont parfois très hostile
comme celle du catholique intransigeant et ouvertement contre-révolutionnaire G. Théry, qui
dans le mémoire qu’il adresse à l’archevêque de Cambrai, évoque le cauchemar d’un évêque
et d’un curé qui descendent au rang d’employés des associations ; celles-ci ne peuvent être
que la négation pratique et le renversement de la hiérarchie ; si l’Eglise entrait dans cet
engrenage elle y serait rapidement broyée30.
Par ailleurs le ton indigné des réactions des évêques interrogés renvoie à la vision
globale d’une escalade de persécutions perpétrées par le gouvernement Combes. En revanche,
leur connaissance du contenu des projets semble imprécise et ils tendent souvent à mettre
« dans le même sac » le projet Combes et celui de la commission. La préparation de la loi par
la commission s’est d’ailleurs faite sans aucune négociation ou concertation ouverte avec des
représentants qualifiés de l’Eglise. La seule audition d’un prêtre est celle de l’abbé Barillon,
vicaire général du diocèse de Sens, qui proteste avec vigueur contre la rupture illégitime du
lien concordataire et dont les déclarations de soumission absolue aux volontés du pape
déclenchent l’indignation des membres de la majorité de la commission et la stupéfaction
(peut-être feinte) de Briand.31 En contraste les protestants sont, et de très loin, le groupe
religieux qui a mené le travail de « lobbying » le plus précis, élaboré et efficace, comme le
souligne Jean-Paul Scot.32 En plus de la campagne du Siècle, il faut mentionner la présence
des protestants dans l’entourage de Briand. Le haut fonctionnaire protestant Louis Méjan est
un des collaborateurs du rapporteur, un des trois rédacteurs (avec Paul Grunebaum-Vallin et
Léon Parsons) du rapport Briand qui présente le projet devant la Chambre. Les protestants ont
aussi été reçus en corps par la commission : c’est une délégation presque complète du
protestantisme –à l’exception notable des luthériens-33 qui vient présenter le 21 décembre
1904 ses vœux dans une attitude très constructive d’acceptation de principe de la séparation,
mais très ferme et précise dans ses critiques. Il est vrai qu’elle pouvait faire état de ses fortes
préférences pour le projet de la commission et remercier son rapporteur d’avoir obtenu de
Combes quelques jours auparavant de modifier son article 8 en faveur des protestants pour
30
R. ALLIER, La Séparation des Eglises et de l’Etat, Paris, Le Siècle, 1905 p. 318 (mémoire de maître G.
Théry, avocat, ancien bâtonnier du barreau de Lille)
31
A.N. C 7300, p.v. du 21/12/1904
32
J.P. SCOT, « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle », op. cit., p. 211
33
Le pasteur Lacheret représente les réformés évangéliques, le doyen Jalabert les libéraux, Grüner et Bonnet les
Eglises libres, Prunier les méthodistes, Saillens et Dez les baptistes.
15
leur permettre de constituer une union nationale. C’était le début de la reprise en mains du
processus par Briand et du retour à des solutions plus libérales.
Comment s’est effectuée cette reprise en mains ? La présentation du projet Combes a
suscité dans la vie de la commission une rupture. La droite refusait d’examiner le projet
Combes et, par hasard majoritaire le 28 novembre, elle avait fait voter une motion donnant la
priorité au projet de la commission. La gauche revenue en force le lendemain décide au
contraire de donner la priorité au projet gouvernemental, seul moyen de faire voter la
séparation avant la fin de la législature. Le 2 décembre, Briand a clairement exprimé son
insatisfaction : « Si le gouvernement maintient son texte je ne me chargerai pas du rapport : je
ne veux pas qu’on m’oppose à titre d’amendement des dispositions qui seraient miennes. »34
Il n’en est pas moins confirmé comme rapporteur à l’unanimité avec pour mandat de négocier
avec Combes : « je ne désespère pas d’obtenir du président du Conseil qu’il revienne sur
certains points de son projet et qu’il accepte des dispositions rendant moins dissemblables les
deux textes. »35 Entamé avec succès sous le ministère Combes, le processus de fusion
s’accélère avec le gouvernement Rouvier et le projet Bienvenu-Martin. Les négociations avec
le nouveau ministre des cultes sont particulièrement aisées pour la commission. Certes,
Bienvenu-Martin avait-il déposé son propre projet, qui, moins dirigiste que Combes,
prévoyait quand même que les unions d’associations ne pourraient s’étendre sur plus de dix
départements et ne pourraient disposer d’une administration centrale avec personnalité
juridique. Sur la demande de Briand et de la majorité de la commission, et malgré le soutien
des ultras de l’anticléricalisme Allard et Vaillant, Bienvenu-Martin, quoique « effrayé » 36par
la puissance que risquerait d’acquérir une Eglise unifiée, cède facilement. La fusion entre le
projet Bienvenu-Martin et celui de la commission, Briand 2, donne le texte du projet de loi
que va discuter la Chambre, qu’on peut légitimement appeler Briand 3. Dans presque tous les
cas les solutions qui figuraient dans Briand 2 ont été reprises. Le préambule des deux
premiers articles ressort intact de ces vicissitudes, alors que Combes l’avait oublié et que
Bienvenu-Martin n’avait cru utile de proclamer que le refus par la République de reconnaître,
salarier et subventionner les cultes. La dévolution des biens définie dans les articles 3 à 8
reprend les termes beaucoup mieux étayés juridiquement du projet Bienvenu-Martin, mais en
prévoyant à la demande de Briand en cas de litige sur l’attribution des biens l’intervention des
tribunaux civils et non du conseil d’Etat. On renonce à une disposition qui figurait dans
34
A. N. C 7300, 2 décembre 1904
Idem
36
A.N. C 7300, 14 février 1905
35
16
Briand 2, utiliser l’argent récupéré grâce à la suppression du budget des cultes pour alléger la
taxe foncière payée par les petits propriétaires de la France rurale. On fixe pour la première
fois un minimum d’effectifs aux associations cultuelles, 7 membres. On leur accorde, outre
une provision de 5 fois leur recette annuelle, le droit de constituer une cagnotte spéciale pour
l’achat, l’entretien, la réparation des bâtiments. On leur laisse une période de 2 ans de mise à
disposition gratuite des édifices avant leur location. Sur le point de la location, ni Briand, ni
Bienvenu-Martin, en général moins libéral que Briand, n’ont cédé aux demandes religieuses,
pas plus que sur la propriété des bâtiments. Un autre point s’écarte du libéralisme,
l’interdiction des processions, qui ne figure que dans Briand 3 et qui est peut-être une
concession pour s’assurer du vote des anticléricaux les plus extrêmes. Au total, on peut
estimer que si certains assouplissements dans la voie libérale ont été accordés depuis Briand1,
qui, lui-même avait nettement adouci l’anticléricalisme du projet Pressensé, rien d’essentiel
n’a été changé malgré l’irruption du pouvoir exécutif et de la société civile dans le travail de
la commission parlementaire. Le débat de la Chambre des députés va, en revanche, amener
une deuxième correction libérale, non sans atermoiements et retours en arrière sur quelques
points.
4. Le débat parlementaire et le deuxième virage libéral
Le débat public de la Chambre a été pendant longtemps la partie la mieux connue et la
plus analysée du processus de la Séparation et je n’aurai pas la prétention d’apporter dans ces
quelques remarques beaucoup d’éléments nouveaux. Néanmoins, il est frappant de constater
que si on s’est beaucoup arrêté sur l’épisode de l’article 4 assorti du « correctif » de l’article 6
(qui est devenu l’article 8 de la loi), on s’est relativement peu attaché à la fin du débat où les
concessions libérales ont sans doute été plus grandes, avec, en particulier la décision de
renoncer à la location et de mettre à disposition des associations cultuelles les bâtiments du
culte à titre gratuit, ce qui changeait quand même la donne et désamorçait ce qui avait été
peut-être le point sur lequel s’étaient le plus focalisées les accusations de spoliation, qui sont
particulièrement frappantes dans l’enquête du Siècle. Il est vrai que cette décision, prise le 8
juin au moment où la Chambre était pressée d’en finir, n’a pas soulevé les flots d’éloquence
qui avaient marqué les premières semaines du débat. L’initiative est venue du flanc droit de la
majorité avec la proposition d’Etienne Flandin de l’Union démocratique qui reprenait le
système de Réveillaud de baux emphythéotiques pour un loyer symbolique de 1 F. Malgré
Briand qui a défendu la location réelle, les radicaux se sont ralliés à cette solution et ont
même surenchéri en proposant la mise à disposition gratuite contre laquelle n’ont finalement
voté que 37 irréductibles.
17
On peut estimer que le débat à la Chambre constitue le seul moment où Briand, sans
perdre le contrôle des opérations, s’est vu imposer par une majorité des mesures qu’il n’avait
pas prévues ou ne souhaitait pas. C’est que le printemps 1905 est le moment où de nouvelles
divisions se font jour dans la majorité, mais aussi où de nouvelles questions sont posées qui
n’étaient pas jusque là dominantes. C’est le cas en particulier de la question des schismes. Elle
a été soulevée dès le début du débat général, en particulier le 3 avril 1905 par Alexandre
Ribot37, le porte-parole des progressistes et la principale figure de l’opposition modérée, qui
est certainement celui qui a le plus pesé dans les débats pour infléchir la loi dans un sens plus
libéral et faire prendre conscience à une partie de la majorité de la nécessité de désamorcer un
certain nombre de bombes dont l’Eglise se serait emparée pour crier à la persécution. Mais la
question des schismes était déjà en l’air depuis quelques jours, elle était posée par d’autres
avec espoir. Il ne s’agit pas ici seulement des ennemis déclarés de toute religion, la petite
fraction autour de Maurice Allard et Edouard Vaillant qui se proclamait ouvertement athée et
déchristianisatrice et qui pensait que tout émiettement du bloc romain était positif. Une
certaine partie des républicains qui voulaient une séparation libérale et prenaient extrêmement
au sérieux la liberté de conscience et de culte ont affiché ouvertement leurs espérances de voir
les schismes se développer. Eugène Réveillaud dont le projet de 1903 inspiré par le pasteur
François Méjan avait pris le contrepied des solutions autoritaires du projet Pressensé et
défendu avec éclat le droit des religions à jouir d’une pleine liberté était sur ces positions.38 Il
n’y avait pas là de contradiction : l’idée que dans l’Eglise catholique, grâce aux associations
cultuelles, les fidèles auraient leur mot à dire ne pouvait que soulever les espérances des
partisans du sacerdoce universel. Il pourrait en sortir une sorte de catholicisme républicain,
et, qui sait, quelques retours vers la religion réformée et démocratique. Réveillaud n’est pas le
seul à avoir exprimé ces espoirs. Ils affleurent très nettement dans la série d’articles de Raoul
Allier. Même si celui-ci se défend de demander à l’Etat d’organiser les schismes dans sa loi, il
insiste sur le devoir des législateurs de ne rien faire pour les entraver.39 A peine rassurés par
l’abandon des spoliations et du dirigisme brutal du projet Combes, un certain nombre de
catholiques ont vu dans l’organisation des schismes un biais plus subtil à une entreprise de
destruction de l’Eglise. C’est pour répondre à ces inquiétudes, et à ce débat quelque peu
centré sur des fantômes, car le moins qu’on puisse dire c’est que les schismatiques futurs
n’avaient encore formé au sein de l’Eglise aucun regroupement ou mouvement, qu’est décidé
37
Voir J. M. MAYEUR, La séparation des Eglises et de l’Etat, Les Editions ouvrières, 1991, p. 43
Il y insiste à la Chambre dans son intervention du 4 avril 1905 Voir J. M. MAYEUR, La séparation des
Eglises et de l’Etat, op. cit. p. 50.
39
R. ALLIER, La Séparation des Eglises et de l’Etat, Paris, Le Siècle, 1905 p. 175
38
18
l’amendement de l’article 4. On sait de façon très précise comment la formule célèbre sur les
associations « se conformant aux règles d’organisation générale du culte dont elles se
proposent d’assurer l’exercice » a été prise en compte à titre d’amendement par la
commission le 12 avril 1905. La veille, la commission avait reçu Francis de Pressensé qui
avait déposé un certain nombre d’autres amendements, qui étaient pour la plupart, un peu
curieusement si on considère le sens de la modification de l’article 4, marqués du sceau de
l’intransigeance. Pressensé proposait en particulier que tous les biens mobiliers et immobiliers
des menses, fabriques etc. qui ne provenaient pas des libéralités des fidèles et n’étaient pas
grevés de fondations pieuses fassent retour à l’Etat, ce qui était en revenir à la nationalisation.
Il demandait par ailleurs que ce soit les agents des domaines et non les représentants légaux
des établissements ecclésiastiques concordataires qui transmettent les biens assortis de
fondations pieuses aux établissements publics ou reconnus d’utilité publique qui en
hériteraient. Pressensé demandait encore de fixer un minimum au loyer des édifices, et un
minimum élevé, puisqu’il ne devait pas être inférieur au coût moyen annuel des grosses
réparations, selon une moyenne établie sur la base des dépenses des vingt années antérieures à
la loi. Enfin, s’il faisait disparaître les incompatibilités du clergé avec les mandats électifs, il
prévoyait une période intermédiaire de 8 ans où les incompatibilités seraient maintenues.
Dans la plus grande partie de son audition le député de Lyon a justifié ce renforcement de la
sévérité à l’égard de l’Eglise.40 Ce n’est qu’au moment de se retirer qu’il en vient à
l’amendement contenant la formule sur « les règles d’organisation générale du culte ».
Pressensé l’avait placée à l’article 6 pour permettre au tribunal civil de statuer dans le cas
d’un litige entre plusieurs associations concernant les biens d’un établissement public du
culte. Dans son audition, il explique qu’il était utile d’indiquer à des tribunaux pas forcément
très fiables une règle générale conforme à l’esprit de la loi. Il ajoute s’être inspiré d’exemples
étrangers, la législation de certains états américains et un arrêt récent de la chambre des Lords
concernant les Eglises d’Ecosse. Dans l’intervention de Pressensé, qui fait longtemps mine
d’avoir oublié ce que tout le monde attendait, la « formule anti-schismes », et de n’en parler
qu’incidemment à la fin, il y avait probablement une part de théâtre. Même s’il a sans doute
trouvé personnellement, grâce à sa connaissance du monde anglo-saxon, les termes de cette
périphrase qui permettait de rassurer l’Eglise sans nommer curés, évêques et pape, il n’était
pas le seul à vouloir l’introduire, et il se présentait un peu en service commandé. Au cours du
débat qui suit son audition, le socialiste Gabriel Deville, qui est secrétaire de la commission,
40
A. N. C 7300, p. v. du 11 avril 1905
19
remarque que Jaurès a déjà soutenu cette formule dans les couloirs de la Chambre…Une
formule qu’un membre de la minorité, Boucher, juge « assez heureuse »41 ; elle semble devoir
être seule retenue de l’audition de Pressensé, de l’avis même de Briand.
Dans l’élaboration de cet amendement, il y avait probablement eu différentes étapes et
différents intervenants dans les jours précédents. Les collaborateurs de Briand, Méjan et
Grunebaum-Ballin l’ont certainement influencé. Des passages du rapport Briand qu’ils ont en
partie rédigé indiquent nettement cet « esprit de la loi » que traduit l’amendement. On a
beaucoup parlé de tractations secrètes entre Briand et des personnalités ecclésiastiques : c’est
le fameux dîner de Briand avec Monseigneur Fuzet, archevêque de Rouen, que relate Georges
Suarez et que plusieurs historiens ont repris à sa suite 42; le fait est vraisemblable mais en
même temps impossible à vérifier. Quant à l’attribution de paternité à Jaurès qui est faite par
l’abbé Klein aux Libres Entretiens de Paul Desjardins avec la fameuse réponse de Jaurès « ne
le dites pas trop fort… », elle indique que Jaurès a certainement participé à l’élaboration
politique de l’amendement ; on imagine qu’elle a été conduite par les trois socialistes Briand
Pressensé et Jaurès, ce denier possédant comme chef politique une certaine prééminence sur
les deux autres ; mais elle a pu faire l’objet de plus larges tractations avec des membres de
l’opposition. Tout cela est en fin de compte assez connu, et plus encore le grand débat à la
Chambre des députés des 20, 21, 22 avril où une bonne partie des radicaux et toute l’extrême
gauche intransigeante combattent avec force un amendement qui, selon le député radical de
Saint-Gaudens Bepmale, « livrerait la démocratie française pieds et poings liés à la hiérarchie
romaine. »43 Malgré l’éloquence de Jaurès pour rassembler la gauche autour de l’idée que la
France n’est pas schismatique mais révolutionnaire, l’amendement n’est passé que grâce aux
voix de l’opposition ; presque tous les radicaux et la majorité des socialistes avaient soutenu
la position de Bepmale et Dumont qui demandaient de s’en tenir à la formule initiale de
l’article 4. Bien connue est aussi la contre offensive intransigeante contre le « socialisme
papalin » qui aboutit au relatif raidissement de l’article 6 –qui sera l’article 8 de la loi- avec le
dessaisissement pour les litiges des tribunaux civils au profit du Conseil d’Etat, qui statuera en
tenant compte de tous les circonstances de fait et non pas uniquement selon le critère de
conformité avec les règles du culte dont les associations se proposent d’assurer l’exercice.
Parmi les membres de la majorité en divergence avec Briand et ses amis sur l’article 4, il me
semble qu’on peut distinguer trois sensibilités qu’il ne faut pas confondre. On a tout d’abord,
41
A. N. C 7300, 11 avril 1905
Voir en particulier : B. OUDIN, Aristide Briand, Perrin 2004 p. 131
43
Cité par J. M. MAYEUR, La séparation des Eglises et de l’Etat, Les Editions ouvrières, 1991, p. 55
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évidemment, les ennemis déclarés de l’Eglise qui, avec Maurice Allard et la fraction la plus
avancée de la Libre Pensée, ont clairement affiché leur volonté de déchristianisation ; pour
eux la vraie séparation devait travailler à la destruction de l’Eglise.
Une bonne partie des radicaux et apparentés comme Georges Leygues et Joseph
Caillaux sont, eux, sur les positions « néo-gallicanes », ou « néo-concordataires » qui avaient
été celles de Combes ; ils conçoivent la séparation comme la fin du salariat et des privilèges
honorifiques du clergé, mais l’Etat doit continuer à contrôler et serrer de près l’Eglise ; pas
question pour lui de se priver de l’arme de l’attribution des biens en donnant a priori raison à
l’avis de la hiérarchie ecclésiastique, et en se fiant aux tribunaux civils plutôt qu’à la
juridiction régalienne du contentieux administratif, le Conseil d’Etat.
Le troisième courant, qui est celui de Buisson et de Réveillaud, a pour but avoué de
démocratiser ou de républicaniser l’Eglise. La position de Buisson que certains ouvrages
récents ont perçue comme incohérente44 est en fait parfaitement logique et ses interventions à
la commission, où il a plus parlé que dans le grand débat public le montrent nettement. Le
lendemain de l’audition de Pressensé, les 33 débattent de l’adoption de son amendement et de
la place à lui donner dans les articles de la loi. Pressensé l’avait placé à l’article 6 sur la
question des litiges. C’est Briand qui propose avec le soutien de Deville d’insérer la formule
dans l’article 4. La droite aurait préféré l’article 6 qui donnait une garantie judiciaire aux
associations « canoniques », ce qui lui semblait plus solide qu’une règle de transmission des
biens qui ne devait servir qu’une fois. Pour des raisons inverses, Buisson est extrêmement
réservé à l’égard de l’amendement Pressensé, même placé à l’article 4. Non qu’il refuse
ouvertement que la formule soit introduite, mais, selon lui, elle ne devrait pas l’être sans une
contrepartie laïque, c’est-à-dire en mentionnant en même temps que ces associations devaient
être démocratiques, avoir une base large représentant la collectivité pour qu’elles ne soient
pas une petite coterie dans la main du curé.45 Le combat de Buisson visant à profiter de la loi
pour amener l’Eglise à mettre son fonctionnement interne en phase avec la démocratie n’a pas
porté ses fruits. Il n’a pas été suivi par ses collègues de la commission ;
il a voté
l’amendement Bepmale en séance plénière, quitte à s’associer aux néo-concordataires et aux
ultras. Mais il n’a pratiquement pas été suivi par eux quand, dans la suite du débat, il a essayé
de faire prévoir par la loi des associations cultuelles à base large, devant comporter un seuil
minimum d’effectif d’au moins 10% des baptisés d’une paroisse ; les amendements qu’il a
inspirés n’ont pas été retenus, le tout petit élargissement des effectifs obligatoires des
44
45
C’est le cas en particulier de Jean-Paul Scot : J.P. SCOT, « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle », op. cit., p. 241
A. N. C 7300, p.v. du 12 avril 1905
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cultuelles à 15 membres pour les villes moyennes et 25 pour les grandes villes par rapport au
nombre de 7 qui figurait dans le projet initial ne changeant évidemment pas grand-chose. La
position de Ferdinand Buisson s’explique certainement par son passé philosophique et
religieux. Bien que devenu libre penseur et agnostique il restait marqué par le protestantisme
libéral et continuait peut-être à rêver d’une « religion laïque » qu’il avait essayé de créer dans
sa jeunesse. Sans être complètement isolé, Buisson a eu peu de soutiens dans la majorité.
Alors que la loi demandait en principe d’insérer l’Eglise dans le droit associatif républicain,
peu d’anticléricaux, me semble-t-il, jugeaient possible (et même souhaitable ?) une vraie
démocratisation de l’Eglise. Si Jaurès l’envisage c’est comme un mouvement interne de très
longue durée sur lequel la République n’a guère de prise46. Dans l’ensemble amis comme
ennemis de l’Eglise identifiaient trop largement christianisme et catholicisme pour concevoir
le modèle d’une « séparation positive » « à l’américaine » dont rêvaient quelques protestants.
Conclusion
Je conclurai en disant que dans ce processus complexe d’élaboration de la loi, qui
s’étale sur deux ans, on assiste incontestablement à une libéralisation progressive de la loi.
Deux grands moments d’inflexion : l’entrée en scène de la commission et l’initiative de
Briand qui, dans son avant-projet de l’automne 1903 tempère nettement l’intransigeance de la
matrice Pressensé dont il reprend néanmoins les articulations et la logique, qui est celle d’une
législation spécifique des cultes dont la République ne saurait se désintéresser. Les grandes
orientations de cet avant-projet Briand se sont maintenues au milieu des vicissitudes dans les
moutures successives du texte jusqu’à l’ouverture du débat parlementaire. Le deuxième
moment d‘accentuation de la libéralisation se situe au printemps 1905 ; c’est la délibération
plénière des députés qui introduit des modifications substantielles qui ont changé le sens de la
loi. Les points les plus importants sont la mise à disposition gratuite des édifices du culte et la
reconnaissance par l’article 4 de la hiérarchie de l’Eglise mais on pourrait citer aussi les
concessions sur les aumôneries. Incontestablement les arguments et la stratégie constructive
d’une partie de l’opposition ont contribué à ces inflexions. Les prises de position de la société
civile et les doléances des organisations religieuses sont également présentes en arrière plan.
Mais les inflexions libérales sont aussi le fruit du réalisme du rapporteur de la loi et in fine des
députés de la majorité qui l’ont suivi pour l’essentiel. L’objectif était de faire réussir la loi en
46
Voir son célèbre discours à la Chambre du 13 novembre 1906 qui a été reproduit dans J. JAURES, Laïcité et
République sociale 1905-2005 : Centenaire de la loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat, Paris, le cherche
midi, 2005, p.79-119
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même temps que les élections de 1906, de ménager les catholiques du suffrage universel tout
en satisfaisant pour l’essentiel les rêves de la République militante avec le mot magique de
séparation. Les républicains du Bloc ont cru désamorcer les deux principales possibilités
qu’aurait eu l’Eglise de crier à la persécution, en mettant à sa disposition gratuitement les
bâtiments du culte et l’essentiel des biens, et en acceptant implicitement mais clairement de
reconnaître la légitimité de son organisation hiérarchique sans chercher à la transformer ou à
l’empêcher de fonctionner. Ces concessions n’ont évidemment pas suffi et peu de députés ont
pensé au printemps 1905 que les Inventaires pourraient constituer une bombe à retardement.
Cette loi est une loi de compromis, et ce compromis contient sans doute en germe les
futurs progrès du consensus. Ce compromis s’explique peut-être par le fait qu’une bonne
partie de l’élite politique des deux bords étaient consciente du fait que le concordat
fonctionnait trop mal pour qu’il puisse durer plus longtemps. Le compromis ne fonctionne pas
au reste seulement entre la majorité et l’opposition, mais aussi entre les différentes
conceptions existant au sein de la majorité vis-à-vis de la séparation. On peut estimer que tous
ceux qui ont joué le jeu du réalisme ont obtenu quelque chose. Les ultras de la
déchristianisation en revanche sont restés sur leur faim comme les croisés du pape et de Dieu
sur leur indignation. Dans la majorité, le clivage principal est entre dirigistes « néoconcordataires » et « libéraux » tentés par le droit commun. Comme toute grande question, la
séparation redistribue les cartes, et on retrouve des sensibilités différentes aussi bien chez les
radicaux que chez les socialistes. Le réalisme n’a pas été unilatéralement du côté « libéral ».
Pour la mise à disposition gratuite des églises ce sont les « dirigistes » qui ont forcé la main
avec Leygues et Caillaux à un Briand nettement réticent. Au total, on peut estimer qu’il existe
dans la loi des éléments pour contenter les uns comme les autres. L’inflexion libérale, la
renonciation aux projets ou aux articles les plus autoritaires ont donné de l’air et des libertés
aux Eglises et à l’Etat. Mais la surveillance et la police des cultes ont gardé de l’importance
dans le texte de la loi et le régime de laïcité à la française. La loi n’est pas un revolver braqué
sur l’Eglise, mais la République garde les yeux fixés sur elle. Nous en sommes toujours un
peu là.
Rémi FABRE
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