En 1936, 95 % des 2 721 habitants du Chambon-sur

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En 1936, 95 % des 2 721 habitants du Chambon-sur
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En 1936, 95 % des 2 721 habitants du Chambon-sur-Lignon étaient protestants, et environ la
moitié d’entre eux des paysans pauvres, vivant dans des fermes ou des hameaux dispersés sur
plusieurs kilomètres carrés autour du village. Les protestants ne représentaient pas plus de
2 % de la population totale de la France, mais sur le Plateau, où vivaient 24 058 personnes,
38 % étaient de cette confession27. Le haut plateau sur lequel se trouve cette enclave
protestante comptait 40 habitants par kilomètre carré, et 12 paroisses couvraient une région de
petits villages et de fermes isolées, à l’écart de tout.
André Trocmé, le pasteur de l’Église réformée de France du Chambon-sur-Lignon, fut l’un
des principaux animateurs de la mission non violente d’accueil. Son influence fut très forte. Il
fonda, avec son suffragant Édouard Theis, un collège privé mixte, l’école nouvelle cévenole,
dont les valeurs fondamentales étaient la non violence, l’objection de conscience, l’ouverture
internationale, la solidarité et la paix. Trocmé et Theis eurent un rôle de catalyseurs dans la
mission d’accueil, au Chambon même et dans les environs, mais une fois celle-ci commencée,
elle se développa par elle-même, et les nombreuses personnes qui y participèrent le firent en
toute indépendance. Chacune des 12 paroisses, avec son pasteur, mena sa propre action
d’accueil. Pour Gérard Bollon, spécialiste de l’histoire du Plateau, « 15 pasteurs, aidés de 7
pasteurs étrangers, des Suisses principalement, ont eu la même action dans leurs paroisses
qu’André Trocmé dans la sienne »28.
Tandis que ces pasteurs dirigeaient les missions d’accueil dans leur village, dans la région du
Chambon-sur-Lignon Trocmé et Theis prêchaient la résistance à la haine et à la totale
destruction qu’enseignait le IIIe Reich. Ils rassemblaient leur troupeau dans la lutte contre
l’assouvissement de la violence et la violation des Évangiles. Comme le fait observer Philip
Hallie, le manuel officiel de l’organisation de la Jeunesse hitlérienne affirme que « le
national-socialisme est fondé sur la reconnaissance de la différence qui existe entre les
hommes » (p. 273). Trocmé et Theis enseignaient l’égalité et la dignité absolues de tous les
êtres humains. Leur agressive non-violence et leur pacifisme actif contribuèrent à faire du
Plateau l’endroit le plus sûr de France pour les enfants juifs, même pendant la dernière année
d’Occupation, lorsque les deux pasteurs furent recherchés par la Gestapo et contraints de se
cacher.
Il est regrettable que la publication du livre de Hallie, Le Sang des innocents, ait été à
l’origine de l’accusation de « sanctification » portée contre André Trocmé et, par la suite, de
propos diffamants à son égard. Cet ouvrage n’est pas, comme certains l’ont affirmé, une
« adaptation » des Mémoires inédits d’André Trocmé29. Les deux principales sources de
Hallie sont les Mémoires et les longs enregistrements réalisés par Magda Trocmé. Il énumère
les nombreuses sources à partir desquelles il a construit son livre : elles dépassent largement
la famille Trocmé. « À part ces deux sources, explique-t-il en annexe à son ouvrage, de
nombreux témoignages sont essentiels à ce livre […] : Édouard Theis, Burns Chalmers,
Richard Unsworth, Daniel Isaac, Roger Darcissac, M. et Mme Ernest Chazot, Mme Georgette
Barraud, Mme Eyraud, Mme Marion, Mlle Marion, Miss Maber »30 (p. 295-296). Bien qu’il
concentre son étude sur Trocmé et Theis, il choisit de montrer le rôle important qu’eurent les
maisons d’accueil – les pensions –, les fermes des alentours où se cachaient les enfants, et
tous ceux qui y travaillaient. Hallie dit explicitement qu’on « se trompe si l’on pense que
Trocmé fut un chef isolé » (p. 98), et il clarifie l’origine de toute l’aide que celui-ci reçut et
qui était nécessaire : elle provenait des Quakers, des Congrégationalistes américains, des
YMCA, de la Fellowship of Reconciliation, de ceux qui fabriquaient des faux papiers.
Parfois, Trocmé ne pouvait rien faire sans le conseil presbytéral (p. 167) et la paroisse que
celui-ci représentait. Tout au long de son récit, Hallie indique que l’aventure fut collective.
Bien que Trocmé « ait inspiré [la mission d’accueil], il ne l’avait pas créée telle qu’elle était,
comme [Madeleine] Barot et les autres équipiers avaient “fait” la Cimade [organisation à
dominante protestante, composée en majorité de femmes qui apportèrent leur aide aux
réfugiés de façons très diverses] » (p. 195). Hallie n’isole pas Trocmé des autres personnes
qui pratiquaient l’accueil. Il ne le sanctifie pas et n’en fait pas un personnage de légende.
Le même détracteur accuse le pasteur d’avoir lui-même raconté sa propre légende. Selon cet
auteur, le style de Trocmé, lorsqu’il raconte les événements de 1940-1944 dans ses Mémoires,
révèle les mêmes caractéristiques que celles qu’on retrouve dans le récit de Hallie
(l’isolement et la mise en valeur d’une personne, l’exagération de l’importance qu’elle prit,
qui laissent dans l’ombre le reste du tableau). C’est ainsi que s’explique la « construction de
la mémoire légendaire ». Mais rien n’est plus faux que de prétendre que la lecture de ces
Mémoires donne l’impression que « les Trocmé étaient seuls contre tous, et que, sans eux, les
enfants n’auraient pas été sauvés »31. Tout lecteur objectif des Mémoires d’André ou des
Souvenirs autobiographiques de Magda ne peut qu’être stupéfait de cette affirmation qui,
curieusement, a paru avant même que ces deux volumes ne soient disponibles à la
consultation32. Comme Hallie le souligne aussi très justement dans son récit, André et Magda
Trocmé se réfèrent fréquemment à d’autres personnes sans lesquelles les activités d’accueil
dans la région n’auraient pas pu se réaliser. L’idée d’un Trocmé construisant sa propre
légende en recyclant l’image d’un personnage légendaire extrait des guerres de Religion, à la
tête de son peuple au moment de la crise, n’est que le produit d’une imagination déformée. On
ne trouve rien de cela dans ses Mémoires.
Il est grand temps d’abandonner tous ces mythes, qu’ils soient positifs ou négatifs, concernant
les habitants du Plateau. Une fois abordées les représentations erronées concernant André
Trocmé, il est temps aussi de lui rendre justice. Soixante-cinq ans après la fin de la guerre, on
se souvient de lui comme de l’un des principaux architectes de la mission d’accueil sur le
Plateau. Georges Menut, avant de faire paraître la deuxième édition (1995) de son texte
intitulé « André Trocmé : un violent vaincu par Dieu », s’est entretenu avec une trentaine de
personnes l’ayant côtoyé entre 1939 et 1944. Il a envoyé des questionnaires à 130 autres
personnes qui l’avaient connu à cette période et a reçu 75 % de réponses. Trocmé est décrit
comme « un suractif capable de mobiliser toute une région, [qui] encourageait [les pasteurs du
Plateau] à aider les Juifs » et les autres réfugiés sur le Plateau. « Il les poussait à l’accueil et à
l’action. »33 À la question : « Pourquoi avez-vous hébergé des Juifs chez vous ? », les
protestants du Plateau répondaient souvent : « Le pasteur Trocmé nous l’a demandé et nous
ne pouvions pas lui refuser. »34
Menut n’est certainement pas le seul à se faire l’écho de l’influence importante que Trocmé
exerça dans la mission d’accueil sur le Plateau. Pour Olivier Hatzfeld, c’était un « homme
d’action » qui, avec Magda, fut considéré comme « la clef de la communauté ». Le chef de la
Résistance locale, Pierre Fayol, le voyait aussi sous ce jour35. Gérard Bollon reconnaît la part
que prirent tous les pasteurs du Plateau à la mission d’accueil, mais il distingue en Trocmé
« un chef », « un visionnaire », « peut-être l’animateur principal », « l’âme du Chambon »,
doté d’« une stature au-delà d’une paroisse »36.
Dès le début, le 23 juin 1940, le lendemain de l’armistice, et donc plus de deux ans avant la
protestation officielle du président de l’Église réformée de France, Marc Boegner, le 22
septembre 1942, Trocmé et Theis appelèrent à résister contre Vichy et s’élevèrent
publiquement contre le traitement que ce régime infligeait aux Juifs. Sous l’influence et
l’inspiration du pasteur Martin Niemöller et de l’Église confessante allemande, et en tant
qu’objecteurs de conscience chrétiens et pacifistes, ils devaient se consacrer à la lutte non
violente contre les nazis. Trocmé, pour qui « le rôle de l’Église était de lutter pour la justice
sociale »37, montra l’exemple. Dans une lettre, très probablement écrite en février 1943, à son
frère aîné Robert – qui se trouvait en zone occupée –, adressée par précaution à Simone, une
sœur fictive, il expliquait comment se passait l’activité d’accueil chez lui :
« Tu sais peut-être que nous avons pu, cet été, porter secours à une soixantaine de
Juifs réfugiés chez nous : cachés, ravitaillés, arrachés à la déportation et souvent
conduits en pays sûr […] c’est par dizaines, par centaines que les Juifs sont
dirigés vers Le Chambon. Mon ministère normal en a été complètement arrêté.
D’habitude, j’avais déjà en été ma salle à manger transformée en salle d’attente
(10 à 15 personnes par jour). Maintenant, c’est tout le long de l’année. »38
L’image qu’évoque Trocmé vient à l’appui de la remarque de Sabine Zeitoun : « Le
presbytère devint le cœur du village pour accueillir et ensuite disperser les réfugiés chez les
villageois et les paysans. »39 Deux autres lieux, l’hôtel May et Beau Soleil, la pension de
Mme Barraud, jouaient aussi ce rôle.
Dans ses Mémoires, qu’il a rédigés en grande partie vingt à vingt-cinq ans après les
événements, conçus comme un document privé destiné uniquement à ses enfants et petitsenfants, Trocmé dit qu’on ne devrait pas mentionner l’activité d’accueil que l’on a pratiquée :
« D’autres aussi, n’avaient-ils pas fait de la résistance ? Tel salutiste, tel pasteur, n’était-il pas
mort en déportation ? Vous êtes vivant ! Taisez-vous. »40 Lorsque, au début de mars 1971,
alors qu’il habitait Genève, il a appris qu’il allait être reconnu par Yad Vashem comme un
« Juste parmi les nations », il a écrit à l’historienne juive Anny Latour :
« Pourquoi moi, et pas la foule des humbles paysans de Haute-Loire, qui ont fait
autant et plus que moi ? Pourquoi pas ma femme, dont la conduite a été beaucoup
plus héroïque que la mienne ? Pourquoi pas mon collègue Édouard Theis, avec
lequel j’ai tout partagé, en fait de responsabilités ? Je ne puis accepter la “médaille
des Justes” qu’au nom de tous ceux qui se sont “mouillés” pour nos frères et nos
sœurs persécutés injustement, jusqu’à la mort. Malgré tout je me sens encore
coupable de ce qui n’a pas été fait. »
Trocmé a alors demandé à Mme Latour d’intervenir pour que la cérémonie, qui devait à
l’origine se tenir à l’ambassade d’Israël à Berne, ait lieu au Chambon-sur-Lignon. Lorsqu’il a
appris, un peu plus tard, qu’elle se tiendrait au Chambon, il a écrit au consul général d’Israël à
Paris : « La cérémonie devrait avoir lieu à la mairie, afin d’y associer tous ceux qui ont
contribué à abriter et sauver des réfugiés juifs pendant la guerre. Les habitants des communes
voisines : Le Mazet, Tence, Saint-Agrève, Devesset seraient également conviés. » Ces lettres,
à elles seules, réfutent les accusations sans fondement de la soi-disant tendance de Trocmé à
exagérer le rôle qu’il joua dans la mission d’accueil sur le Plateau 41.
Le conseil de Georges Menut concernant le pasteur est judicieux : « Gardons son souvenir
sans en faire un dieu ni un monument. »42 L’influence de Trocmé et de Theis fut certes très
forte, mais bien peu de choses auraient pu être accomplies sans la population du Plateau. La
paroisse du Chambon, par exemple, était tout à fait à la hauteur. Les groupes d’étude biblique
dispersés, qui existaient déjà dans des endroits éloignés de la paroisse, constituaient un
important réseau de communication qui permettait de repérer les refuges et d’emmener les
étrangers terrorisés en lieu sûr. Tout le monde au Chambon ne cacha pas des réfugiés, mais le
village, dans sa grande majorité, fut impliqué activement dans la mission d’accueil. Les
enseignants, par exemple, accueillaient dans leurs cours des étudiants étrangers qui,
visiblement, avaient de faux papiers. Des employés de la mairie donnaient des tickets de
rationnement supplémentaires aux familles qui cachaient des Juifs, et des commerçants
« oubliaient » de réclamer des tickets de rationnement… En réalité, après l’été 1942,
l’hébergement des Juifs sur le Plateau devint la norme et non une exception. Une fois
l’opération d’accueil commencée, il semble qu’elle se soit répandue sans discrimination sur
tout le Plateau. Le flot des réfugiés était ininterrompu. Certains ne restèrent que quelques
jours, d’autres des mois entiers, d’autres des années. La campagne, en quelque sorte, absorba
des milliers de réfugiés pendant toute la durée de la guerre.
Les pasteurs, avec l’aide d’organisations nationales et internationales, créèrent des maisons de
refuge destinées à nourrir, habiller, protéger et éduquer les jeunes enfants qui avaient pu être
retirés des camps d’internement du Sud de la France, parfois juste avant que leurs parents ne
soient déportés. Vers le milieu de la période d’Occupation, on dénombrait 7 maisons
d’accueil au Chambon et dans les environs. Elles étaient financées par les Quakers, les
Congrégationalistes américains, la Croix-Rouge suisse, et même certains gouvernements
étrangers comme la Suède. Il existait aussi 12 pensions au centre du village, qui logeaient des
réfugiés, enfants et adolescents, filles et garçons. Il faut enfin citer, au-delà des nombreuses
familles qui hébergèrent des Juifs – dont certaines gardèrent des enfants pendant des années –,
l’école nouvelle cévenole, où une forte proportion d’étudiants boursiers étaient juifs. Leur
nombre augmenta chaque année, passant de 18 en 1938 à 350 en 194443. Alors que certains,
avec perspicacité, ont pu parler de « la banalité du mal » au cours de la Shoah, nous pouvons
parler de la bienveillance dont les habitants du Plateau firent preuve en toute « normalité ».
Basée sur des notions élémentaires de simple savoir-vivre – héberger et nourrir l’étranger qui
frappe à la porte –, cette bienveillance se propagea de ferme en ferme, d’une personne à
l’autre, du premier geste au suivant44.
Non seulement les habitants du Plateau accueillirent des Juifs, mais ils cachèrent des
communistes, des Allemands antifascistes, des républicains espagnols, des apatrides et, à
partir de février 1943, des personnes qui désiraient échapper au STO, le Service du travail
obligatoire. Ils refusèrent aussi de coopérer avec le gouvernement de Vichy. Au Chambon, les
pasteurs ne se plièrent pas à l’ordre de faire sonner les cloches du temple en hommage au chef
de l’État. À l’école nouvelle cévenole, on refusa d’afficher au mur un portrait de Pétain ; on
n’imposa pas non plus l’obligation du salut au drapeau. En août 1942, trois semaines après la
rafle du Vél’ d’Hiv’, plusieurs étudiants de l’école cévenole s’indignèrent du traitement
scandaleux infligé aux Juifs parisiens dans une lettre sans doute inspirée – sinon écrite – par
André Trocmé, qu’ils présentèrent, lors de sa visite, à Georges Lamirand, secrétaire général à
la Jeunesse du gouvernement de Vichy : ils l’informaient que des Juifs se trouvaient parmi
eux mais que les villageois ne faisaient aucune différence entre Juifs et non-Juifs, et que, quoi
qu’il arrive, ils ne les dénonceraient pas si on le leur demandait, car ce serait contraire à
l’enseignement des Évangiles. Lamirand déclara que cela n’était pas son affaire et qu’ils
devaient s’adresser au préfet Bach. Celui-ci menaça immédiatement de faire arrêter Trocmé
s’il n’obéissait pas à ses ordres. Deux semaines plus tard, le pasteur fut convoqué à la mairie,
où il fut une fois encore menacé d’arrestation – par un officier de la police de Vichy – s’il ne
donnait pas le nom des Juifs qui se cachaient dans le village45.
Trocmé fut finalement arrêté, ainsi qu’Édouard Theis et Roger Darcissac, le directeur de
l’école publique du Chambon-sur-Lignon, dans la soirée du 13 février 1943. Ils séjournèrent
presque cinq semaines dans le camp d’internement de Saint-Paul-d’Eyjeaux, près de Limoges,
où 75 % de leurs codétenus étaient des communistes. Contre toute attente, ils furent libérés le
16 mars, après l’arrivée d’un télégramme en provenance de Vichy, juste avant que le camp ne
soit fermé et tous les prisonniers déportés. Plus tard, Trocmé et Theis durent se cacher
pendant dix mois. Mais ce ne fut pas la crainte d’être « inquiété » qui incita le pasteur à se
cacher en août 194346. En réalité, « l’Église réformée [en la personne de Maurice Rohr]
poussa [Trocmé et Theis] à quitter le village »47. Lorsqu’on comprend à quel point la vie était
précaire pour ces hommes qui entraînaient des villages entiers derrière eux, et que des Juifs et
non-Juifs vivant au Chambon-sur-Lignon étaient déportés et gazés dans les camps de la mort,
on se demande comment quelqu’un a pu aller jusqu’à prétendre que « les risques encourus
n’apparaîtr[aient] qu’après la guerre »48.
Si des actions ouvertement collectives furent entreprises sur le Plateau, nombre d’opérations
furent en revanche réalisées dans la clandestinité. Souvent, les habitants du Plateau ne
savaient pas que leurs voisins étaient impliqués dans des activités d’accueil. Ils se doutaient
que d’autres avaient accepté de cacher les derniers arrivants, mais ne savaient ni de qui il
s’agissait ni où cela se passait. Ils en parlèrent peu, que ce soit pendant la guerre – ils
utilisaient des mots de passe et des codes pour communiquer49 – ou après. De plus, il n’y eut
aucun dossier officiel. Bien que beaucoup ne se procurèrent jamais de faux papiers d’identité,
plusieurs personnes en fabriquaient sur le Plateau. Oscar Rosowsky, un jeune homme qui se
cachait sous le nom de Jean-Claude Plunne, en était le principal fournisseur, mais d’autres,
parmi lesquels Roger Darcissac, en fabriquaient aussi. La mission d’accueil impliquait un
comportement à la fois franc et évasif. Les habitants du Plateau ne cachaient pas le fait qu’ils
hébergeaient des Juifs, mais quand la police de Vichy venait les chercher, les réfugiés avaient
rejoint leurs cachettes. Le caractère naturellement réservé de ces montagnards vivant à l’écart
de tout fut un atout certain, dans un système où devaient régner à la fois l’intimité et le silence
du consensus, la franchise et la dissimulation. Cela fonctionna bien au Chambon, que les
Allemands et les fonctionnaires de Vichy appelaient, comme le souligne Philip Hallie, « ce
nid de Juifs en pays protestant » (p. 10, éd. 1994). Dans ce village œcuménique, il n’y eut pas
un seul habitant pour dénoncer un Juif ou quelqu’un qui cachait des réfugiés.
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Une certaine connaissance du protestantisme et de son histoire dans la France catholique est
nécessaire pour comprendre non seulement pourquoi les huguenots, en particulier,
s’identifièrent aux Juifs persécutés, mais aussi pourquoi ils réussirent à les cacher avec autant
de succès. Les protestants furent persécutés de 1530 à 1598, date à laquelle Henri IV signa
l’édit de Nantes qui leur donnait le droit de pratiquer leur religion au grand jour. Louis XIV
révoqua cet édit en 1685, et ils furent à nouveau persécutés jusqu’à la Révolution. En 1560, la
France comptait 16 millions d’habitants, dont 1 million de protestants. En 1940, sur
40 millions de Français, ils étaient à peine 800 000. Pendant les persécutions, ils émigrèrent
en masse aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie du Nord, en Angleterre, au Canada et aux
États-Unis. Après la révocation de l’édit de Nantes, par exemple, environ 200 000 huguenots
quittèrent la France50. Ceux qui n’avaient pas les moyens de fuir vers d’autres contrées se
cachèrent dans les régions les plus inhospitalières du pays, où ils survécurent grâce à un secret
bien gardé, à leur habileté et à leur silence. La vie clandestine fit naître chez eux une forte
méfiance à l’égard de tout gouvernement, quel qu’il fût.
Lecteurs quotidiens de la Bible, ces protestants français connaissaient bien la Bible hébraïque,
et l’histoire des Juifs leur était donc familière. En tant que minorité persécutée pendant une
grande partie de leur propre histoire, ils se sentaient proches des peuples marginalisés, et
nombre d’entre eux s’identifiaient aux Juifs qui, à leurs yeux, étaient le peuple choisi par
Dieu. Patrick Cabanel fait cette très belle remarque à propos du Plateau : « Les Hébreux
étaient là depuis quatre siècles lorsque les Juifs sont arrivés. »51
Si la Bible hébraïque était une source d’inspiration aussi grande pour les protestants de
France, pourquoi ne souleva-t-elle pas ceux d’Allemagne contre Hitler ? Une première raison
est qu’ils n’avaient pas été aussi persécutés outre-Rhin que du côté français. De plus, ils ne
s’étaient jamais trouvés en minorité. Une autre raison, avancée par Patrick Cabanel, est
l’attitude radicalement différente de Luther et Calvin envers les Juifs. Alors que
l’antijudaïsme de Luther est célèbre, « [Calvin] insiste sur la continuité des deux Testaments
et envisage que le plan de Dieu pour les hommes, distinguant entre réprouvés et élus, retienne
dans le salut les Juifs aussi bien que les chrétiens ». Pour Cabanel, donc, Calvin a, le premier,
« remis en cause l’enseignement du mépris » envers les Juifs qui s’est maintenu au XXe siècle
sous d’autres formes de foi chrétienne52. Certains protestants français nomment « le Désert »
la période de leur histoire qui s’étend de 1685 à 1789, ce qui indique clairement qu’ils
s’identifient aux Juifs et s’en sentent solidaires. Lorsque les réfugiés juifs du Chambon étaient
accompagnés jusqu’en Suisse – ce qui représentait un voyage de 300 kilomètres, comme
Pierre Sauvage le montre magnifiquement dans son film Les Armes de l’esprit –, ils
empruntaient le même itinéraire que les réfugiés protestants des centaines d’années plus tôt.
Un tiers environ des protestants de la région du Chambon-sur-Lignon n’étaient pas des
huguenots mais des frères darbystes, adeptes évangéliques du prédicateur anglais John Darby,
qui vécut à la fin du XIXe siècle. Ces fondamentalistes radicaux qui rejetaient le clergé ne
faisaient évidemment pas partie des paroissiens de Trocmé et Theis. Ils s’efforçaient de vivre
selon la parole des Écritures, qu’ils lisaient au cours de leurs propres assemblées religieuses.
Malgré la solidarité liant les deux minorités persécutées – les huguenots français et les Juifs –,
il est frappant de constater que les darbystes répondirent à l’appel de Trocmé à héberger les
Juifs avant même les membres de sa propre Église. Également étrange, pour la même raison :
non pas la condamnation publique, en septembre 1942, par Marc Boegner, le président de la
Fédération protestante de France, de l’antisémitisme de Vichy et du traitement infamant
infligé aux Juifs, mais la date de cette protestation. Pourquoi n’eut-elle pas lieu deux ans plus
tôt ?53
Quoi qu’il en soit, le plateau Vivarais-Lignon avait une longue tradition d’accueil des
persécutés. Il avait non seulement constitué un lieu de refuge pour les huguenots pendant des
siècles dans la France catholique, mais aussi caché des prêtres catholiques pendant la
Révolution, et recueilli des réfugiés alsaciens en 1914 et espagnols dès 193654. Cette grande
tradition de terre d’asile s’étendait à l’accueil des plus jeunes. À partir de la fin du XIXe siècle,
et grâce au pasteur Louis Comte, des enfants sous-alimentés et défavorisés, originaires pour la
plupart de la région minière déshéritée de Saint-Étienne, étaient venus séjourner sur le Plateau
pour se refaire une santé. Bernard Galland, qui fut professeur d’histoire et de géographie à
l’école nouvelle cévenole, explique également qu’avant que soient organisés des camps d’été
dans la région, de nombreux enfants sous-alimentés (3 734 pour la seule année 1935, selon
Gérard Bollon) étaient accueillis dans les fermes, où ils venaient jouer, garder des moutons,
faire des courses et se refaire une santé55. C’est ainsi qu’à la fin de la décennie 1930, nombre
de pensions et de camps de vacances existaient depuis longtemps déjà dans la région. En un
sens, le Plateau était prêt à accueillir les enfants juifs quand ceux-ci arrivèrent. Mais leur
venue, leur hébergement et la nature de leur séjour allaient poser de tout autres problèmes.
La question de l’arrivée des réfugiés sur le Plateau fait encore débat. On pense en général – et
les spécialistes le pensent aussi56 – que les Juifs y firent leur apparition après la rafle du Vél’
d’Hiv’, en juillet 1942. En réalité, ils arrivèrent beaucoup plus tôt. Il est exact que la terrible
situation dans laquelle ils se trouvèrent à partir de cette date contribua à accroître la sympathie
à leur égard, et que l’activité d’accueil augmenta à ce moment au Chambon-sur-Lignon et
dans tout le pays, mais la résistance spirituelle aux nazis s’était manifestée beaucoup plus tôt
sur le Plateau, et elle dura pendant toute la période où Hitler fut au pouvoir. Selon Annik
Flaud, par exemple, « il y a eu en 1934 quelques réfugiés politiques allemands (3 ou 4) au
Chambon (très exactement chez Mme Barraud, dans la pension de famille Beau Soleil) »57. Le
registre des inscriptions à l’école nouvelle cévenole révèle une augmentation incroyable du
nombre des étudiants : 18 en 1938, 40 en 1939, 150 en 1940 et 250 en 194158. Parmi eux,
nombreux étaient les Juifs qui cherchaient un refuge. Au cours de l’hiver 1940-1941,
plusieurs pasteurs entrèrent en relation avec des organismes comme la Cimade ou les Quakers
qui, déjà à l’œuvre dans les camps d’internement du Sud de la France, allaient bientôt orienter
des réfugiés vers le Plateau. En mai 1941, par exemple, la maison d’enfants La Guespy ouvrit
ses portes et accueillit 18 pensionnaires en provenance de ces camps59. Des réfugiés juifs
avaient déjà trouvé asile sur le Plateau à la fin des années 1930, ils étaient plus nombreux
encore en 1941 et dans les six premiers mois de 1942, et en beaucoup plus grand nombre à
partir de juillet 1942, comme l’indique la lettre qu’André Trocmé envoya à son frère Robert
en février 1943.
Ce qui est pitoyable, dans la lecture révisionniste des événements vécus sur le Plateau, c’est la
totale incapacité à prendre toute la mesure de la dimension spirituelle de l’activité d’accueil.
Dès le début de son mémoire, Serge Bernard, dans son explication des faits, se sert de termes
propres au domaine matérialiste : les expressions qu’il utilise – « monnaie courante »,
« contingences commerciales », « économie d’accueil » – indiquent tout au long de son étude
que la « monétisation » a été la base de l’action d’accueil sur le plateau Vivarais-Lignon60.
Personne ne doute que Le Chambon-sur-Lignon ait été un centre de tourisme dynamique bien
avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. À l’époque du conflit, de nombreux
touristes se trouvaient au Chambon et dans les environs. Les hôtels et les restaurants s’en
sortaient bien. Les touristes, et dans quelques cas très rares les réfugiés, apportèrent beaucoup
d’argent à la région et contribuèrent à rendre l’économie locale relativement florissante. Serge
Bernard se sert d’écrits d’André Trocmé et de Pierre Fayol pour démontrer que,
comparativement, les prix étaient très élevés au Chambon, mais on trouvait à s’y nourrir plus
facilement que dans d’autres villes61. Puisque de nombreuses personnes ne résidaient pas de
façon permanente dans ce secteur, il était plus aisé de s’y cacher. D’une façon générale, la
région offrait aux réfugiés – qui, pour la plupart, travaillaient à un titre ou à un autre sur le
Plateau – hospitalité et nourriture, ainsi qu’une atmosphère de détente et un lieu sûr grâce à la
proximité de la forêt qui permettait d’échapper aux rafles beaucoup plus facilement que dans
les grandes villes.
Bernard limite son étude à l’économie touristique et soutient que, grâce à un processus de
« sublimation » (ou d’élévation morale), un phénomène matérialiste (une « économie
d’accueil ») a été présenté comme une réalité spirituelle (une « tradition d’accueil ») pour des
minorités et des personnes persécutées62. Selon lui, la transition allant du tourisme – ressource
économique indispensable à la région – à une « hagiographie protestante » non seulement
déforme le passé mais sert à créer une « économie d’accueil » plus florissante dans le présent.
En dernière analyse, Bernard confond les « moyens » et les « objectifs ». La nourriture et les
capacités d’hébergement furent des moyens matériels pour parvenir à un but précis : l’accueil
de milliers de réfugiés. Si la nourriture avait manqué, si les capacités d’hébergement et la
forêt proche n’avaient pas existé, il aurait été impossible d’accueillir autant de réfugiés. Mais
ce sont la spiritualité, le courage moral et le haut degré de solidarité humaine des habitants de
la région qui expliquent ce qui s’est passé entre 1939 et 1944. Les réfugiés n’auraient jamais
pu être accueillis sans ces moyens matériels, mais ils ne furent pas accueillis à cause d’eux.
Remarquons une fois encore que, parce qu’il ne fait pas la distinction entre un accueil estival
et ce que j’appellerai un accueil-sauvetage, Bernard reste obsédé par les exigences
qu’imposaient les activités d’accueil et ne tient pas compte de ce qu’elles étaient
subordonnées à l’objectif, combien plus élevé, d’accueillir.
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Les habitants du Plateau ont agi comme ils l’ont fait parce que, dans leur attachement à la foi
chrétienne, ils croyaient qu’agir autrement irait à l’encontre de leur conscience religieuse. Au
cours de l’hiver 1940-1941, André Trocmé se rendit à Marseille pour rencontrer des
responsables de l’American Friends Service Committee – AFSC (des Quakers). Il voulait les
rejoindre et apporter une aide d’urgence – en nourriture et réconfort – aux Juifs qui se
trouvaient dans les camps d’internement du Sud de la France. Dès juin 1940, commencèrent
pour les Juifs étrangers les rafles et l’emprisonnement dans des camps sur tout le territoire
français. À la fin de 1940, environ 30 000 Juifs étrangers y résidaient, et 3 000 d’entre eux
allaient y mourir. Les conditions de vie, dans ces centres dirigés par des Français, étaient
déplorables. Des organismes chrétiens comme la Cimade, les YMCA et l’AFSC, ainsi que
l’Œuvre de secours aux enfants (OSE), une institution juive, agirent immédiatement pour
apporter de la nourriture, des vêtements, des médicaments, des livres et un support culturel.
Madeleine Barot, secrétaire générale de la Cimade, qu’elle avait créée en 1939, fit sans doute
plus que quiconque pour soulager la souffrance dans les camps d’internement. La Cimade y
intervint dès août 1940 jusqu’à la fin de la guerre et joua un rôle important lorsqu’il fallut
évacuer les enfants des camps pour les placer dans des maisons réparties dans le Sud de la
France – et, dans de nombreux cas, les faire passer clandestinement en Suisse.
Le camp de Gurs fut l’un des premiers centres d’internement – et l’un des plus grands – créés
dans le Midi. Situé au pied des Pyrénées, à 15 kilomètres d’Oloron-Sainte-Marie, il avait été
édifié pour retenir les républicains espagnols qui traversaient le massif et venaient se réfugier
en France après la victoire de Franco. Lorsque les Juifs étrangers, pris dans des rafles, furent
placés à Gurs au cours de l’été 1940, divers organismes caritatifs tentèrent d’améliorer leur
situation. Les Quakers fournirent de la nourriture en quantité. La Cimade créa une
bibliothèque de 5 000 volumes et apporta des instruments de musique pour organiser des
concerts. L’OSE offrit un accompagnement psychologique dont les internés avaient grand
besoin, en particulier les enfants63. Les conditions, malgré tout, restaient épouvantables. Les
survivants parlent de la faim qui les tenaillait, des poux, des rats, de la boue, de la jaunisse, de
la dysenterie, des cas d’hépatite infectieuse et de typhus. Environ 1 100 Juifs étrangers
moururent à Gurs entre 1940 et 1944.
Le voyage d’André Trocmé à Marseille pour y rencontrer les Quakers marqua le début de sa
relation avec un de leurs responsables, Burns Chalmers. Celui-ci lui annonça, au cours d’une
autre entrevue, à Nîmes : « Nous pouvons faire héberger les internés hors des camps, mais
personne n’en veut. Il est très difficile de trouver une commune française qui accepte de
courir le risque de recevoir des hôtes adultes, adolescents ou enfants aussi compromettants.
Voulez-vous être cette commune ? » Trocmé l’assura que Le Chambon accepterait de remplir
ce rôle. Chalmers lui dit que, s’il trouvait des maisons d’accueil et des personnes capables de
les diriger, les Quakers et la Fellowship of Reconciliation les soutiendraient financièrement.
Le pasteur rentra au Chambon, et le conseil presbytéral vota immédiatement l’engagement de
la paroisse dans cette action. Le Chambon-sur-Lignon fut choisi comme un lieu de refuge
privilégié pour les enfants. Même après l’entrée en guerre des États-Unis, les fonds
nécessaires au fonctionnement des maisons d’enfants et aux bourses des jeunes réfugiés du
collège cévenol continuèrent de parvenir depuis Genève, envoyés par les Quakers, la
Fellowship of Reconciliation et les Congrégationalistes (Églises protestantes américaines)64.
Olivier Hatzfeld, dans une lettre à Patrick Cabanel, insiste sur le rôle central de Trocmé
« dans la décision, prise par la Cimade et d’autres organisateurs, de confier au Chambon des
enfants sortis des camps, et dans l’installation des maisons qui accueilleraient ces enfants »65.
Gérard Bollon remarque qu’en rentrant de sa rencontre avec Burns Chalmers à Marseille, le
message de Trocmé à ses paroissiens fut celui-ci : « Il faut accueillir, il faut protéger, il faut
sauver ces réfugiés. »66 La façon dont les choses se sont passées au Chambon est due en
grande partie aux pasteurs Trocmé et Theis, mais ailleurs, sur le Plateau, d’autres personnes
ont hébergé, de leur côté, des réfugiés. Puisque cette région avait été une terre d’asile pendant
des centaines d’années, il était tout à fait normal que ces valeurs, que les habitants avaient
profondément ancrées en eux, les conduisent une nouvelle fois à offrir à des persécutés un
abri et un accompagnement.
Le concept de « cité refuge » se trouve dans la Bible hébraïque. Ces villes sont décrites en
détail dans Josué, XX, 1-9, Nombres, XXXV, 9-31 et Deutéronome, XIX, 1-13 : le peuple juif
reçoit l’ordre de construire des villes refuge dans lesquelles celui qui a tué une autre personne
accidentellement pourra trouver asile et échapper à la vengeance, jusqu’à ce que le procès ait
lieu devant la communauté. Sans doute parce que la situation du Chambon était différente – il
s’agissait de créer une cité refuge à l’intention de personnes persécutées pour n’avoir commis
d’autre crime que celui d’être juives –, les pasteurs et leurs subordonnés prirent au pied de la
lettre le commandement cité dans Deutéronome, XIX, 10 : « [Évitez] qu’un homme innocent
soit mis à mort. Sinon, vous serez responsable de cette mort. » Une fois Le Chambon devenu
cité refuge, il ne suffisait plus à Trocmé, Theis et aux habitants du village d’éviter de
commettre le mal : il était désormais nécessaire d’empêcher que d’autres le commettent à
l’égard de ceux qui entraient dans la cité.
Les pasteurs et ceux qui les rejoignirent suivaient les commandements cités dans Exode, XX,
qui nous ordonnent d’éviter de commettre le mal (tu ne tueras pas, tu ne déroberas pas, tu ne
commettras pas l’adultère, etc.). La plupart des gens pensent que, le plus souvent, cette
éthique représente tout ce qui leur est demandé. Mais les habitants du Chambon trouvèrent un
autre message dans la Bible hébraïque, celui du premier Isaïe, qui les incite à réaliser des
actions positives. À la question de Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Genèse,
IV, 9), le premier Isaïe répond par l’affirmative. Il montre au peuple juif où se trouvent ses
frères et sœurs : « Préoccupez-vous du droit des gens, tirez d’affaire l’opprimé, rendez justice
à l’orphelin, défendez la cause de la veuve » (Isaïe, I, 17), tandis que le second Isaïe le presse
de « partager [son] pain avec celui qui a faim, et d’ouvrir [sa] maison aux pauvres et aux
déracinés » (Isaïe, LVIII, 7). La population protestante entendit ces commandements, et la
nouvelle se répandit que des réfugiés pouvaient trouver asile sur le Plateau 67.
Pour les gens de cette région, il n’y avait aucune différence entre la morale pratique émanant
de la Bible hébraïque et celle des Évangiles. Quand, après la guerre, on interrogea les
habitants du Plateau sur les raisons qui les avaient fait agir ainsi, ils furent nombreux à
mentionner l’Évangile de Luc, X, 25-37 : le Christ y cite les deux principaux commandements
de la Torah qui exigent l’obéissance pour recevoir la vie éternelle, le second étant d’aimer son
voisin comme soi-même. On demande alors au Christ : « Qui est mon prochain ? » et il
répond par la parabole du bon Samaritain dans laquelle un Juif, « tombé entre les mains de
brigands », est secouru par un Samaritain, c’est-à-dire un étranger dont on n’attendait pas un
geste de sympathie envers celui-ci. Ces références à l’Évangile de Luc sont un leitmotiv dans
le film magistral de Pierre Sauvage, Les Armes de l’esprit. Mme Brottes et Édouard Theis
citent explicitement ces passages des Évangiles dans leur interview. La maxime universelle
« Aimez-vous les uns les autres » inscrite sur le fronton du temple du Chambon était depuis
longtemps le principe directeur des gens de cette région.
Selon la théologie des habitants du Plateau, une foi, sans les œuvres, était une foi morte. Ils se
sentaient dans l’obligation d’agir pour les autres, de diminuer leurs souffrances et de mettre
en pratique les principes de leurs croyances. Bien que de nombreux habitants des villages
fissent en réalité partie de la résistance armée, Trocmé et Theis s’opposèrent en toute
conscience à toute forme de violence et adressèrent à leurs paroissiens, du haut de la chaire,
dans le célèbre sermon du lendemain de l’armistice, le message suivant : « Le devoir des
chrétiens est d’opposer à la violence exercée sur leur conscience les armes de l’Esprit… Nous
résisterons, lorsque nos adversaires voudront exiger de nous des soumissions contraires aux
ordres de l’Évangile. Nous le ferons sans crainte, comme aussi sans orgueil et sans haine. »68
En chrétiens pacifistes, ils ne justifiaient aucune forme de violence, pas même celle nécessaire
pour vaincre Hitler. Tuer des Allemands, quelle qu’en fût la raison, était absolument
incompatible avec le fait d’être chrétien. Dans ses Mémoires, Trocmé explique en ces termes
la raison qui le poussa à les rédiger : « Je ne suis pas romancier, mais “chargé de mission”.
Mon but n’est pas de faire œuvre d’historien, mais de démontrer que l’on peut traverser une
guerre en pratiquant la non-violence. »69
Suggérer que le pacifisme de Trocmé a été importé des États-Unis (emprunté à des
groupements pacifiques comme les Quakers ou la Fellowship of Reconciliation), c’est ignorer
la longue tradition de non-violence inscrite dans l’histoire du Plateau70. Il y eut probablement
dans cette région de la sympathie pour la non-violence, en 1934, pour qu’André Trocmé soit
nommé pasteur du Chambon, car son pacifisme était connu de tous. C’est la raison pour
laquelle il ne fut pas nommé ailleurs. René Rémond signale l’existence d’un courant pacifiste
parmi les protestants français à l’époque de la Seconde Guerre mondiale : « Il n’y avait dans
le catholicisme français, en 1940, rien qui ressemblât à la force du courant protestant
favorable à l’objection de conscience, au refus de la violence. Il y avait un pacifisme
protestant qui faisait confiance à la non-violence et interdisait de recourir à des actions de
force ! »71 De son côté, Annik Flaud remarque que ce pacifisme, d’origine protestante et
française, était ancré de longue date sur le plateau Vivarais-Lignon : « Si on ne fait que
feuilleter les archives de la Société d’histoire de la Montagne », écrit-elle, on découvre que :
– la guerre des Camisards s’est arrêtée aux confins du consistoire de la Montagne, qui connut
dragonnades et persécutions mais ne prit pas les armes (il était interdit aux participants aux
assemblées du Désert de venir armés) ;
– en avril 1934 (donc, avant l’arrivée de Trocmé), le conseil presbytéral demanda
officiellement au synode régional de reconsidérer la position de l’Église sur l’objection de
conscience ;
– à la même époque, une association fut créée au Chambon, sous l’égide notamment de
MM. de Félice et de Monbrison ; elle se donnait pour but de venir en aide aux familles des
objecteurs de conscience incarcérés72.
Trocmé et Theis agirent ainsi parce qu’ils étaient convaincus que la haine envers d’autres
êtres humains n’apporte que destruction. Ils haïssaient la guerre comme moyen de résoudre un
conflit, ce qui ne signifie pas haïr celui qu’on désigne comme l’ennemi. Ils s’efforçaient de
limiter les dégâts que pouvaient faire les nazis et étaient toujours prêts à pardonner. Dans les
dernières semaines de la guerre, lorsque les Français commencèrent à prendre leur revanche et
que des Allemands furent assassinés sur tout le territoire, Trocmé continua d’enseigner la
vanité de la haine et la nécessité du pardon. Le dimanche, accompagné d’August Bohny, il se
rendait dans le camp de prisonniers proche du Chambon et prêchait en allemand le même
sermon qu’il avait prêché en français le matin au temple du Chambon, offrant l’occasion de se
repentir, dans l’espoir que tous les cycles de vengeance prennent fin.
Les habitants du Plateau, qu’ils soient chrétiens, juifs ou non croyants, agirent ainsi parce
qu’ils étaient convaincus de la dignité de tout être humain et de l’intégrité de chacun. Malgré
leurs différences, ils partageaient ce même regard. Jamais les protestants du Chambon ne
tentèrent de se servir de la situation pour obliger des enfants réfugiés à embrasser leur
religion. Rudy Appel, l’un des survivants, témoigne : « Avec l’aide du pasteur Trocmé, nous
avions nos propres services religieux le jour des fêtes juives. Ils avaient lieu soit dans le
temple protestant, soit dans l’école. »73 D’autres survivants indiquent que les enfants juifs
étaient encouragés à suivre leurs propres services religieux et, parfois, les cultes protestants
consistaient uniquement à lire des versets de la Bible hébraïque de façon à permettre aux
enfants juifs de les suivre sans trahir leur foi. Cette attitude traduisait chez ces personnes une
profonde connaissance de l’origine hébraïque de leur propre foi, et elles se sentaient
parfaitement à l’aise à cet égard. Être chrétien et ne pas être juif étaient deux choses
différentes et, que les Juifs acceptent ou non l’Évangile, ils restaient le peuple élu de Dieu. Ce
qu’il était important de distinguer, pour les habitants du Plateau, c’était ceux qui croyaient et
ceux qui ne croyaient pas que les gens « tombés entre les mains des brigands » étaient aussi
précieux qu’eux-mêmes.
Les fondements éthiques de cette communauté étaient en grande partie bibliques, mais elle se
caractérisait par l’immense diversité de ses membres. Parmi eux, nombreux furent ceux qui,
ayant participé dès le début à l’action d’accueil, répondirent à la question qui leur fut posée
après la guerre – « Pourquoi avez-vous fait ce que vous avez fait ? » – sans faire référence à
un contexte religieux quel qu’il soit74. Au presbytère même, une intéressante dichotomie
existait entre le pasteur et sa femme. Ni l’un ni l’autre n’étaient originaires du Plateau, mais
ils eurent tous deux un rôle important de catalyseurs dans la mission d’accueil. André, dont la
mère était allemande, avait été élevé dans une famille calviniste stricte du Nord de la France.
De son côté, Magda Trocmé Grilli di Cortona – qu’André appelait « ma Florentine primitive
authentique75 » – avait une grand-mère russe et avait été élevée, entre 10 et 18 ans, dans un
couvent catholique italien.
Bien qu’elle eût finalement renoncé au catholicisme, Magda n’adhéra jamais vraiment au
protestantisme. Elle l’exprimait ainsi à André (qui disait qu’elle restait « au bord de la foi ») :
« Je ne puis pas me dire protestante […] je n’ai jamais pu déclarer croire en une chose dont je
ne suis pas sûre. Je préfère ne pas définir ce que je crois. »76 En réalité, elle ne fut jamais
profondément religieuse. À la différence de son mari, elle parlait rarement de Dieu ou même
d’amour. « Mais je n’ai jamais fermé ma porte, confiait-elle à Philip Hallie, je ne refuse
jamais d’aider quelqu’un qui vient vers moi et me demande quelque chose. C’est, je crois, ma
religion à moi. » Georges Menut la décrit aussi en des termes non religieux : « Elle était
surtout humaniste à cent pour cent, pas mystique du tout, fuyant les théories abstraites
(“j’avais autre chose à faire”) avec un sens pratique très poussé et une énergie sans limite. »77
De son côté, Hallie conclut : « Bien que laïque, Magda était une gardienne efficace pour une
cité de refuge » (p. 153). Dans ses Souvenirs autobiographiques, celle-ci précise que, au cours
de sa vie d’épouse de pasteur protestant, elle collabora avec son mari « au point de vue
social ». Mais, quelques lignes plus loin, elle insiste : « Mes enfants ont souvent pensé que
j’étais incroyante et ils ont eu tort. » Elle propose de formuler ce qu’elle croit profondément
en termes simples : « S’il n’y avait pas quelque part une source d’espoir, de justice, de vérité
et d’amour, nous n’aurions pas, enraciné en nous, l’espoir de justice, de vérité et d’amour que
nous trouvons dans n’importe quelle religion et à n’importe quel degré de civilisation. »78
Alors que l’éthique des convictions humanitaires de sa femme était essentiellement
« horizontale », celle de Trocmé était « verticale », émanant directement des commandements
de Dieu. Mais il ne faisait pas de place à une doctrine de l’Enfer et ne se prononçait pas au
sujet de l’existence d’une vie future. Hallie rapporte les paroles du pasteur à ses codétenus,
dans le camp d’internement où il fut retenu après son arrestation en février 1943 : « La foi
fonctionne sur terre ; pour le ciel…, je ne sais pas » (p. 37).
Une « union commune » rassembla sur le Plateau, pour accomplir un objectif commun,
diverses personnes dont les opinions politiques et religieuses divergeaient, mais elles mirent
en pratique l’éthique des Évangiles, qu’elles soient croyantes ou non. Dans tout ce qu’ils
firent, Trocmé, Theis et les montagnards – fermement résolus et indépendants dans l’âme –
donnèrent la preuve que, pour eux, le royaume de Dieu signifiait l’élimination totale et
définitive de toute forme de vengeance et de représailles entre des êtres humains sur cette
terre.

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