Ikea Brest La mécanique de l`espionnage (Mediapart / Mars 2012)

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Ikea Brest La mécanique de l`espionnage (Mediapart / Mars 2012)
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Directeur de la publication : Edwy Plenel
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Sous-entendu : faut-il la garder ? « A votre disposition
pour en parler », conclut Jean-François Paris.
Ikea Brest: la mécanique de l'espionnage
PAR FABRICE ARFI, MICHAËL HAJDENBERG ET MATHILDE MATHIEU
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 6 MARS 2012
Le 26 mars 2008, à Brest, Ikea a ouvert les portes
de son vingt-deuxième magasin en France, dans
l’euphorie. « Ikea met Brest en transe », titrait
Ouest France. Mais derrière l’enseigne reluisante se
dissimulaient en réalité des pratiques scandaleuses. De
septembre 2007 à septembre 2008, au fur et à mesure
que le magasin embauchait, une officine privée a été
chargée par le siège de fouiller les antécédents des
personnes recrutées, pour repérer les sujets “à risques”.
Sollicités par l'intermédiaire du siège d'Ikea France, ni
le directeur de Brest ni sa subordonnée n’ont souhaité
répondre à nos questions. Quant à l'employé de « la
ligne 33 », retrouvé par Mediapart, il affirme n'avoir
jamais fumé le moindre joint à Quimper.
D’après des mails inédits que Mediapart s’est
procurés, 190 noms au moins (pour un magasin
d’environ 250 employés) ont ainsi été transmis par
le responsable Sécurité d’Ikea France, Jean-François
Paris, au détective Jean-Pierre Fourès. La mission de
cet enquêteur privé : « dire ce qu’il en retourne », faire
une « étude », « dire si OK ».
L'exemple brestois répond ainsi à deux questions clés
posées depuis l’éclatement de “l’affaire Ikea” : non, le
“flicage” ne s'est pas limité à quelques cas de salariés
sensibles, type militants syndicaux, agents de caisse
ou de sécurité. Et non, Jean-François Paris n'a pas agi
en solitaire : ici, les numéros 1 et 2 du magasin ont
bénéficié de ses “trouvailles”, et n'ont pu ignorer ses
pratiques.
Les termes sont elliptiques, mais Jean-Pierre Fourès
était vraisemblablement chargé de se procurer des
données confidentielles issues du fichier policier
« Stic », en théorie réservé aux officiers de police
judiciaire, ainsi que Mediapart et Le Canard enchaîné
l'ont déjà rapporté. La plupart des salariés brestois,
pourtant, avaient déjà transmis un extrait de casier
judiciaire lors de leur embauche. Mais Ikea voulait
creuser au-delà.
En tout, parmi la masse de courriels adressés par le
responsable Sécurité d’Ikea France à des officines
privées entre 2003 et 2009, Mediapart en a trouvé huit
ayant le magasin de « Brest » pour objet. C'est le 10
septembre 2007 que Jean-François Paris sollicite pour
la première fois son informateur sur un cas brestois, à
six mois de l’ouverture du nouveau magasin : il s’agit
d’enquêter sur Nicolas A., bientôt en poste au service
« Ressources humaines ». « Merci de me dire », est-il
demandé à « Monsieur Fourès ».
Au moins une fois, cette vaste entreprise d’espionnage
a porté ses “fruits” : le 27 décembre, Jean-François
Paris avertit à la fois le directeur de Brest et
la responsable locale des ressources humaines que
l’une de leurs recrues, au département « Vente »,
pose problème. Elle « est connue pour usage de
stupéfiants en 2006 à Quimper, écrit le responsable
Sécurité d’Ikea France à John Menage et Nathalie
Gosselin. Donc "?" ».
Onze jours plus tard, rebelote : « L’urgence
concerne Christophe L. », qui sera embauché comme
responsable du département « Caisse, services et
relations clients ». La direction boucle alors le
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recrutement d’un noyau de cadres, avant de passer aux
échelons inférieurs. Une fournée de dix noms suit le 22
octobre : « Pouvez-vous me dire ce qu’il en retourne ».
Deux nouveaux cas partent le 5 novembre.
mail et souhaite un retour écrit à mon domicile. » Sans
doute Jean-Pierre Fourès, cinq ans plus tard, suit-il les
mêmes consignes.
En décembre 2007, en tout cas, Jean-François Paris fait
de nouveau appel au détective Fourès pour un énorme
listing brestois de 61 noms :
Parmi les mails en possession de Mediapart,
aucune réponse de Jean-Pierre Fourès. Comme s'il
s’interdisait de communiquer ses verdicts par internet.
Il faut dire qu’en 2003 déjà, quand Jean-François
Paris avait conclu un marché avec Sûreté international
(une autre officine privée) pour des « consultations
équivalentes à celles du Stic » (à « 80 euros » l’unité),
il avait arrêté un modus operandi particulièrement
strict, pour couvrir ses arrières : « Je souhaite vous
envoyer (les) coordonnées des personnes à auditer par
« Je tombe des nues »
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C'est dans cette “fournée” qu'apparaît un salarié,
ligne 33, « connu pour usage de stupéfiants en
2006 à Quimper ». Cette information confidentielle,
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communiquée à la direction du magasin, semble bel
et bien tirée du « Stic », la gigantesque base de
données policière, qui stocke des fiches sur toutes les
personnes mises en cause un jour dans une procédure
(6,5 millions de noms au 1er novembre 2011), mais
aussi sur les victimes ou les témoins.
Du coup, je m’interroge : certaines personnes qui ont
été remerciées, par le passé, était-ce à cause de ces
contrôles ?»
Jusqu'ici, à Brest, la direction du magasin s'est
contentée d'afficher un communiqué rassurant à
l'attention des salariés, bien visible, juste à côté de
la “badgeuse”, affirmant que Jean-François Paris était
mis en disponibilité par Ikea France. Sans doute devrat-elle fournir, lundi, davantage d'explications.
Ce fichier est aujourd’hui farci d’erreurs, provoquées
par des homonymies, des fonctionnaires qui
remplissent mal les cases, etc. Seulement « 20 %
des fiches étaient rigoureusement exactes » en
2009, d’après un sondage effectué par la CNIL
(la Commission nationale de l’informatique et des
libertés). Jean-François Paris ne peut l’ignorer, mais
fait tout de même circuler.
Au niveau national, la justice s'est rapidement emparée
de l'affaire. Une enquête préliminaire a été ouverte le
1er mars par le parquet de Versailles, après que l’Union
Force ouvrière de Seine-Saint-Denis (département
du magasin « Paris-Nord 2 ») a déposé plainte
contre X... « pour délivrance, obtention et utilisations
frauduleuses de données à caractère personnel ».
Le 14 janvier 2008, à deux mois de l’ouverture du
magasin, il envoie derechef une salve de noms à son
informateur : « Bonsoir Monsieur Fourès, Tous mes
vœux pour 2008 !! En attachement une nouvelle liste.
Merci de me dire si OK ». Dans le tableau joint au
mail : 44 noms (des « monteurs meubles », « employés
FOOD », « vendeurs », « agenceurs », etc.). Le 29 mai,
Jean-François Paris sollicite encore une « étude » sur
28 personnes. La dernière “commande” connue sera
passée le 5 septembre 2008, sur 46 noms.
Défendus par les avocats Yassine Yakouti, Sofiane
Hakiki et Christian Charrière-Bournazel (président
du conseil national des barreaux), ces employés
d’Ikea France, qui ont fourni une clef USB contenant
une série de mails datés de 2003 à juillet 2009,
demandent « que soient identifiés les auteurs des
demandes formulées, les membres des officines
intermédiaires qui sont allés à la recherche de
ces informations confidentielles, et le cas échéant,
l’identité des fonctionnaires, gardiens des fichiers
officiels, qui auraient pu fournir ces données à
caractère personnel ».
« Je tombe des nues, réagit le délégué syndical
CFDT du magasin de Brest, Claude Lepage, averti
samedi par Mediapart. Si c’est avéré, c’est honteux.
En parallèle, une « Association des victimes d’Ikea »
a également été créée, à destination des personnels
d’abord, mais aussi des prestataires ou clients de la
société. Dans les mails, au moins 22 magasins (ou
implantations) à travers la France sont cités.
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