La retenue à la source : une « vraie » réforme fiscale
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La retenue à la source : une « vraie » réforme fiscale
Fiscalité Michel LE CLAINCHE Directeur régional des finances publiques honoraire Rédacteur en chef de Gestion et Finances Publiques Enseignant à Sciences Po Toulouse et à l’IPAG de Montpellier La retenue à la source : une « vraie » réforme fiscale ? Le projet de retenue à la source de l’impôt sur le revenu relancé par le Président de la République est séduisant par la simplicité apparente de ce système mais les difficultés de son application aux caractéristiques de l’impôt sur le revenu conduiront à une approche prudente et pragmatique qui doit cependant s’inscrire dans une vision d’ensemble de l’évolution de notre système fiscal. L a réforme fiscale oscille toujours entre théorie et pragmatisme, entre « grand soir fiscal » et aménagements ponctuels (pour ne pas dire « bricolages »). La question du prélèvement à la source illustre parfaitement cette difficulté d’optique en matière de réformisme fiscal. Si la réforme fiscale est le « serpent de mer » de la politique, le prélèvement à la source est le « serpent de mer » de la réforme fiscale. Celui-ci a ressurgi récemment sous forme de ballons d’essais puis de décisions prises au plus haut niveau1. 1 Déclarations du Président de la République le 17 mai et le 15 juin, communiqué du conseil des ministres du 17 juin, voir encadré. 88 Rappelons que le prélèvement (ou retenue) à la source est un mode de recouvrement de l’impôt qui présente deux caractéristiques : l’impôt est payé à l’État par un « tiers payeur » (la banque, l’employeur, la caisse de retraites, le notaire…) ; l’impôt est acquitté au moment même de la réalisation du revenu taxé, c’est « l’imposition contemporaine des revenus ». Le prélèvement à la source est une technique parfaitement connue. Elle existe en France pour une proportion d’un quart des prélèvements obligatoires (et même près de la moitié si on y inclut la part patronale des cotisations sociales qui bénéficie d’un léger différé) : la part salariale des cotisations sociales est payée par les employeurs, la plus grande partie de la taxation des revenus financiers est retenue à la source par les banques, les plus values immobilières lorsqu’elles sont imposées à taux fixe sont réglées par les notaires, une large part de la CSG est prélevée par les parties versantes. Il existe même quelques impositions sur certains revenus qui sont déjà retenues à la source : salaires et pensions versées à des nonrésidents, imposition des indemnités de fonction des élus, gains des auteurs, artistes et sportifs… La France a d’ailleurs expérimenté une imposition des salaires « stoppée à la source » entre 1939 et 1948 qui a subsisté sous la forme d’une taxe sur les salaires puis d’un versement forfaitaire jusqu’en 1959 ! N° 9/10 Septembre-Octobre 2015 / Gestion & Finances Publiques Fiscalité Aujourd’hui, le débat est concentré sur le prélèvement à la source de l’impôt global sur le revenu. On remarquera que, cet impôt, s’il suscite des échanges abondants dans la presse et dans l’opinion, ne représente que 6 % des prélèvements obligatoires et un quart des recettes fiscales (75,4 Md€, soit 26,6 % du total des impôts dans le budget 2014), ce qui relativise les gains escomptés de la réforme. Tous les autres pays de l’Union européenne utilisent ce mode de recouvrement qui est également largement répandu chez les autres membres de l’OCDE, et parfois depuis longtemps (Prusse : sur les salaires en 1811 ; États-Unis : entre 1862 et 1872 ; Canada : 1917 ; Allemagne : 1925 ; pendant la deuxième guerre mondiale aux Pays-Bas, Australie, aux États-Unis, au Royaume-Uni ; en 1958 en Nouvelle-Zélande, en 1973 en Italie…). L’adoption du prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu a été maintes fois tentée en France (dans les années 30 puis les années 50, puis en 1967, en 1974, en 20082, en 2011…) et a fait l’objet de très nombreux rapports très documentés3. Le plus récent est celui du Conseil des prélèvements obligatoires de mai 20124 qui étudie les avantages et les inconvénients du système en tenant compte des données les plus actuelles relatives à la gestion de l’impôt et conclut, après avoir effectué des comparaisons avec de nombreux systèmes étrangers et avoir entendu les principaux acteurs, à ce que, en l’état actuel du système fiscal, le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu présenterait plus d’inconvénients que d’avantages. Les rapports récents sur le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu « La mise en place d’une retenue à la source en matière d’impôt sur le revenu », IGF, décembre 1998. « Le point sur la retenue à la source de l’impôt sur le revenu », Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, février 2002. « Rapport sur les modalités de mise en œuvre du prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu », M. de Virville, C. Bebear, F. Auvigne, mars 2007. « Le prélèvement à la source et la fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG », Didier Migaud, rapport d’information n°3779, mars 2007. « Prélèvement à la source et impôt sur le revenu », Conseil des prélèvements obligatoires,16 février 2012. « Rapport sur la fiscalité des ménages », groupe de travail présidé par Dominique Lefebvre et François Auvigne, mars 2014. « Impôt sur le revenu, CSG, quelles réformes ? », Conseil des prélèvements obligatoires, février 2015. « Retenue à la source : le choc de simplification à l’épreuve du conservatisme administratif », Romain Pérez et Marc Wolf, note de la fondation Terra Nova, 22 mai 2015. On peut se demander ce que signifient cette singularité française, ces échecs successifs, ce scepticisme de nombreux experts, cet engouement soudain des politiques… L’explication est que d’un côté, le prélèvement à la source est un dispositif très attractif (1) ; d’un autre côté, il est très difficile à mettre en œuvre (2), ce qui imposera des solutions progressives et prudentes (3). 2 V. Nicolas Delalande et Alexis Spire, Histoire sociale de l’impôt, La Découverte, 2010, cité par le rapport du Conseil des prélèvements obligatoires qui évoque les tentatives de René Mayer en 1951 et 1953, la commission présidée par J. Chirac en 1967, le projet initié par le Président Giscard d’Estaing et voté en première lecture du projet de loi de finances pour 1974, le projet de réforme porté par Thierry Breton en 2008 et le vote de principe dans le cadre de la loi de finances rectificative de 2011. 3 Pour la période récente, près d’une dizaine de rapports de commissions, d’inspections générales ou de parlementaires, v. encadré. 4 Rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, « Prélèvements à la source et impôt sur le revenu », 16 février 2012. Voir aussi analyse et synthèse de ce rapport par Jacques Pérennès, GFP, juin 2012, p.37. 5 Voir par exemple le Baromètre Paul Delouvrier réalisé par TNS Sofres en décembre 2014 : 78% des sondés sont satisfaits de l’administration fiscale. Leurs attentes prioritaires sont, dans l’ordre : la clarté et la simplicité, les démarches à distance et la souplesse dans les délais de paiement. 1 La retenue à la source : un système apparemment simple par rapport au mode actuel de paiement de l’impôt sur le revenu Le système actuel de prélèvement de l’impôt sur le revenu présente de nombreux inconvénients auxquels la retenue à la source apporte, en principe, des solutions. A. La complexité du système actuel Les Français sont unanimes à dénoncer la complexité des formalités administratives5 même s’ils reconnaissent les efforts de simplification effectués par l’administration. La gestion de l’impôt sur le revenu par le contribuable et par l’administration fiscale est en effet complexe. Le contribuable rédige sa déclaration annuelle des revenus de l’année précédente. L’administration reçoit, contrôle et enregistre les données et procède à la « liquidation » de l’impôt. Elle adresse dans la deuxième moitié de l’année un avis d’imposition qui porte sur les revenus de l’année N-1. Le contribuable doit procéder au paiement de cet impôt dans les délais impartis. Il le fait au moyen d’acomptes (tiers provisionnels ou versements mensuels) calculés sur les impôts de l’année précédente (sur les revenus de l’année N-2) et d’une régularisation calculée sur les impôts dus au titre de l’année (sur les revenus de l’année N-1 ) qui intervient en fin d’année. N° 9/10 Septembre-Octobre 2015 / Gestion & Finances Publiques 89 Fiscalité 6 7 8 Les frais de courriers de la DGFiP s’élèvent à 230 Md€ en 2014. L’envoi des déclarations et des avis d’imposition en papier y contribuent pour l’essentiel. Une note de la Fondation Terra Nova « Retenue à la source : le choc de simplification à l’épreuve du conservatisme administratif » du 22 mai 2015 détaille ces critiques et plaide vigoureusement en faveur de la retenue à la source. « Il faut surtout instituer une retenue fiscale à la source sur les salaires, condition nécessaire pour que l’impôt progressif sur le revenu prenne un poids plus important en France », Cyrille David, « Techniques de prélèvement et rapports de citoyens avec les prélèvements obligatoires », revue Pouvoirs, n° 23 « L’impôt », PUF, 1982. Ces formalités sont lourdes et coûteuses6 pour les contribuables et pour l’administration7. Mais on voit bien que le principal inconvénient du système est le décalage entre le moment de la perception des revenus et celui de la taxation. L’impôt sur les revenus d’hier est payé avec les revenus de l’année suivante. Or, on estime que 30 % des contribuables ont des revenus qui diminuent d’une année sur l’autre. La diminution médiane est de 10 % mais 10 % des intéressés subiraient une réduction de plus de 30 %. Les causes les plus fréquentes de ces pertes de revenus sont le chômage, le départ à la retraite, le divorce, l’autonomie des grands enfants. Certains commentateurs voient, dans une certaine mesure, un avantage à ce caractère « douloureux » de l’impôt sur le revenu : en donnant une claire conscience de l’effort de solidarité imposé à chacun, il est un facteur de « civisme fiscal » ; en rendant manifeste l’effort fiscal, il interdit toute tentation d’augmentation discrète. On comprend qu’un système qui éliminerait ces inconvénients suscite l’intérêt. En effet, par rapport au système actuel de recouvrement de l’impôt sur le revenu, la retenue à la source présente l’avantage d’une grande simplicité… apparente. B. La simplicité apparente du prélèvement à la source La simplicité résulte des caractères de la retenue à la source rappelés en introduction. En faisant supporter la collecte de l’impôt à un « tiers payeur », la retenue à la source libère les contribuables et l’administration des lourdes formalités de gestion de l’impôt sur le revenu. Dans certains pays, les obligations déclaratives ont été réduites (un quart des contribuables du Royaume-Uni doivent déposer une déclaration). Les autres charges de gestion (liquidation et paiement) incombent en totalité ou partiellement aux tiers payeurs. Et surtout, en organisant un prélèvement au moment même de la réalisation du revenu, la retenue à la source supprime les inconvénients du décalage temporel entre perception des revenus et paiement de l’impôt, tant pour les intéressés que pour l’économie globale. Le contribuable touchera un revenu « net d’impôt » qu’il pourra employer librement. La note de Terra Nova souligne ainsi que, libéré de l’incertitude et de la peur du lendemain, les contribuables réduiront leur épargne de précaution et seront incités à consommer davantage. Accessoirement, les réformes fiscales pourront entrer rapidement en vigueur. Ainsi une réduction au profit des ménages modestes comme celle qui a été décidée dans la loi de finances pour 2014 aurait pu, avec un tel système, entrer en vigueur de manière visible dès janvier 2015 au lieu de n’apparaître que très discrètement en juin en ayant des effets qu’à la fin de l’année. Enfin, dernier avantage aux yeux de certains, le prélèvement à la source permettrait d’augmenter discrètement la pression fiscale8. Toutefois, ces effets positifs semblent largement surestimés. Soit que les expériences étrangères aient été un peu magnifiées, soit que les difficultés d’application aient été minorées, soit que les caractéristiques propres du système fiscal français limitent la portée de la réforme. 2 La retenue à la source : une application complexe à l’impôt sur le revenu tel qu’il est aujourd’hui Les difficultés d’application du prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu limitent très largement les avantages supposés du système et tiennent en partie aux caractéristiques actuelles de l’impôt sur le revenu. A. Les inconvénients de la retenue à la source sont minorés par les partisans de ce système Les difficultés principales sont à attendre du côté d’une des deux caractéristiques de la retenue à la 90 source : l’entrée en jeu d’un tiers payeur entre le contribuable et l’administration. Dans la plupart des cas, le tiers payeur sera l’employeur, la solution du banquier n’étant pas optimale (certains revenus ne transitent pas par des comptes bancaires et de nombreux contribuables sont multibancarisés). On imagine que les entreprises ne verront pas d’un bon œil le transfert d’une charge de gestion qui incombe aujourd’hui à leurs salariés et à l’administration. Certes, on peut limiter cette charge en laissant à l’administration N° 9/10 Septembre-Octobre 2015 / Gestion & Finances Publiques Fiscalité Principaux avantages et inconvénients des deux systèmes de prélèvement Tableau extrait du rapport sur la fiscalité des ménages, D. Lefebvre et F. Auvigne, mars 2014, p.49. l’essentiel de la tâche notamment la gestion de la situation des contribuables et le calcul des prélèvements (et naturellement, le calcul des régularisations, les relances, le contrôle, le contentieux...) et en se limitant à transférer à l’entreprise le soin de prélever une somme provisionnelle calculée par l’administration. Mais de toutes façons, il restera un transfert de charges dont les représentants des entreprises demanderont la compensation9. Un autre inconvénient du point de vue des entreprises n’a pas encore été évoqué alors qu’il a été la principale cause d’échec de la tentative N° 9/10 Septembre-Octobre 2015 / Gestion & Finances Publiques 9 La CGPME l’a déjà demandé dans un communiqué du 12 juin 2015. 91 Fiscalité 10 Le PLF 2015 chiffre à près de 200 le nombre de dépenses fiscales de l’impôt sur le revenu pour un coût de plus de 34 Md€. 11 Option retenue par Thierry Breton qui avait annoncé que « 2018, sera une année blanche pour les impôts ». 12 Par exemple, s’il part en retraite en 2020, au lieu de payer en 2021 ses impôts sur les revenus de 2020, il ne paiera que la retenue à la source sur sa pension de 2021, la perte pour l’État sera égale à la différence mais ne se manifestera que de manière échelonnée au fil des départs à la retraite. de 1974. C’est l’impact sur les salariés du passage au salaire net inscrit sur le bulletin de paie. Il faudra par exemple expliquer pourquoi deux employés à rémunérations brutes identiques ne perçoivent pas le même salaire au motif que l’un est célibataire avec des revenus annexes et l’autre marié avec des charges de famille. Plus globalement, la réduction apparente de la rémunération disponible risque de motiver des revendications salariales dès que le changement de système sera oublié. Les organisations syndicales soulèvent également les risques d’erreur voire de fraude de la part des entreprises, en faisant valoir l’exemple de la restitution de la TVA perçue sur les consommateurs et en soulevant la question particulière des entreprises tombant en cessation de paiement. B. Une autre série de difficultés tient aux caractéristiques de l’impôt sur le revenu français La retenue à la source est relativement simple à mettre en œuvre dans un système d’impôt proportionnel sur un ensemble de revenus bien déterminés comme l’est la CSG. Elle l’est sans aucun doute beaucoup moins pour un impôt familial, agrégeant des revenus d’origines très différentes (dont certains resteront Les déclarations du Président de la République Le 19 mai à Carcassonne : « L’impôt sur le revenu […] doit être plus simple dans son prélèvement, c’est une condition de la justice, et le paiement dématérialisé de l’impôt qui se déploie en ce moment, préfigurera peut-être ce qui pourra être fait à la source même du revenu, ce qui sera une modernisation supplémentaire ». Le Monde du 5 juin 2015. Le 14 juin dans un entretien à Sud-Ouest : Quand le prélèvement à la source va-t-il entrer en vigueur ? « C’est une réforme qui est à la fois attendue par les Français et souhaitable pour l’État. Le prélèvement à la source ne doit pas compliquer la vie des entreprises et encore moins solliciter le contribuable. Elle doit être bien menée pour être bien mise en œuvre, étape par étape ; et pour ça, il faut au moins trois ans. Ce sera engagé dès 2016 pour être pleinement appliqué en 2018 ». Avec une année blanche ? « Nous préparons un projet qui garantira que nul n’ait à perdre quoi que ce soit ; ni les Français, ni l’État ». 92 rebelles à la retenue à la source tels que les revenus fonciers ou les bénéfices des professions libérales) et miné par de multiples « niches fiscales »10. Cela suppose la centralisation d’un assez grand nombre de renseignements chez le tiers payeur et pose un problème de confidentialité posé à juste titre par les observateurs les plus critiques. La réponse à cette difficulté est la même que la précédente : le contribuable continuera de faire une déclaration, l’administration calculera un taux moyen d’imposition de l’année précédente qu’elle communiquera à l’entreprise sans autres détails, l’employeur prélèvera mensuellement des acomptes ainsi calculés et les régularisations de fin d’année seront gérées par l’administration. Les bénéfices attendus de la retenue à la source sur le plan de la simplicité et des économies seront alors notablement réduits. En revanche, l’objection la plus commentée, la question de l’année de transition, n’en est pas vraiment une. Il est vrai que, si on n’y prend pas garde, le contribuable sera imposé deux fois la même année. Par exemple, en 2018, il paierait son impôt sur les revenus 2017 par les procédés habituels et son impôt sur les revenus 2018 retenu à la source. Deux familles de solutions techniques ont été étudiées : lisser la double imposition ou annuler une année d’imposition. La première consisterait à étaler le paiement de l’année 2017 sur plusieurs années, par exemple trois ans (avec un délai plus long pour certains revenus exceptionnels) ; ce qui est techniquement facile mais présente l’inconvénient d’augmenter optiquement les impôts à payer, ce qui serait très impopulaire. La seconde consiste pour l’État à accepter une année blanche11. Dans un premier temps, le contribuable continuerait de payer ses impôts annuels et la perte de recettes ne se manifesterait qu’au moment où le contribuable changerait de situation12. Les risques de fraude en imputant sur l’année blanche des revenus exceptionnels (exemple : une plus-value), et d’inconvénients résultant de la non déduction de certaines aides à des tiers (dons aux œuvres, salaire d’aide familial) peuvent être techniquement corrigés ou compensés. Au total, on voit bien que, dans les caractéristiques actuelles de l’impôt sur le revenu, ni la transition, ni le système définitif n’apporteront la simplicité et les économies promises. Ce qui conduit à la recherche de dispositions complémentaires ou alternatives. N° 9/10 Septembre-Octobre 2015 / Gestion & Finances Publiques Fiscalité 3 Des dispositions complémentaires ou alternatives La mise en œuvre du prélèvement à la source devra donc être précautionneuse et progressive sans exclure d’éventuelles autres réformes fiscales. A. Les observations précédentes montrent que la mise en œuvre de la retenue à la source de l’impôt sur le revenu suppose un certain nombre de précautions et de choix L’un des problèmes les plus délicats concerne les employeurs. La note de la Fondation Terra Nova, très favorable à la retenue à la source, indique que le nouveau système ne devra pas faire peser de lourdes charges sur les tiers payeurs et ne devra pas interférer dans les relations de travail à l’intérieur de l’entreprise. C’est l’un des points sur lesquels les représentants des entreprises et les organisations syndicales de salariés seront les plus vigilants13. Les uns n’accepteront pas une charge indue sans compensation et les autres refuseront toute « privatisation » de l’impôt. Un intense travail de concertation est donc nécessaire ; il en sortira un certain nombre de choix sur le partage des responsabilités entre les trois acteurs : le contribuable, l’administration et l’entreprise. On peut raisonnablement penser que l’administration chargée du recouvrement (la DGFiP ou les URSSAF qui ont l’habitude de collecter les cotisations sociales et une part de la CSG) conservera une part très importante de la gestion de l’impôt. Les économies d’emplois dans l’administration demeureront modestes14. Il sera aussi indispensable de mettre à profit le temps de la mise au point pour articuler le nouveau système aux différents progrès déjà réalisés par l’administration dans la modernisation de la gestion de l’impôt : déclaration pré-remplie qui couvre désormais près de 80 % des informations utiles, télé-déclaration pour 38 % des contribuables, mensualisation qui bénéficie à près de 70 % des contribuables, paiements dématérialisés (86,63% des contribuables) traités dans les centres de prélèvements services, espace numérique sécurisé du contribuable prolongeant l’actuel compte fiscal des particuliers15. Les experts peu favorables à la retenue à la source font d’ailleurs observer que ces modernisations effectives la rendent assez largement inutile : les formalités sont allégées, le taux de recouvrement est comparable à celui des meilleurs standards de l’OCDE (90 %), les possibilités de modulation des acomptes et de délais de paiements de plus en plus accessibles permettent d’adapter les versements à l’évolution de la situation des contribuables. Il suffirait de rendre la mensualisation obligatoire et de calculer les versements mensuels plus rapidement pour obtenir les mêmes résultats, soit une imposition contemporaine des revenus sans recours à des tiers payeurs. On peut aussi penser que ces progrès vont préparer le passage au nouveau système par une bonne mobilisation et centralisation des informations sur les foyers fiscaux, par une généralisation des relations dématérialisées entre les contribuables et l’administration, par un développement des fonctions de conseil et par l’institution progressive d’une « relation de confiance » entre les contribuables et l’administration fiscale. Le travail de préparation portera également sur la mise à niveau des systèmes informatiques et de leur connexion, l’identification des tiers payeurs, le traitement différent de certaines catégories de revenus… À titre de comparaison, la déclaration pré-remplie a demandé plusieurs années avant d’atteindre sa pleine efficacité. La période de transition pourra être mise à profit pour réaliser des simulations et des études sociologiques sur l’impact du nouveau mode de recouvrement sur le comportement des contribuables16. Il est aussi probable que la mise en place pourra se faire progressivement par catégories ou par niveaux de revenu, avec une ou plusieurs phases optionnelles… On comprend pourquoi le Gouvernement envisage de fixer certaines règles de base dès la loi de finances pour 2016 et n’envisage une application qu’à partir de 2018. 13 Communiqué de la CGPME du 12 juin 2015, « La retenue à la source, plus facile à dire qu’à faire » ; Communiqué du syndicat Solidaires du 26 mai 2015, « La retenue à la source : une fausse bonne idée » ; Dossier de la CGT sur la retenue à la source. À noter que les organisations syndicales de la DGFiP évoquent davantage l’inutilité, selon eux, de la retenue à la source et la nécessité d’une « véritable réforme fiscale » que la question du risque de réduction des effectifs de leur administration. 14 Terra Nova évoque 10.000 emplois à redéployer dans la lutte contre la fraude. Le CPO calcule l’économie à 200 emplois à plein temps. 15 Le projet d’espace numérique sécurisé (ENSU) est décrit dans « La stratégie numérique de la DGFiP », Audran Le Baron,GFP, 2014 n° 7/8, p.86. 16 Les sociologues de l’impôt divergent sur l’effet de la retenue à la source : plus grande acceptation de l’impôt devenu « indolore » (J.Dubergé, La psychosociologie de l’impôt dans la France d’aujourd’hui, PUF, 1961) ou perte de civisme fiscal (M.Leroy, Sociologie de l’impôt, 2010). L’exemple de la TVA montre qu’aujourd’hui les citoyens sont très conscients du poids de l’impôt, même indirect. 17 Le quotient familial et les prestations familiales répondaient à l’origine à un souci d’égalité horizontale au profit des familles avec enfants. Avec la mise sous condition de certaines prestations, la modulation des allocations familiales en fonction du revenu et le plafonnement du quotient familial, elles répondent de plus en plus à un objectif de solidarité « verticale » entre les titulaires de hauts revenus et les ménages défavorisés. B. La retenue à la source sera-t-elle le prélude à une vaste réforme fiscale ? Toutefois, l’origine principale des difficultés tient aux caractéristiques de l’impôt sur le revenu. Même si le Conseil des prélèvements obligatoires a relevé que, dans la plupart des pays étrangers qu’il a étudiés, l’impôt sur le revenu comprend des modes de personnalisation et de familiarisation ainsi que des dispositifs d’incitations, la mise en place de la retenue à la source serait plus simple si le quotient familial était remplacé par un système de réduction ou de crédit d’impôt17, si la progressivité de l’impôt était moins accentuée et N° 9/10 Septembre-Octobre 2015 / Gestion & Finances Publiques 93 Fiscalité 18 19 20 Comme T. Piketty ou la fondation Terra Nova. Voir aussi le rapport du Conseil des prélèvements obligatoires « Impôt sur le revenu, CSG, quelles réformes ? », février 2015 analysé dans GFP mai/juin 2015 par Jacques Pérennès. Voir aussi « Le serpent de mer est de retour » Roland Viellepeau, Médiapart, 16 juin 2015. Par exemple : « Opération enfumage » Nicolas Beytout, L’Opinion, 15 juin 2015 ; « Contre l’entourloupe du prélèvement à la source », Laurent Mauduit, Médiapart, 16 juin 2015 ; « Le prélèvement, la source et l’aval » Favilla, Les Échos 10juin 2015. C. Landais, T. Piketty, E. Saez, « Pour une révolution fiscale : un impôt sur le revenu pour le XXIème siècle », La République des idées, Seuil 2011 ; voir aussi « Le débat sur les ressources publiques pendant la campagne pour les élections présidentielles du printemps 2012 » Michel Le Clainche, Revue française d’administration publique, n° 144, 2012. 21 Michel Sapin, le 17 mai 2015, entretien pour BFM TV-RMCLe Point, Le Monde du 19 mai 2015 ; Emmanuel Macron, le 17 juin 2015 dans un entretien aux Échos. 22 Le quotient familial représente un « coût » de 13 milliards dont 40 % bénéficie aux 10 % des ménages aux revenus les plus élevés. 23 Avec les mesures de ces deux dernières années en faveur des revenus modestes, l’impôt sur le revenu est acquitté par 47,5 % des assujettis. 24 Clarification amorcée avec le projet de prime d’activité qui regrouperait la PPE et le RSA-activité. 25 Un sondage publié le 19 juin indique que 64 % des Français seraient favorables à la retenue à la source (sondage ODOXA pour Le Parisien et I télé). 26 Voir par exemple les déclarations de Nathalie Kosciusko-Morizet dans un entretien aux Échos du 27 mai 2015 et d’Éric Woerth dans le cadre du programme du think tank « La boîte à idées » présenté le 10 juin 2015. 27 Michel Sapin, entretien du 17 mai précité ; J-C Cambadélis, Le grand rendez-vous du 7 juin pour Europe1, Le Monde et I-télé dans Le Monde du 9 juin 2015. 94 si le nombre de dépenses fiscales était réduit. Sans être partisan d’une « flat tax », impôt proportionnel à assiette large et à taux faible prôné par les néolibéraux, nombre de partisans de la retenue à la source y voient l’occasion de réformer l’impôt sur le revenu, ce qu’ils souhaitent18 ou réprouvent19. Allant plus loin, les plus hardis réformateurs considèrent que la retenue à la source de l’impôt sur le revenu est la première étape d’un rapprochement entre la CSG et l’impôt sur le revenu20, dans l’espoir de disposer d’un impôt direct unifié, lisible, avec une assiette large et des taux relativement modérés. Le Gouvernement a bien pris soin de se démarquer de cette option au motif qu’une telle réforme entraînerait des transferts de charges fiscales non maîtrisés entre les contribuables21. La mise en œuvre de la retenue à la source est nécessairement complexe et il est probable qu’elle ne pourra réussir que si elle constitue un objectif unique sans être perturbée par des orientations de réformes plus larges. Certains se demandent même si le lancement du projet par le Président de la République, en choisissant prudemment une date d’application postérieure à l’élection présidentielle, n’est pas une façon élégante d’enterrer la perspective d’une vaste réforme fiscale annoncée par Jean-Marc Ayrault pour calmer les diverses agitations anti-fiscales de l’année 2003 et plus précisément de ne pas ouvrir le débat sur les nombreux sujets de réforme de l’impôt sur le revenu qui, sans parler d’une hypothétique fusion avec la CSG, ne manquent pas d’intérêt : évolution du quotient familial22 ; concentration des contribuables23 ; clarification de l’imposition et des aides aux titulaires de revenus modestes24 ; niveau optimal de progressivité… L’avenir dira si le lancement du projet de retenue à la source est le prélude à un vaste projet de réforme fiscale ou s’il est le prétexte à ne pas ouvrir le débat sur celle-ci, mais il est clair que les intentions affichées du Gouvernement se limitent à la question de la modernisation du mode de recouvrement sans changements notables de l’impôt. * * * Ainsi, le débat ouvert par les déclarations du Président de la République ne fait que commencer et on voit bien, qu’il ne porte pas toujours sur les questions les plus pertinentes. La réforme du mode de recouvrement de l’impôt sur le revenu par l’instauration d’une retenue à la source est une réforme fiscale facile à énoncer et plutôt populaire25 et, peut-être même, consensuelle26, mais elle sera difficile à mettre en œuvre et n’apportera pas toutes les simplifications annoncées. Il est peu probable qu’elle soit le prélude à une réforme fiscale plus vaste, difficile à concevoir et pleine de risques pour le Gouvernement qui en prendrait l’initiative. Toutefois, il serait dommage de s’interdire tout débat sur le contexte général de notre système fiscal, et plus généralement, sur l’équité et l’efficacité du système redistributif fiscal et social. Même si le grand soir fiscal n’est pas très réaliste27, il y a tout intérêt à ce que les réformes progressives s’inscrivent dans une vue d’ensemble. N° 9/10 Septembre-Octobre 2015 / Gestion & Finances Publiques Fiscalité La mise en œuvre du prélèvement à la source Extrait du compte rendu du Conseil des ministres du 17 juin 2015 « La mise en œuvre du prélèvement à la source ». Le ministre des finances et des comptes publics et le secrétaire d’État chargé du budget ont présenté une communication relative à la mise en œuvre du prélèvement à la source. mettre en œuvre. Sa complexité est réelle, mais elle peut être surmontée. En conséquence, sa réalisation implique de faire rapidement des choix et de définir un calendrier maîtrisé. 1. Le prélèvement à la source permettra de moderniser l’impôt au bénéfice des contribuables En menant ce chantier, le Gouvernement n’entend pas remettre en cause le calcul de l’impôt sur le revenu, ni dans ses principes, ni dans son niveau. Le prélèvement à la source constitue une réforme en soi qui doit être réussie, ce qui impose de se concentrer sur sa mise en œuvre. La quasi-totalité des États développés, quel que soit leur système fiscal, applique un prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu. C’est notamment le cas de l’Allemagne, du Royaume-Uni ou des États-Unis. Cette réforme a été envisagée à plusieurs reprises en France, compte tenu des avancées qu’elle peut apporter aux contribuables. Un impôt prélevé à la source, c’est, en effet, un impôt acquitté au moment où les revenus sont perçus et non, comme aujourd’hui, avec un an de décalage. Les contribuables qui subissent d’importants changements de situation ne seront donc plus exposés au risque de se retrouver en difficulté par manque de trésorerie ou n’auront plus à épargner pour acquitter l’impôt l’année suivante. Ce sera en particulier le cas pour les contribuables qui partent à la retraite ou pour ceux qui connaissent des périodes de chômage. Les contribuables dont la situation fiscale évolue peu en cours d’année n’auront quasiment plus à se préoccuper du paiement de l’impôt, réglé lors de la perception de leurs revenus. La réforme pourra également permettre au contribuable de bénéficier plus automatiquement des mesures de baisse du barème de l’impôt. Une majorité des Français y est prête et considère ce progrès comme nécessaire. 2. Cette réforme sera engagée dès 2016 pour une mise en œuvre au 1er janvier 2018 Les travaux déjà conduits, en particulier le rapport remis en 2014 par le député M. Dominique Lefebvre et M. François Auvigne, inspecteur général des finances, ont permis d’établir les conditions de faisabilité d’une telle réforme. La question n’est plus de savoir si elle est possible, mais de déterminer comment la Le barème progressif de l’impôt sur le revenu, sa familialisation et sa conjugalisation, la prise en compte globale des divers revenus perçus par le foyer, l’imputation de réductions ou l’octroi de crédits d’impôts, seront maintenus. De ce fait, la déclaration annuelle restera nécessaire. Le prélèvement devra être techniquement sécurisé, simple pour ceux qui auront à l’opérer, et la confidentialité des informations nécessaires au calcul de l’impôt devra être garantie. Enfin, la transition entre le système actuel d’imposition sur les revenus de l’année passée et le prélèvement à la source ne peut bien évidemment pas conduire à pénaliser les contribuables en les imposant deux fois. Cette réforme devra également être l’occasion de mieux expliquer l’impôt, son calcul et l’utilisation de son produit. Dès la rentrée 2015, un débat parlementaire et une concertation avec l’ensemble des parties prenantes, notamment les partenaires sociaux, auront lieu sur le prélèvement à la source dans la perspective de la rédaction d’un livre blanc. Dans le projet de loi de finances pour 2016, le Gouvernement proposera au Parlement des mesures qui permettront de favoriser le recours à la télé-déclaration et au paiement de l’impôt par voie de mensualisation. Fin 2016, le projet de loi de finances pour 2017 organisera les modalités de mise en œuvre du prélèvement à la source, qui sera pleinement effectif à compter du 1er janvier 2018. Le Parlement pourra donc débattre de chacune des étapes de la mise en œuvre du prélèvement à la source. ■ N° 9/10 Septembre-Octobre 2015 / Gestion & Finances Publiques 95