herzfeld de cordier gordon sicilia penone claerbout
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CHRIS JOSÉ MARÍA HERZFELD SICILIA Portraits, 2005-2007 Eco (Quand vas-tu m’oublier) - Eco (Comment te croire), 2009 L’artiste et philosophe des sciences Chris Herzfeld réalise des portraits des grands singes anthropoïdes qu’elle étudie depuis des années dans les zoo ou dans des centres d’apprentissage du langage. Les singes prennent la pose et leur regard perdu dans l’infini, portés vers le haut ou leur attitude décontractée rappellent des expressions bien humaines comme la rêverie, la mélancolie, la désinvolture. L’utilisation du noir et blanc et d’une lumière onirique font penser aux clichés de star du cinéma pris au célèbre studio Harcourt à Paris ou aux photos du cinéma réaliste poétique de Marcel Carné avec Jean Gabin et Michèle Morgan : « Tu as de beaux yeux tu sais … ». D’autres portraits pris de face offrent un regard fixe très intense qui semble sonder la pensée du spectateur. Ces clichés anthropomorphiques de nos cousins lointains mais tellement proches brouillent les frontières admises entre animal et humain, entre nature et culture et peuvent autant nous séduire que nous mettre mal à l’aise. Chris Herzfeld est née à Lille en 1960, vit et travaille entre Bruxelles, Paris et Tampa. THIERRY DE CORDIER Crâne froid, 1989 (revisité en 2010) « Chère Maman, / Tout compte fait je ne/ t’en veux plus désormais. / Alors, à présent, / Dors Mamie, dors com/ me une rose bleue (couchée) / sur lit de glace ; / Dors, je t’en supplie… » Thierry De Cordier reprend le motif consacré de la rose et le texte aux accents élégiaques « Dors comme une rose Maman » qu’il adressait déjà en 1989 à sa génitrice avec qui il entretenait, semble-t-il, des rapports passablement douloureux. Ainsi, seule image de la mort dans cette exposition, cette vanité est un condensé de la vie, origine et mort s’associant élégamment mais implacablement : « Souviens toi que tu es né poussière et que tu redeviendras poussière ». Thierry De Cordier est né à Renaix en 1954, il vit et travaille à Ostende. GIUSEPPE Généralement considérée comme un des passages fondamentaux de la théorie de la connaissance, l’allégorie de la caverne décrite par Platon dans le livre VII de la République pourrait aussi, d’une manière plus globale, s’envisager comme une métaphore de la condition humaine. Prisonniers dans une grotte souterraine et, enchaînés le dos tourné au feu, les hommes ne peuvent accéder à la réalité du monde et d’eux-mêmes qu’à travers les ombres vagues projetées contre le mur du fond de la caverne. De même, les bruits et les voix sont seulement perçus comme des échos lointains. Même si un prisonnier réussissait à se défaire de ses chaînes et à contempler la réalité de ses propres yeux, une fois revenu parmi ses congénères, il ne disposerait pas des termes adéquats pour décrire cette réalité nouvelle qu’il a découverte. En effet, ses mots ne correspondraient pas aux imprécises et fausses images projetées sur les murs de la grotte que connaissent seulement ses compagnons. Dans cette allégorie tragique, Platon différencie clairement deux mondes : d’un côté le monde des Idées et des Formes intelligibles, indépendantes du temps et de l’espace qui fondent la réalité, et de l’autre côté, le monde des apparences sensibles, qui sont seulement des imitations du monde idéel et sont illusoires et passagères. Cette problématique de la véracité de la représentation a toujours été centrale dans les arts plastiques, un propos qu’interroge également l’exposition À toutes les morts, égales et cachées dans la nuit. Avec sa série des Echo, José María Sicilia nous confronte à deux plaques rutilantes d’airain de grandeur d’homme appuyées contre le mur. Dans ces surfaces polies telles des miroirs, nous pouvons observer une image troublée de nous-mêmes se superposant, en partie, aux deux questions que Sicilia a mordues à l’acide dans le métal: « Comment te croire » et « Quand vas-tu m’oublier ». Ces phrases semblent renvoyer au comportement sceptique qu’adopte Platon face au monde visible qu’il présente comme un reflet trompeur, une image tronquée du monde supérieur des Idées. Une hypothèse que convoquerait encore le titre que l’artiste choisit pour sa série : « Eco » (Echo, dans sa langue maternelle, l’espagnol ). Le souvenir de la fiabilité et de la temporalité de l’image – y compris de notre image dans le miroir – est ici questionné de manière dramatique. Ou faut-il regarder ces deux portes en bronze comme un passage ouvrant sur un chemin donnant accès à une conscience de soi plus élevée? Par ailleurs, la question « quand vas-tu m’oublier » posée à celui même qui scrute son reflet changeant peut aussi être une invitation à abandonner son apparence mondaine, pour « accoucher » de son vrai moi tel que le préconisait Socrate, le maître de Platon. Essentielle, cette injonction sonde aussi la fonction mémorielle du portrait et sa permanence. José María Sicilia est né à Madrid en 1954, vit et travaille à Palma de Majorque et Paris. DOUGLAS GORDON Self Portrait Kissing with scopolamine, 1994 Dans son Autoportrait de 1994, Douglas Gordon pose aussi la question de la véracité de l’image, de son image, qu’il embrasse dans un miroir avec les lèvres enduites d’un sérum de vérité. La scopolamine de la famille des solanacées (jusquiame noire, daturas et belladone) est un tranquillisant légèrement euphorisant qui, dit-on, a été utilisé comme sérum de vérité pendant la Seconde Guerre mondiale. À fortes doses, elle peut provoquer d’intenses hallucinations délirantes mais aussi, paradoxalement dans le contexte de cet autoportrait, de l’amnésie. L’artiste cherche-t-il à passer « de l’autre côté du miroir » pour y rencontrer son autre soi-même? Douglas Gordon est né à Glasgow en 1966, il vit et travaille à New York. PENONE Rovesciare i propri occhi, 1970 DAVID Dans le projet Rovesciare i propri occhi (Retourner ses propres yeux) de 1970, Giuseppe Penone décline son autoportrait en une séquence de 16 clichés noir et blanc. L’artiste porte des verres de contact opaques couvrant l’iris et la pupille de l’œil. La surface externe miroitante des verres réfléchit le monde extérieur et son milieu urbanisé. Se faisant, Penone transforme les relations de l’homme à son environnement et propose au spectateur la jouissance de son propre regard. Par ailleurs, privé de l’exercice de la vue, cette contrainte de l’aveuglement, permet à l’artiste de faire l’expérience d’un regard tout intérieur. « ‘Renverser ses yeux’ est l’illustration elliptique et puissante de ce préalable indispensable à l’acte et à la jouissance esthétique : le spectateur doit se « voir » d’abord lui-même, objectiver son corps pour être en capacité de s’offrir à l’expérience d’une projection hors de soi dans l’espace absurde d’un temps, d’une matérialité et d’une conscience dilatée ». CLAERBOUT Giuseppe Penone est né à Garessio en 1947, il vit et travaille à Turin. Long Goodbye, 2007 David Claerbout sonde dans son travail vidéo l’effet plastique du temps. Par la superposition d’une image ralentie et accélérée dans le même cadre, nous sommes confrontés au passage inéluctable du temps. Au début de la vidéo Long Goodbye, le spectateur observe le ralenti d’une belle femme dans la quarantaine en train de servir du café. La caméra opère un lent zoom arrière. À mi-parcours, la femme semble enfin la remarquer ; son visage se crispe et elle débute un geste lent de la main droite. Entre temps, la distance qui la sépare de la caméra est devenue infranchissable. La demeure néoclassique apparaît de plus en plus dans l’image et, dans un contraste implacable avec les mouvements interminables et artificiels de la femme, nous voyons comment les ombres glissent rapidement de manière angoissante sur la façade de la maison. Elles s’allongent progressivement et, finalement, en quelques minutes, enveloppent l’image entière dans une nuit profonde. Le contraste entre le ralenti exaspérant de cet adieu et l’accéléré inexorable du crépuscule, accentué par le tremblement nerveux des feuilles, laisse le spectateur avec un sentiment accablant de perte. David Claerbout est né à Courtrai en 1969, il vit et travaille à Anvers. Le Long Goodbye de Claerbout n’est pas un au revoir mais un adieu définitif. CATALOGUE DE L’EXPOSITION MINI MAC’s MAC’s À TOUTES LES MORTS, ÉGALES ET CACHÉES DANS LA NUIT Le journal du Musée des Arts Contemporains pour les enfants, consacré à Bertille Bak. Musée des Arts Contemporains Rue Sainte-Louise 82 - 7301 Hornu Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h. Numéro 18 - juin 2010 Conception : Service culturel du MAC's Info et réservation: Tel: +32(0)65/613.881 [email protected] Les entreprises partenaires sont : Léon Eeckman Assurances, Bouwfonds Property Development, Dialogic, Collection Care Belgium, Mobull et les peintures Levis. Les partenaires presse sont : RTBF , La Libre Belgique, Weekend Le Vif/ L’Express et Télé Mons/Borinage. Editeur responsable : Claude Durieux, Rue Sainte-Louise 82 - 7301 Hornu Avec l'aide de : Textes en français de Laurent BUSINE et Denis GIELEN Couverture semi-rigide toile de lin, Reliure fil de lin, Illustrations couleur, 21 x 13,5 cm, 160 pages, ISBN : 978-2-930368-37-5 – Prix : 25 e DESIGN BY WWW.DOJODESIGN.EU Le journal de l’exposition À TOUTES LES MORTS ÉGALES ET CACHÉES DANS LA NUIT EXPOSITION DU 20 JUIN AU 10 OCTOBRE 2010 Avec des œuvres de Bertille BAK, Christian BOLTANSKI, David CLAERBOUT, Giorgio DE CHIRICO, Thierry DE CORDIER, René DEMAREZ, Luciano FABRO, Hans-Peter FELDMANN, Douglas GORDON, Chris HERZFELD, Giuseppe PENONE, Damien RANKOVIC, José Maria SICILIA et Paul STRAND. Luciano Fabro, La lune s’allume sur l’onde qui ronde abat-jour, 1998-1999 « QUELLES IMAGES LAISSERONS-NOUS DE CE COURT TEMPS, DE CES QUELQUES PAS QUE NOUS FAISONS SUR TERRE QUI NE S’IMPRIMENT MÊME PAS SUR SA SURFACE, QUI L’EFFLEURENT À PEINE ? SANS AUCUN DOUTE POSSIBLE, NOUS N’EN SAVONS RIEN ! SANS AUCUN DOUTE, ÉGALEMENT, NOUS DÉSIRONS QU’ELLES EXISTENT ET QU’ELLES NOUS SUCCÈDENT ! » Laurent BUSINE, commissaire de l’exposition INTERVIEW DE Quelles sont ces morts auxquelles est dédiée cette exposition qui s’ouvre par un hommage rendu par l’artiste conceptuel Christian Boltanski aux anciens mineurs du Grand-Hornu (dont il est important de préciser que certains vivent encore aujourd’hui) et se clôt sur la visite (voulue par Laurent Busine) de la crypte où ont été enterrés leurs patrons, propriétaires de ce site qui fut autrefois un charbonnage prospère, reconverti aujourd’hui en musée des arts contemporains ? Quelles sont ces morts que ces œuvres d’art et ces objets de curiosité entendent soustraire à l’obscurité et au silence par le miracle de leur présentation et de leur commentaire ? Quelles sont ces morts aux noms comme à l’image desquelles ont été rassemblées et agencées (le long d’un parcours où aucun mort, aucun cadavre ni corps morbide, ne sont pourtant montrés ; et où la part belle est faite à la vie), des choses aussi éloignées en apparence et provenance que la météorite d’un muséum d’histoire naturelle, la relique d’un saint ou l’autoportrait d’un pictor classicus ? Quelles sont-elles donc ces morts ‘cachées dans la nuit’ si ce n’est celles justement ‘égales’ de tout ce qui, lumineux ou éteint comme un astre, simple ou orgueilleux comme un homme, n’est plus contemporain des vivants qu’à travers le souvenir, l’image, la légende, le nom ou l’objet qui lui restent attachés ? Car si nous sommes devant la mort tous égaux, au sens tragique où rien ni personne n’échappe à l’éternité comme la fin de toutes choses, force est de constater qu’elles n’étaient – ces morts maintenant débusquées de leur cachette – pas toutes égales devant l’histoire qui en célèbre certaines et en oublie d’autres. Aux côtés des empereurs, des ‘rois soleils’ et des capitaines d’industries aujourd’hui disparus, devaient donc figurer également au registre des morts dignes d’être reconnues celles – il est vrai moins glorieuses – de tous les sans nom et les sans voix, les errants et les pauvres, qui attendent les chants, les récits et les tableaux qui les désigneront enfin. Cette exposition À toutes les morts, égales et cachées dans la nuit réunit de tels porteparole : ce sont des œuvres créées et des objets inventés pour ces anonymes, au sens du mot ‘pour’ qu’entendait Gilles Deleuze, le philosophe des ‘devenirs’, lorsqu’il pensait falloir écrire pour les animaux, pour les sauvages ou pour les fous, non pas évidemment à leur attention mais à leur place ; de la même manière que Gustav Malher mit en musique les Kindertotenlieder pour des enfants morts. Denis GIELEN « Le début et la fin, les Registres du Grand-Hornu de Christian Boltanski et la crypte de la famille De Gorge, pourraient résumer brièvement le propos humain et égalitaire de l’exposition. De part et d’autre, deux objets constitués de boîtes qui contiennent ce qui serait le résumé d’un vie. Fondamentalement, les individus quels qu’ils soient, les ouvriers désignés par un nom ou par une image sur les 3500 boîtes ou les patrons nommés avec des inscriptions dorées sur les 26 « boîtes horizontales » du caveau, seront résumés in fine par leurs noms, leurs dates de naissance, une image, un titre « fondateur du Grand-Hornu, intendant des travaux, époux de… », c’est presque dérisoire. Finalement, le principe est simple, une vie vaut une vie quelle qu’elle soit ; affirmer le contraire serait indécent. Ce n’est pas une exposition sur la mort, et d’ailleurs, si ce n’est le crâne de Thierry De Cordier, il n’y a pas d’images de mort. C’est plutôt une exposition sur les images projetées dans ce temps inconnu auquel chacun répond par une croyance, une foi, une philosophie. La question ex-posée n’est pas « qu’est ce que je crois qu’il y a après la mort ? » mais « quelle image, quel souvenir allons-nous laisser et comment ultérieurement va-t-il perdurer, un jour, mille ans ? ». Laurent BUSINE CHRISTIAN « C’EST UNE VOLONTÉ BOLTANSKI Les Registres du Grand-Hornu, 1997 DE RENDRE COMPTE DES DERNIERS FAITS ET GESTES DE VÉRITABLES TRIBUS SUR LE POINT DE DISPARAÎTRE ». En visite sur le site de cet ancien charbonnage, l’artiste conceptuel français Christian Boltanski, est bouleversé par l’atmosphère singulière palpable en ces lieux habités par la mémoire des anciens mineurs. Il accepte la proposition de Laurent Busine, le futur directeur du Mac’s encore en cours de réalisation, et imagine une impressionnante installation qu’il destine à l’ancienne grange aux foins. Ces hauts murs de briques noircis par la patine du temps et le dur labeur des hommes accueillent en 1997 les Registres du Grand-Hornu. Pour matérialiser cette sorte de mémorial, désormais emblématique de la collection, l’artiste imagine d’employer de vieilles boîtes à biscuits en fer blanc rouillé, telles celles où nous engrangeons nos menus souvenirs. Récurrent dans son œuvre, ce matériau modeste renvoie à notre enfance perdue. Par ailleurs, chaque réceptacle dissimulant son contenu scellé, Christian Boltanski laisse au spectateur toute liberté d’imaginer pour chacune un trésor renvoyant à une vie singulière. Sur chaque boîte de ce long et haut mur, une petite étiquette blanche, comme celle des cahiers d’antan, est collée mentionnant un nom et un prénom. Ceux des mineurs qui travaillèrent ici avant que le charbonnage ne ferme ses grilles en 1954. Parfois est ajoutée une photo noir et blanc, d’un enfant, d’une femme en « habits du dimanche », intimidé, rieur, rêveur, autant de vies qui se donnent à rencontrer dans l’espace recueilli noyé dans la pénombre. « Je crois beaucoup à l’importance de nommer. Il n’est pas juste de dire 5.000 mineurs. Il faut nommer chacun d’eux. Ce ne sont pas des groupes anonymes mais des individus. Aujourd’hui, nous entrons dans une sorte de monde posthumain. Pour combattre cela, il faut rappeler sans cesse que chaque personne existe » affirme l’artiste. Aussi a-t-il demandé que lui soient confiées un moment les archives des charbonnages où furent exhumés de la poussière les carnets ouvriers. Parmi ceux-ci, au hasard, quelques 3.500 furent sélectionnés. Enfin, les noms furent soigneusement recopiés et les clichés jaunis furent reproduits afin qu’il soit rendu hommage aux mineurs qui dédièrent leur vie au charbonnage du Grand-Hornu Christian Boltanski est né en 1944 à Paris où il vit et travaille. INTERVIEW DE « Ce qui m’émeut le plus dans l’œuvre de Boltanski, ce sont ces photos “endimanchées” sur les carnets ouvriers. Quand on leur demandait une photographie officielle, souvent les gens découpaient dans un cliché qu’il possédait déjà : une photo de communion, de mariage… Ils donnaient d’eux-mêmes la seule image qu’ils avaient et qui était une image presque impensable par rapport à leur condition future. Quand je regarde ces belles petites filles bien habillées avec des rubans dans les cheveux, je songe qu’après avoir passé quelques mois dans la mine, elles étaient en loques, abruties par le travail. Pourtant, la seule image que je conserve de Joséphine, c’est une image d’une beauté qu’elle-même s’affirme pour l’éternité, involontairement. » Laurent BUSINE INTERVIEW DE BERTILLE BAK Sans titre, 2009 Quelle place occupent vos dessins dans votre corpus d’œuvres ? Le dessin accompagne un projet plus global qui se focalise sur des personnes vivant sur un territoire donné. Le dessin est un relevé du réel, un archivage nécessaire. Pouvez-vous nous parler du projet de la cité n°5 ? « La cité n°5 » est un cahier réunissant les 97 habitations d’un coron de la ville de Barlin dans le Pas-de-Calais. À partir de photographies, j’ai dessiné et reconstruit le coron sans omettre une seule habitation. Les façades dessinées au stylo bille noir sont isolées du paysage. La question de la mémoire personnelle et de la communauté transparaît fortement dans votre travail. Doit-on y voir la volonté d’aller du singulier vers l’universel ? Je construis mes projets sur et avec des groupes de personnes, des voisins qui ont une histoire propre. Je m’intéresse avant tout à une communauté, une petite société autonome, ses rites, son folklore, ses coutumes ainsi que son organisation. Ce travail, qui part du singulier, peut néanmoins tendre vers l’universel puisqu’il aborde des sujets tels que la disparition de communautés ou l’exécution de grands projets urbains aux dépens de la population. Pourquoi vouloir garder une trace de ce lieu ? La restructuration du bassin minier entraîne la mise à mort d’une partie du patrimoine industriel. Il s’agit également de l’éclatement de personnes qui ont toujours travaillé et vécu sur le même territoire. C’est une volonté de rendre compte des derniers faits et gestes de véritables tribus sur le point de disparaître. La précision de vos dessins renvoie à l’idée d’archivage. Cette notion est-elle importante dans votre travail ? L’archivage par le dessin permet de faire ressortir de l’architecture sérielle les ornements apportés par l’habitant. Pour moi, il s’apparente d’ailleurs ici plutôt au relevé de portraits de familles. Au premier coup d’œil, les habitats paraissent similaires puis le spectateur observe de plus près et se perd dans les détails. Fréquemment, il retourne à la première maison et parcourt à nouveau du regard l’intégralité de la frise, comme s’il remontait cette rue. Vous dessinez actuellement toutes les cités minières du NordPas-de-Calais. Pourquoi prolonger le projet au-delà de Barlin ? La ville de Barlin n’est pas un cas isolé, tout le bassin minier est en profonde mutation. Avant la métamorphose du paysage urbain, je souhaite finaliser ce travail de recensement qui s’inscrit dans une sorte de devoir de mémoire, l’envie de faire perdurer notre héritage. Le fait que votre travail soit aujourd’hui exposé sur le site du Grand-Hornu est-il important pour vous ? Les dessins trouvent toute leur force dans cet ancien complexe industriel minier et je suis d’autant plus ravie que je connais la politique du GrandHornu de faire systématiquement participer à la vie du musée la population environnante. Bertille Bak est née en 1983 à Arras, elle vit et travaille entre Tourcoing et Paris. DES MÉTÉORITES « LE CIEL EST PLEIN DE PIERRES QUI, PARFOIS, ÉCHOUENT SUR LA TERRE ET QUE LES HOMMES CONSERVENT GIUSEPPE PENONE Soffio di foglie, 1979 Dans un tas de feuilles de buis, l’artiste s’est étendu de tout son long et a expiré. Sous le poids du corps, les feuilles s’enfoncèrent, déterminant une sculpture en creux restituant la mémoire de son geste éphémère. Avec cette série des Souffles, Penone cherche à reformuler un thème « très ancré dans l’imaginaire populaire du don de la vie par le biais du souffle ». La tension entre l’essence mouvante de l’élément naturel et l’entreprise humaine qui cherche à immortaliser sa trace fait la force de cette oeuvre qui éprouve le spectateur, libre de mentalement prendre la place laissée vide et d’ainsi revivre cette action fugitive. « Le spectateur appréhende le positif de l’image, même s’il n’en perçoit en fait que le négatif, le vide, l’absence – une absence qui documente l’action, fait partie de l’action. Ce n’est donc pas la représentation de l’homme comme une idole mais c’est une figure sans l’idée de la représentation. Le souffle devenait alors comme une extension du corps, il avait un poids comme le corps. » POUR ATTEINDRE PAR LA PENSÉE AUX NUÉES. » Laurent BUSINE INTERVIEW DE « Reste qu’en ce qui concerne les météorites qui proviennent d’un inconnu considérable, presque inimaginable, la chose, quoique différente est proche : le caillou, sans doute, n’a apparemment pas plus de valeur que l’esquille d’os mais l’étiquette qui la désigne sous l’appellation de « météorite » lui confère un statut qui dépasse le sens, le temps et l’espace de notre condition. » Laurent BUSINE DES RELIQUES Le corps ou fragment de corps saint devient un objet de dévotion dès le début de l’ère chrétienne. Chaque parcelle du corps sacré conserve sa force originelle et dispense ses bienfaits au dévot puisque la relique est censée protéger, féconder, guérir et sauver. À partir de la Réforme, on ne touche plus, on ne baise plus la relique mais on l’enferme dans une chasse ou un reliquaire. À partir de la fin du XV e siècle, une vaste politique d’acquisition livre une immense variété de reliques offrant un large choix de recours. Les reliques sont constituées de fragments d’un corps saint ou encore de restes d’un objet ayant appartenu à un saint ou qui est lié à sa vie, à son martyre comme le Clou de la Croix du Christ, une relique présentée avec son certificat d’authentification de 1891. Le Bois et feuille du Noisetier de l’apparition se rapporte à la vie de sainte Marguerite-Marie Alacoque, une mystique du XVII e siècle du monastère de Paray le Monial dont les visions ont joué un rôle important dans l’institution du culte du Sacré Cœur. La relique se rapporte aussi à des objets profanes, témoins d’un passé cher, tels un bouquet de mariée, des mèches de cheveux, des bouts d’étoffe. On livre une vénération tout sentimentale à ces objets précieux. Les cendres d’Henri De Gorge, le fondateur du Grand-Hornu, enterré dans un fier mausolée au fond du site, ne faisant pas encore l’occasion d’un culte en tant qu’industriel précurseur et « bienfaiteur » du charbonnage, on parlera alors de restes et non de reliques. LA SAINTE FACE INTERVIEW DE « Je ne vais pas raconter ma vie mais il est vrai que pour moi les reliques étaient quelque chose d’inapprochable, d’intouchable. Il y avait cette notion sacrée d’intercesseur possible et toute cette croyance que, si la prière - à cet objet que l’on ne voyait précisément pas - était assez puissante et concentrée, elle pouvait faire en sorte que saint Antoine, sainte Rita ou … intercède. À bien des égards, cette démarche symbolique, cette sorte de consécration, est aussi à l’œuvre dans l’art, je veux dire la matérialité d’une oeuvre d’art. Par exemple, prenons Van Gogh, la matérialité des Tournesols, c’est 300 grammes de peinture à l’huile sur une toile de lin tendue sur un châssis en bois mais son essence est le champ infiniment supérieur qu’elle ouvre à celui qui regarde la peinture. C’est le même principe avec la relique, par exemple, c’est une brisure d’os mais pour quelqu'un qui veut y croire, qui a la foi, elle peut être l’intercesseur d’un monde meilleur et ça fonctionne, il suffit de voir la multitude des ex-voto dans les églises. C’est cela qui me trouble, cet objet d’une banalité totale et c’est pour cela que je n’aime pas les reliquaires car ils enjolivent l’objet ; ce qui m’intéresse, c’est l’incroyable banalité de la chose considérée et pourtant sa portée étonnante. » Laurent BUSINE HANS-PETER FELDMANN La légende veut que le sudarium soit le voile blanc présenté par Véronique, une femme pieuse de Jérusalem, au Christ affaissé sous le poids de la croix dans la montée au Golgotha. Le Christ en sueur y aurait imprimé sa sainte face. L’épisode est absent des Evangiles et le nom même de Véronique serait une construction, vera icona, voulant dire vraie image. L’image-relique du Voile de sainte Véronique (le Volto Santo), conservée autrefois à Saint-Pierre de Rome, était la principale attraction de pèlerinage dans la ville éternelle avant le sac de Rome de 1527 qui la vit disparaître. Elle circule ensuite sous forme de répliques peintes. Chapeau avec photo, s.d. Au moment de tirer sa révérence, l’élégant glisse dans le ruban de son chapeau la photo de sa bien-aimée ; un ultime sourire en guise de laissez-passer pour l’au-delà. Hans-Peter Feldmann, le créateur de cette rencontre heureuse entre ce couvre-chef et cette image nostalgique est fasciné par les images de la vie. Fraises pulpeuses découpées dans un magazine, photos de pin-up aguicheuses, clichés touristiques, reproductions d’œuvres d’art, photos de proches, peu importe la source, cet « iconophile » collecte et s’approprie sans ségrégation ce « monde de papier ». Ensuite, il organise celui-ci en série et simplement les épingle sur les murs des musées ou les reproduit dans de petits livres muets qu’il intitule modestement « Bilder » (Images). Plus globalement, cet archivage participe des questionnements sur l’ingérence de l’image médiatique, le statut de l’artiste et de la représentation, la collusion de l’art et de la vie que pose notamment le mouvement conceptuel dans les années septante. Pour notre bonheur, ce qui le distingue sensiblement des constats parfois un peu intellectuels et détachés de ces derniers, c’est cette capacité d’émerveillement qui nous enchante. « Je pense que le monde d’images qui nous entoure est, en quelque sorte, l’expression du monde des représentations, une expression des désirs. L’environnement ne se représente pas tel qu’il est mais comme nous aimerions qu’il soit. En collectionnant ces images, je cherche à classer ces rêves en catégories, au moins à dégager des lignes, des courants principaux si vous préférez » affirme l’artiste. Hans-Peter Feldmann est né en 1941 à Düsseldorf où il réside et travaille. GIORGIO DE CHIRICO L’Autoportrait dans un parc peint en 1954 appartient à la période néo-baroque de Giorgio de Chirico. L’artiste italien peint avec de larges touches empâtées dans le style du XVII e siècle qu’il considère comme un sommet technique et, qu’en tant que Pictor Optimus, il tentera toujours d’égaler. Le peintre portant épée et chapeau à plume pose fièrement tel un aristocrate dans un parc qui évoque celui d’un château. Le peintre se drape dans des oripeaux fantaisistes rappelant le XVII e siècle. Son costume est celui d’un comédien de l’opéra de Rome et renvoie au goût du travestissement de Rembrandt, un de ses modèles picturaux. De Chirico peint toute une série d’Autoportrait en costume entre 1939 et 1954. L’habit de l’Autoportrait de 1945 est réduit à sa plus simple expression, un prude bout de tissu blanc. Le personnage que campe De Chirico rappelle Sénèque, le philosophe stoïcien romain qui s’ouvrit les veines et se suicida dans un bain chaud et que l’on représente souvent âgé et nu. De Chirico, un jour riche et rayonnant d’arrogance, une autre fois nu et misérable, se montre alternativement comme le premier et comme le dernier des hommes. Giorgio De Chirico né en 1888 à Volos, en Grèce, est mort à Rome en 1978. INTERVIEW DE « Je suis très heureux de montrer Laurent BUSINE les deux autoportraits: lui, en une espèce de roi soleil, et puis, lui, tout nu. On pourrait presque les intituler ainsi, pour le premier « tel qu’ils me voient » et le deuxième « tel que je me vois ». INTERVIEW DE « Le propos de l’exposition tente de ne pas faire de différence dans le regard que l’on porte sur les images, j’insiste beaucoup là-dessus. Bien sûr, je suis directeur d’un musée et bien conscient que le travail de Penone a plus de pertinence dans l’art du XXe que le cliché de deux inconnus dans un faux avion à la foire de Liège en 1912. Mais ce que j’invite à considérer, c’est en quoi toutes ces images naïves comportent une projection de soi vers un avenir incertain. Si l’on y réfléchit bien, cette durée inimaginable du temps que nous allons passer dans la mort réduit le temps que nous avons passé dans la vie à quelque chose d’infinitésimal, qui n’est même plus comptabilisable. Ces deux personnes dans l’avion, un jour de fête, ont inventé une fiction, une image post mortem, qui dit de manière tangible « nous avons été en avion ». En même temps, celui qui reçoit la carte postale sait que ces deux personnes n’ont pas pris l’avion, qu’elles se sont juste installées dans une fête foraine derrière une bâche qui représentait un avion. Cette création surprenante, bizarre, est l’organisation hasardeuse d’une histoire unique pour eux. Un propos se construit, éphémère dans le temps et offre une seule image aussi juste, à la différence de la pensée des grands artistes qui s’étale sur toute une vie. Ces moments de fiction, qui ne sont pas le fait de professionnels, sont réalisés comme des œuvres, avec les naïvetés, les maladresses que cela comporte. Nous sommes devant des images qui racontent la vie d’un individu ; presque toutes les oeuvres d’art sont de cet ordre là. Mais pour traiter de la mort, c’est peut-être la fiction le moyen le plus extraordinaire dans un domaine aussi dur, difficile à comprendre, difficile à accepter, invraisemblable et impensable. Le geste de donner à voir des images populaires et des œuvres d’artistes reconnus n’est pas un geste innocent, c’est même de ma part très conscient ; je ne leur donne pas un statut d’oeuvre d’art mais je les mets en position d’être vues, d’être regardées. Je pense que si les oeuvres d’artistes n’existaient pas, nous n’aurions sans doute pas le regard attentif et bienveillant pour considérer ce genre d’images naïves et spontanées et nous émouvoir. » Laurent BUSINE EMPEREURS ROMAINS Ensemble de peintures à l’huile sur bois, (1609-1628). Certains de ces portraits d’empereurs s’inspirent d’une suite peinte dans le premier quart du XVIIe siècle par des artistes flamands et hollandais dont Rubens et Hendrick Goltzius. Commandée par le prince Maurits d’Orange-Nassau, cette série est conservée aujourd’hui au château de Caputh, non loin de Postdam. La série originale, peinte sur toile ou sur panneau de bois, offre des dimensions analogues à celles des empereurs de Tongres (environ 68 x 53 cm). Il est amusant de constater que celui qui inaugure cette galerie de portraits maladroits, Jules César, le vainqueur « de tous les peuples de la Gaule … », ne sera précisément jamais « imperator » même si, erronément, d’aucun souvent lui prête ce titre de gloire. Ainsi, l’image naïve s’accorde à la légende que fondit pour la postérité le récit orienté des Vies des douze Césars que l’historien latin Suetonius Tranquilus leur consacra. Outre une dynastie arborant les insignes du pouvoir suprême - la toge sénatoriale pourpre et la couronne de laurier - que retient encore le visiteur contemporain, souvent ignorant de la légende, de ces antiques romains ? Peut-être se souvient-il du « théâtral » Caligula, prétendument « fou à lier » ou plus trivialement, de Vespasien qui transmit son nom aux commodités publiques dont le préfet parisien Rambuteau dota la capitale française ?