Passages n° 64

Transcription

Passages n° 64
passages
Hors limites
Frontières mouvantes, perméables, invisibles
L’art de Suisse à Kochi : à la Biennale indienne
L’âge de la maturité en Afrique du sud : le projet de mémoire de Mats Staub
Opération Iceberg : une initiative en faveur des jeunes musiciens
LE MAGAZINE CU LT U R E L DE PR O H E LV E T IA, NO 6 4 , 1 / 2 0 1 5
FRO NT IÈR E S
2
LISIÈR E S
3
Frontières mouvantes, perméables, invisibles
Le récit en images de Matthias Gnehm nous emporte en Chine. Sur la base de ses propres
expériences dans l’Empire du Milieu, l’artiste zurichois nous raconte une histoire qui
rappelle les diverses façons dont peuvent être vécues les frontières : celles, concrètes, que
tracent une terre et une culture étrangères impliquant un ici et un ailleurs, mais aussi
les autres, plus subtiles, séparant voir et être vu, image et texte, légalité et illégalité,
humour et sérieux. Ce récit en images introduit ainsi une perspective supplémentaire
dans ce dossier, une autre réflexion sur les frontières, sur la possibilité de les déplacer
et sur leurs répercussions.
2 – 31 DOSSIER
H
ors limites
Matthias Gnehm a réalisé, tout exprès pour Passages, les illustrations qui
a­ ccompagnent ce dossier. Né en 1970 à Zurich, cet artiste a fait des études
d’architecture à l’École polytechnique fédérale et travaille depuis 1999 comme
bédéiste et architecte indépendant. Parues en allemand et en français, ses
œuvres ont fait l’objet de plusieurs expositions. En 2014, les éditions Hochparterre
ont publié son huitième album de B. D., « Die kopierte Stadt » (la ville copiée),
dont l’action se déroule à Zurich et à Kunming. Les recherches effectuées pour ce
projet l’ont mené jusqu’à la ville interdite de Pékin. L’histoire créée pour Passages
est une transposition ludique des expériences qu’il y a faites.
www.matthiasgnehm.ch
8 Les lisières, lieux de rencontre
Sur la coexistence paisible des
communautés par-delà les frontières culturelles et religieuses.
Richard Sennett s’entretient avec
Anne McElvoy
13 Premier rôle pour le spectateur
Les mises en scène de théâtre
« passe-muraille » sont de plus en
plus fréquentes. Quelle conséquence
pour le spectateur ?
par Alexandre Demidoff
18 Libre et léger comme l’oiseau
Le simulateur de vol Birdly permet
une nouvelle forme de divertissement interactif et immersif, ouvrant
des possibilités inédites au cinéma.
par John Gaudiosi
20 Le mythe Van Gogh
Un essai sur la lutte de l’art
pour reculer les frontières.
par Laurent Wolf
22 De si belles subtilités !
Sur l’intraduisibilité supposée
du dialecte suisse alémanique
et les expériences personnelles
de l’écrivain en franchisseur de
frontières linguistiques.
par Pedro Lenz
26 Rock à géométrie variable
Le rock et la pop sont devenus
efficaces, ils écrivent ainsi une
page de la réalité économique et
sociale de notre temps.
par Christoph Fellmann
29 Du labo à la scène
Un regard vers l’Angleterre où
les frontières entre art et science
ont tendance à s’estomper.
par Roland Fischer
31 Culture et physique des particules
Le CERN et Pro Helvetia attribuent
divers séjours d’atelier dans les
domaines de la culture numérique.
Un aperçu.
21 De quelles frontières parle-t-on ?
Bref retour sur le programme
transfrontalier Viavai – Contrabbando culturale Svizzera–Lombardia de Pro Helvetia.
S O M M AIR E
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32 HEURE LOCALE
New Delhi : Le temps et le fleuve
Trois artistes suisses ont proposé
un regard neuf à la Biennale de
Kochi-Muziris.
par Rosalyn D’Mello
34 Johannesburg : Une année décisive
Pour son projet de mémoire 21,
l’artiste suisse Mats Staub a
interviewé de nombreuses personnes
sur leur majorité.
par Bongani Kona
36 REPORTAGE
La pointe de l’ Iceberg
Un regard sur la première année
d’existence du programme de
soutien aux jeunes musiciens pop.
par Roderic Mounir (texte)
et Carine Roth (photos)
40 ACTUALITÉS PRO HELVETIA
La Quadriennale de Prague
Le Design Day à Bâle
Un nouveau blog artistique
La Biennale de Venise
42 PARTENAIRE
Le livre comme paysage
par Elisabeth Jobin
43 CARTE BLANCHE
Les coulisses du texte
par Michèle Roten
44 GALERIE
Une plateforme pour les artistes
Transmissions
par Emile Barret
47 IMPRESSUM
Où plaçons-nous nos frontières ?
Impossible d’échapper aux frontières, qu’on vienne de les dissoudre,
qu’on les renforce ou qu’on les redessine. Mais de quelles frontières
parlons-nous en fait ? Des frontières nationales qui, hautes parfois
de plusieurs mètres, cisaillent un paysage ou qui, à l’instar de celles dans
l’espace européen, peuvent se franchir sans qu’on s’en aperçoive ?
Des limites de la croissance économique ou des limites de ce qui est
pensable et faisable ? Dans son article pour Passages, le critique
de théâtre Alexandre Demidoff mentionne, par exemple, l’abolition
de plus en plus fréquente de la ligne invisible séparant la scène
et l’espace des spectateurs. Le sociologue Richard Sennett plaide pour
une plus grande perméabilité des ­frontières internes de la ville tandis
qu’à la suite d’un test sur l’incroyable simulateur de vol Birdly, le
journaliste John Gaudiosi, spécialiste des jeux vidéo, imagine que
l’avenir du cinéma pourrait bien se trouver dans la technologie des
jeux. Enfin, dans son essai, le critique d’art Laurent Wolf évoque
les conflits suscités par l’opposition de l’art aux normes courantes et
à l’ordre établi et se demande où placer les limites du tolérable.
Dans les activités de la Fondation suisse pour la culture
aussi, les frontières occupent une place importante. Ainsi Pro
Helvetia contribue au franchissement des frontières linguistiques en accordant des subsides de traduction et en favorisant
les échanges à l’intérieur du pays. La Fondation motive
également les domaines de la culture numérique et du design
à investir de nouveaux territoires. Quant à son encouragement
interdisciplinaire, il associe les secteurs et les disciplines.
Et bien entendu, conformément à sa mission, elle fait connaître
l’art et la culture de Suisse dans le monde entier et s’engage
en faveur d’échanges culturels transnationaux.
En vérité, le champ thématique choisi par Passages pour
ce numéro est sans limites. Que les quelques sujets ici
mis en lumière puissent inspirer de nouvelles conversations
et discussions !
Alexandra von Arx
Rédactrice en chef de Passages
ÉDIT O R IAL
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L
e sourire facile, Richard Sennett a quelque chose d’un Ces frontières des cités modernes, on peut les repérer dans leurs
Homer Simpson enclin aux études avec son large crâne aires moribondes, qui ne se limitent pas pour Sennett aux déserts
chauve et bombé – « pour ranger ses multiples cer- urbains autour de viaducs mal conçus ou aux zones interdites
veaux », dit un collègue sur un ton malicieux. Le pro- ­environnant les HLM des pauvres. Lorsque je lui demande un
fesseur de sociologie à la London School of Economics exemple, il cite le Barbican Estate à Londres, un réseau résidentiel
(LSE) occupe un prestigieux bureau d’angle dans un immeuble ap- d’appartements haut de gamme en bordure du quartier des affaires
pelé The Tower, appartenant au petit labyrinthe des bâtiments de et voisin du Museum of London. Les espaces proches du musée,
la LSE non loin du Strand. À l’instar de l’homme lui-même, c’est qui attire des milliers de visiteurs, sont « morts, vides ». Il a travaillé
un lieu de mélange éclectique, plutôt qu’un refuge dans une tour sur un projet de design visant à y remédier. Au Chili, il a aidé à
d’ivoire. Des piles de journaux et de livres bien ordonnées se dé- concevoir une clinique destinée avant tout aux patients à bas
ploient sur les étagères, une table est couverte de cartes de visite, ­revenus. « Nous pensions la mettre au cœur de la communauté,
remises par les nombreux voyageurs venus consulter Sennett pour mais ce n’était pas la bonne solution. J’ai réalisé que nous aurions
sa vaste expertise dans les divers domaines qui le passionnent : il dû la situer en bordure des quartiers pauvres de la ville, pour que
vous parlera aussi bien du milieu de
la classe moyenne s’y rende aussi.
travail contemporain que de l’améParce que le meilleur moyen d’asnagement des villes, du sort de la
surer que la clinique ait des stancourtoisie dans les sociétés modards élevés, c’est qu’elle serve aux
deux communautés et non qu’elle
dernes que de la malédiction des périphériques – révélant au passage sa
soit placée loin des quartiers plus
prédilection pour le brassage fécond
favorisés. »
des idées, comme dans son dernier
Un mélange éclectique
projet, Theatrum Mundi, qui réunit
artistes, planificateurs et décideurs
Dans un monde académique tenpour réfléchir à la façon de rendre
dant à confiner ses intellectuels
nos espaces urbains plus agréables.
dans des fiefs toujours plus étroits,
Richard Sennett est aujourd’hui
Sennett affirme la diversité de ses
l’un des plus éminents penseurs de la
L’exemple des cellules
champs de réflexion. Après des
culture du travail et de la culture des
Ce qui l’occupe en ce moment ?
études de civilisation américaine,
villes. Sociologue éclectique, il s’intéresse
« Les lignes de rencontre entre
il s’est rapidement tourné vers
les communautés dans les villes »,
le champ naissant des études d’urtout particulièrement aux questions
dit Sennett. Il est fasciné par le
banisme, combinant son intérêt
de la diversité et de la complexité.
pour les questions de sociologie,
thème des frontières et de leur impact sur les États-nations, les villes
de culture et d’identité. Les villes
propos recueillis par Anne McElvoy
et les individus. C’est en tant que
le fascinent et l’ont entre autres
conduit à écrire des livres sur
­sociologue qu’il a commencé à penser au fonctionnement des villes,
la culture et l’espace publics à
avec leurs tensions et leur diversité. « Pour moi, il est clair que Londres, Paris et New York aux XVIIIe et XIXe siècles, ou encore
noirs et blancs, chrétiens et musulmans devraient vivre ensemble, sur l’urbanisme à la Renaissance comme source de la planificaque c’est une manière de vivre souhaitable et en fin de compte, la tion urbaine moderne.
meilleure pour tous. » Mais il aime faire muter les sujets acadéUne telle spécialisation suffirait à occuper nombre de ses
miques et se croiser les disciplines. « J’ai donc pris du recul face classes d’étudiants, mais Sennett se consacre tout autant au thème
aux problèmes pratiques et ­demandé à quelques biologistes ce du lieu de travail et de son effet sur la culture et le comportement.
qu’ils pensaient. Ils ont introduit une distinction entre une bor- Son ouvrage Ce que sait la main : La culture de l’artisanat (The
dure ou lisière, qui est comme la membrane d’une cellule – résis- Craftsman, 2008) a touché une corde sensible ; alors que dans les
tante, mais perméable –, et une frontière, comme une paroi cel- sociétés modernes on est amené à travailler plus dur, plus rapidelulaire, moins poreuse et plus d­ ifficile à traverser. »
ment (et souvent meilleur marché) pour rester compétitif, S
­ ennett
Il pense que les villes ont besoin de se réorganiser, d’abandon- a exploré le désir enfoui en nous de façonner lentement une chose,
ner les frontières rigides entre les communautés pour des lisières et la satisfaction qui en résulte, remontant aux sources anthropoplus perméables. « Nous avons des routes qui marquent une sépa- logiques d’un tel besoin.
ration absolue entre communautés riches et pauvres. Nous créons
Sennett, qui a grandi dans un quartier de Chicago où la quesdes campus universitaires complètement isolés de leur environ- tion de l’intégration raciale des blancs et des noirs n’était jamais
nement. Nous laissons nos rues cesser d’être des espaces à usage bien loin, dit que cette expérience a marqué son engagement promixte. C’est une si mauvaise idée ! » Sennett considère une lisière fond envers « différents types et classes de personnes qui vivent encomme un lieu de vie, tandis qu’une frontière est « un espace qui semble plutôt que dans des zones séparées. » Je lui fais remarquer
te dit : ‹ n’y viens pas, ici il y a un mur invisible ›. »
que quand les conseils municipaux parlent d’une mixité sociale
Les lisières,
lieux de
rencontre
FRO NT IÈR E S
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animée, beaucoup de résidents pensent qu’on masque ainsi des difficultés ou tensions gênantes. Après tout, le grand changement
dans les modes de vie partout dans le monde, c’est la suburbanisation. Et il y a tout autant de personnes à vouloir fuir la diversité
dans les communautés plutôt que d’en faire partie. Sennett réplique : « Je n’ai rien contre l’aspiration à vivre dans un environnement douillet. Mais je pense que les enfants devraient apprendre à
gérer leur environnement. Et malgré tout l’attrait de la périphérie,
on y trouve autant de jeunes qui s’ennuient et sont mécontents
que dans les villes. » Il cite l’instabilité et les tensions ethniques
dans les banlieues de Paris comme exemple d’une division des
communautés qui a mal tourné et semble difficilement réparable.
Sphère publique et sphère privée
La préoccupation majeure de nos sociétés, selon Sennett, est de
savoir comment des groupes de cultures et de confessions différentes peuvent vivre ensemble paisiblement. « Pensons-nous vraiment que cela pourra marcher dans l’une ou l’autre de nos villes,
si, disons, les Musulmans restent entre eux ou les ‹ vrais › Allemands se tiennent à l’écart des immigrants dans leurs quartiers ?
Nous devons apprendre à gérer la complexité, parce qu’elle est incontournable. » D’un point de vue politique, voilà qui peut paraître
un brin désinvolte, car les gens font des choix en matière de vie qui
ne dépendent pas seulement de la compétence bienveillante des
planificateurs. Mais cela ne dérange pas Sennett que je le qualifie
d’« étatiste » parce que selon lui, on ne peut raisonnablement s’en
remettre au marché pour déterminer ce qu’est le bon urbanisme.
Si Sennett aime à intervenir en matière de conception des
villes, il a une approche très différente de ce qui est public et de ce
qui est privé à l’ère de Snapchat et de Facebook. « Entre ces deux
sphères, il devrait y avoir une frontière étanche plutôt que perméable. Je refuse de partager des informations privées et ne suis
donc pas sur Facebook, par principe. Exposer sa sphère privée à
des inconnus n’est pas une bonne chose. On perd le sens de ce qui
est public et de ce qui est strictement privé. » Est-ce simplement
l’homme d’un certain âge qui s’exprime ici (Sennett a la soixantaine énergique) ? « C’est aussi une question de générations »,
concède-t-il. « Mais quand nous mettons nos vies privées à l’étalage, nous perdons des vertus telles que le tact et la réserve – et je
pense vraiment que celles-ci ont leur importance. »
Dans The Corrosion of Character : The Personal Consequences of Work in the New Capitalism (1998), Sennett relevait
les inquiétudes que suscite l’évolution du travail, autrefois source
de stabilité et d’identité, aujourd’hui domaine incertain et changeant. Dans ce qu’il nomme le « nouveau capitalisme » à l’échelle
mondiale, nombre de gens sont « plus à la dérive et plus anxieux
qu’ils n’osent l’admettre. L’évolution des structures économiques,
une plus grande fluidité du travail et de la technologie remettent
en question nos façons d’être, aussi bien que la manière dont nous
gagnons notre vie. »
Sennett serait-il quelque peu technophobe ? La culture du travail de Google ne le tente pas. « C’est merveilleux de pouvoir tout
faire dans leur quartier général, mais cela signifie aussi qu’on peut
se perdre, s’il n’y a pas de division entre vie professionnelle et vie
privée. » Il n’aime pas « la fonctionnalité brutale du travail en
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ligne ». Il y a quelques années, il a été l’un des testeurs universitaires
de Google dans un projet qui visait à créer un réseau de communication et de coopération en ligne proposant des solutions à des problèmes politiques. Cela n’a pas marché, selon Sennett, en partie
parce qu’en examinant une question en ligne, on tend à magnifier
les grands thèmes et à laisser de côté les sujets moins populaires,
« ce qui n’est pas vraiment la bonne manière de procéder, dans une
enquête ». Il est peu probable qu’il se porte une nouvelle fois volontaire pour le rôle de cobaye numérique.
Faire avancer les choses
Le grand prêtre des études urbanistiques pratique-t-il lui même ce
qu’il prêche, s’agissant de son propre lieu de résidence ? « Vous ne
me trouverez pas dans l’un de ces faubourgs avec leurs rangées de
grandes surfaces », dit-il en riant. Lorsqu’il a été engagé à la LSE
dans les années 1990, il a acheté un espace converti en loft dans
l’ancien quartier des diamantaires de Londres, considéré comme
un peu morne à l’époque. Il y vit avec sa compagne Saskia Sassen,
une sociologue à la Columbia University qui étudie la mondialisation. Tous deux forment un couple convivial et dynamique, qui
mène ce qu’un de leurs visiteurs appelle «un salon transatlantique
perpétuel» : « Venant de New York, j’avais l’avantage de savoir comment vivre dans un loft et utiliser des cloisons », dit-il. « Mais
presque tout le monde, courtiers d’hypothèques compris, m’a pris
pour un fou. » Le quartier, qui mêle magasins, banques et logements, est à présent l’un des plus convoités de la ville.
Sennett est un penseur qui incarne les limites floues entre les
champs culturels, entre le travail et la maison, entre les villes et les
pays. Musicien doué jouant du violoncelle, il a étudié à la Juilliard
School of music mais a fini diplômé de Harvard en histoire des
­civilisations. Il continue d’étendre les limites de son sujet aux arts
et à l’architecture. C’est un personnage affable, et je lui demande si
quelque chose le fâche. Il explique qu’il est frustré par la réponse
« grossière » des gouvernements européens aux problèmes de l’immigration. « J’ai des étudiants étrangers brillants qui luttent pour
obtenir un visa parce que le gouvernement britannique s’inquiète
d’objectifs migratoires auxquels, de toute façon, il ne satisfera pas.
Les États-nations sont si poussifs, lorsqu’ils traitent les problèmes
de frontières. Je sais combien il est difficile de changer cette politique. Mais il y a bien d’autres façons de faire avancer ce qu’on
croyait ne pas pouvoir changer. Finalement, on découvre que c’est
malgré tout possible. Et c’est le côté réjouissant de la chose. »
Le sociologue et historien américain Richard Sennett, né en 1943,
enseigne à la New York University et à la London School of
Economics and Political Science. Ensemble. Pour une éthique de
la coopération (Together : The Rituals, Pleasures, and Politics of
Cooperation , 2012) est son ouvrage le plus récent.
www.richardsennett.com
Anne McElvoy est rédactrice en chef du service Politiques
publiques au magazine britannique The Economist. Également
chroniqueuse politique, elle présente régulièrement des
programmes sur BBC Radio. Née dans le nord-est de l’Angleterre,
elle a fait des études de langue et littérature allemandes et de
philosophie à Oxford et à la Humboldt Universität à Berlin.
Traduit de l’anglais par Anne Maurer
LISIÈR E S
11
L
e théâtre est parfois un jeu auquel vous êtes invité à s’inscrit a priori dans une approche plus textuelle de la scène. Mais
participer. Ce soir d’orage par exemple, au mois d’août ces créations illustrent un genre en soi, qu’on appellera le « théâtre
2003, au Centre d’art contemporain à Genève. On est passe-muraille ». Son trait distinctif ? Il abolit la frontière ancesune soixantaine dans une salle qui s’apparente à un loft. trale, ce mur transparent – le fameux « quatrième mur » – qui
La foudre tombe – merveilleuse coïncidence – et vous fonde une partie de l’esthétique réaliste. Celle-ci prend racine à la
découvrez soudain, couchée à même la dalle comme une gisante, fin du XIXe siècle avec l’acteur et metteur en scène français André
la danseuse et performeuse La Ribot, enveloppée dans un linceul. Antoine, avant d’acquérir ses lettres de noblesse avec le Russe
Elle tremble, comme secouée par un courant électrique. Puis elle Constantin Stanislavski, l’un des pères du théâtre d’art. Les voies
se redresse, longue et maigre comme une ­sylphide. Vous la suivez, de ce théâtre passe-muraille sont multiples : dans les deux exemples
aspiré par sa présence miraculée. Elle s’étrangle avec une corde- mentionnés, les artistes empruntent à la sphère des arts plastiques
lette. Ressuscite encore. Parade ensuite en tenue d’Ève, trois pola- non seulement ses lieux de prédilection – la halle, le centre d’art –
roïds à hauteur des seins et du pubis. Pendant près de trois heures, mais aussi sa dynamique déambulatoire. Vous êtes priés, en tant
l’artiste enchaîne ainsi trente-quatre saynètes, autant de piezas que spectateurs, de jouer le jeu.
Tout change dès lors pour l’amateur. Celui-ci n’est plus seudistinguidas comme elle les nomme. Originalité ? Chacune de ses
œuvres mouvantes peut être achetée – par vous, par moi – et re- lement le témoin d’une action, le juge plus ou moins dégagé d’une
jouée au bon gré du propriétaire.
performance, l’esthète jouissant
Ce soir-là, dans le cadre du festival
d’une prouesse. Il est aussi agent
de La Bâtie, La R
­ ibot présente l’ind’un mouvement, prié d’ordonner
tégralité d’une production qu’elle
sa liberté, encouragé à butiner,
promène à travers l’Europe, de gaà élaborer ses clés de lecture, à
leries en salles de spectacles.
contribuer par ses va-et-vient à la
Autre exemple, à l’automne
construction d’un sens par nature
2006, au Grü, ce théâtre-laboraouvert. Le théâtre, ici, n’a plus votoire dirigé et animé avec panache
cation à simuler une grand-messe,
par la Zurichoise Maya Bösch et la
mais à susciter des voies de traValaisanne Michèle Pralong entre
verse individuelles. Est-ce un ha2006 et 2012 à Genève. Vous êtes
sard si ce type de propositions se
appelé en compagnie d’une dizaine
multiplie à l’ère des écrans tout
Et si le public était aujourd’hui l’acteur
de personnes à prendre place sur
puissants et hypnotiseurs ?
principal du spectacle ? Des artistes
un tronc, oui, comme en pleine
Des artistes misent sur une
conçoivent des dispositifs « passe-­
­forêt. Des copeaux jonchent le sol.
esthétique centrifugeuse : ils sugmuraille » qui sont autant d’invitations
En face, un écran de cinéma. Vous
gèrent que l’organisation centrià entrer dans leur jeu, autant de
regardez. Six jeunes cuvent leur
pète de l’espace et du monde est
une fiction, rappellent que le remal de vivre dans un chalet. L’un
systèmes qui interrogent leur activité.
fugue sur une route déserte,
gard est un choix, qu’une œuvre
plonge dans un lac. Vous avez dit
est d’abord un territoire, géograpar Alexandre Demidoff
bizarre ? Ce film signé Frédéric
phique, sensible, esthétique. De
Lombard est le préambule du specce théâtre passe-muraille, on dira
tacle Utzgur ! de la Belge Anna Van
qu’il se distingue par l’attention
Brée – costumière et scénographe qui travaille en Suisse romande. qu’il porte au spectateur, érigé au même titre que l’interprète, en
Fin du premier acte. Et changement d’espace. Cette fois, vous êtes objet d’étude, ou du moins d’observation.
dans un hall baigné par les néons, où s’étalent ici et là d’autres
troncs, autant de bancs. Vous vous asseyez où bon vous semble. Un voyeur parmi les voyeurs
Des inconnus – les ­acteurs – vagabondent entre les spectateurs. Considérons un spectacle-limite dans tous les sens du terme,
De leur bouche coulent des morceaux d’un texte, journal de bord, ­Libido Sciendi du metteur en scène français Pascal Rambert. En
agglomérat de pensées et d’événements, le tout né de la plume de juin 2008, le public du festival Montpellier Danse découvre une
l’auteur valaisan Mathieu Bertholet. Vous attrapez au vol les éclats parade à forte charge érotique dans un espace béni pour cela, l’and’un texte qui prolifère de partout.
cien couvent des Ursulines. Aux alentours de minuit, les danseurs
Ikue Nakagawa et Lorenzo de Angelis se déshabillent. Ils ont la
Fin de la grand-messe
vingtaine, ils sont beaux et émouvants. Ils s’approchent dans le
Ces deux pièces ne sont certes pas faites de la même matière. La silence, elle empoigne son pénis, ils s’embrassent. Ils se séparent
première est issue d’une culture de la performance, celle qui s’en- un instant. Il la poursuit, l’empoigne, feint de la posséder. Penracine dans les expérimentations des années 1970. Artiste d’origine dant quelque quarante-cinq minutes, ils épuisent les gestes du
madrilène, aujourd’hui établie à Genève, La Ribot renouvelle à sa désir, visages fermés, avec une précision anatomique, comme s’ils
façon extravagante les codes de cette pratique. Anna Van Brée, elle, répétaient un Kama Sutra à blanc, dont la règle serait qu’ils ne
Premier rôle
pour le
­spectateur
LISIÈR E S
13
passent jamais à l’acte. Tout fascine dans cette exécution qui
confine à la démonstration de maîtrise.
Mais c’est à Genève, au Grü encore une fois, en 2010, que
­Libido Sciendi prend toute sa dimension. Pascal Rambert change
son dispositif : à la relation frontale classique de Montpellier, il
substitue une halle où chacun se poste librement, qui assis par
terre, qui adossé à un pilier. Ikue Nakagawa et Lorenzo de Angelis
– couple dans la vie – renouvellent leur cérémonial. Les mêmes
gestes qu’à Montpellier, le même silence chargé d’impatience, le
même halètement. Mais ce qui frappe ici, ce n’est pas seulement
l’alliance de l’esprit et de l’instinct, de la tête froide et du corps
chaud, c’est le spectacle d’une communauté perturbée. Nous voici
voyeurs et objets du voyeurisme de nos pairs. Nous nous regardons
en train de nous repaître de deux érotomanes qui ont fait vœu de
ne pas jouir. Nous guettons chez l’autre le trouble qui nous gagne
– ou pas. Bref, nous cherchons à savoir qui nous sommes quand
le théâtre se dépouille de ses garde-fous : la dualité scène-salle, la
fiction, le costume …
Le public en liberté
Car tel est l’effet de ces dispositifs : ils surexposent le spectateur ; et
la somme d’individus que nous formons devient un spectacle en
soi, une fable ethnologique et politique. Au mois de septembre
2014, La Ribot, les acteurs-performeurs Juan Loriente et Juan
­Dominguez font scandale à La Bâtie. Ils signent à trois El Triunfo
de la libertad (Le Triomphe de la liberté). Le programme annonce
la présence des trois artistes sur la scène de la Comédie de Genève.
Stupeur, le soir de la première, ils n’apparaissent pas. En lieu et
place des artistes promis, trois prompteurs longitudinaux se
chargent, posés sur le plateau à distance les uns des autres, d’accaparer l’attention du public. Le théâtre s’exhibe ici dans un dépouillement de cathédrale fantomatique : ses cintres, ses perches,
ses poulies suggèrent un rituel ancien.
Que voyez-vous au juste alors ? Dans votre fauteuil, vous lisez
en silence le texte qui passe sur les écrans en lettres blanches. Il y
est question notamment d’un jeune couple de mariés espagnols
qui gagne un voyage de noces à Cuba. Sur l’île, ils passent une soirée mémorable dans un cabaret où un colosse noir casse des noix
avec son phallus. Un demi-siècle plus tard, le même couple retourne dans ce cabaret et retrouve le phénomène incapable de renouveler l’exploit, parce que sa vue a baissé… La fable est potache.
Elle est entrelacée de considérations sur l’ennui, le bonheur, empruntées à des philosophes. La Ribot et ses compagnons font farce
de nos routines, celle du couple traditionnel, du touriste en quête
d’exotisme, celle aussi du spectateur de théâtre.
Pourquoi un tel dispositif fait-il scandale ? Pourquoi tant de
gens s’estiment-ils floués, comme le rapporte Le Temps dans son
édition du 4 septembre. Directrice de La Bâtie, Alya Stürenburg
attribue ces réactions à ce qu’elle appelle un problème de communication. « Jusqu’à la veille de la première, les artistes pensaient
monter sur scène. D’où le programme et la feuille de salle qui annoncent leur présence sur le plateau. Les spectateurs sont arrivés
dans l’espoir de voir ces performeurs et la forte irritation de certains provient de cette frustration. » Admettons. Plus profondément, cet anti- spectacle perturbe parce qu’il renvoie le public à
lui-même, avec un cortège de questions rarement formulées :
qu’attends-je d’une représentation ? Quelle est la signification de
la communauté que nous formons dans un théâtre ? Quel est le
prix de ce que je vois – question que La Ribot posait déjà à travers
ses piezas distinguidas ? Puis-je me lever et quitter la représentation avant la fin ? Suis-je capable de me révolter ?
Le soir de la première, la plupart des témoins resteront
jusqu’au bout. Et beaucoup se demanderont, même après l’extinction des prompteurs, si le spectacle est bien fini. Interrogée dans
Le Temps, La Ribot propose cette clé de lecture : « Et si la liberté
n’était pas de notre côté – la liberté qu’on a prise – mais du côté des
spectateurs – la liberté qu’on leur a donnée, celle de voir ce qu’ils
veulent ? Un jour avant la première, on a réalisé que notre présence
en scène allait être un filtre entre le public et notre discours. Un
discours volontairement déceptif qui parle de l’éternelle répétition
des choses. Ce sont les corps regardants de chaque spectateur qui
constituent la part animée du spectacle. Et aussi le texte. Sa présence défilante, son rythme … »
El Triunfo de la Libertad illustre sur un mode extrême ce
théâtre passe-muraille. Une forme oblige le spectateur à se mouvoir – fût-ce mentalement. À prendre position. À reconsidérer son
désir de fiction. Il devient surtout le sujet d’une histoire à écrire,
la sienne, celle de son rapport à l’événement. En 2007, l’Association pour la danse contemporaine à Genève accueille Histoire(s)
de la chorégraphe Olga de Soto. Sur scène, pas d’interprète, mais
un écran où passe un film. De beaux visages parcheminés s’y succèdent. Ils racontent la première du Jeune homme et la mort,
cette pièce légendaire signée Roland Petit et donnée le 25 juin
1946 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris. L’artiste a retrouvé,
près de soixante ans après sa création, une poignée de témoins.
Chacun dit ce qui reste dans la mémoire d’une nuit de théâtre.
Les lambeaux d’une émotion. Cette pièce-documentaire est un
symbole : pour un certain courant, c’est le spectateur qui tient le
haut de l’affiche.
Alexandre Demidoff est journaliste culturel, critique de
théâtre et de danse depuis 1994, au Nouveau Quotidien,
au Journal de Genève et à la Gazette de Lausanne,
puis au Temps, dès son lancement en 1998 ; chef de la
rubrique Culture & Société du Temps entre 2008 et 2015.
FRO NT IÈR E S
14
P
résenté au Festival du film de Sundance 2015 à Park Encore fallait-il trouver les moyens techniques – et c’est aussi cela
City, Utah, un simulateur de vol de réalité virtuelle (RV) qui m’intéressait – de recréer les sensations que l’on peut éproudéveloppé par deux professeurs et un étudiant de l’Ins- ver en volant, donner par exemple l’impression de vitesse et jouer
titut de recherche en design de la Zürcher Hochschule sur les mille et une facettes qui font d’une immersion complète
der Künste (ZHdK), l’école d’art de Zurich, a volé la ve- quelque chose d’inoubliable. Il suffit d’un rien, avec ce genre
dette à des pointures telles que Keanu Reeves, Kevin Bacon et Ryan d’exercice, pour tout gâcher et ruiner l’impression de réalisme. »
Reynolds. Birdly a été littéralement plébiscité par les visiteurs de
Cherchant à restituer la sensation de liberté qu’a un oiseau
l’exposition New Frontier, qui ont patienté plus de deux heures glissant dans les airs, complètement maître de ses trajectoires,
pour éprouver, cinq minutes durant, les sensations d’un oiseau vo- Rheiner et quelques-uns de ses étudiants ont testé plusieurs types
lant dans le ciel de San Francisco. Offrant une expérience d’im- de vol. Des expériences en soufflerie ils sont sortis le dos endolori.
Un étudiant a appris à piloter un
mersion tout à fait inédite, ce vol,
que l’on exécute allongé sur le
hélicoptère, mais il était telleventre, les bras étendus comme
ment crispé sur ses commandes
des ailes pour planer entre les
que le projet n’en a retiré aucun
gratte-ciel, a fait pâlir les autres
bénéfice. Même les pilotes d’avion
projets de RV.
n’éprouvent pas vraiment de plaiLes origines de Birdly sont
sir, tant ils sont absorbés par leurs
en fait antérieures au casque Ocucheck-lists et leurs instruments.
lus Rift qu’il utilise, et sans lequel
Dépitée, l’équipe, du coup, a
on concevrait difficilement l’imlaissé là le monde réel, lui préfémersion. Ce qui rend ce simularant le subconscient et le rêve.
teur de vol tellement incroyable,
« En étudiant les rêves, nous
Les outils ultramodernes dont elle dispose
c’est l’impression de vertige qu’on
nous sommes aperçus que la pluaujourd’hui propulsent la technologie
ressent lorsqu’on regarde les rues
part des gens rêvent qu’ils volent,
de la réalité virtuelle vers de nouveaux pics
tout en bas. En tournant la tête à
et que la moitié environ en
de sophistication et changent du même
gardent un excellent souvenir.
droite ou à gauche, on aperçoit
Là, pas besoin d’entraînement,
des ailes qu’on contrôle à l’aide
coup la façon de fabriquer et de consommer
de ses propres bras. Un contrôle
on s’élance et on se laisse porter.
du divertissement. Présenté par la Haute
intuitif, faisant qu’on fusionne
Comme les oiseaux. Et c’est exacécole zurichoise des arts, Birdly a
presque instantanément avec ce
tement ce que nous cherchions à
­littéralement survolé le Festival du film
monde virtuel. Produit par un
reproduire avec le simulateur.
ventilateur monté en face du viSes commandes pourraient être
de Sundance 2015.
sage, un vent, dont la force varie
beaucoup plus sophistiquées,
mais nous voulions qu’elles deavec votre vitesse de vol dans le sipar John Gaudiosi
mulateur, ajoute encore au réameurent intuitives et qu’il ne
lisme de la chose. Plongez en pifaille pas plus de trente s­ econdes
qué vers les rues que vous voyez
pour apprendre à s’en servir. Une
au-dessous, vous sentirez alors le vent cingler votre visage et le son fois envolés, les gens planent, regardent autour d’eux et font
changer dans le casque pour rendre plus intense encore l’impres- comme s’ils étaient des ­oiseaux. »
sion de voler.
Le but du projet, dit Max Rheiner, cheville ouvrière de Birdly, Surfer sur la vague de la RV
était d’explorer l’interface homme–ordinateur en mettant un corps Pour Shari Frilot, curateur de l’exposition New Frontier de Sunentier en état d’immersion dans un espace virtuel. Comme le dance, Birdly illustre à merveille le don qu’a la réalité virtuelle de
casque Oculus Rift lui-même, à peine vieux de deux ou trois ans, réveiller en l’humain les rêves les plus anciens et les plus secrets.
ce travail sur l’immersion complète est nouveau. Si les premiers Sans en avoir l’air, le simulateur raconte une histoire. « Tu survoles
jeux et les premiers petits films de réalité virtuelle misaient sou- San Francisco et tu as le choix entre mille façons de voler, de t’élevent sur le visuel et le son, explique-t-il, l’immersion du corps tout ver, de plonger dans le goulet des rues, voire de t’écraser au sol et
entier, en revanche, est un territoire pour ainsi dire inexploré.
de prendre feu. Bien sûr que c’est là tout le langage du gaming,
mais c’est en même temps une histoire qui nous parle de ce qu’il
Métamorphose et envol
y a de plus profondément enfoui en nous. Birdly est vraiment une
« J’avais en tête un simulateur faisant littéralement de l’homme expérience qui te transforme. »
un oiseau. Avec Birdly, ce n’est pas qu’on dirige ou chevauche un
L’an dernier, Shari Frilot s’est rendu en avion à San Francisco
oiseau, c’est qu’on est un oiseau. Le but était de faire du corps hu- pour y tester l’un des trois simulateurs Birdly avant de décider de
main un corps d’oiseau et de lui faire éprouver les sensations le présenter au festival de Sundance. C’est là, à San Francisco, dans
qu’éprouve un oiseau. Ça, c’était l’ambition artistique du projet. le cadre de Swissnex, que le monde du high-tech l’a vu pour la
Libre et
léger comme
l’oiseau
FRO NT IÈR E S
18
Elle ne sera commercialisée qu’une fois parfaitement au point. À
l’instar de Max Rheiner et de son équipe, qui ont mis et remis
Birdly mille fois sur le métier avant de lui laisser prendre son vol.
Brendan Iribe, CEO d’Oculus VR : « Nous avons vu défiler ici
quelques-uns des plus grands réalisateurs ; la démo terminée, ils
retiraient leur casque en nous disant qu’ils voulaient faire un film.
C’est dur, vous savez, de résister à la RV une fois qu’on y a goûté.
Nous allons faire nous-mêmes, avec Oculus Story Studio, de ces
films d’animation générés sur ordinateur, histoire d’apprendre de
quoi un film de RV doit être constitué pour être convaincant. Et
quand nous serons au point, nous en parlerons, nous irons partout
dire ce que ces grands réalisateurs pourraient faire de leur créativité et quels films prodigieux ils pourraient
créer avec la RV. »
Avec Birdly, ce n’est pas qu’on dirige ou qu’on chevauche
Dans 1979 : Revolution, un jeu vidéo
un oiseau, c’est qu’on est un oiseau. Le but était de
faisant évoluer ses personnages dans les
rues de villes iraniennes en révolution, le
faire du corps humain un corps d’oiseau et de lui faire
développeur Navid Khonsari, pour ne citer
éprouver les sensations qu’éprouve un oiseau.
que lui, utilise déjà des techniques cinématographiques pour animer ses arrière-plans,
et inventé le Rift. Chargée de recherche senior à l’école de commu- tirés de jeux de Rockstar Games comme Grand Theft Auto et Max
nication et de journalisme (Annenberg School) de l’Université de Payne. On ne fait pas mieux pour raconter une histoire, et c’est
Californie du Sud, Nonny de la Peña se souvient d’une nuit où aussi, dit-il, une sensation formidable pour le joueur ou les spectoute la minutie de Palmer Luckey et des kilomètres de ruban iso- tateurs : ils vivent cette histoire, regardent autour d’eux et exlant n’avaient pas été de trop pour faire tenir ensemble le prototype plorent ce monde en ayant l’impression d’avoir leur destin parfaiqui devait être présenté au Festival du film de Sundance. Quatre tement en main.
mois seulement après cette première, Kickstarter déclenchait un
De leur côté, les créateurs de Birdly continuent d’explorer les
raz-de-marée de la RV dont le résultat fut que Facebook s’offrit possibilités du simulateur de vol. Ils ont fondé une start-up dont
ils espèrent qu’elle leur permetra de fabriquer prochainement en
Oculus VR pour 2 milliards de dollars US en 2014.
série des simulateurs destinés à des centres de loisirs, des galeries
L’avenir du cinéma
marchandes ou des parcs à thème. Qui n’a pas rêvé qu’il volait ?
Aujourd’hui, la RV attire aussi bien des cinéastes indépendants Avec ce simulateur virtuel, ce rêve est devenu réalité.
que des studios hollywoodiens qui, tels Fox Searchlight ou Legendary Pictures, cherchent de nouvelles formes de narration. Même
Oculus s’est mis au « movie business ». Oculus Story Studio s’est
jeté à l’eau à Sundance, avec d’anciens créatifs de Pixar à sa tête.
Son seul but : raconter des histoires en utilisant les techniques
et les effets virtuels les plus récents et créer des personnages qui
frappent l’imagination. Lost, première des quatre fictions produites par le studio, a fait ses débuts à Sundance. Son sujet : les
errances d’une main mécanique cherchant à retrouver le robot
auquel elle appartient.
Producteur à Oculus Story Studio, Edward Saatchi voit dans
les films en RV présentés dans l’expositon New Frontier au Sundance, les premiers pas d’une communauté dont l’influence pourrait égaler celle des pionniers qui ont donné au cinéma une grammaire. Le potentiel que la RV porte en elle en termes d’empathie,
de documentation, de found footage, de narration, d’activisme,
d’imagination et d’exploration est vraiment sensationnel, assure-t-il.
Essayer Oculus Rift ou Crescent Bay VR, la nouvelle techno- John Gaudiosi couvre la scène des jeux vidéo depuis 25 ans,
que ce soit pour la presse écrite, la presse en ligne ou la
logie haute définition, c’est comme être touché par la grâce, on télévision. Il est cofondateur de la syndication Gamerhub
ne peut plus s’en passer, dit-on chez Oculus VR. Oculus propose Content Network et directeur éditorial de Shacknews.com.
des kits de développeur que tout le monde peut acheter. Pour ce Il vit en Caroline du Nord.
qui est de la version grand public, l’entreprise prend son temps. Traduit de l’anglais par Michel Schnarenberger
­ remière fois et lui a réservé un accueil délirant avant qu’il ne
p
poursuive sa route, direction Vancouver, pour le congrès annuel
de la SIGGRAPH. À Sundance, Birdly n’avait pas seulement des
célébrités pour concurrents. Frilot avait réuni pour l’occasion une
douzaine d’expériences de RV, et si beaucoup d’entre elles utilisaient des technologies Oculus Rift, ce fut également l’occasion de
voir le casque Galaxy VR de Samsung ou Cardboard, le casque en
carton de Google.
Un premier prototype d’Oculus Rift a vu le jour en 2012, dans
le cadre de Hunger in Los Angeles, un projet pour New Frontier
signé Nonny de la Peña. Un projet auquel collaborait Palmer
­Luckey, l’homme, alors âgé de vingt ans, qui avait créé Oculus VR
“
”
LISIÈR E S
19
E
n 2012, l’artiste russe Piotr Pavlensky, né en 1984, se jusqu’à la Première Guerre mondiale, ce renversement conduit à
coud les lèvres devant une église de Saint-Pétersbourg une bataille permanente entre les principes académiques, la mopour protester contre la condamnation des Pussy rale ou les goûts dominants d’une part, et les buts que les artistes
Riot. En 2014, juché sur le toit d’un hôpital psychia- commencent à fixer eux-mêmes d’autre part. On est passé d’une
trique et nu comme dans ses autres actions, il se situation d’ordre plus ou moins consenti à une situation de conflit
coupe le lobe d’une oreille afin d’attirer l’attention sur l’usage dans laquelle les limites à respecter ou à outrepasser se déplacent
­politique des internements. Piotr Pavlensky n’est pas fou. Il dit être sans cesse, où le mouvement de l’art se heurte à l’inertie de l’ordre.
peu sensible à la douleur. Ses performances politico-artistiques
Le XXe siècle, depuis les années 1920, a la réputation d’être
ont fait le tour du monde grâce à Internet. Elles semblent surgir le siècle des provocations artistiques, dadaïstes puis surréalistes
d’une situation inextricable à laquelle fait face un individu parti- ­notamment. À partir des années 1960, il serait même devenu ceculièrement résolu. Elles ont des précédents dans l’histoire de l’art lui des provocations généralisées. Cette notion signifie bien l’exisauxquels Pavlensky fait lui-même référence.
tence du conflit, mais elle l’exprime du point de vue de l’ordre.
Le 23 décembre 1888, à Arles, après une soirée agitée et une Elle ne rend pas compte du travail titanesque auquel sont confrondispute avec Paul Gauguin, Van Gogh se réveille dans son lit avec tés les artistes depuis la fin du XIXe siècle, l’injonction à dire et à
l’oreille gauche tranchée. Il existe
faire ce que sera l’art.
plusieurs hypothèses sur les cirQuelques-uns iront jusqu’à
mettre en jeu leur propre corps
constances et sur l’auteur de cette
mutilation. La version canonique,
pour répondre à cette question. En
sur laquelle r­epose le mythe de
1969, 45 ans avant les actions de
Van Gogh, est que l’artiste s’est
Piotr Pavlenski, Michel Journiac
­infligé lui-même cette blessure.
crée Messe pour un corps, perforL’Autoportrait à l’oreille bandée
mance pendant laquelle le public
qu’il peint en 1889 a contribué
consommera du boudin cuisiné
Entre nécessités individuelles et
avec son propre sang. En 1971,
à fixer le modèle d’un génie torordre établi, jusqu’où repousser les limites
turé par lui-même et par la société,
Gina Pane monte sur une échelle
dans l’art. Un aperçu.
voué à la souffrance à cause de son
dont les barreaux sont munis de
engagement total dans la création
lames affûtées pour Action Escaartistique.
lade non-anesthésiée. La bataille
par Laurent Wolf
La date du 23 décembre 1888
avec les limites, c’est-à-dire avec
indique un tournant symbolique
leur définition, est une exception
sans précédent dans l’histoire de l’art. Elle laisse l’image d’un in- de moins de deux siècles dans une histoire de l’art millénaire. Elle
dividu livré à lui-même et à sa propre expérience du monde, sans est farouche mais elle n’est pas terminée.
autre recours que l’art auquel il se sacrifie. Celle d’un art en conflit
nécessaire avec l’ordre et les règles, contraint de définir les siennes
et sa propre finalité.
Le mythe
Van Gogh
De la transgression à l’affranchissement
Pendant longtemps, en Occident, la définition de l’art existait en
dehors de la volonté individuelle des artistes. Ils devaient se conformer aux programmes iconographiques énoncés par l’Église et aux
exigences de leurs commanditaires, ce qui ne les empêchait pas
de faire évoluer leur art à l’intérieur de règles qu’ils n’avaient pas
déterminées. Quand ils s’y soustrayaient, ils en subissaient les
conséquences comme ce fut le cas de Rembrandt ou du Caravage.
Et quand ils produisaient des images représentant des actes interdits ou des souffrances, c’était dans un but d’édification. Ainsi les
scènes terrifiantes de tortures infligées aux saints martyrs, ou la
noria de transgressions punies dans le Jugement dernier comme
celui du Jardin des Délices (1503 –1504) de Jérôme Bosch où un
personnage est figuré avec un objet enfoncé dans l’anus.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les limites dans lesquelles
s’exerce la création des images sont précises. À partir du début du
XIXe siècle, les artistes entreprennent de faire de la place à leur
propre expérience. Il se produit alors un déplacement des rôles,
l’artiste devenant seul maître à bord. Pendant plus d’un siècle,
Laurent Wolf est titulaire d‘un doctorat de sociologie sur le
design industriel; il travaille comme journaliste et critique
d’art, et se consacre au dessin. Il est collaborateur du quotidien
Le Temps (Suisse) et de la revue Études (France).
FRO NT IÈR E S
20
De quelles frontières parle-t-on ?
Le programme Viavai – Contrabbando culturale Svizzera-Lombardia approche de son terme.
Rétrospective sur deux années de travail, 150 manifestations et de nombreux passages de frontières.
C
haque programme d’échanges culturels est inévitablement
et par définition confronté au thème des frontières : dans la
recherche de la compréhension, tâtonnante, riche en péripéties et couronnée de succès, il y a toujours un ici et un ailleurs,
un je et un autre, un texte et un contexte, un « do ut des ». Empruntant les chemins de contrebandiers, Viavai – Contrabbando
culturale Svizzera-Lombardia n’a pas non plus échappé à cet
­élément obligatoire des échanges culturels. Le thème en était une
frontière, tracée sur la carte, consolidée par les différences politiques, économiques et sociales qui jalonnent l’histoire mouvementée de la Suisse et de l’Italie. Mais c’est aussi une frontière qui
ne cesse d’être abolie parce que les peuples, les idées et les biens
qu’on partage l’enfreignent, grâce à la proximité et en dépit de la
séparation.
Après deux années de préparatifs intenses et son lancement
en septembre 2014, le projet Viavai approche aujourd’hui de son
terme. Les 18 projets sélectionnés ont produit de beaux fruits : sur
le sol helvétique et en Lombardie, 150 manifestations ont eu lieu.
Dans le projet ArTransit, par exemple, la traversée de la frontière
a littéralement été le moteur du train régional qui a servi de plateforme mobile de performances. La ligne de démarcation entre les
régions et entre les disciplines a ainsi été annulée – le trajet entre
les deux terminus urbains, Milan et Zurich, a tout absorbé, de
l’écho idyllique préalpin à la rumeur de la ville.
Le projet Vedi alla Voce de l’École Cantonale d’Art du Valais
(ECAV) a interprété la frontière comme lieu de la migration ou
comme scène de transit pour les expériences et le vécu. Partant
d’une recherche dans des archives historiques, les artistes visuels
impliqués dans le projet ont élaboré un discours sur ce que signifiait aujourd’hui le franchissement des frontières. De son côté,
Arte Riprogrammata, un atelier de la Scuola universitaria pro­
fessionale della Svizzera italiana (SUPSI), a permis au public de
modifier les mécanismes des œuvres du Gruppo T et d’ignorer les
limites disciplinaires et le fameux « Défense de toucher », clas­
siquement brandi par les musées et l’académie.
Les mécanismes mis en branle par Viavai se transformeront
maintenant en un défi collectif, par-delà les limites temporelles et
la fin du programme. La continuation, la préservation et l’extension du réseau instauré ces derniers mois est maintenant dans les
mains des partenaires et des institutions culturelles. Dans l’attente
de la cérémonie de clôture de Viavai à l’automne 2015, le programme laisse la place au spectacle Expo 2015, qui durant les mois
d’été s’installera à Milan. Enfin, un élément subsistera : le guide
de voyage littéraire Gli immediati dintorni, qui couvre le trajet du
train transfrontalier TILO. Publié par Casagrande et doppiozero,
c’est la lecture idéale lorsqu’on souhaite se remémorer les frontières traversées.
Pour de plus amples informations, voir : www.viavai-cultura.net
LISIÈR E S
21
D
ans la vie de tous les jours, il m’arrive d’observer les
gens qui lisent. Et je constate que dans la plupart des
cas, les livres qu’ils ont en main sont des traductions.
Dans le train, au café, à la salle d’attente, à la bibliothèque, les gens lisent des traductions allemandes de
livres suédois, états-uniens, brésiliens, français, russes, italiens, japonais, anglais ou espagnols. Il est peu probable que l’un ou l’autre
de ces lecteurs ou lectrices se soit jamais demandé si, disons, le japonais ou le russe était vraiment traduisible en allemand. Mais pour
peu que je raconte à quelqu’un que mon roman Der Goalie bin ig a
été, par exemple, traduit en français et en italien, je me heurte toujours aux mêmes réactions. Le plus souvent, ce sont des questions
incrédules ou même méfiantes : « Quoi ? Le roman est traduit ? Mais
il est en dialecte ! Ça ne se traduit pas ! Comment traduire le suisse
allemand ? Impossible ! Toutes ces subtilités, toutes les nuances
du dialecte, ce vocabulaire si riche, impossible de rendre tout cela ! »
Question de littérature
un « café pomme ». Il peut bien arriver que des auditrices ou des
auditeurs discutent, à l’issue de la lecture, de la liberté des traducteurs et de ses limites, et de savoir s’il est préférable d’adapter les
noms de lieux et de personnes, ou s’il vaut mieux les maintenir
dans la langue originale. Pour ma part, je laisse toujours les traducteurs trancher. La seule chose qui compte pour moi, c’est que
la langue cible garde une fluidité naturelle.
Pourtant, les langues ne se prêtent pas aussi aisément les unes
que les autres à faire entendre l’oralité. J’ai été particulièrement
frappé, au cours de soirées de lecture en Suisse romande, par le
fait que les lecteurs s’efforçaient de donner au texte littéraire une
­certaine solennité, inadéquate. Souvent, j’ai eu l’impression que
le comédien auquel on avait confié la lecture de la traduction française voulait rehausser le contenu à force de pathos. Là où les
­traducteurs s’efforcent, avec succès, de reconstituer la fluidité
orale naturelle de la langue, les lecteurs paraissent vouloir en souligner la dimension artistique. Il en
De si belles
subtilités !
De toute évidence, la plupart de
mes compatriotes alémaniques,
quand ils me parlent de cette traduction, partent de l’idée que la
langue couramment parlée en
Suisse alémanique est bien la seule
langue du monde qu’il soit impossible de traduire. Il est difficile d’enDu franchissement des frontières linguistamer leur conviction, persuadés
tiques et de la prétendue intraduisibilité
qu’ils sont que nos dialectes font
du dialecte suisse alémanique.
partie intégrante de ce Sonderfall,
de ce cas particulier helvétique, que
par Pedro Lenz
l’on défend si jalousement dans
notre pays. Ce qui est intéressant,
c’est que cette exaltation presque
résulte pour moi, qui écoute, l’imreligieuse de notre langue parlée est pratiquée aussi bien par des pression que ce n’est plus mon personnage, issu du monde des
gens ouverts, qui ont voyagé, et qui sont d’un niveau culturel élevé. bistrots, qui parle, mais un bourgeois pétri de culture, soucieux de
Avec ça, en même temps, je rencontre le phénomène inverse, à convaincre le public qu’il s’agit vraiment de littérature, et non pas
savoir que le suisse allemand n’est pas seulement idéalisé, mais de ragots autour d’une chope de bière.
trivialisé. Ce qui s’exprime par une question, toujours la même :
« Comment veux-tu faire de la littérature avec une langue qui ne Différences culturelles et proverbes
connaît même pas le futur ? » Ces gens-là aussi, en raison d’autres
préjugés, bien entendu, sont persuadés que le dialecte est intraduisible. À leur avis, il est impossible, même en traduction, de faire
de la littérature à partir d’une langue dont ils nient, fondamentalement, le potentiel littéraire.
En Suisse romande ou au Tessin, les réactions sont assurément bien différentes. Là-bas, lorsqu’il y a des lectures publiques,
les gens se réfèrent directement au texte traduit, sans s’arrêter à la
question de la traductibilité du dialecte suisse alémanique. Les discussions tournent plutôt autour de la question de savoir par quels
moyens l’oralité de l’original a été remodelée dans les différentes
langues cibles. Souvent, lors des rencontres organisées en Suisse
romande ou au Tessin, il s’agit de points de détail. Alors que la traductrice italienne, par exemple, a laissé l’expression Kafi fertig telle
quelle, tout en l’expliquant en note, le couple de traducteurs français, Daniel Rothenbühler et Nathalie Kehrli, a décidé d’en faire
Probablement que parmi les six langues dans lesquelles le roman
a été traduit jusqu’ici (l’italien, l’allemand standard, l’anglais
d’Écosse, le lituanien, le français, le hongrois), c’est le français qui
présentait la plus grande difficulté. Cela tient sans doute au fait que
le français est une langue très strictement normée. Il ne semble
pas y avoir beaucoup de modèles littéraires qui se distancient de
cette norme. Mes efforts pour recourir avec autant de naturel que
possible à des impuretés formelles, tels des anglicismes, des proverbes librement inventés, des métaphores singulières, semblent
entrer en contradiction avec l’idée francophone de ce qu’est la
­littérature. C’est ainsi du moins que je m’explique l’embarras d’un
lecteur lors d’une rencontre à Morges. L’homme, qui semble-t-il
assure régulièrement des lectures à voix haute dans la bibliothèque
de cette ville, s’interrompit à plusieurs reprises pour assurer au
public que ce qu’il venait de lire correspondait bien à ce qui se trouvait dans le roman.
FRO NT IÈR E S
22
Pour la traduction italienne, j’ai discuté au préalable avec la
­traductrice, Simona Sala, pour savoir s’il serait indiqué de traduire
le roman en dialecte tessinois. Mais nous y avons renoncé, car la
traductrice estimait que les personnages décrits dans le roman ne
s’exprimeraient sans doute plus guère en dialecte. Partant de l’idée
“
ment renoncé à viser une traduction viennoise ou berlinoise,
par exemple, car le but de cette traduction en allemand était de
­disposer, dans un premier temps, d’une version accessible à tous
les lecteurs et lectrices de langue allemande. Urweider, dès lors,
se préoccupa davantage des sonorités que du choix de la langue. Il
me demanda de lire les chapitres traduits
en version originale, puis en traduction.
Les différentes traductions ont démontré que le personnage
Pendant que je lisais, il procédait à des
de Goalie et son histoire ne sont pas liés à certaines
ajustements, pour que sa traduction rende
­circonstances géographiques ou linguistiques.
aussi fidèlement que possible la mélodie de
la langue. Cela m’aide, à présent, quand je
que l’histoire se passait en milieu urbain et à la fin du XXe siècle, lis le roman en Allemagne ou en Autriche, à le lire comme j’ai l’hail lui semblait peu crédible de faire parler les personnages en bitude de lire l’original.
­tessinois. Mes expériences à ce propos recoupent ce diagnostic.
Si les quatre langues mentionnées jusqu’ici me sont à peu près
Ainsi, le choix de l’italien m’a pleinement convaincu. La première familières, je ne comprends pas un mot de lituanien ou de honesquisse me laisse en mémoire un amusant problème de traduc- grois. Là, ma contribution aux traductions se limita à dialoguer
tion : il s’agit de la locution, fréquente en dialecte, « a d Kasse cho ». avec les traducteurs Markus Roduner et Rimantas Kmita (lituaLorsqu’en Suisse alémanique, nous disons nien), et Lajos Adamik (hongrois) sur la position du personnage du
que quelqu’un est passé « à la caisse », nous narrateur et sur le contexte décrit. Lors des présentations du livre
voulons dire qu’il a dû payer pour quelque dans ces deux pays, j’ai essayé, en écoutant, de me concentrer exchose, au sens propre comme au sens figuré. clusivement sur la mélodie de la langue pour capter les moments
La traductrice, à laquelle cette expression où cette mélodie s’éloignait ou se rapprochait de l’original. Je
était inconnue, l’interpréta au premier ­prétends que même sans connaissances linguistiques, je perçois
abord exactement dans le sens inverse. Elle quelque chose de la qualité de la traduction.
partait de l’idée, peut-être plus logique, que
Pour conclure, il reste à noter que les traductions du roman
quelqu’un qui passe à la caisse touche de Der Goalie bin ig ont eu des retombées à des niveaux très différents.
l’argent. Le malentendu fut vite dissipé. Mais Tout d’abord, en travaillant avec les traducteurs, j’ai redécouvert
il me reste en excellente mémoire, comme mon texte. Par ailleurs, j’espère que grâce à l’adaptation à différents
un exemple des différences culturelles.
espaces culturels et linguistiques, les préjugés relatifs à l’intraductibilité de la littérature en langue orale ont pu être démontés.
Tous des types de Glasgow
Et last but not least, on aura pu démontrer que le personnage de
En anglais, la question du choix de la langue ­Goalie, avec son histoire, n’est pas lié à certaines circonstances
fut résolue tout différemment du français ou de l’italien. En effet, ­géographiques ou linguistiques.
l’anglais utilisé dans la traduction n’est pas l’anglais standard, mais
se rapproche de la langue que l’on parle couramment dans la ville
de Glasgow. Ce choix linguistique faisait sens dans la mesure où
mes personnages, s’ils avaient vécu à Glasgow, auraient bel et
bien utilisé cette variante de l’anglais. En outre, une traduction
d’un dialecte à un autre s’imposait du moment que dans la littérature écossaise, l’emploi de tournures familières n’a rien d’exceptionnel. Avec son choix linguistique, le traducteur écossais Donal
McLaughlin a trouvé le ton juste, la réaction inattendue d’un
­lecteur lors de la présentation du livre à Glasgow nous en apporta
la confirmation. L’homme, après la lecture, me demanda comment
j’en étais venu, moi, Suisse, à écrire une histoire sur les gens de sa
ville. Il s’agissait d’un malentendu, ai-je tenté d’expliquer. J’avais
trouvé l’inspiration pour mes personnages dans ma ville, en
Suisse. Il n’en croyait rien, insista cet homme, il connaissait les
personnages que j’avais décrits dans le roman, c’étaient tous des
types de Glasgow. Il n’aurait pas pu faire un plus beau compliment Écrivain et performeur, Pedro Lenz, né à Langenthal en 1966,
vit à Olten. Avec son roman Der Goalie bin ig (paru en français
à la traduction.
sous le titre Faut quitter Schummertal), il a donné jusqu’ici
Dans le cas de la traduction en allemand standard, j’ai de- plus de 200 lectures, certaines accompagnées de musique.
mandé à Raphael Urweider, le traducteur, de choisir une langue Environ vingt d’entre elles avaient pour objet les traductions
allemande, italienne ou française.
aussi neutre que possible, donc, de faire preuve de retenue du côté
des helvétismes ou autres régionalismes. Nous avons consciem- Traduit de l’allemand par Marion Graf
”
LISIÈR E S
23
24
25
P
ersonne ne pourra dire qu’il n’a rien vu venir. Ce jour guitares dures marquent la rupture avec les rapports traditionnels,
de février où Sam Smith a reçu quatre Grammy Awards créer un groupe permet de quitter le cocon familial – en partageant
à Los Angeles n’a fait que confirmer les pronostics. Le quand même l’excitation des expériences nouvelles. Comme le
chanteur de soul de 22 ans venu de Londres ne figu- montre particulièrement bien le nomadisme du « car de groupe »,
rait-il pas au sommet de la liste des talents pops les plus le band, formé le plus souvent de jeunes mâles, refuse les valeurs
prometteurs publiée l’année précédente – en décembre, comme bourgeoises comme le confort, l’ordre, la propreté et préfère la
toujours – par la BBC britannique et attendue avec impatience par poussière de la route aux quartiers de maisons mitoyennes poustoute la branche musicale ? Car ce ne sont pas moins de 200 cri- siéreuses. Le temps du moins de devenir adultes, d’asseoir leur
tiques, blogueurs, producteurs et D.J. qui dispensent leurs conseils goût musical et de fonder à leur tour une famille. Moment tout
pour établir ce classement. Adele, Lady Gaga, Azealia Banks, Mika, ­désigné par la nature pour dissoudre le groupe.
Lana Del Rey, Ellie Goulding ou justement Sam Smith ont tous
fini en bonne position ou même en tête de cette liste – c’est dire si Confirmation de pronostics
la sélection annuelle de la BBC est davantage qu’une lubie parta- Le band est un concept qui a sans doute fait ses preuves, mais peutgée par quelques accros.
être est-il devenu trop romantique pour notre époque. Ne ­serait-ce
Ce qui frappe dans ce classement, ce n’est pas seulement la que pour des raisons financières. Même des groupes très connus
valeur marchande des noms retenus. C’est aussi le fait qu’il s’agit ne vivent plus de l’enregistrement et de la commerciali­sation de
de solistes. Certes, Hurts, un duo
leur musique. La vente de disques,
électro pop qui s’est imposé tant
le téléchargement, le streaming,
tout cela ne constitue plus un
bien que mal sur le circuit, y figure
aussi. Ou Haim, un groupe de filles
moyen de subsistance. Les musisolidement implanté dans les clubs.
ciens du Grizzly Bear d
­isaient
­récemment dans une interview
Mais en dix ans, la tête de liste n’a
qu’ils allaient plutôt bien. Ce
été occupée qu’à deux r­ eprises par
groupe de Brooklyn, vénéré par
un band, et pour 2015 le classement comporte onze solistes, un
d’innombrables fans de rock induo et seulement trois groupes.
dépendant, fait salle comble aux
C’était bien différent auparavant.
États-Unis, mais seuls deux de ses
Sur les listes de la BBC de 2003,
quatre membres peuvent s’offrir
Les structures collectives rigides de la
2004 ou 2005, les groupes étaient
une assurance maladie. En Suisse,
encore en nette majorité. Le constat
c’est la même chose : Züri West, un
musique pop disparaissent. Le musicien
est intéressant, parce que les prodes groupes chantant en dialecte
abouti d’aujourd’hui n’est plus le fidèle
nostics de la BBC ont un poids non
parmi les plus connus de ces trente
membre d’un groupe, mais plutôt
négligeable et qu’ils ont tendance à
dernières années, ne nourrit que
un soliste disposant d’un bon réseau.
son chanteur et auteur Kuno
se confirmer. L’Ultimate Chart, un
hit-parade mondial établi par la
Lauener. Les autres membres décompagnie BigChampagne en Capendent, pour vivre, de revenus
par Christoph Fellmann
d’appoint (musiciens de studio,
lifornie offre un tableau semblable :
producteurs ou professeurs de
cette liste établie à partir de méga
données – ventes, téléchargements de songs et d’albums, mais musique). Rien d’étonnant si, dans la musique rock, on assiste à
aussi streaming, nombre de visiteurs sur Youtube et sur les réseaux un redimensionnement : la nouvelle formule glamour de ces dersociaux, diffusion radio et nombre de billets de concert vendus – nières années est le duo, à croire que les conseillers de McKinsey
donne une image assez précise des stars les plus populaires du mo- ont passé par les caves où les musiciens font leurs armes. Chez les
ment : le 19 février 2015, le top ten se composait de neuf solistes et White Stripes, les Black Keys, les Ting Tings ou Royal Blood : une
d’un groupe, et le top cent de 83 solistes, 3 duos et 14 groupes.
guitare, une batterie, et c’est tout. Le rock n’est pas mort, il est juste
devenu efficace.
Rimes douteuses et guitares dures
Mais les nouvelles réalités économiques du business musical
Mais si les listes de la BBC et les Ultimate Charts donnent effecti- n’expliquent pas à elles seules le déclin des groupes. Il est un autre
vement une idée de ce qui est prometteur sur le marché de la pop, facteur, tout aussi important : le rock joue aujourd’hui un rôle soce n’est pas une bonne nouvelle pour tous ces adolescents pleins cial tout différent qu’il y a encore vingt ans, quand Kurt Cobain
d’espoir sur le point de créer un groupe. Le diagnostic est sans mettait un point final sarcastique à douze années de dérégulation
­appel : le band, modèle emblématique de la subculture de la reaganienne avec Smells Like Teen Spirit. Chanter une chanson
­musique rock depuis les années 1960, est en crise. Cela, après rock ne fait plus de vous un outsider qui cherche à se rattacher à
avoir fait ses preuves pendant des décennies. Le groupe est une d’autres marginaux à l’intérieur d’un groupe. La pop, le rock ou le
invention extraordinaire parce qu’il transforme la marginalité en punk ont peut-être été synonymes d’un style de vie. Aujourd’hui,
expérience collective. Au moment même où rimes douteuses et ils donnent matière à des ateliers spécialisés : faire de la musique
Rock à
­géométrie
variable
FRO NT IÈR E S
26
dans la dignité. Ironie du sort, il est devenu plus simple de prolonger une carrière artistique de manière intéressante avec les
méthodes actuelles. Si Radiohead a conservé son niveau à couper
le souffle c’est aussi parce que, pendant les pauses du groupe, le
chanteur Thom Yorke a passé beaucoup de temps dans des clubs
avec ses amis D.J., pendant que le guitariste Jonny Greenwood étudiait la nouvelle musique et écrivait des bandes son. Damon Albarn,
de Blur, a aussi dû commencer par dissoudre son groupe, quitter
l’Angleterre et trouver de nouveaux amis musiciens dans le monde
entier avant de devenir une des stars de la
pop les plus polyvalentes d’aujourd’hui (ce
Dans la musique rock, on assiste à un redimensionnement :
qui ne veut pas dire qu’il devrait continuer
à croire que les conseillers de McKinsey ont passé par les
à composer des opéras).
caves où les musiciens font leurs armes… Le rock n’est pas
Le groupe n’est même plus compétent
pour ce qui faisait l’essence du bon vieux
mort, il est juste devenu efficace.
rock’n’roll. Aujourd’hui, ce sont justement
les solistes se produisant dans des collectifs
d’un groupe prend souvent la forme d’une longue liste de « pro- informels qui exercent et incarnent avec tant de charme et de virjets » aujourd’hui, et il n’est pas rare de voir un jeune musicien tuosité les qualités premières du genre. Jack White par exemple,
qui avait diversifié sa carrière et réparti son sound blues cabossé
jouer dans trois, quatre, huit, quinze groupes différents.
Une évolution qui est aussi le reflet de la pression écono- sur trois groupes – les White Stripes, Dead Weather et les Ramique. Seules quelques rares stars privilégiées peuvent vivre d’une conteurs –, avant de fonder en plus un label pour des disques viactivité unique. Les musiciens d’Animal Collective, un groupe nyles et de démarrer une carrière en solo. Ou Matthew E. White,
­célèbre de Baltimore, ne jouent pas seulement dans leur groupe un artisan virtuose, qui a utilisé à fond la crise de sa branche pour
d’origine, mais aussi pour les disques de musiciens amis. Et en lancer non seulement une firme de disques, mais construire un
­parallèle, ils poursuivent tous une carrière en solo. Une vie de mu- studio et engager un groupe de musiciens maison. Ainsi, quelquessicien repose donc sur un « je » qui est à lui seul une véritable so- uns des plus beaux disques soul de notre temps ont été créés chez
ciété anonyme. Et sur un réseau social composé de musiciens, Spacebomb Records à Richmond, Virginia, peu importe que ce soit
mais aussi de cinéastes, de designers, de graphistes, de techniciens sous son propre nom ou sous celui de Natalie Prass, que White
du son et de publicitaires. Les échanges se font sur le mode direct connaît depuis les jours lointains de l’école secondaire. La musique
ou numérique. Noah Lennox, le batteur d’Animal Collective, vit pop n’a nullement perdu sa c­ apacité à faire revivre sans cesse ses
depuis de nombreuses années à Lisbonne, où il enregistre aussi ses vieux mythes ou à célébrer de façon nouvelle les sonorités d’antan.
disques en solo sous le nom de Panda Bear. Mais quand il travaille Seulement, ses méthodes ont changé, et même avec le son doucesur un album avec son groupe d’origine, les fichiers musicaux vont ment rétrophile de Jack ou Matthew E. White, la pop parle des rétout droit dans Dropbox pour traverser l’Atlantique. De même pour alités économiques et sociales de notre temps. Personne ne pourra
la chanteuse britannique M.I.A. Elle transforme à Londres les dire qu’il n’a rien entendu venir.
­fichiers sonores envoyés par des partenaires vivant aux quatre
coins du monde. Lady Gaga, quant à elle, est la figure centrale d’un
collectif d’artistes, la House of Gaga, qui travaille à New York, c’està-dire dessine des scènes et des costumes, conçoit des vidéos et
des scandales.
est depuis longtemps une voie reconnue vers la réussite pro­
fessionnelle, enseignée dans les hautes écoles d’art et de musique.
Et le principe régisseur de cette voie n’est pas la complicité, mais
la concurrence. Ce n’est pas un hasard, si le gros des talents de la
pop distingués chaque année par la BBC a étudié dans des art
schools. Ce sont des solistes diplômés. Cela ne veut pas dire pour
autant qu’ils tracent leur voie en égocentriques. Ils s’inscrivent
plutôt dans des réseaux artistiques et jouent dans un groupe par
intermittence. Ce qui se présentait autrefois comme la biographie
“
”
En réseau plutôt qu’en band
C’est ainsi que se font les choses au XXIe siècle en dehors de la
scène pop aussi : au sein de collectifs informels justement, qui
glissent aisément de l’amitié à l’activité professionnelle. En travaillant de manière connectée plutôt que contraignante, pragmatique
plutôt que pathétique. De quoi devenir sentimental en voyant les
Rolling Stones conjuguer inlassablement leurs guitares comme il
y a cinquante ans, ou AC/DC, ébranlé par la démence, et qui continue quand même à jouer. Si ces groupes-là existent encore, ce n’est
parce qu’il se sont juré fraternité à vie, mais parce qu’ils rapportent
de jolies sommes. La création d’un groupe fut un modèle prometteur pendant des décennies, certes. Mais parmi ces groupes, rares
sont ceux qui ont fait plus de trois ou quatre bons disques et vieilli
Christoph Fellmann, né en 1970 à Lucerne,
travaille comme journaliste et texteur à Lucerne
et Zurich. Il est responsable de la rubrique
Pop pour le Tages-Anzeiger depuis 2008.
Traduit de l’allemand par Ursula Gaillard
LISIÈR E S
27
U
n soir de fin janvier à Londres, on s’agite dans le foyer l’a bien compris dans toute l’Angleterre. C’est pourquoi, depuis dix
du Bloomsbury Theatre. Dans une demi-heure se ans, des initiatives de public engagement financées par l’État
jouera la dernière du Festival of the Spoken Nerd. En voient le jour un peu partout dans le pays, et à leur suite, de noudépit de son nom, il ne s’agit pas vraiment d’un festi- velles formes et idées imaginées pour que le public puisse expérival, mais d’un des shows scientifiques les plus appré- menter la science sur un mode divertissant. Pour ce faire, on mise
ciés du moment en Angleterre. Le Bloomsbury ne fait pas partie volontiers sur la créativité des artistes.
Steve Cross a lancé diverses formes de shows au cours desdes grandes scènes du West End londonien ; il n’est « que » le théâtre
du University College London (UCL), mais n’est pas petit pour au- quels des scientifiques présentent les résultats de leurs recherches
tant : la salle peut accueillir plus de 500 personnes et dans les ran- de façon accessible tout en essayant de divertir un public déjà bien
gées de sièges complètes ce soir-là règne une atmosphère franche- servi en matière de comédies. Certaines de ces formes ont été
ment détendue. C’est qu’à Londres, une présentation scientifique inaugurées au Bloomsbury, d’autres, comme le Science Showoff,
n’est pas nécessairement une affaire silencieuse et distinguée, et un genre de science slam anarchique, Steve Cross les a conçues
encore moins une affaire sérieuse. Le show du jour est un best of dès le départ pour des scènes non universitaires. Elles font des
du divertissement scientifique et
tournées dans les caveaux de pubs
ou dans de petites salles d’un bout
trois coryphées de la branche se
sont associés pour l’occasion. Steve
à l’autre de la Grande-Bretagne.
Mould qui, en tant qu’animateur
Leur particularité : les chercheurs
télé, est le seul profane de l’équipe,
ne sont pas livrés à eux-mêmes, ils
est aussi celui qui aborde la matière
sont suivis par des professionnels
de la scène et accueillent avec
sur le mode le plus facétieux : il joue
l’apprenti sorcier téméraire qui se
­gratitude leurs conseils en matière
lance sans cesse dans de nouvelles
de di­vertissement, car il règne sur
« Divertissement scientifique » – voilà
expériences et ne s’épanouit véricette île une tradition de la « vulgaqui paraît une contradiction dans
tablement que lorsque les choses
risation » du savoir exempte de tout
les termes. Mais en Angleterre, certaines
déraillent. ­
Helen Arney et Matt
jugement négatif.
initiatives transdisciplinaires ont
Parker, eux, sont des scientifiques.
Un terreau fertile
Tandis qu’elle explique et enjolive la
été lancées qui rapprochent recherche de
Le groupe Guerilla Science quant
physique à l’aide du chant et d’un
laboratoire et créativité artistique,
ukulélé, lui joue le mathématicien
à lui traite la science avec un
faisant passer les concepts scientifiques
qui ne comprend pas bien pourquoi
peu moins de respect. Formé de
dans le langage de tous les jours.
le public ne partage pas sa fasci­
jeunes scientifiques et d’artistes,
nation pour les formules, mais qui
il a inscrit dès le départ sa devise
dans son nom : ici, on se bat avec
finit toujours, malgré tout, par
par Roland Fischer
trouver des voies extravagantes
des moyens non conventionnels. À
pour déclencher l’enthousiasme. Et
l’aide d’installations théâtrales, ils
leurs blagues, tous deux vont les puiser principalement dans les explorent la manière dont un public d’amateurs réagit aux champs
hauts et les bas de leur propre expertise… et de celle de leur public. thématiques scientifiques, et souvent marginaux aussi, tels que
Il est vrai que les rangs sont occupés essentiellement par des uni- l’expérimentation animale ou la physiologie des lèvres vaginales,
versitaires, mais à part cela, le public est étonnamment mélangé : et cela dans un cadre aussi détendu que possible. Récemment par
tous les groupes d’âge sont représentés, de l’étudiant de première exemple, le public a été invité à jouer les rats de laboratoire que des
année survolté au sage professeur d’informatique senior.
expérimentateurs, déguisés en rats, ont guidé ensuite d’un bout à
l’autre d’une procédure d’expérimentation labyrinthique. Les terLa science divertissante
rains de jeu favoris de ces guérilleros de la science, ce sont les fesLe public engagement, car c’est ainsi que se nomme ce secteur de tivals open air comme celui de Glastonbury où le public se rend,
promotion, n’a pas encore d’équivalent chez nous, bien qu’il soit du moins le pensait-on, pour la musique. Mais Jen Wong, une des
établi depuis longtemps déjà en Angleterre. Au UCL, c’est Steve directrices de Guerilla Science, corrige : « L’atmosphère des festiCross qui en est le responsable. Ce scientifique et humoriste dirige vals est parfaite pour nos shows. Les visiteurs quittent leur trainun petit bureau qui organise, indépendamment du département train quotidien et sont prêts à expérimenter les choses autrement,
bien plus important des relations publiques, des events qui tentent la science aussi. Tant qu’on les inspire et qu’on les divertit, le genre
volontiers le grand écart entre sciences et art. Commercialiser leur importe peu. »
l’université, rendre accessibles les résultats de ses recherches à un
La plupart de ces initiatives interdisciplinaires proviennent
public aussi large que possible, est un vrai défi. Mais combler le du milieu scientifique même. Bénéficiant d’un soutien étatique
fossé entre experts et amateurs, trouver les moyens de parvenir à par le biais du public engagement, elles se développent principaun échange fructueux entre eux, de débattre de la science dans le lement grâce au terreau fertile de la Wellcome Trust. Cette fondadomaine public – et cela d’égal à égal –, en est un tout autre. Et on tion d’intérêt public, qui occupe le troisième rang à l’échelon mon-
Du labo
à la scène
LISIÈR E S
29
dial, est non seulement le sponsor le plus important de la recherche
médicale en Grande-Bretagne (bien plus important que les pouvoirs publics), mais dispose aussi d’un département bien doté
­financièrement qui subventionne les projets artistiques, en particulier ceux qui ont un lien avec des thèmes médicaux. Ariane Koek,
qui a mis sur pied le programme Arts@CERN (voir page suivante)
et a travaillé auparavant dans ce domaine à Londres, qualifie
­rétrospectivement l’engagement de la Wellcome Trust de game
changer, d’aiguilleur et de donneur d’impulsions en ce qui
concerne les projets interdisciplinaires. Depuis bien vingt ans,
cette fondation invente de nouvelles formes permettant de rapprocher la science et l’art. Elle a connu d’ailleurs une évolution intéressante. Ken A
­ rnold, responsable des offres de médiation de la
Wellcome Collection, le musée de la fondation, explique : « Au départ, les projets étaient encore très centrés sur la communication
de contenus scientifiques. Mais peu à peu, les positions artistiques
se sont émancipées. » Entretemps, la Wellcome Trust finance aussi
des projets artistiques sans exiger d’eux qu’ils aient une utilité
­directe pour la science, ce qui permet une plus grande liberté et,
selon lui, des débats plus captivants. Le musée, qui examine des
thèmes médicaux sous un angle inhabituel et possède en outre une
importante collection de pièces d’exposition d’artistes contemporains, passe pour être l’une des galeries les plus intéressantes et les
plus courues de Londres. L’exposition de printemps sur l’histoire
de la sexologie, qui aborde le thème sur un mode très narratif et
s’intéresse, ce faisant, aussi bien aux contextes médicaux qu’à l’histoire de la culture, est bondée même les jours de semaine.
conscience sur le plan neurophysiologique. Au National Theatre,
les représentations, toutes à guichet fermés, sont comme un
adoubement qui fait clairement apparaître une chose : les thèmes
pertinents d’aujourd’hui proviennent des laboratoires de recherche. Mais pour qu’ils atteignent le public, le meilleur chemin
passe peut-être par l’art.
Sur un pied d’égalité
En ce qui concerne la fusion de l’art et de la science, l’Angleterre
abrite aussi l’un des plus grands précurseurs dans le secteur de la
promotion de l’art : The Arts Catalyst. Un nom qui en dit long.
L’organisation, qui a fêté l’an passé son vingtième anniversaire,
s’est fait connaître bien au-delà de la Grande-Bretagne et collabore avec les grands musées d’art et de nombreuses universités.
Elle promeut l’art « qui aborde la science de manière expérimentale et critique », comme on peut le lire dans sa charte.
Le fait que l’art comme la science ont tout à gagner d’une
­réflexion inspirée et critique, les principaux acteurs de ces deux
domaines en Grande-Bretagne s’en sont convaincus ces deux dernières décennies. En Suisse, l’idée d’une rencontre d’égal à égal
demande encore à être apprivoisée, surtout par les scientifiques.
En Grande-Bretagne, les chercheurs font rarement opposition, et
c’est au contraire avec une grande curiosité qu’ils acceptent les
défis que leur lance l’art. Daphna Attias du groupe théâtral Dante
Or Die a enquêté, par exemple, sur la manière dont une liste détaillée de notre consommation de médicaments tout au long de
notre vie peut être lue comme une biographie cachée. Au cours de
sa recherche, elle a rencontré une grande ouverture d­ ’esprit chez
les scientifiques et elle ajoute : « À partir du moment où nous
sommes obsédés par une question, nous ne parlons plus des
­langues si différentes. »
Dans sa dernière pièce The Hard Problem, Tom Stoppard, un
des plus célèbres auteurs dramatiques anglais contemporains,
aborde un thème scientifique, à savoir comment se forme notre
Roland Fischer est journaliste scientifique, tient un blog culturel
et travaille lui aussi régulièrement à la frontière de différentes
disciplines. Il est l’organisateur du Mad Scientist Festival de Berne
et monte parfois sur scène avec des comédiens et des musiciens
pour transmettre un peu de savoir sauvage ou Wildes Wissen.
Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher
FRO NT IÈR E S
30
Culture et physique des particules
Berceau du World Wide Web, le CERN constitue un haut-lieu de la culture numérique.
Pro Helvetia et le programme Arts@CERN permettent à des artistes d’y effectuer des séjours de
recherche de un à trois mois, afin de développer un projet de création interactive.
L
e CERN (Conseil européen pour la recherche nucléaire) n’est
pas seulement le cœur mondial de la recherche en physique
des particules et l’hôte du fameux Large Hadron Collider, il
est aussi à l’origine de la révolution du Net. En effet, c’est là que,
dans les années 1980, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau développèrent les composantes du World Wide Web. Depuis son introduction dans le domaine public en 1993, le web a métamorphosé notre
quotidien. Sous forme de fichiers numériques, les biens culturels
y sont devenus accessibles partout et tout le temps, incitant les
créateurs et les industries culturelles à repenser certaines de leurs
pratiques. Les plus téméraires se sont vite emparés de l’espace du
web pour développer des œuvres inédites.
C’est à l’exploration toujours ouverte des nouvelles possibilités d’interaction que le programme Arts@CERN et la Fondation
suisse pour la culture Pro Helvetia invitent, à travers une série
d’appels à projets. Leur objectif est de permettre à des créateurs
suisses issus de toutes les disciplines artistiques de se plonger dans
les laboratoires du CERN, parmi les chercheurs, pour y concevoir
un projet exploitant les ressources du web. Accelerate@CERN, une
première initiative d’une durée limitée à un mois, a collisionné
physique des particules et jeu vidéo. En novembre 2014, Nadezda
Suvorova et Mario von Rickenbach ont ainsi pu s’immerger parmi
les chercheurs, les machines et le flot de ­données du Data Center
du CERN. Le jury avait en effet choisi le projet de ces jeunes game
designers qui, à eux deux, cumulent déjà un nombre impressionnant de distinctions sur la scène internationale du jeu vidéo indépendant. Les jeux Mikma de Nadezda Suvorova et Krautscape de
Mario von Rickenbach ont notamment été présentés à San Francisco à la Game Developers Conference, événement phare dans ce
domaine. Durant leur séjour au CERN, physiciens et informaticiens ont bombardé les deux créateurs d’informations et d’idées
qu’ils doivent encore mettre en forme.
Le second volet de la collaboration entre le CERN et Pro Helvetia s’amplifie et s’ancre dans un programme de résidences de
trois mois, lancé par Arts@CERN en 2012 sous le titre de Collide@
CERN. Cette initiative a déjà permis l’accueil d’artistes renommés
comme Julius von Bismarck, Ryoji Ikeda ou Gilles Jobin. Le lauréat de l’appel à projets « Collide@Cern – Pro Helvetia » résidera
au centre fin 2015.
Blog de Nadezda Suvorova et Mario von Rickenbach
­documentant leur passage au CERN : playatcern.tumblr.com
Informations complémentaires : arts.web.cern.ch
www.prohelvetia.ch/mobile
LISIÈR E S
31
H EU R E L O CA L E
SAN  FRANCISCO
NEW  YORK
PARIS
ROME
LE  CAIRE
JOHANNESBURG
NEW  DELHI
SHANGHAI
VENISE
La Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia entretient plusieurs permanences dans le monde,
dont la tâche est de développer les échanges et les réseaux culturels.
Le temps et
le fleuve
NEW DELHI
par Rosalyn D’Mello – Nous sommes au début du XXIe siècle. Une guerre nucléaire a
rendu la Terre inhospitalière pour toute végétation. En prévision d’une époque où l’atmosphère pourra à nouveau accueillir les
végétaux, diverses espèces sont installées
dans de gigantesques serres hémisphériques portées par des vaisseaux spatiaux.
Dans la position avantageuse qu’occupaient
les États-Unis en 1972, ce genre d’anticipation n’était pas complètement farfelu. Ce
synopsis n’est autre que l’intrigue du film
de science-fiction Silent Running, réalisé
par Douglas Trumbull : il s’agit d’un conte
dystopique autour de l’instinct obsessionnel d’un homme soucieux de préserver les
espèces végétales dont il a la charge. C’est
par cette référence prophétique que commence un déroulement futuriste du temps
prédit rétroactivement dans la littérature
du XXe siècle. L’artiste suisse Marie Velardi
Julian Charrière et les 13 globes de sa contribution à la Biennale, We Are All
Astronauts Aboard a Little Spaceship Called Earth.
HEUR E LO CALE
32
Photos: Menika van der Poorten
À la deuxième édition de la
biennale de Kochi-Muziris, trois
artistes suisses ont offert des
perspectives inédites sur le
temps et l’espace, la géographie
et l’astronomie.
est à l’origine de cet ordonnancement chronologique des prédictions fictives. Intitulée
Les futurs antérieurs, XXIe siècle, son
œuvre déroule ses cinq mètres de papier
sur une longue table rectangulaire, prédisant des évènements situés entre 2001 et
2099 et mentionnés dans des romans ou
des films de science-fiction du XXe siècle.
La mémoire du futur
Exposée à la deuxième édition de la Biennale de Kochi-Muziris et dévoilée par Marie
Velardi, la cartographie du futur imaginé
s’inscrit dans la thématique majeure choisie par le directeur artistique Jitish Kallat,
Whorled Explorations (explorations en
spirales), et se veut « guide pour qui voyage
dans le temps ». Les scénarios rapportés
vont de l’effondrement complet de la civilisation à un univers où tout le monde parle
portugais en passant par une migration
vers Mars. À Fort Kochi – baigné par les
eaux de la Periyar mouchetées de filets de
pêche chinois, dans un paysage architectural syncrétique attestant de son passé de
ville colonisée par les Hollandais, les Portugais et les Britanniques –, le fil du temps
de Marie Velardi aurait pu sembler déplacé
de par ses références essentiellement occidentales qui évoquent l’avenir comme
extension du postcolonialisme. Et pourtant, comme le monde de fiction à partir
duquel sont prédits ces futurs, l’œuvre tire
sa valence imaginative de la force double
de la probabilité et de la plausibilité. Les
­Futurs antérieurs de l’artiste sont une méditation sur la perception du futur à travers
la lorgnette certes limitée mais imaginative
du présent.
À travers une autre de ses œuvres exposées, Marie Velardi s’adonne à la voyance qui
la pousse, au-delà de sa mission artistique
d’archivage des prophéties, à créer ce qu’elle
appelle « la mémoire du futur ». Une pièce
toute bleue, figurant un globe terrestre ouvert, dont chaque mur représente un océan
avec des méridiens tracés dans leur longueur, abrite un Atlas des îles perdues
(2007). Au centre de l’œuvre, des dessins à
l’encre d’îles inhabitées en cours de submersion de par le monde saisissent la fragilité de
ces écosystèmes engloutis ; ces îles sont placées sur les murs selon un ordre géographique approximatif. Posé sur un socle, un
volume relié, censé venir du futur, réunit les
dessins de toutes ces îles. Sa couverture
porte la date supposée de son impression :
2107, une époque où, selon l’estimation de
Marie Velardi, toutes les îles répertoriées auront disparu. Son œuvre gagne encore en
intensité dramatique dans le paysage de
Kochi, une ville dont l’existence cartographique remonte à l’année 1341, lorsqu’elle
a été construite pour remplacer la cité portuaire historique de Muziris noyée par les
eaux de la rivière Periyar.
La Terre immobile
C’est aussi le site de la Biennale qui a agi
comme un catalyseur pour la contribution
de Christian Waldvogel. À l’origine du projet, l’artiste découvre que pour quelqu’un
qui est à Kochi, le point le plus septentrional de l’Inde se trouve à 125 kilomètres sous
la ligne d’horizon, soit « une descente égale
à 15 fois la plus haute montagne de l’Inde ».
Selon l’artiste, son installation, spécifique
au site de l’exposition et intitulée Recently,
the non-flat-earth paradigm, est une représentation sculpturale de sa « redécouverte »
et figure la partie de la surface convexe
de la Terre, délimitée par les frontières
­politiques de l’Inde, telle que
l’apercevrait une personne située à Kochi. L’atmosphère,
convexe elle aussi, est rendue
par une couche de nuages tout
à la fois abstraite et réaliste.
Autre installation de
Christian Waldvogel à la
­Biennale, The Earth Turns
­Without Me est une œuvre
plus complexe, qui traverse les
frontières entre espace et
­
temps, chronique de la quête de
l’artiste désireux de se tenir un
bref instant à l’écart de la rotaPhoto de plateau du projet documentaire de Christian
Waldvogel, The Earth Turns Without Me.
tion terrestre. Christian WaldH E U R E LO CALE
33
Marie Velardi devant son axe
du temps prophétique Les futurs
antérieurs, XXIe siècle.
vogel a voulu nier le mouvement de la Terre
vers l’est en volant lui-même vers l’ouest à
la même vitesse à bord d’un avion. Son but
était d’atteindre un état stationnaire par
rapport au soleil et de faire du cockpit une
caméra à sténopé afin d’obtenir une exposition statique de quatre minutes au soleil,
preuve que la Terre avait effectivement
tourné un moment sans lui. La présentation incluait les deux images en lightbox
Earthstill et Starstill, qui avaient déclenché
la recherche. La première, prise avec un
­appareil photo ordinaire, montre les étoiles
devenant des traits lumineux sous l’effet du
mouvement de la Terre, tandis que la seconde, prise avec un appareil d’astronomie,
est une image nette des étoiles où le mouvement de la Terre est annulé. L’installation
très élaborée résulte d’un voyage réel que
Christian Waldvogel a fait à bord d’un supersonique des forces armées suisses volant plein ouest à la vitesse de rotation de
la Terre (1158 km/h en Suisse). Outre les
images en lightbox, l’installation comportait une vitrine de documentation détaillée
sur la démarche, la vidéo de la surface de la
Terre en mouvement filmée de l’avion immobile à proximité d’elle et un positif de la
pellicule exposée dans le cockpit, révélant
l’image du soleil non comme un trait mais
comme un point concentré.
Des mondes en suspens
À l’instar des œuvres de ses contemporains
suisses, celle exposée par Julian Charrière,
We Are All Astronauts Aboard a Little
Spaceship Called Earth, a connu un franc
succès auprès des nombreux visiteurs de la
Biennale. Elle était à voir dans une pièce intérieure du Durbar Hall, monument restauré à Ernakulam, à quelques encablures
en ferry du Fort Kochi, site principal de la
Biennale. À leur arrivée à l’exposition, les
visiteurs se trouvaient soudain transportés
par ses dimensions et par la poésie inhérente à sa composition : treize globes fabriqués entre 1890 et 2011 sont suspendus
entre le plafond et le dessus empoussiéré
d’une table. À ceci près que les globes, qui
représentent la Terre, ont été dépolis au
« papier de verre international », un matériau que l’artiste a créé en utilisant des
échantillons minéraux de tous les États du
monde reconnus, qui lui restaient de sa
composition artistique de 2013 intitulée
Monument – Sedimentation of Floating
World. Le tableau onirique de Julian Charrière paraît éthéré, les poussières éparses
arrachées au papier de verre formant sur
l’étendue plane de la table une délicate et
fragile pellicule granuleuse. Les sphères désormais décapées flottent en apesanteur,
comme débarrassées par miracle de leur
fardeau, celui de contenir les myriades de
frontières qui constituent l’expérience humaine de la Terre. « Mon œuvre s’intéresse
au concept d’espace presque comme s’il
s’agissait d’une production archéologique
traitant de questions culturelles plutôt que
de géographies politiques spécifiques », explique Julian Charrière. « Exposer We Are
All ­Astronauts dans le contexte indien
­permet d’en faire de nouvelles lectures,
c’est-à-dire des interprétations liées à une
culture. Ce n’est ni l’œuvre qui s’adapte à
l’espace ni le contraire, c’est la combinaison
des deux qui génère de nouveaux sens. »
Ancienne rédactrice en chef de BLOUIN
ARTINFO Inde, Rosalyn D’Mello est une
écrivaine et journaliste indépendante
installée à New Delhi, et. Son prochain
ouvrage, à paraître bientôt sous le
titre A Handbook For My Lover, sera
publié en Inde aux éditions Harper Collins.
Traduit de l’anglais par Catherine Bachellerie
Une année décisive
JOHANNESBURG
Dans son projet à long terme intitulé 21, l’artiste suisse Mats Staub
explore les souvenirs que les gens ont gardé du temps où ils ont
atteint leur majorité. Après plusieurs expositions à travers l’Europe,
il a maintenant installé son projet en Afrique du Sud.
par Bongani Kona – Kent Lingeveldt
­soupire avant de parler dans le micro.
« J’ai eu vingt et un ans en 2000 », dit-il,
« mais c’était une époque difficile, tragique
même. » Depuis tout jeune, le skate-board
était sa passion, et sa demi-sœur, qu’il adorait, faisait du roller. Cette année-là, un
jour de l’été long et brûlant, il dévalait une
rue en pente raide, en plein vent, dans un
quartier de la banlieue sud du Cap. Sa sœur
le suivait de près, lorsqu’elle a dérapé et
heurté de plein fouet les pierres alignées
sur le bord. Elles lui ont transpercé les
­poumons. « Elle est morte dans mes bras »,
raconte-t-il en se repassant ce moment où
il a senti la vie quitter le corps de sa sœur.
Skateur et photographe professionnel,
Kent est l’un des protagonistes du projet
21, dans lequel l’artiste Mats Staub invite
diverses personnes à se souvenir de ce
qu’ils ont ressenti quand ils ont atteint
leur majorité. Au départ, l’artiste suisse a
conçu ce projet audio-vidéo à l’occasion de
la ­réouverture en 2012 du Künstlerhaus
­Mousonturm de Francfort-sur-le-Main, en
Allemagne. Il avait alors d
­emandé aux
­résidents d’un foyer pour personnes âgées,
­situé à proximité du théâtre, de se remémorer le jour de leur majorité. Puis il a continué à interroger des dizaines de personnes
dans différentes villes de toute l’Europe, de
Belgrade à Zurich.
Le virage
« Je me vois comme quelqu’un qui écoute »,
m’explique Mats Staub lorsque nous nous
rencontrons pour l’interview au Cap, en
Afrique du Sud. « Je pense qu’écouter est
une bonne chose ». Nous avons pris place
dans un bureau à l’ameublement spartiate
au quatrième étage du centre Pan-African
HEUR E LO CALE
34
Market, sur Long Street, l’artère animée
qui traverse tout le centre-ville du Cap.
C’est le début de l’été, mais le ciel est gris
et couvert. Bien que les grands-parents de
Mats Staub se soient rencontrés en Tanzanie, y soient tombés amoureux et y aient
vécu quelque temps, c’est la première visite
de l’artiste sur le continent africain. Son
­assistante, Andrea Brunner, l’a accompagné
et ils s’apprêtent à enregistrer une série
d’entretiens pour le projet.
« L’année de mes vingt et un ans a été
cruciale pour moi », précise l’artiste pour
expliquer la source personnelle de son projet. Né à Berne en 1972, il a étudié le théâtre,
le journalisme et les sciences des religions.
Il a été journaliste et dramaturge au Theater Neumarkt à Zurich durant quelques
­années, avant de s’intéresser à l’art de plus
près en 2004. « Je n’ai pas compris ça à vingt
et un ans, mais dix ans plus tard, je me suis
peu à peu aperçu que c’était bien cette année-là », celle qui a marqué son entrée dans
l’âge adulte.
Tout comme à Kent, l’artiste demande
à chaque participant de commencer le récit
de son histoire en indiquant l’année de son
vingt et unième anniversaire. Pendant l’interview audio, Mats Staub se fait discret,
orientant parfois la conversation, mais se
contentant la plupart du temps d’écouter.
Ces entretiens sont enregistrés pour faire
plus tard l’objet d’un montage. Ensuite,
l’artiste rend à nouveau visite aux parti­
cipants afin de filmer l’expression de leur
­visage pendant qu’ils écoutent leur témoignage enregistré. Leurs émotions vont de
la joie à la tristesse tandis qu’ils repensent
à leur trajectoire de vie, à leurs réussites
et à leurs chagrins. L’installation vidéo
­présente des narrateurs en train d’écouter
Mats Staub, un artiste à l’écoute. Au cours de notre conversation, il assure que
les gens qu’il rencontre pour son projet 21 lui donnent du courage.
Photo : Kent Lingeveldt
leurs propres souvenirs. Ainsi, le visiteur
qui voit la vidéo entre à son tour dans l’expérience d’écoute, partageant ce moment
intime avec la personne qui se raconte.
Abolir les frontières
« Parfois, je me sens extrêmement proche
d’une personne en écoutant son histoire »,
déclare Andrea Brunner, qui a fait le montage de certains enregistrements. « Quelle
que soit la situation difficile qu’ils aient eu
à traverser, ils ont tous eu dans leur vie des
problèmes avec les mêmes choses, avec la
famille, avec l’amour. » C’est là l’aspect
transcendant du projet : il abolit les frontières ethniques, sociales, culturelles, et
permet à des personnes ayant grandi dans
les régions du monde les plus diverses, et
parfois dans des situations très différentes,
de se sentir profondément en connexion
avec un autre être humain.
Le récit de Kent racontant la mort tragique
de sa sœur a incité Mats Staub à parler
­enfin de sa propre difficulté à accepter le
décès de son unique frère, disparu en
­décembre 2014. « J’ai la sensation d’être
derrière une vitre à cause de la mort de
mon frère », a-t-il dit à Kent, assis à l’autre
bout d’une longue table en bois. « Parler
aide beaucoup. » Bien que le projet 21 encourage les participants à se souvenir de
leur passé – un thème récurrent dans la
plupart des projets de Mats Staub – ce dernier affirme être « plus intéressé par le
­présent que par le passé ». Et plus parti­
culièrement par l’influence du passé sur
le présent, ou comment notre mémoire
­façonne les personnes que nous devenons.
Courage et résilience
Le traumatisme est omniprésent dans
les histoires que les gens racontent sur le
H E U R E LO CALE
35
temps de leur majorité. Quelques jours
plus tard à Johannesburg, Mats Staub dit
avoir interviewé une femme dont les vingt
et un ans remontent à 1977, une époque
d’une violence notoire dans l’histoire de
l’Afrique du Sud, puisque le régime d’apartheid avait alors durci la répression dans
une tentative désespérée de se maintenir
au pouvoir. Un an plus tôt, en 1976, les révoltes avaient secoué Soweto et la police
avait ouvert le feu, tuant et blessant des
centaines d’écoliers.
Arrivée à l’âge adulte dans une période
aussi incertaine, dans le vacarme des tirs
qui résonnaient, « elle ne savait vraiment
pas comment la vie continuerait », dira
Mats Staub quand j’ai repris l’interview avec
lui plus tard via Skype. « Il y avait tant de
­funérailles à ce moment-là ». Aujourd’hui,
vous voyez une femme qui « a réellement
traversé des choses difficiles » et ne pouvait
pas à l’époque imaginer un avenir « où elle
sourirait ».
« La résilience m’inspire une admiration grandissante », a écrit la poétesse américaine Jane Hirshfield dans son poème
Optimisme. « Non la simple résistance de
l’oreiller dont la mousse, indéfiniment, reprend sa forme d’origine, mais la ténacité
sinueuse de l’arbre : devant l’obstacle lui
coupant subitement la lumière d’un côté,
il se tourne de l’autre ».
Le courage et la résilience de l’être
­humain face aux défis sont un fil rouge
­reliant les histoires que les gens racontent
à Mats Staub sur leur passage à l’âge adulte.
« Lorsque vous voyez les gens, ils ont survécu », dit-il. « Tout le monde survit, vous
les voyez en vie. Vous les voyez à présent et
c’est encourageant. » Même s’ils gardent
parfois une trace de tristesse pour les personnes et les choses perdues en chemin,
ils ont survécu. Et c’est peut-être là ce qui
importe le plus.
www.matsstaub.com
Bongani Kona est un auteur indépendant, installé au Cap. Ses textes ont, entre autres, paru
dans l’édition sud-africaine de Rolling Stone
ainsi que dans les journaux Mail & Guardian et
Sunday Times. Il publie aussi régulièrement
des chroniques dans Chimurenga, un magazine
panafricain dédié à la culture, à l’art et à la
politique.
Traduit de l’anglais par Catherine Bachellerie
De brillantes perspectives pour la
musicienne vaudoise Verveine, qui
a travaillé d’arrache-pied dans le
cadre du projet Opération Iceberg.
36
R EP OR TAGE
La pointe de
l’Iceberg
L’Opération Iceberg plonge dix jeunes artistes dans
le bain, avec résidences, formations et concerts.
Un laboratoire transfrontalier, qui se veut accélérateur
de carrières. Rencontre avec ses acteurs.
par Roderic Mounir (texte)
et Carine Roth (photos)
Seule en scène, Verveine s’affaire sur son attirail électronique dressé sur une table, micro posé au milieu des câbles. Blonde androgyne vêtue de noir, la Vaudoise baigne dans
un univers synthétique fascinant, sombre
mais faussement glacé. Sa voix riche en
modulations rappelle Björk, sa musique a
des réminiscences trip-hop et des lignes de
basses robotiques qui renvoient aux années
1980 de Depeche Mode, Yazoo et Kas Product. Ce soir-là, à l’Usine de Genève, elle
tisse ses climats envoûtants en première
partie du trio new-yorkais Blonde Redhead,
devant un public peu à peu conquis. Le
charme opère. Verveine a le vent en poupe.
Bosseuse, elle est l’une des artistes sélectionnés pour participer à la première Opération Iceberg.
Iceberg ? Après l’Eisbär des frères
­Eicher et le chanteur Polar, la nouvelle métaphore boréale en vogue au « Pôle Pop » ?
L’Opération Iceberg est en réalité un coaching innovant pour jeunes artistes de Suisse
romande et des régions françaises de
Franche-Comté, de Bourgogne et d’Alsace.
Ses capitaines sont les Eurockéennes
de Belfort, l’un des plus gros festivals
d’été ­européens, et la Fondation romande
pour la chanson et les musiques actuelles
(FCMA). L’appellation « Iceberg » se réfère
R E PO R TAG E
37
aux notions d’émergence et de circulation
dans un bassin commun. En mutualisant
leurs compétences, les porteurs du projet
espèrent encourager l’innovation et la diversité culturelle en aidant de jeunes talents à se professionnaliser.
Lancée en 2013, l’expérience pilote
s’achève ce printemps. Ses bénéficiaires ont
été dix artistes pop-rock, folk, électro et hip
hop. Quatre Romands : Verveine (Vevey),
Billie Bird (Lausanne), Murmures Barbares
(Neuchâtel) et Schwarz (Porrentruy / La
Chaux-de-Fonds). Et six Français : Cotton
Claw (Besançon), Pih-Poh (Belfort), Sunless (Dijon), The Wooden Wolf (Mulhouse),
D-Bangerz (Mulhouse) et Valy Mo (Mulhouse). Leur sélection revenait aux programmateurs des clubs partenaires du projet : côté suisse, les Docks et le Romandie
à Lausanne, la Case-à-chocs à Neuchâtel,
le Bikini Test à La Chaux-de-Fonds et le
SAS à Delémont. En France, la Poudrière
à ­Belfort, la Rodia à Besançon, la Vapeur à
­Dijon et le Noumatrouff à Mulhouse.
Directeur de la FCMA, Marc Ridet s’est
lancé avec enthousiasme dans le projet :
« Développer les réseaux et former les acteurs du milieu musical sont les raisons
d’être de la FCMA ». Basée à Nyon, soutenue par les collectivités publiques et des
festivals comme Paléo et Festi’Neuch, la
FCMA encourage déjà les échanges transfrontaliers via Walk The Line et Les Trans­
voisines, les cousines pop des manifestations pionnières que sont JazzContreband
et Suisse Diagonales Jazz. Pour Jean-Paul
Roland, directeur des Eurockéennes, ces
échanges sont une évidence : « Malgré les
pôles attractifs que sont les agglomérations
de Genève et de Lausanne, les artistes romands évoluent dans un bassin restreint et
sont donc contraints de s’exporter pour
faire carrière. » Les Eurockéennes ont beau
jouir d’un rayonnement national, voire international, « leur ancrage et leur légitimité
se bâtissent d’abord à l’échelon local. Favoriser l’émergence des talents de demain
fait donc partie de nos missions. Cela nous
permet aussi de solliciter des fonds auprès
des collectivités publiques. » Un mariage
de raison, et plus si affinités.
Un effet d’entraînement
Concrètement, comment se déroule l’Opération Iceberg ? Trois étapes sont prévues :
un temps de résidence avec des intervenants extérieurs, des formations sur des
thèmes tels que le droit d’auteur, le numérique, la mobilité artistique à l’heure de la
mondialisation, et enfin, des concerts dans
l’espace transfrontalier. Chaque étape s’accompagne d’un carnet de bord (blog, reportage radio, vidéos, etc.) partagé sur le site
de l’opération et sur les réseaux sociaux.
Un CD compilant un titre par artiste a été
pressé à 2000 exemplaires et distribué aux
médias ainsi qu’aux professionnels.
Ni contraintes ni contrats. Le seul
cadre posé par Iceberg est une charte qui
engage l’artiste à se rendre disponible pendant la durée de l’opération – entre un et
deux ans en fonction du cycle choisi –,
à participer aux formations et à fournir
les informations utiles à la promotion.
Transports, hôtels, repas, défraiement (150
francs par jour et par personne), tout est
pris en charge. Le budget de l’Opération
Iceberg se monte à peu plus d’un million de
francs. Une moitié est issue de la valorisation des prestations et du temps de travail
fournis par les salles partenaires, le reste
provient de subventions. L’Union européenne et certains instruments transfrontaliers sont mis à contri­bution, tels le fonds
de coopération Belfort-Jura ou le fonds
­vaudois Interreg. Pro Helvetia et Suisa, le
Paléo Festival, l’organe de promotion Swiss
Les deux Jurassiens de
Schwarz et la chanteuse de
folk lausannoise Billie Bird
ont profité de cet encouragement individuel.
Music Export, les villes de Lausanne, Neuchâtel, la Chaux-deFonds et le canton de Neuchâtel
sont également de la partie. On
mesure le défi logistique d’un
tel assemblage !
Les initiateurs tirent un bilan très positif de l’expérience.
« Au final, les concerts ont été
beaucoup plus nombreux que
prévu », constate Jean-Paul
­Roland. « L’Opération Iceberg a
produit un effet d’entraînement. » Les artistes ont joué le
jeu et sont ravis. À l’image de
RE PO R TAG E
38
Verveine, dont la carrière a connu un
coup d’accélérateur depuis son passage aux
Transmusicales de Rennes, en décembre
dernier. Libération lui a consacré un portrait dithyrambique. La Veveysanne s’est
produite au Café de la Danse, à P
­ aris, en
première partie de Chapelier Fou, son partenaire de résidence : « Je connaissais mal
son travail mais ce choix s’est avéré judicieux. Chapelier Fou se sert aussi de machines et maîtrise la technique sur le bout
des doigts. On a bossé comme des fous
­durant trois jours et trois nuits. Depuis, je
maîtrise bien mieux mes machines. » Verveine a encore travaillé la pose de sa voix
avec l’auteure-compositrice flamande An
Pierlé : « Une rencontre incroyable. J’ai
beaucoup échangé avec cette artiste qui a
vingt ans de carrière derrière elle. » Quatre
ans après ses premières ébauches et un
­album paru fin 2013 (Peaks), la chanteuse
et pianiste de formation classique a rejoint
l’écurie lausannoise Creaked Records (OY,
Larytta, Gaspard de la Montagne). Elle vient
de publier Antony, son nouvel EP avec sept
titres. Les dates s’enchaînent, de Paris à
Athènes. Perspectives radieuses qui n’excluent pas quelques angoisses : « Il y a un
monde entre les fantasmes et la réalité de
musicienne professionnelle. En tant qu’artiste solo, j’ai dû prendre en compte bien
plus d’aspects que je ne l’imaginais. L’Opération Iceberg m’a permis de rompre l’isolement, de bénéficier de conseils et d’intégrer un réseau. »
Une grande latitude
Même sentiment chez Billie Bird. Pour la
Lausannoise au folk écorché, « une carrière
artistique est en partie affaire de réseau ».
Des concerts comme ceux qu’elle a donnés
en ouverture de Camélia Jordana à Dijon ou
au Festival Antigel à Genève, avec le prodige
britannique Benjamin Clementine, pèsent
de tout leur poids. Photos de coulisses postées sur Facebook et likes à la clé. « Avec la
chute des ventes de disques, on n’est plus
dans l’opulence, mais plutôt dans la qualité
d’un rapport avec une communauté fidélisée. » Pour une artiste émergente, les réseaux sociaux sont primordiaux. « Je me
pose pas mal de questions sur leur utilisa-
tion. Lorsque je publie mon actualité, j’en vois très vite l’impact. Mais
il ne faut pas non plus en dépendre.
On finit par se demander si on a été
assez actif, si l’on devrait ajouter des
infos pour exister. » L’Opération Iceberg a mis Billie Bird face aux réalités du marché. « Certaines formations ont été très instructives, par
exemple sur la gestion des droits
d’auteur. J’ai demandé aux représentants de la Sacem s’il fallait s’inscrire
chez eux pour pouvoir jouer en
France, ils m’ont dit que Suisa s’occupait de la collecte auprès des sociétés de gestions à l’étranger. »
Pour les résidences de Billie
Bird, les coordinateurs ont tenu
compte de ses besoins. L’artiste écrit
en anglais sans être anglophone.
De précieux conseils et un réseau : c’est tout
ça, et plus encore, qu’offre Opération Iceberg.
Elle a donc passé deux jours au SAS
de Delémont avec Matt Elliott, song­
writer et arrangeur britannique au style mise avant tout sur l’énergie et la spontatout différent du sien. « Lui écrit des chan- néité. Avec la musique pop c’est différent. Il
sons à boire de dix minutes, moi des textes faut travailler dur pour se distinguer, car les
sur des états d’âme, dans la pure tradition codes sont hyper-établis. » Schwarz a publié
folk. C’était amusant de confronter nos fin 2014 son album éponyme sous le label
univers. On a passé une première soirée jurassien Hummus Records.
à discuter à bâtons rompus. Ensuite, on a
Chacun a pu développer son langage
tout mis à plat, r­ emodelé des textes, testé propre. Le projet pilote terminé, quel avedifférentes manières d’exprimer une idée. » nir pour Iceberg ? « Nous souhaitons pérenUne autre r­ ésidence s’est concentrée sur les niser le projet, en faire un moteur d’intéarrangements sous la baguette de Marcello gration transfrontalière », répond Jean-Paul
Giuliani, membre du quartet d’Erik Truffaz Roland. « Nous travaillons avec des juristes
et réalisateur d’albums pour Sophie Hun- et des programmateurs à un ‹ kit de mobiger, Anna Aaron, The Young Gods.
lité artistique › qui faciliterait l’engagement
Pour les Jurassiens de Schwarz, qui des musiciens provenant de l’autre côté de
jouent une « dark pop électro » accrocheuse la frontière. Ce qui, pour l’heure, se heurte
et sophistiquée, l’expérience a été d’autant à des obstacles liés aux lois françaises sur le
plus profitable que le groupe venait à peine statut social des artistes, d’autorisation
d’éclore quand il a intégré le projet. « Cer- préa­lable pour l’organisation de concerts,
tains d’entre nous avaient 800 concerts à etc. » Iceberg espère s’étendre aux cantons
leur actif, d’autres cinq », explique le guita- romands qui n’y participent pas encore,
riste Jonathan Nido, rompu aux tournées voire à d’autres, proches de la frontière
de ses deux formations hardcore/metal, française, tel Bâle. En pleine ébullition,
Coilguns et The Ocean. La résidence de mais relativement isolée, la scène romande
Schwarz à la Rodia de Besançon a servi à devrait y trouver matière à rayonner.
peaufiner la cohérence du set, la présence
Roderic Mounir est musicien et journaliste au
scénique et la fluidité des transitions. « Tout
quotidien Le Courrier, en charge des musiques
dépend de ce que l’on cherche », estime Joactuelles. Il est le coauteur de l’ouvrage Post
Tenebras Rock, une épopée électrique – 1983–
nathan. « Cela n’aurait pas de sens de faire
2013, paru aux éditions La Baconnière en 2013.
une résidence avec un groupe hardcore, qui
« Il y a un monde entre les fantasmes et la réalité de
musicienne professionnelle. » Verveine
R E PO R TAG E
39
Carine Roth est photographe et iconographe ;
elle vit et travaille à Lausanne. Elle crée
par ailleurs des installations qui allient image,
texte et son.
AC T UA L I T É S PRO H ELV E T I A
Nouvelles perspectives
à la Quadriennale de Prague
Under the Tail of the Horse : tel est
le titre générique des différentes contributions suisses à la Quadriennale
de Prague, l’événement international le
plus important en matière de scénographie. Une équipe de ­curatrices et curateurs signe la parti­cipation suisse, sur
mandat de Pro ­Helvetia. Ils inaugureront
l’exposition ensemble, le 18 juin, sous
la statue équestre de saint Venceslas qui,
à la fin du XIXe siècle, a donné son
nom à la place des parades. L’installation
Wenceslas Line de Markus Lüscher et
Erik Steinbrecher, longue de plusieurs
centaines de mètres, ouvre le regard
sur cette place chargée d’histoire
et aujourd’hui noyée sous le flux de la
circulation, afin de nous la faire vivre
­autrement.
Une même intention anime Eric
Linder. Il investit l’imposante piscine
olympique Podolí avec une performance-­
concert des groupes suisses OY et
­Sunfast. Le public peut assister à Podoli
Wave du haut des tribunes ou dans
la piscine emplie d’eau. Reception est le
titre du troisième volet de la contribution suisse : on y voit les travaux photoACTU ALITÉS PR O H E LV E T IA
40
graphiques d’Iren Stehli et de Rishabh
Kaul, exposés dans le palais Clam Gallas,
l’un des centres de la manifestation.
Pour tous ceux qui ne peuvent se
rendre dans la capitale tchèque, il vaudra
la peine de faire un détour par la Suisse
centrale : en parallèle à la Quadriennale
de Prague, dans le Haus für Kunst d’Uri,
le duo d’artistes Lang / Baumann intervient de façon ludique dans la scéno­
graphie du musée, proposant également
des perspectives inédites.
www.sharedspace.ch
Photo : Eric Linder
Un volet de la présentation suisse à la Quadriennale de Prague se joue dans la piscine olympique où d’ordinaire les
nageurs font leurs longueurs : Eric Linder y met en scène Podoli Wave, une performance-concert.
Entre design et économie
Comment des designers peuvent-ils
changer l’entreprise ? Comment
fonctionne le rebranding, ce renouvellement de l’image de marque ?
Telles sont les questions au centre
du Design Day, qui s’est déroulé
le 17 juin 2015 pour la seconde fois
en parallèle aux Prix suisses du
­design, dans les locaux de la Foire
de Bâle. L’objectif est de coordonner
l’encouragement du design et
de jeter un pont entre création et
­marché. Pro Helvetia y invite un
groupe de spécialistes à s’entretenir
avec les jeunes designers et à répondre
à leurs questions. Il est également
prévu d’y p­ résenter les marques et les
œuvres de jeunes talents. Le Design Day
est une i­ nitiative de quatre acteurs
­nationaux de l’encouragement public et
Discussions entre experts et designers lors
du Design Day de l’an dernier.
privé du ­design : Pro Helvetia, l’Office
­fédéral de la culture, le Creative Hub
d’Engagement Migros ainsi que le Prix
suisse du design.
www.prohelvetia.ch
Photos : Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia ; timbre-poste : © La Poste suisse
Un nouveau blog artistique
P35745_001_040_Loeffel_Bild.indd 1
20.03.15 15:40
Photos extraites des projets Offscreen
et Setting de Gabriela Löffel: Collection
Cahiers d’Artistes 2015, série XII.
La Fondation suisse pour la culture Pro
Helvetia soutient des artistes suisses
­prometteurs en leur offrant une première
publication, une façon pour elle de renforcer tous les deux ans sa promotion des
arts visuels. Désormais cette mesure
d’encouragement est flanquée d’un blog
moderne qui signale les expositions
et les publications actuelles des artistes.
Par ailleurs, on y trouve la liste de toutes
les monographies qui ont été publiées
depuis 1984, de Fischli / Weiss et Pipilotti
Rist, Valentin Carron, Davide Cascio
ou Claudia Comte aux artistes de la série
XII, 2015: Thomas Bonny, Delphine
­Chapuis Schmitz, Daniel Karrer, Gabriela
Löffel, Sara Masüger, Filib Schürmann,
Miki Tallone und Benjamin Valenza.
Les huit derniers Cahiers d’Artistes sont
présentés à la LISTE | Art Fair Basel
de cette année, qui aura lieu du 16 au
21 juin, simultanément au démarrage
du nouveau blog d’art.
cahiers.ch
Matériaux,
­humains et
­autres
Le monde comme construction, l’humain comme mesure de toutes choses :
c’est avec ces idées que le réalisme
­spéculatif veut rompre. Ce courant de
pensée se reflète dans des œuvres
où le matériau joue un rôle déterminant,
­faisant passer l’importance de l’artiste au
second plan. Our Product, c’est le nom
de l’exposition de Pamela Rosenkranz,
l’artiste qui investit le pavillon suisse
cette année pour la 56e Biennale d’art
de Venise. Les matériaux sont pour elle
tout aussi importants que la question
de l’« humain ». Pour son exposition dans
le pavillon suisse, cette Uranaise ­d’origine
a rempli un bassin de liquide couleur
chair, bassin qui occupe toute la pièce et
dont la surface est agitée de vaguelettes.
En remettant en cause notre consom­
mation effrénée, notre délire sportif,
la chirurgie plastique et l’immortalité numérique, elle interroge l’auto­nomie
de l’être humain et de son corps. L’exposition a pour commissaire ­Susanne Pfeffer,
directrice du Fridericianum de Kassel.
Le Salon Suisse, programme d’accompagnement officiel dans le Palazzo Trevisan,
invite de plus
à réfléchir au
dadaïsme :
­intitulé S.O.S.
DADA – The
World Is A
Mess, ce cycle
est
conçu par
Le timbre-poste spécial
Juri
Steiner et
de Pamela Rosenkranz.
Stefan Zweifel.
Pro Helvetia est en charge de la présen­
tation suisse à la Biennale de Venise qui
dure jusqu’au 22 novembre. En complément, Pamela Rosenkranz a créé un
timbre-poste à l’effet tactile particulier :
il a une structure qui rappelle la peau humaine quand on le touche – alliant ainsi
matérialité et humanité sur une surface
minuscule.
www.biennials.ch
A CT U ALIT ÉS PR O H E LV E T IA
41
PA R T E N A I R E
Le livre
comme
­paysage
La Fondation Jan Michalski
pour l’Écriture et la Littérature
à Montricher.
sur les langues originales et privilégiant
d’éventuelles traductions françaises, ce
fonds est renforcé par le souci de l’actualité
du livre que couvrent une centaine de revues littéraires. Le Prix de la Fondation, remis annuellement par un jury entièrement
composé d’écrivains de langues et d’affinités variées, distingue également la diversité
des écritures.
Le livre, à Montricher, est le sujet
d’explorations et de questionnements
­
constants. La scénographie modulable de
la salle d’exposition présente des œuvres
graphiques qui opèrent un trait d’union
entre le mot et l’image, tandis que l’auditorium programme des rencontres publiques
avec des auteurs qui font l’actualité. « C’est
un mécénat poussé jusqu’au bout », commente Pierre Lukaszewski, directeur de la
Fondation. « De son écriture, au soutien
et à sa diffusion, de sa réception à son économie, tous les efforts ont été déployés
pour magnifier le livre ». La Fondation, en construction depuis
quatre ans, s’enrichit peu à peu
de nouvelles composantes. De part
et d’autre de la canopée seront
bientôt amarrées des « cabanes », sortes
de coffres maintenus surélevés à
l’aide de câbles, tous imaginés par
différents architectes. Ils abriteront
sept résidences pour écrivains du
monde entier dès 2016. Avec ces cabanes,
le programme architectural achèvera
de matérialiser l’acte symbolique de
l’écriture, selon l’image du geste et de la
pensée en suspens.
Elisabeth Jobin (née en 1987) a étudié
à l’Institut littéraire suisse avant
de suivre des études d’histoire de l’art ­
contemporain à l’Université de Berne.
Elle travaille comme auteure et pigiste.
triplé au cours de l’année dernière et la
somme allouée aux aides et subventions
a été revue à la hausse jusqu’à atteindre 1,5
million de francs en 2014.
Au cœur du bâtiment, la bibliothèque
forme une impressionnante structure de
galeries en chêne massif, aménagée sur
quatre étages. Ouverte au public depuis
janvier 2013, elle réunit déjà près de 50 000
livres, tous acquis auprès de libraires
indépendants de Suisse et d’Europe, soit
un p­ anorama de la littérature moderne et
contemporaine du monde entier. Misant
PARTENAIRE : FO NDAT IO N JAN M ICH ALSK I
42
La rubrique Partenaire présente des
institutions engagées dans l’encouragement de la culture, qu’elles soient privées ou
publiques, nationales ou internationales.
Illustration : Raffinerie
par Elisabeth Jobin – On ne vient pas
par hasard à la Fondation Jan Michalski
pour l’Écriture et la Littérature. L’endroit
est aussi retiré qu’emblématique. Situé
à Montricher, au pied du Jura vaudois,
son siège regarde la chaîne des Alpes qui
s’étendent au-delà du Léman. À ce paysage
ouvert, l’architecture imaginée par le Jurassien Vincent Mangeat répond par des
formes tout en légèreté, qui théâtralisent la
rencontre de la nature et de la littérature.
De loin déjà, on aperçoit la structure ajourée de son toit, une canopée qui couvre
comme une toile la bibliothèque, la salle
d’exposition et l’auditorium.
Cette promesse de calme, qui s’adresse
tant aux lecteurs qu’aux auteurs, a été­
­formulée par la mécène Vera Michalski-­
Hoffmann. Un nom connu dans le milieu
littéraire : les éditions Noir sur Blanc,
qu’elle a fondées en 1986 avec son époux,
ont pour vocation de mettre en réseau
les cultures de l’Europe orientale et
­occidentale. Elle a poursuivi le travail de
son mari disparu trop tôt, en créant en
2004 en son hommage la Fondation Jan Michalski pour l’Écriture
et la Littérature. Celle-ci puise son
identité dans la diversité de la création littéraire, mais se distingue de
l’engagement éditorial par une ambition de
représentation totale : l’ensemble des
étapes qui font la vie d’un livre est visible à Montricher. L’entreprise philanthropique poursuit une politique de promotion culturelle où le livre se révélerait
par le truchement d’une littérature vivante,
d’échanges et de mises en dialogue entre
l’auteur et son public. « Nous avons construit en partant de
zéro pour créer un microclimat autour
de la littérature. À terme, notre objectif est
de freiner l’érosion de la lecture », explique
Vera Michalski. « J’avais remarqué un
manque de ce côté-là en Suisse romande »,
poursuit-elle, « et j’ai voulu y suppléer. » La
Fondation prend ancrage dans la scène
­littéraire romande tout en soignant l’ambition d’un rayonnement international.
Depuis 2007, soit deux ans avant les débuts
des travaux à Montricher, la Fondation a
financé salons du livre ou événements
ponctuels, autant d’occasions de rencontres
pour ceux qui ne seraient pas naturellement confrontés au livre. Les demandes ont
CA RTE BL A NCHE
Les coulisses
du texte
par Michèle Roten – Je termine ces jours
ma première pièce de théâtre et je dois reconnaître que j’en éprouve une certaine
tristesse. Je n’aurais pas pensé en arriver là.
Car il faut bien l’avouer : le théâtre et moi,
ça fait deux , je ne l’­apprécie pas trop.
L’idée m’a toujours énormément plu.
Mais dans la pratique, cela n’a jamais été
un véritable coup de foudre. Il faut dire que
j’ai souvent assisté à des représentations
mettant en scène, à mon grand dépit, tous
les clichés possibles : tous les protagonistes
sont nus à l’exception de l’officier nazi, ou
les ­acteurs crient en permanence, ou encore du sang artificiel coule à flot sans
­vraiment de raison valable à mes yeux. Et
souvent, il régnait tout simplement trop
de confusion. Quand de longs passages ne
sont que jeux de mots, que pendant plus
de 10 minutes, je ne comprends pas qui
parle, ni où nous nous trouvons, ni pourquoi la femme s’enfonce en riant une lame
dans le vagin, c’en est trop pour moi : je déclare forfait.
Mais le plus grand problème que j’ai
avec le théâtre, c’est que je m’en suis très
souvent sentie exclue. J’avais le sentiment
d’assister à une fête d’entreprise sans faire
partie des employés. Le théâtre est un système fortement autoréférentiel.
Cette impression s’est renforcée quand
j’ai pu me glisser dans les coulisses. Désemparée, j’ai quitté plus d’une discussion
parce que je ne comprenais pas les allusions
et les références à d’autres pièces, régisseurs, auteurs et représentations. Tout me
paraissait abstrus : « Au niveau de la mise en
scène, j’imagine ça comme blablabla» –
« Oui, comme au théâtre Blabla, avec le directeur artistique Bla » – « Pour moi, c’était
trop bla, j’aurais aimé plus de blabla » –
« Ou bien alors blablabla » Et tout le monde
d’éclater de rire. Sauf moi.
D’un côté, j’avais donc des doutes au
début de ce projet. Mais de l’autre, j’en avais
immensément envie. Parce que je commençais à en avoir assez du journalisme.
Parce que j’aime écrire des dialogues
par-dessus tout. Et parce que j’avais juste
envie de me lancer dans quelque chose de
complètement différent. Sans être pressée
par le temps. Une année. Génial !
Au début, j’ai longtemps porté en moi
l’idée que je devais écrire une pièce de
théâtre. Je prenais des notes. Je surlignais
des passages intéressants dans les livres et
les magazines. J’imaginais que l’idée d’une
pièce de théâtre se révélait à son auteur
comme une épiphanie. Une lumière claire,
un picotement, eurêka ! Mais rien ne se
­passait. Un jour, une amie me raconta une
expérience vécue qui se grava dans mon
­esprit. L’idée de m’en servir pour ma pièce
de théâtre ne s’imposa que bien plus tard,
au bout de plusieurs semaines. Puis vint le
moment où il fallut commencer à écrire.
Là encore, j’avais une idée bien précise de la façon dont ça se passerait. Je me
voyais partir en retraite. Quelque part dans
les montagnes, sans distraction, deux semaines pour écrire, tôt au lit, levée aux
­aurores, écrire, écrire, écrire. Lorsque l’organisation de cette pause commença à
s’avérer compliquée, je compris qu’il fallait
me lancer. Comme pour un article, comme
pour une chronique, comme pour un texte
« tout à fait normal ». Au début, j’ai eu des
difficultés colossales. Entre excuses et fauxfuyants, le temps s’accéléra et tout à coup,
CAR T E B LANCH E
43
ce fut quand même une course contre la
montre. Zut et flûte !
Je finis par m’y mettre grâce à un
­programme que j’avais déniché. Un programme qui facilite, du seul point de vue
formel, l’écriture de dialogues. Je l’essayai,
tapai quelques lignes et quand je m’arrêtai,
j’avais tout à coup une scène sous les yeux.
Et maintenant, j’ai presque terminé,
et quelque part cela me rend triste. Parce
qu’au bout d’un moment, les personnages
étaient devenus comme des amis. Ils
­évoluaient, changeaient, souvent, ils me
surprenaient. C’était là les plus beaux
­moments : quand les choses survenaient
d’elles-mêmes, quand j’étais davantage
spectatrice. Quand j’observais en oubliant
tout ce qu’il y avait autour de moi, tandis
qu’une histoire se jouait sous mes yeux.
Comme au théâtre, ma foi.
Michèle Roten, 35 ans, a été chroniqueuse
et rédactrice du Magazin, supplément hebdomadaire du journal Tages-Anzeiger, jusqu’en
2014. Elle a fait des études de littérature allemande, sociologie et criminologie et vit à Zurich. D
­ urant la saison 2014 / 2015, elle est l’auteure associée du Konzert Theater Bern. Sa
pièce Wir sind selig a été créée le 5 juin 2015 à
la Heitere F
­ ahne, Berne.
Traduit de l’allemand par Anne Schmidt-Peiry
Illustration : Alice Kolb
GA LERIE
Emile Barret
Transmissions :
La Psychologie (Syndrome du Collectionneur)
La Philosophie (Tetrapharmakon)
La Linguistique (Orateur)
2013
105 × 139 cm
Né en 1989, Emile Barret a grandi dans
les environs de Paris. En 2012, il a obtenu
son diplôme en communication visuelle
et photographie à l’École Cantonale d’Art
de Lausanne (ECAL). Son travail de fin
d’études a été couronné d’un Swiss Design
Award en 2013. La même année, il a obtenu
le Prix du public au Festival de Mode et de
Photographie de Hyères. Emile Barret travaille souvent de grands formats. Ses compositions foisonnantes donnent libre cours
aux associations. Combinant les systèmes
de référence les plus divers, elles déstabilisent nos habitudes visuelles et renvoient
le spectateur à lui-même.
L’artiste a montré ses travaux dans
­diverses expositions individuelles et col­
lectives en Europe, mais aussi en Afrique et
en Asie. Jusqu’au 20 juin, la Galerie d’(A)
de Lausanne présentait Macération des
Simples, Darkroom, Lis Popolit Sacàrides,
Nootropics Fitness, des phénomènes préoccupants…, une exposition qui réunissait
Emile Barret et Fabrice Schneider.
G ALE R IE
45
LLIAISONS, le projet montré jusqu’au 23
août au Musée de l’Élysée de Lausanne
dans le cadre de l’exposition reGeneration3, a vu le jour à l’occasion d’une
bourse d’atelier à Londres.
www.emilebarret.com
La rubrique Galerie présente, dans chaque numéro,
l’œuvre d’une ou d’un artiste de Suisse.
Passages, le magazine de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, informe sur l’art
et la culture de Suisse et sur ses échanges culturels avec le monde. Passages paraît deux fois par
an et il est diffusé dans plus de 60 pays – en allemand, français et anglais.
IMPRESSUM
Editrice
Pro Helvetia
Fondation suisse pour la culture
www.prohelvetia.ch
Rédaction
Rédaction en chef
et rédaction de la version allemande :
Alexandra von Arx
Assistance : Isabel Drews, Lisa Pedicino, Eva
Stensrud, Michel Vust, Maya Wipf
Rédaction et coordination
de la version française :
Marielle Larré
Rédaction et coordination
de la version anglaise :
Marcy Goldberg
Adresse de la rédaction
Pro Helvetia
Fondation suisse pour la culture
Rédaction de Passages
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CH–8024 Zurich
T +41 44 267 71 71
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Tirage
20 000 exemplaires
© Pro Helvetia, Fondation suisse pour
la culture – tous droits réservés.
Reproduction et duplication uniquement sur
autorisation écrite de la rédaction.
PA S S AG E S
E N L IG N E
Passages
Le magazine culturel de Pro Helvetia en ligne :
www.prohelvetia.ch/passages
Le prochain numéro de Passages
­paraîtra en décembre 2015.
Actualités Pro Helvetia
Projets actuels, concours et programmes de la
Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia :
www.prohelvetia.ch
Antennes Pro Helvetia
Derniers numéros parus :
passages
Dramatiser l’espace
No 63
Johannesburg/Afrique du Sud
www.prohelvetia.org.za
Dramatiser l’espace
Le Caire/Égypte
www.prohelvetia.org.eg
New Delhi/Inde
www.prohelvetia.in
New York/États-Unis
www.swissinstitute.net
Paris/France
www.ccsparis.com
La scénographie dans tous ses états
À Rome : l’art et la science en dialogue
À New York : les œuvres de jeunesse de l’artiste David Weiss
À Saint-Pétersbourg : une coproduction helvético-russe
L E M AG AZI NE C ULTUR E L DE P R O HE LV E TI A, NO 6 3 , 2 /2 0 1 4
passages
En direct du nuage
No 62
En direct du nuage
Art et culture numériques
Championne de défaite : la performeuse Anthea Moys
Voyage aux frontières : le photographe Adrien Missika
Une coopération prometteuse : le design suisse en Chine
Rome, Milan, Venise/Italie
www.istitutosvizzero.it
San Francisco/États-Unis
www.swissnexsanfrancisco.org
L E M AG AZI NE C ULTUR E L DE P R O HE LV E TI A, NO 6 2 , 1 /2 0 1 4
passages
Design ? Design !
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Bouillon de cultures
No 60
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Arts, migrations et société
Acrobatie, surréalisme et poésie : Daniele Finzi Pasca à Montréal
Biennale de Venise : Valentin Carron dans le Pavillon suisse
Varsovie : Rébellion scénique contre le contrôle tous azimuts
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suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans
le monde. Elle s’engage pour la diversité de la
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de la culture et concourt à l’existence d’une
Suisse culturelle multiple et ouverte.
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le téléchargement de la version électronique à
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commande ultérieure d’un unique exemplaire,
une somme forfaitaire de 15 francs est perçue (frais
d’administration et de port inclus).
IM PR E SSU M
47
Nous avons des routes séparant
­communautés riches et pauvres, nous
créons des campus isolés de leur environnement, nous laissons nos rues cesser
d’être des espaces à usage mixte. C’est une
si mauvaise idée !
Les lisières, lieux de rencontre
Richard Sennett interviewé par Anne McElvoy, p. 8
C’est ainsi que se font les choses au XXIe
siècle en dehors de la scène pop aussi :
au sein de collectifs informels qui glissent
­aisément de l’amitié à l’activité professionnelle.
En travaillant de manière connectée plutôt
que contraignante.
Rock à géométrie variable
Christoph Fellmann, p. 26
Les thèmes pertinents d’aujourd’hui proviennent
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­atteignent le public, le meilleur chemin passe peutêtre par l’art.
Du labo à la scène
Roland Fischer, p. 29
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