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ESSAI
LES POUSSÉES POPULAIRES DES SOCIÉTÉS
DU POURTOUR MÉDITERRANÉEN
ACCOUCHERONT-ELLES
D’UNE NOUVELLE MODERNITÉ ?
Réflexion à partir du cas turque
Jacques Ould Aoudia*
Quelle est la racine du retour en force des mouvements religieux dans les pays du Sud
et de l’Est méditerranéen ? Selon l’auteur, c’est une blessure identitaire et sociale que les
couches sécularisées, qui ont dirigé ces pays depuis les indépendances, ont provoquée et
entretenue sans relâche au sein de larges couches de leurs sociétés. Et ce sont les partis
islamistes, indistinctement combattus par ces pouvoirs soutenus par les pays occidentaux, qui
ont récupéré électoralement ce profond ressentiment. À partir de cette idée, l’auteur analyse
les dix années d’exercice du pouvoir par un gouvernement islamique en Turquie pour élaborer
des réflexions sur le devenir des sociétés de cette région. Le document se présente sous
une forme originale : aux côtés des sources classiques, l’auteur a puisé dans de multiples
échanges avec des chercheurs turcs en sciences sociales, mais aussi dans l’exploitation d’un
texte littéraire : Neige, d’Orhan Pamuk (l’auteur revendique en effet des intrusions dans la
pensée du Sud par le biais de la littérature). Ce texte se veut aussi une tentative pour établir une
passerelle entre les approches formelles du monde académique et celles des départements
d’études des institutions publiques auxquelles l’auteur a longtemps appartenu.
Mots clés : Méditerranée, partis islamistes, modernité.
* Chargé de mission à la Direction de la prévision puis à la Direction générale du Trésor (Ministère de l’Économie), en charge
du suivi et des prévisions macro-économique des pays arabes, d’Israël et de la Turquie. A représenté la France aux réunions
d’examen de la Turquie à l’OCDE de 1995 à 2006. Créateur de la base de données « Institutional Profiles Database » :
http://www.cepii.fr/francgraph/bdd/institutions.htm. Désormais libre de toute attache avec son institution, l’auteur poursuit des
travaux de recherche sur l’économie politique du développement, [email protected]
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Jacques Ould Aoudia
Ce texte pose la question de la formation de brèches dans le monopole jusqu’ici
inébranlé de la modernité occidentale, ce monument normatif érigé en cible
unique pour toutes les sociétés de la planète. Cette modernité occidentale s’est
progressivement forgée au cours des cinq derniers siècles en Europe de l’Ouest
puis s’est étendue dans les colonies britanniques de climat tempéré : États-Unis,
Canada, Australie, Nouvelle-Zélande. Elle s’est traduite par un mouvement de
dépersonnalisation des relations sociales qui a produit, par la formalisation abstraite
des règles, un système de confiance systémique extensible à l’échelle nationale puis
mondiale, et par une valorisation du travail qui a poussé à l’innovation dans tous
les domaines. Les échanges et les relations sociales sont passés progressivement et
inégalement du principe de réciprocité au principe marchand. L’État a crû en taille
pour soutenir l’extension des marchés et assurer une certaine redistribution pour
contenir les conflits sociaux. Ce principe de redistribution s’est ainsi formalisé. La
dévolution et l’exercice du pouvoir ont été codifiés : élections, contre-pouvoirs et
redevabilité devant les citoyens se sont généralisés selon des rythmes et des modalités
différenciés selon les pays. Dans le même temps, l’égalité des droits s’est généralisée
selon un processus d’incorporation citoyenne qui s’est étendue progressivement
à tous les groupes d’individus (jeunes, pauvres, non instruits, femmes) mettant
fin à l’assignation hiérarchique de tous à des statuts rigides. Comme dans chacun
des pays engagés dans cette mutation radicale, cette conquête de la citoyenneté
s’est réalisée par un compromis entre les forces et les idées du droit, du contrat,
de l’individu, d’une part, de la transcendance d’autre part (voir Zghal, 2012). Ce
compromis a pris des formes différentes selon chacun des pays fondateurs, inspirant
par la suite autant de variantes dans les pays qui ont suivi cette voie. La critique des
règles est autorisée, et même protégée au nom de la liberté d’expression, puisque
les règles ne sont plus produites par Dieu, les dieux ou les ancêtres, mais par des
hommes1 .
Ce système a formé le capitalisme, qui a fait preuve d’une efficacité sans
équivalent historique en matière de création de richesse et de puissance. Il a
généré une force militaire, technologique et organisationnelle qui a permis aux
pays occidentaux d’envahir et de dominer la planète. Cette domination a été
soutenue par un imaginaire social légitimant le droit d’ingérence de l’Occident
sur le reste du monde, au nom de « l’universalisme » (l’universalisme occidental,
voir Wallerstein, 2008), dont la colonisation n’a été qu’une des formes. C’est ce
système qui a formé la « modernité » qui, jusque-là, a articulé la « démocratie »
et le « marché ».
Or nous assistons actuellement à l’émergence de nouveaux acteurs sur
la scène mondiale, à une échelle et à une vitesse sans précédent, qui ont
1. Cette présentation excessivement abrégée s’appuie notamment sur Max Weber (1904-1905), Douglass C. North, John Joseph Wallis
et Barry R. Weingast (2010). En arrière-plan, on citera Karl Polanyi (1944), Cornelius Castoriadis (1975) d’une part, Mushtaq Khan (2010)
d’autre part. Voir aussi Nicolas Meisel et Jacques Ould Aoudia (2007).
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Les poussées populaires des sociétés du pourtour méditerranéen
comme caractéristique inédite d’être à la fois puissants (en richesse totale) et
pauvres (en richesse par tête). Des sociétés qui suivent une voie qui emprunte
partiellement le chemin adopté par les pays occidentaux : modification du
rapport au travail, absorption technologique et innovations, formalisation des
règles, dépersonnalisation relative des relations sociales. Mais ces emprunts sont
partiels : d’autres ingrédients se mêlent à la marche vers la modernité dont on
ne peut présumer qu’elle se conformera strictement au modèle occidental. Ces
ingrédients sont par définition difficiles à percevoir, parce qu’ils sont forgés en
dehors des outils d’analyse de la pensée occidentale jusque-là dominante2 .
Ce texte tente de soulever un coin du voile en risquant des hypothèses à
partir des événements survenus depuis dix ans dans la Méditerranée du Sud et
de l’Est3 et en formulant des scénarios d’évolution des mouvements à l’œuvre.
Ces événements constituent une rupture avec le système d’accession mimétique
à la modernité que les élites de ces pays avaient adopté, empruntant aux formes
de la modernité occidentale en matière de laïcité, de démocratie, d’égalité des
droits..., sans en assumer les fondements.
Ces élites, soutenues par les pays occidentaux et les institutions internationales, n’ont pas entraîné leurs sociétés dans une marche vers la modernité, vers
le développement. Elles ont au contraire utilisé leur maîtrise des apparences
de la modernité occidentale (langues, éducation) pour consolider leur statut,
leur supériorité sociale, signe de leur maintien en deçà de cette modernité4 . Ces
élites ont largement failli par rapport à leurs objectifs affichés : l’économie est
demeurée centrée sur les rentes tandis que les fonctionnements politiques sont
restés largement dans le simulacre de la démocratie5 .
Depuis quelques années, ces élites sont profondément contestées par de larges
parties des sociétés : cela s’est exprimé par les élections quand celles-ci sont libres
(Turquie), ou par des poussées de type révolutionnaire comme le mouvement qui
s’est ouvert fin 2010 en Tunisie et qui a déferlé dans l’ensemble du monde arabe.
« Justice sociale », « dignité », « liberté d’expression » sont les mots qui ont porté
ces mouvements populaires. Le paradoxe est que ces mots font totalement partie
de cette modernité occidentale que les élites anciennes affirmaient promouvoir.
Mais ces revendications ont accouché d’une poussée électorale des mouvements
2. Sur ce thème, on peut lire Kavalam Madhava Panikkar (1957).
3. Nous prenons l’arrivée de l’AKP au pouvoir en Turquie en 2002 comme marqueur d’un changement profond, d’abord en
Turquie, ensuite dans le monde arabe.
4. Max Weber oppose les sociétés de statut, de lien, aux sociétés de contrat, de droit.
5. À l’exception partielle de la Turquie, où des alternances politiques se sont produites, notamment celle qui a porté l’AKP
au pouvoir en 2002. D’autres pays comme l’Indonésie, le Bangladesh, l’Inde, le Pakistan, l’Iran, le Sénégal... ont connu des
alternances politiques dans des régimes qui connaissent des fonctionnements démocratiques partiels. Excepté le Liban, les pays
arabes n’avaient jamais connu de telles alternances depuis les indépendances.
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Jacques Ould Aoudia
islamistes, traduisant l’échec de la pseudo-occidentalisation des élites « laïques »
et la contestation de leur alignement sur l’Occident.
Vers quels horizons ces poussées mènent-elles ces sociétés ? Alors que,
dans d’autres régions du monde, des forces nouvelles émergent qui contestent
implicitement le monopole du magister occidental, en situant le plus souvent
cette contestation sur le terrain économique (Chine, Inde, Afrique du Sud, Brésil
s’invitent à la table où les pays occidentaux étaient jusque-là les seuls à écrire les
règles), ces poussées islamistes offrent-elles de nouvelles voies de « modernité » ?
Il est bien sûr trop tôt pour trancher. Nous tentons simplement de formuler
quelques pistes de réflexion sur ces thèmes. Ce texte prend une forme particulière.
Il se déroule en trois temps :
– d’abord, une partie élaborée à partir de réflexions menées de retour de Turquie
à l’occasion d’une visite de plusieurs think tanks à Ankara et à Istanbul, depuis
les plus kémalistes jusqu’aux islamistes : comment les élites turques issues
de la Révolution kémaliste de 1923, apparemment occidentalisées, ont-elles
failli à entraîner leur société dans le développement « à l’occidentale ». Ces
réflexions ont été ensuite très sommairement projetées sur l’Égypte et sur les
trois pays du Maghreb.
– dans la seconde partie, nous tirons du roman Neige d’Orhan Pamuk, Prix
Nobel de littérature, des réflexions sur la problématique soulevée dans le
texte « Retour de Turquie » : la rupture entre élites « occidentalisées » et
populations pauvres et/ou décentrées ;
– en conclusion, nous nous interrogeons sur le modèle de développement
(et ses limites) que pourraient mettre en œuvre les majorités islamistes qui
ont émergé sur le pourtour Sud et Est méditerranéen, et nous terminons
sur les scénarios possibles de mutation de la situation actuelle. Ces sociétés
accoucheront-elles d’une nouvelle modernité ?
UNE BLESSURE IDENTITAIRE ET SOCIALE6
En Turquie, depuis la Révolution républicaine de 1923, les organisations laïques
(ou kémalistes) ont mené le pays à un certain stade de développement politique
et économique à partir d’une démarche basée sur une rupture avec les valeurs
et les institutions traditionnelles, et un alignement volontariste sur les valeurs
occidentales. Traditions et religion ont été identifiées comme des forces rétrogrades
6. Les réflexions développées dans cette partie l’ont été à la suite d’une mission en Turquie en 2010 visant à identifier une équipe
de chercheurs pour mener une monographie sur l’économie politique de leur pays, dans le cadre du programme de recherche de
l’AFD « Institutions, gouvernance et croissance à long terme » : http://www.afd.fr/home/recherche/themes-recherches/institutionsgouvernance-croissance Le texte ici rapporté est un résultat oblique à la mission, non prévu initialement. Il résulte de multiples
discussions avec des chercheurs en sciences sociales, de toutes disciplines, et a été rédigé en mars 2010.
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Les poussées populaires des sociétés du pourtour méditerranéen
et rejetées violemment par les tenants de la modernisation autoritaire de la société.
Ce mouvement s’est traduit par une consolidation de très importantes inégalités
sociales entre les porteurs des valeurs occidentales, d’une part, et ceux qui restaient
attachés à la tradition et à la religion, d’autre part.
Les organisations qui ont conduit ce mouvement de modernisation sont
l’armée, qui a joué un rôle majeur dans le processus en réprimant toute tentative
de déviation par rapport à ce modèle, les grandes entreprises stambouliotes
issues des vieilles familles reconverties après la révolution kémaliste, et qui en
ont été les principales bénéficiaires, et les partis politiques, expression, dans une
large proportion, de ces forces urbaines républicaines. Par-delà un attachement
largement partagé à la défense de la nation, la société turque s’est ainsi longtemps
clivée entre les élites laïques enrichies et protégées de fait par l’armée, et le reste
de la population des zones périurbaines et de l’intérieur des terres, marquée
par une blessure identitaire et sociale. Ce processus a formé un système social
caractérisé par une instabilité chronique sur le plan politique et économique,
ponctuée par des coups d’État de l’armée (1960, 1971, 1980) pour restaurer ce
modèle de société chaque fois qu’il a été menacé.
L’adoption du modèle économique de substitution d’importation dès les
années 1950 a permis l’émergence d’une industrie naissante qui s’est développée
sur la base d’un marché national étendu. En 1980, le coup d’État a initié l’abandon
de ce modèle, avec la mise en place d’un programme d’ouverture économique
soutenu par les institutions financières internationales. Bien qu’ayant connu
une croissance plus vigoureuse dans les années 1980, la Turquie n’a pas opéré
un décollage comme celui que les pays d’Asie de l’Est ont mené (Hong Kong,
Singapour, Taïwan, Corée...), tandis que les inégalités sociales se maintenaient à
un très haut niveau7 .
Dans les années 1990, les élites laïques urbaines ont mis en place un système
rentier d’enrichissement sans peine et sans risque par l’accès à des placements publics
rémunérés au taux d’intérêt réel de 30 %, qui a surendetté l’État, ruiné les classes
moyennes salariées (par une inflation chronique de plus de 65 % l’an), augmenté
la pauvreté périurbaine et, finalement, provoqué des déséquilibres économiques
majeurs qui ont précipité le pays dans une grave crise financière en 20018 .
Aujourd’hui, le sentiment religieux, utilisé comme outil de revanche sociale
et identitaire, explique les succès électoraux de l’AKP (Parti de la justice et du
développement) qui, après avoir conquis la mairie d’Istanbul en 1995, a obtenu
la majorité au Parlement, en 2002, sur la base d’une alliance entre les nouvelles
élites économiques de l’intérieur du pays (les « tigres anatoliens » : des PME
7. Ce qui constitue une différence importante par rapport aux dragons d’Asie de l’Est (voir notamment World Bank, 1993).
8. OCDE, Rapports annuels Turquie 1995-2002.
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Jacques Ould Aoudia
tenues jusque-là à l’écart des grands arrangements économiques entre l’État et
les vieilles familles stambouliotes) et des couches paupérisées des périphéries
urbaines (Bayart, 2003).
Les paradoxes de la situation actuelle sont nombreux : les réformes de libéralisation économique et de démocratisation politique (dont le rapprochement
avec l’Union européenne fait partie) ont diffusé des valeurs de redevabilité,
de contrôle du pouvoir civil sur l’armée, de liberté d’expression (y compris
religieuse)... en contradiction avec la domination sociale et l’écrasement des
valeurs religieuses qui ont caractérisé pendant 80 ans la conduite de la société
par les « laïques ». Depuis son accession au gouvernement, l’AKP utilise les
pressions européennes pour limiter le pouvoir de l’armée et défendre les pratiques religieuses au nom de la liberté d’expression. Les mouvements laïques
de droite et de gauche, occidentalisés, convertis, comme la social-démocratie
européenne, au soutien à la marchandisation des sociétés et à l’individualisme
radical, ont participé au modèle autoritaire dont ils ont été, avec les autres élites
urbaines, les bénéficiaires. Ils apparaissent aujourd’hui largement disqualifiés
pour répondre à la blessure sociale et identitaire qui traverse la société. La
situation régionale (intervention américaine en Irak et en Afghanistan, menaces
sur l’Iran, conflit du Proche-Orient) a puissamment alimenté le côté identitaire
de ce ressentiment, tandis que les déséquilibres économiques des années 1990
et les inégalités découlant des programmes de libéralisation renforçaient le
ressentiment social9 .
Ce schéma de fonctionnement politique a des points communs avec celui qui
prévaut dans les pays qui ont mené depuis les indépendances des expériences de
modernisation occidentale dans le monde arabe méditerranéen (Ould Aoudia,
2008) – notamment l’Égypte, la Tunisie, l’Algérie : même identification à
l’Occident des élites « laïques et républicaines », même disqualification de la
religion pensée comme ensemble d’archaïsmes à rejeter...
Devant la poussée identitaire et sociale des sociétés, le système turc a produit
une amorce de changement d’élites avec l’arrivée de l’AKP au pouvoir (parti
islamique modéré, qui a souhaité se rapprocher des partis démocrates chrétiens
en Europe, ce qui lui a été refusé), tandis que les élites républicaines dans les
trois pays d’Afrique du Nord cités, pour se maintenir, se sont lancées dans le
renforcement de leur emprise autoritaire sur les sociétés et dans une course à la
légitimité en incorporant des fractions d’éléments religieux dans leur système
de domination et leurs référentiels, abandonnant la société aux religieux pour
protéger leurs rentes.
9. En septembre 2010, trois galeries d’art du centre d’Istanbul sont vandalisées pour protester contre l’alcool qu’on y boit le jour
du vernissage, signe de fracture entre la jeunesse occidentalisée et les populations pauvres des quartiers du centre chassées par
les opérations immobilières (source : Jean-François Pérouse).
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Les poussées populaires des sociétés du pourtour méditerranéen
En Tunisie, le « Projet moderniste tunisien », élaboré au début du XXe siècle
par les élites urbaines influencées par le modèle républicain français et porté, à
l’Indépendance en 1956, par Habib Bourguiba, despote éclairé, a partagé l’ensemble
de ces caractéristiques (Zghal, 2012). Mais le souci permanent d’équilibre social
a contenu les inégalités. Associées à une vision stratégique de développement, ces
caractéristiques ont assuré au système une certaine stabilité politique autour d’un
État solide et relativement efficace et une convergence économique sur le long terme
avec les niveaux de vie de la rive nord de la Méditerranée10 . Ce système s’est essoufflé
pendant l’ère Ben Ali, qui a vu la prédation du cercle des élites s’accroître sur fond
de libéralisation de l’économie (Ould Aoudia, 2006).
En Algérie, la modernisation de la société sur le mode occidental a été portée
par les élites « républicaines » après l’indépendance en 1962. Le refoulement
du religieux y a été moins marqué qu’en Tunisie11 tandis que les ressources
pétrolières faisaient miroiter un développement rapide du pays à partir de 1973.
En invalidant les résultats électoraux donnant, en 1991, la victoire au parti
islamique pour maintenir leur part des ressources tirées des hydrocarbures, les
élites « républicaines » ont plongé le pays dans une situation de chaos immobile
dont le pays n’est pas encore sorti. Là aussi, la blessure identitaire et sociale est
le principal ressort de la violence extrême qui secoue le pays depuis 1991.
En Égypte, les élites républicaines issues de la prise du pouvoir par les militaires en 1953 (avec Nasser) ont également conduit un modèle de développement
économique autoritaire et laïque. Plus qu’ailleurs, l’influence extérieure a pesé
pour consolider ce modèle, d’inspiration socialiste puis libérale, avec le passage
du pays du camp soviétique au camp américain en 1974 (dans l’un et l’autre
cas, le modèle tire ses bases du mouvement vers la rationalité de la modernité
occidentale). Si le religieux a été contenu dans ses manifestations politiques
(interdiction du parti des Frères musulmans), son emprise s’est développée en
profondeur dans toutes les strates de la société.
Dans ces trois pays, mais surtout en Algérie et en Égypte, les pouvoirs
cherchent à répondre à cette demande identitaire et sociale en exacerbant les
sentiments nationalistes12 et en incluant des fragments de symbolique religieuse
dans la conduite des affaires publiques.
10. En dehors des monarchies pétrolières du Golfe, la Tunisie est le seul pays arabe dont le PIB par tête a convergé sur le long terme
avec celui des pays européens (Ould Aoudia, 2008).
11. Le mouvement national algérien a eu deux composantes : l’une, populaire, paysanne, d’inspiration religieuse (voire djihadiste),
l’autre, inspirée par les idéaux de la République française. Ces deux composantes ont eu deux visages, deux expressions, pour
recueillir les soutiens de deux publics différents. Ce qui a conduit à de grandes erreurs d’analyse, notamment de la part des
soutiens français aux nationalistes algériens qui n’ont vu (ou voulu voir) que le second visage de la révolution algérienne.
12. À noter que les sentiments nationalistes de ces deux pays se sont violemment affrontés en 2009 à l’occasion des matches
pour la sélection à la Coupe du monde de football.
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Le Maroc est dans une certaine mesure le contrepoint de ce modèle : il n’a pas
été touché par un mouvement moderniste laïc et républicain, comme le furent
la Turquie et les trois pays d’Afrique du Nord cités ci-dessus. Le mouvement
national y a été mené par des forces traditionnelles urbaines et rurales, et
la consolidation autoritaire du pouvoir du roi s’est articulée, dans les vingt
premières années de l’Indépendance (1956), avec l’unification territoriale et la
constitution de l’État nation, au cours d’un processus très violent. Le religieux
n’a à aucun moment été refoulé par les autorités. Bien au contraire, le roi affiche
une légitimité religieuse comme commandeur des croyants et les autorités ont
toujours soutenu les mouvements confrériques et les pratiques religieuses dans
leur diversité, y compris pour s’opposer aux mouvements islamiques (Tozy,
1999). Ceux-ci (et notamment le Parti de la justice et du développement qui a
repris le nom de l’AKP) sont autorisés et font l’objet de tentatives de « digestion »
par le pouvoir selon une tactique éprouvée. Le sentiment d’injustice se développe
cependant, et peut dresser de larges fractions de la population contre les élites
urbaines occidentalisées regroupées autour du Makhzen.
Au Maroc, comme en Égypte, en Algérie, en Tunisie et jusqu’alors en Turquie,
les partis politiques restent dans la main du pouvoir réel, même si ce contrôle prend
des formes différentes : parti unique en Tunisie et en Égypte, multipartisme
manipulé par le pouvoir dans les autres pays. L’avènement de l’AKP en Turquie,
clairement soutenu par des forces se situant hors du cercle des insiders historiques,
est la donnée nouvelle dans la région depuis 2002. Maintiendra-t-il l’orientation
portée par les forces sociales qui l’ont poussé au pouvoir en jouant de la perte
de légitimité des forces politiques traditionnelles ? Sera-t-il capable d’initier
un compromis historique avec les forces laïques, ou bien se fera-t-il récupérer
par les forces politiques et économiques qui ont conduit le pays depuis près
d’un siècle ? Auquel cas une autre force naîtra, qui prendra ses forces sur le
terrain de la blessure identitaire et sociale, laquelle constitue une clé majeure pour
comprendre les évolutions des sociétés de la région, bien au-delà du cas turc.
LE MÉPRIS13
Orhan Pamuk nous entraîne, comme à son habitude, dans une littérature
tourmentée et dépressive, où s’entremêlent plusieurs niveaux de récits : politique,
13. Fragments de note de lecture sur le roman Neige du Prix Nobel Orhan Pamuk, 2002. Certains textes littéraires peuvent
apporter une connaissance en profondeur du fonctionnement des sociétés, notamment celles du Sud qui sont toujours abordées,
dans les textes savants, avec les outils conceptuels forgés au Nord. Nous revendiquons donc ces intrusions dans la pensée du
Sud par le biais de la littérature. À titre d’exemple, nous citons Things Fall Apart (« Le monde s’effondre ») de Chinualumogu
Achebe (1973) ; Quatre générations sous un même toit de Lao She (1996, 1998, 2000) ; Cent ans de solitude de Gabriel García
Márquez (1968) ; La trilogie du Caire : Impasse des Deux-Palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé (1993) de Naguib
Mahfouz ; Beaux seins, belles fesses de Mo Yan (2004) ; L’Immeuble Yacoubian de Alaa al-Aswani (2004) etc.
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amoureux, policier, historique, religieux... On a déjà pu connaître ces ingrédients
avec son roman Mon nom est rouge (2002).
Avec Neige (2005), nous pénétrons dans la tristesse de Ka, un poète raté,
ancien militant de la gauche laïque turque, ancien réfugié politique en Allemagne,
qui retourne dans son pays natal et va se perdre dans le froid de la ville frontière
de Kars, près de la Russie, tandis que tombe sans interruption la neige sur cette
ville du bout du monde. Une neige qui devient sale et triste comme le héros
du roman. Ka retrouve à Kars une femme, Ipek, qu’il a connue avant de partir
dans son exil européen. Il est fasciné par sa beauté mais ne parviendra pas à la
ramener avec lui en Allemagne. Alors qu’il est en panne d’inspiration littéraire
depuis des années, 18 poèmes « descendent » en Ka pendant son séjour à Kars.
Délaissant femme et amis, il les écrit fébrilement. On pense aux versets du Coran
qui sont « descendus » sur le Prophète.
Ka est venu à Kars pour le compte d’un journal laïc et républicain d’Istanbul
pour enquêter sur une vague de suicides de jeunes femmes voilées. Il tombe
dans un imbroglio politico-religieux (coup d’État et assassinat réels en pleine
représentation théâtrale, meurtres, tortures policières, fanatisme islamiste,
filatures, dévoilement des femmes, trahisons, ivresse de raki, manipulations de
tous ordres...) dont il est partiellement l’acteur.
La narration de cet improbable récit est tendue sur la trame d’un des
profonds ressorts qui structurent la société turque, le mépris. C’est le mot-clé
du livre : mépris qu’éprouvent les athées occidentalisés envers la masse de la
population prise dans la religion, envers une population pauvre aliénée par
des croyances « aveugles », auquel renvoie l’humiliation de cette population
qui trouve dans l’islam un recours, un secours contre ce mépris, non pas
comme ressource spirituelle mais comme entrée dans une communauté, la
communauté solidaire des méprisés. Pour l’élite laïque et républicaine, se
revendiquer comme athée, c’est « s’élever au rang des occidentaux », c’est se
sortir du peuple. Symétriquement, la masse des croyants rejette comme hors du
peuple ces athées qui singent les occidentaux : « Comme ils croient aux mêmes
choses que les Européens, ils se considèrent supérieurs au peuple ». Ces « athées à
cravate, orgueilleux qui se moquent des croyances de leur peuple... ».
Pour les laïques, l’islam est un obstacle au développement14 , à l’affranchissement des hommes, à la modernisation du pays15 . L’occidentalisation est vécue
14. Voir, sur le thème « Islam et développement », Timur Kuran (2005a, 2005b).
15. Nous citons ici un passage de Jacques Bouveresse tiré d’un article paru dans Le Monde du 24 janvier 2012 : « Les
demi-savants commettent ici facilement l’erreur de donner dans ce que Bourdieu appelle « l’obscurantisme de la raison », qui
se croient en droit de ridiculiser des croyances dont on ne comprend pas la raison ». Citant Bourdieu : « L’obscurantisme des
Lumières peut prendre la forme d’un fétichisme de la raison et d’un fanatisme de l’universel qui restent fermés à toutes les
manifestations traditionnelles de croyance et qui, comme l’atteste par exemple la violence réflexe de certaines dénonciations de
l’intégrisme religieux, ne sont pas moins obscurs et opaques à eux-mêmes que ce qu’ils dénoncent ».
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comme un rempart contre l’archaïsme et les croyances religieuses confondues.
Croire en Dieu, c’est être sans éducation, comme le sont les pauvres, tant les
savoirs et les comportements traditionnels sont objet de mépris16 .
L’auteur montre combien athées et religieux ont chacun, pour leur part, une
vision profondément fausse de l’Occident, idéalisé d’un côté, diabolisé de l’autre.
Les uns et les autres n’imaginent que des occidentaux acharnés à mépriser les
croyants, à associer croyance et archaïsme, à utiliser leur athéisme comme statut
supérieur, instrument identitaire de différentiation sociale et de mépris des
classes pauvres. Aucun d’entre eux ne voit les valeurs qui ont fait la force et
le succès de l’Occident : égalité des droits, valorisation du travail, respect de
l’individu.
Un roman qui déborde largement de la société turque, un roman qui concerne
l’ensemble des pays musulmans du pourtour méditerranéen17 . Un roman qui
anticipe si ce n’est les révolutions arabes de 2011, du moins les résultats des
élections qui ont suivi ces poussées démocratiques, largement favorables aux
partis islamistes.
LES POUSSÉES POPULAIRES DES SOCIÉTÉS DU POURTOUR
MÉDITERRANÉEN ACCOUCHERONT-ELLES D’UNE NOUVELLE
MODERNITÉ ?
Il est encore trop tôt pour tirer des enseignements des expériences tunisiennes
et égyptiennes. C’est avec le cas turc que nous pouvons formuler quelques
hypothèses, car il a maintenant une dizaine d’années d’existence.
Né du rejet de la coupure sociale et identitaire de la société turque entre
les élites pseudo-occidentalisées et la masse populaire prise dans ses croyances
religieuses, le mouvement islamiste a donné au pays une stabilité politique qu’il
n’avait pas connue depuis des dizaines d’années (Hale, Ozbudun, 2010). Il a
consolidé le rétablissement macro-économique, amorcé par Kemal Derviş en
2001-2002, après plusieurs décennies de graves déséquilibres18 . Il a donné au
pouvoir politique le contrôle sur la force armée, condition d’une démocratisation
16. Dialogue extrait du livre, entre un vieil athée de gauche et un jeune islamiste. Le premier : « L’Europe, c’est notre futur au
sein de l’humanité ». Le jeune islamiste : « Les Européens ne représentent pas notre futur. Je ne pense jamais à les imiter ou à
me rabaisser parce que je sais que je ne leur ressemble pas. (...) On n’est pas idiots ! On est seulement pauvres ! ». Plus loin :
« Il règne ici une sorte de honte à ne pas être européens, comme si on avait à s’en excuser. » ; « Eux [les Européens], ce sont des
êtres humains, et nous, eh bien nous, nous ne sommes que des musulmans. ».
17. La question de la blessure identitaire et sociale, les interactions complexes entre ses deux composantes et la nature des
forces susceptibles de récupérer l’énergie sociale qu’elle contient ne sont pas transposables telles quelles dans les autres grands
ensembles culturels, comme l’Amérique latine, l’Asie du Sud, l’Afrique subsaharienne...
18. L’inflation annuelle en Turquie a été en moyenne de 66 % entre 1977 et 2001. Rapports Turquie OCDE :
http://www.oecd.org/fr/turquie/publicationsdocuments/reports/
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Les poussées populaires des sociétés du pourtour méditerranéen
de la société19 . Ce nouveau pouvoir a mené des actions de reconnaissance des
droits sociaux (en matière de santé notamment) sur une base égalitaire.
L’hypothèse d’une nouvelle construction sociale,
« orthogonale » à celle établie jusqu’alors20
Nous faisons l’hypothèse que ces succès se consolident par la construction
d’un lien trans-social entre populations et institutions, sur la base de l’appartenance aux multiples organisations religieuses d’entraide, de solidarité,
d’enseignement..., marquées par une affiliation personnelle fondée sur l’engagement religieux sans égard pour l’appartenance sociale. Du petit marchand
ambulant au patron, on appartient au même mouvement communautaire et
on fait la prière ensemble dans la même mosquée. Ces organisations religieuses,
anciennes, réprimées jusqu’alors, se sont déployées au grand jour après l’arrivée
de l’AKP au pouvoir et portent une part de la revanche identitaire des populations
jusque-là méprisées. La consolidation électorale du parti AKP depuis 10 ans
serait la manifestation du bénéfice de légitimité produit par ce nouveau type de
relations entre de larges couches de la population et les élites (Adaman, Akarcay
Gurbuz, Karaman, 2012).
Mais ce système d’inclusion verticale ne serait pas exempt d’exclusions
pour qui ne se conforme pas aux prescriptions de type religieux portées par
ces organisations. S’ajoutent des poussées autoritaires du pouvoir, tendant à
substituer un certain contrôle de l’expression des idées par la police (visant les
universitaires, les journalistes) à celui de l’armée qui a été renvoyée dans ses
casernes. Sur le plan économique, un libéralisme empirique se déploie, que
tempèrent les mécanismes de charité fonctionnant sur des bases personnalisées
(et non sur des droits impersonnels).
Le schéma des régulations sociales ici esquissé résulte d’hypothèses encore
fragiles, tant les mutations en cours sont profondes et les recherches encore
balbutiantes sur ces questions. Si l’hypothèse énoncée se vérifiait, les transformations à l’œuvre en Turquie aujourd’hui relèveraient d’une modernisation
hybride (paradoxale ?) qui emprunterait à la fois à la formalisation des règles
et à la dépersonnalisation des relations sociales, signes de la modernisation « à
l’occidentale » des sociétés... et en même temps au renforcement des liens et de
la personnalisation de ces mêmes relations sociales, qui signe son contraire.
Plus largement, ce changement politique pose la question classique dans de
telles circonstances : sommes-nous en présence d’un changement de scénario
19. North et alii (2010) font du contrôle du pouvoir politique sur l’armée une condition sine qua non de la progression des sociétés
vers l’ordre ouvert.
20. Les développements qui suivent résultent de discussions avec des chercheurs qui travaillent sur les mutations à l’œuvre dans
la société turque, notamment Fikret Adaman, Ayça Akarcay Gurbuz et Kivanc Karaman.
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ou d’un simple changement d’acteurs21 , ceux-ci n’ayant de cesse que d’occuper
les mêmes rôles en place des équipes écartées ? En d’autres termes, les rentes
vont-elles se réduire, ou vont-elles se déplacer vers les nouvelles élites en suivant
désormais les canaux verticaux de ces regroupements trans-sociaux ? Il est
encore trop tôt pour répondre avec certitude à cette question.
Qu’en est-il des dynamiques économiques ?
Les nouvelles élites turques ne font pas preuve d’un fort élan productif : le
taux d’investissement du pays demeure faible, la croissance économique n’a pas
connu de redressement notable. La dégradation du solde des comptes courants
témoigne d’un élan du côté de la consommation, élargie aux classes populaires
par la généralisation massive du crédit, plus que de l’investissement22 .
Nous nous appuyons sur Ahmed Henni (2008) pour estimer la dynamique
des élites économiques islamiques turques en accord avec l’évolution actuelle
du capitalisme occidental, qui est devenu un capitalisme où l’accumulation
s’effectue plus par le commerce de droits (droits financiers, droits d’usage, droits
d’accès, de reproduction, de diffusion...) que par la production de biens, laquelle
a été repoussée dans les pays émergents, en Asie de l’Est, et tout particulièrement
en Chine. Un « capitalisme de péage » (gate keeper capitalism) éloigné des enjeux
de production et tourné vers la captation de rentes par sa capacité à se situer sur
le passage des flux de ressources et d’en prélever une part avec l’appui des États
qui sont « capturés » par les grandes firmes pour faire respecter ces droits23 . Un
capitalisme où les enjeux réels se situent sur le terrain de la répartition de la
richesse, plus que sur celui de la production de richesse : rente et statuts sont
liés. À ce stade, les élites turques n’ont pas esquissé un modèle qui trancherait
avec celui que le triomphe du libéralisme financier a installé depuis quelques
décennies dans les économies occidentales.
Ainsi, l’évolution de la société turque demeure incertaine et contradictoire :
traduite avec les mots et les concepts de cette modernité occidentale (en attendant
que se forgent des concepts endogènes à ces sociétés), elle est marquée par
une avancée du droit et de la formalisation des règles, concomitante avec le
renforcement des liens et affiliations sur base communautaire. La cohésion sociale
ainsi reconstruite ne débouche pas, à ce stade, sur un élan productif significatif :
le modèle consumériste (pour une bonne part en biens importés) tourne à plein
régime. Cela pourrait dessiner les limites du modèle de développement que les
islamistes au pouvoir mettent en œuvre.
21. Selon la formule de Cornelius Castoriadis (1975).
22. Rapports Turquie OCDE : http://www.oecd.org/fr/turquie/publicationsdocuments/reports/ Voir aussi les rapports du FMI :
http://www.imf.org/external/country/TUR/index.htm
23. Voir l’abondante littérature sur la capture de l’État, notamment Dany Kaufmann (2005), Simon Johnson (2009).
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Les poussées populaires des sociétés du pourtour méditerranéen
Cinq scénarios pour les sociétés arabes en mouvement
Dans les pays développés qui ont, les premiers, fait le saut dans la modernité
(l’Angleterre, les États-Unis, la France...), la mutation s’est effectuée par la
réalisation d’un compromis historique entre deux conceptions du monde : la
conception nouvelle de la citoyenneté, basée sur les droits et les contrats entre
individus libres, et celle qui prévaut depuis l’aube de l’humanité : la conception
des rapports sociaux fondée sur la dimension transcendantale.
Depuis le début 2011, les sociétés arabes se sont remises en marche. La chute des
régimes autoritaires signe l’écroulement du monolithisme autoritaire24 qui avait
figé ces sociétés depuis les indépendances (soumission à l’autorité, patriarcat, parti
et syndicat uniques de droit ou de fait...). Elles découvrent qu’elles sont diverses,
plurielles, multiples, comme toutes les sociétés du monde, mais elles n’ont pas
l’expérience du « vivre ensemble » en société plurielle, contradictoire. Elles ont
devant elles non pas des consensus à trouver (entre « frères »), mais des compromis à
forger entre parties opposées assumant explicitement leurs divergences et les reculs
nécessaires pour déboucher sur un accord. Trouveront-elles les ressources politiques,
sociales, humaines pour inventer ces compromis qui seront spécifiques à chacun
des pays ? De la réponse à cette question, nous tirons cinq scénarios d’évolution
possibles pour ces sociétés :
1. Scénario de « digestion » : les mouvements islamistes victorieux aux
élections se font intégrer par les élites antérieures, par leur entrée dans le cercle
d’accès limité, où pouvoir et richesse se distribuent. Demeurerait dans la société
la blessure identitaire et sociale, grosse de nouvelles poussées. Cette voie est
peut-être illustrée par le Maroc.
2. Scénario de « revanche » : ces mouvements islamistes, devant la résistance
des élites « laïques » et/ou poussés par une base radicalisée par les difficultés
sociales, font subir aux anciennes élites laïques ce qu’ils ont eux-mêmes subi :
ostracisme, écartement des cercles du pouvoir, répression. Ils ajoutent l’extension
autoritaire des prescriptions religieuses dans des cercles de plus en plus étendus
de la vie sociale. L’Iran pourrait, avec ses spécificités, représenter ce scénario.
3. Scénario de « retour des anciens » : les forces « laïques » reprennent le
pouvoir à la faveur d’élections désormais non contestées, mais elles cèdent
devant les forces religieuses en intégrant une part croissante d’éléments religieux
dans les régulations sociales afin de gagner en légitimité, laissant la société aux
mouvements de base islamistes pour garder l’essentiel : les rentes. Le cas de
l’Algérie s’apparente à ce scénario.
4. Scénario de « déséquilibre permanent » : aucune des forces en présence
ne parvient à imposer sa solution, aucun compromis n’émerge. La société
24. Voir notamment Abdellah Hammoudi (2003).
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demeure en déséquilibre, au grè des pressions des uns et des autres, avec des
manifestions de violence récurrentes. La Tunisie et l’Égypte pourraient, chacune
avec ses caractéristiques propres, illustrer ce scénario.
5. Scénario du « compromis historique » : les forces en présence élaborent
un compromis qui fonde une citoyenneté respectueuse des droits individuels et
des valeurs religieuses. La modernité ainsi « accouchée » serait singulière, mais
se rattacherait aussi aux solutions que les pays du Nord ont trouvées lors de leur
mutation par le compromis adopté. La Turquie est-elle sur cette voie ?
Aucune des forces en présence ne peut espérer réduire l’autre par une victoire
totale et définitive. Le compromis est nécessaire, sur des modes que chaque société
inventera. Il est cependant trop tôt pour déceler des amorces de mouvement
dans ce sens dans les pays qui vivent ces poussées démocratiques.
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