herzfeld de cordier gordon sicilia penone claerbout

Transcription

herzfeld de cordier gordon sicilia penone claerbout
CHRIS
JOSÉ MARÍA
HERZFELD
SICILIA
Portraits, 2005-2007
Eco (Quand vas-tu m’oublier) - Eco (Comment te croire), 2009
L’artiste et philosophe des sciences Chris Herzfeld réalise des portraits des
grands singes anthropoïdes qu’elle étudie depuis des années dans les zoo ou
dans des centres d’apprentissage du langage. Les singes prennent la pose et
leur regard perdu dans l’infini, portés vers le haut ou leur attitude décontractée rappellent des expressions bien humaines comme la rêverie, la mélancolie,
la désinvolture. L’utilisation du noir et blanc et d’une lumière onirique font
penser aux clichés de star du cinéma pris au célèbre studio Harcourt à Paris
ou aux photos du cinéma réaliste poétique de Marcel Carné avec Jean Gabin
et Michèle Morgan : « Tu as de beaux yeux tu sais … ». D’autres portraits pris
de face offrent un regard fixe très intense qui semble sonder la pensée du
spectateur. Ces clichés anthropomorphiques de nos cousins lointains mais tellement proches brouillent les frontières admises entre animal et humain, entre
nature et culture et peuvent autant nous séduire que nous mettre mal à l’aise.
Chris Herzfeld est née à Lille en 1960, vit et travaille entre Bruxelles, Paris et Tampa.
THIERRY
DE CORDIER
Crâne froid, 1989 (revisité en 2010)
« Chère Maman, /
Tout compte fait je ne/
t’en veux plus désormais. /
Alors, à présent, /
Dors Mamie, dors com/
me une rose bleue (couchée) /
sur lit de glace ; /
Dors, je t’en supplie… »
Thierry De Cordier reprend le motif
consacré de la rose et le texte aux
accents élégiaques « Dors comme
une rose Maman » qu’il adressait
déjà en 1989 à sa génitrice avec qui
il entretenait, semble-t-il, des rapports passablement douloureux.
Ainsi, seule image de la mort dans
cette exposition, cette vanité est un
condensé de la vie, origine et mort
s’associant élégamment mais
implacablement : « Souviens toi que
tu es né poussière et que tu redeviendras poussière ».
Thierry De Cordier est né à Renaix en 1954, il vit et travaille à Ostende.
GIUSEPPE
Généralement considérée comme un
des passages fondamentaux de la
théorie de la connaissance, l’allégorie
de la caverne décrite par Platon dans
le livre VII de la République pourrait
aussi, d’une manière plus globale,
s’envisager comme une métaphore
de la condition humaine. Prisonniers
dans une grotte souterraine et,
enchaînés le dos tourné au feu, les
hommes ne peuvent accéder à la réalité du monde et d’eux-mêmes qu’à
travers les ombres vagues projetées
contre le mur du fond de la caverne.
De même, les bruits et les voix sont
seulement perçus comme des échos
lointains. Même si un prisonnier
réussissait à se défaire de ses chaînes
et à contempler la réalité de ses propres yeux, une fois revenu parmi ses
congénères, il ne disposerait pas des
termes adéquats pour décrire cette
réalité nouvelle qu’il a découverte.
En effet, ses mots ne correspondraient pas aux imprécises et fausses images projetées sur les murs de
la grotte que connaissent seulement
ses compagnons.
Dans cette allégorie tragique, Platon
différencie clairement deux mondes :
d’un côté le monde des Idées et des
Formes intelligibles, indépendantes
du temps et de l’espace qui fondent
la réalité, et de l’autre côté, le monde
des apparences sensibles, qui sont
seulement des imitations du monde
idéel et sont illusoires et passagères.
Cette problématique de la véracité de
la représentation a toujours été centrale dans les arts plastiques, un propos qu’interroge également l’exposition À toutes les morts, égales et
cachées dans la nuit. Avec sa série
des Echo, José María Sicilia nous
confronte à deux plaques rutilantes
d’airain de grandeur d’homme
appuyées contre le mur. Dans ces
surfaces polies telles des miroirs,
nous pouvons observer une image
troublée de nous-mêmes se superposant, en partie, aux deux questions
que Sicilia a mordues à l’acide dans
le métal: « Comment te croire » et
« Quand vas-tu m’oublier ».
Ces phrases semblent renvoyer au
comportement sceptique qu’adopte
Platon face au monde visible qu’il
présente comme un reflet trompeur,
une image tronquée du monde supérieur des Idées. Une hypothèse que
convoquerait encore le titre que l’artiste choisit pour sa série : « Eco »
(Echo, dans sa langue maternelle,
l’espagnol ). Le souvenir de la fiabilité et de la temporalité de l’image –
y compris de notre image dans le
miroir – est ici questionné de
manière dramatique. Ou faut-il regarder ces deux portes en bronze
comme un passage ouvrant sur un
chemin donnant accès à une
conscience de soi plus élevée? Par
ailleurs, la question « quand vas-tu
m’oublier » posée à celui même qui
scrute son reflet changeant peut
aussi être une invitation à abandonner son apparence mondaine, pour
« accoucher » de son vrai moi tel
que le préconisait Socrate, le maître
de Platon. Essentielle, cette injonction sonde aussi la fonction mémorielle du portrait et sa permanence.
José María Sicilia est né à Madrid en 1954, vit et travaille à Palma de Majorque et Paris.
DOUGLAS
GORDON
Self Portrait Kissing with scopolamine, 1994
Dans son Autoportrait de 1994, Douglas Gordon pose aussi la question de la véracité de l’image, de son image, qu’il
embrasse dans un miroir avec les lèvres enduites d’un sérum de vérité. La scopolamine de la famille des solanacées
(jusquiame noire, daturas et belladone) est un tranquillisant légèrement euphorisant qui, dit-on, a été utilisé comme
sérum de vérité pendant la Seconde Guerre mondiale. À fortes doses, elle peut provoquer d’intenses hallucinations
délirantes mais aussi, paradoxalement dans le contexte de cet autoportrait, de l’amnésie. L’artiste cherche-t-il à passer
« de l’autre côté du miroir » pour y rencontrer son autre soi-même?
Douglas Gordon est né à Glasgow en 1966, il vit et travaille à New York.
PENONE
Rovesciare i propri occhi, 1970
DAVID
Dans le projet Rovesciare i propri occhi (Retourner ses propres yeux) de 1970,
Giuseppe Penone décline son autoportrait en une séquence de 16 clichés
noir et blanc. L’artiste porte des verres de contact opaques couvrant l’iris
et la pupille de l’œil. La surface externe miroitante des verres réfléchit le
monde extérieur et son milieu urbanisé. Se faisant, Penone transforme les
relations de l’homme à son environnement et propose au spectateur la
jouissance de son propre regard. Par ailleurs, privé de l’exercice de la vue,
cette contrainte de l’aveuglement, permet à l’artiste de faire l’expérience
d’un regard tout intérieur. « ‘Renverser ses yeux’ est l’illustration elliptique et
puissante de ce préalable indispensable à l’acte et à la jouissance esthétique :
le spectateur doit se « voir » d’abord lui-même, objectiver son corps pour être en
capacité de s’offrir à l’expérience d’une projection hors de soi dans l’espace
absurde d’un temps, d’une matérialité et d’une conscience dilatée ».
CLAERBOUT
Giuseppe Penone est né à Garessio en 1947, il vit et travaille à Turin.
Long Goodbye, 2007
David Claerbout sonde dans son travail vidéo l’effet plastique du temps. Par la superposition d’une image ralentie et
accélérée dans le même cadre, nous sommes confrontés au passage inéluctable du temps. Au début de la vidéo
Long Goodbye, le spectateur observe le ralenti d’une belle femme dans la quarantaine en train de servir du café.
La caméra opère un lent zoom arrière. À mi-parcours, la femme semble enfin la remarquer ; son visage se crispe et elle
débute un geste lent de la main droite. Entre temps, la distance qui la sépare de la caméra est devenue infranchissable.
La demeure néoclassique apparaît de plus en plus dans l’image et, dans un contraste implacable avec les mouvements
interminables et artificiels de la femme, nous voyons comment les ombres glissent rapidement de manière angoissante
sur la façade de la maison. Elles s’allongent progressivement et, finalement, en quelques minutes, enveloppent l’image
entière dans une nuit profonde. Le contraste entre le ralenti exaspérant de cet adieu et l’accéléré inexorable du crépuscule, accentué par le tremblement nerveux des feuilles, laisse le spectateur avec un sentiment accablant de perte.
David Claerbout est né à Courtrai en 1969, il vit et travaille à Anvers.
Le Long Goodbye de Claerbout n’est pas un au revoir mais un adieu définitif.
CATALOGUE DE L’EXPOSITION
MINI MAC’s
MAC’s
À TOUTES LES MORTS,
ÉGALES ET CACHÉES DANS LA NUIT
Le journal du Musée des Arts
Contemporains pour les enfants,
consacré à Bertille Bak.
Musée des Arts Contemporains
Rue Sainte-Louise 82 - 7301 Hornu
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h.
Numéro 18 - juin 2010
Conception : Service culturel du MAC's
Info et réservation: Tel: +32(0)65/613.881
[email protected]
Les entreprises partenaires sont : Léon Eeckman Assurances, Bouwfonds Property Development, Dialogic, Collection
Care Belgium, Mobull et les peintures Levis. Les partenaires presse sont : RTBF , La Libre Belgique, Weekend Le Vif/
L’Express et Télé Mons/Borinage. Editeur responsable : Claude Durieux, Rue Sainte-Louise 82 - 7301 Hornu
Avec l'aide de :
Textes en français de Laurent BUSINE et Denis GIELEN
Couverture semi-rigide toile de lin, Reliure fil de lin,
Illustrations couleur, 21 x 13,5 cm, 160 pages,
ISBN : 978-2-930368-37-5 – Prix : 25 e
DESIGN BY
WWW.DOJODESIGN.EU
Le journal de l’exposition
À TOUTES
LES MORTS
ÉGALES
ET CACHÉES
DANS
LA NUIT
EXPOSITION DU 20 JUIN AU 10 OCTOBRE 2010
Avec des œuvres de Bertille BAK, Christian BOLTANSKI, David CLAERBOUT,
Giorgio DE CHIRICO, Thierry DE CORDIER, René DEMAREZ, Luciano FABRO,
Hans-Peter FELDMANN, Douglas GORDON, Chris HERZFELD, Giuseppe PENONE,
Damien RANKOVIC, José Maria SICILIA et Paul STRAND.
Luciano Fabro, La lune s’allume sur l’onde qui ronde abat-jour, 1998-1999
« QUELLES IMAGES LAISSERONS-NOUS
DE CE COURT TEMPS,
DE CES QUELQUES PAS QUE NOUS
FAISONS SUR TERRE QUI NE
S’IMPRIMENT MÊME PAS SUR SA SURFACE,
QUI L’EFFLEURENT À PEINE ?
SANS AUCUN DOUTE POSSIBLE,
NOUS N’EN SAVONS RIEN !
SANS AUCUN DOUTE, ÉGALEMENT,
NOUS DÉSIRONS QU’ELLES EXISTENT ET
QU’ELLES NOUS SUCCÈDENT ! »
Laurent BUSINE,
commissaire de l’exposition
INTERVIEW DE
Quelles sont ces morts auxquelles est
dédiée cette exposition qui s’ouvre
par un hommage rendu par l’artiste
conceptuel Christian Boltanski aux
anciens mineurs du Grand-Hornu
(dont il est important de préciser que
certains vivent encore aujourd’hui) et
se clôt sur la visite (voulue par
Laurent Busine) de la crypte où ont
été enterrés leurs patrons, propriétaires de ce site qui fut autrefois un
charbonnage prospère, reconverti
aujourd’hui en musée des arts
contemporains ? Quelles sont ces
morts que ces œuvres d’art et ces
objets de curiosité entendent soustraire à l’obscurité et au silence par
le miracle de leur présentation et de
leur commentaire ? Quelles sont ces
morts aux noms comme à l’image
desquelles ont été rassemblées et
agencées (le long d’un parcours où
aucun mort, aucun cadavre ni corps
morbide, ne sont pourtant montrés ;
et où la part belle est faite à la vie),
des choses aussi éloignées en apparence et provenance que la météorite
d’un muséum d’histoire naturelle, la
relique d’un saint ou l’autoportrait
d’un pictor classicus ?
Quelles sont-elles donc ces morts
‘cachées dans la nuit’ si ce n’est celles justement ‘égales’ de tout ce qui,
lumineux ou éteint comme un astre,
simple ou orgueilleux comme un
homme, n’est plus contemporain des
vivants qu’à travers le souvenir,
l’image, la légende, le nom ou l’objet
qui lui restent attachés ? Car si nous
sommes devant la mort tous égaux,
au sens tragique où rien ni personne
n’échappe à l’éternité comme la fin
de toutes choses, force est de constater qu’elles n’étaient – ces morts
maintenant débusquées de leur
cachette – pas toutes égales devant
l’histoire qui en célèbre certaines et
en oublie d’autres. Aux côtés des
empereurs, des ‘rois soleils’ et des
capitaines d’industries aujourd’hui
disparus, devaient donc figurer également au registre des morts dignes
d’être reconnues celles – il est vrai
moins glorieuses – de tous les sans
nom et les sans voix, les errants et les
pauvres, qui attendent les chants,
les récits et les tableaux qui les désigneront enfin. Cette exposition
À toutes les morts, égales et cachées
dans la nuit réunit de tels porteparole : ce sont des œuvres créées
et des objets inventés pour ces anonymes, au sens du mot ‘pour’
qu’entendait Gilles Deleuze, le philosophe des ‘devenirs’, lorsqu’il
pensait falloir écrire pour les animaux, pour les sauvages ou pour
les fous, non pas évidemment à leur
attention mais à leur place ; de la
même manière que Gustav Malher
mit en musique les Kindertotenlieder
pour des enfants morts.
Denis GIELEN
« Le début et la fin, les Registres du Grand-Hornu de Christian Boltanski et la crypte de la famille De Gorge, pourraient résumer
brièvement le propos humain et égalitaire de l’exposition. De part et d’autre, deux objets constitués de boîtes qui contiennent ce
qui serait le résumé d’un vie. Fondamentalement, les individus quels qu’ils soient, les ouvriers désignés par un nom ou par une image sur les 3500
boîtes ou les patrons nommés avec des inscriptions dorées sur les 26 « boîtes horizontales » du caveau, seront résumés in fine par leurs noms, leurs
dates de naissance, une image, un titre « fondateur du Grand-Hornu, intendant des travaux, époux de… », c’est presque dérisoire. Finalement, le principe
est simple, une vie vaut une vie quelle qu’elle soit ; affirmer le contraire serait indécent. Ce n’est pas une exposition sur la mort, et d’ailleurs, si ce n’est
le crâne de Thierry De Cordier, il n’y a pas d’images de mort. C’est plutôt une exposition sur les images projetées dans ce temps inconnu auquel
chacun répond par une croyance, une foi, une philosophie. La question ex-posée n’est pas « qu’est ce que je crois qu’il y a après la mort ? » mais « quelle
image, quel souvenir allons-nous laisser et comment ultérieurement va-t-il perdurer, un jour, mille ans ? ».
Laurent BUSINE
CHRISTIAN
« C’EST UNE VOLONTÉ
BOLTANSKI
Les Registres du Grand-Hornu, 1997
DE RENDRE COMPTE DES DERNIERS
FAITS ET GESTES DE VÉRITABLES TRIBUS
SUR LE POINT DE DISPARAÎTRE ».
En visite sur le site de cet ancien
charbonnage, l’artiste conceptuel
français Christian Boltanski, est
bouleversé par l’atmosphère singulière palpable en ces lieux habités
par la mémoire des anciens mineurs.
Il accepte la proposition de Laurent
Busine, le futur directeur du Mac’s
encore en cours de réalisation, et
imagine une impressionnante installation qu’il destine à l’ancienne
grange aux foins. Ces hauts murs
de briques noircis par la patine du
temps et le dur labeur des hommes
accueillent en 1997 les Registres du
Grand-Hornu. Pour matérialiser cette
sorte de mémorial, désormais emblématique de la collection, l’artiste
imagine d’employer de vieilles boîtes
à biscuits en fer blanc rouillé, telles
celles où nous engrangeons nos
menus souvenirs. Récurrent dans
son œuvre, ce matériau modeste
renvoie à notre enfance perdue.
Par ailleurs, chaque réceptacle dissimulant son contenu scellé, Christian
Boltanski laisse au spectateur toute
liberté d’imaginer pour chacune un
trésor renvoyant à une vie singulière.
Sur chaque boîte de ce long et haut
mur, une petite étiquette blanche,
comme celle des cahiers d’antan, est
collée mentionnant un nom et un
prénom. Ceux des mineurs qui travaillèrent ici avant que le charbonnage ne ferme ses grilles en 1954.
Parfois est ajoutée une photo noir
et blanc, d’un enfant, d’une femme
en « habits du dimanche », intimidé,
rieur, rêveur, autant de vies qui se
donnent à rencontrer dans l’espace
recueilli noyé dans la pénombre.
« Je crois beaucoup à l’importance de
nommer. Il n’est pas juste de dire 5.000
mineurs. Il faut nommer chacun d’eux.
Ce ne sont pas des groupes anonymes
mais des individus. Aujourd’hui, nous
entrons dans une sorte de monde posthumain. Pour combattre cela, il faut
rappeler sans cesse que chaque personne existe » affirme l’artiste. Aussi
a-t-il demandé que lui soient confiées
un moment les archives des charbonnages où furent exhumés de la
poussière les carnets ouvriers.
Parmi ceux-ci, au hasard, quelques
3.500 furent sélectionnés. Enfin, les
noms furent soigneusement recopiés
et les clichés jaunis furent reproduits
afin qu’il soit rendu hommage aux
mineurs qui dédièrent leur vie au
charbonnage du Grand-Hornu
Christian Boltanski est né en 1944
à Paris où il vit et travaille.
INTERVIEW DE
« Ce qui m’émeut le plus dans
l’œuvre de Boltanski, ce sont ces
photos “endimanchées” sur les carnets ouvriers. Quand
on leur demandait une photographie officielle, souvent
les gens découpaient dans un cliché qu’il possédait déjà :
une photo de communion, de mariage… Ils donnaient
d’eux-mêmes la seule image qu’ils avaient et qui était une
image presque impensable par rapport à leur condition
future. Quand je regarde ces belles petites filles bien habillées avec des rubans dans les cheveux, je songe qu’après
avoir passé quelques mois dans la mine, elles étaient en
loques, abruties par le travail. Pourtant, la seule image que
je conserve de Joséphine, c’est une image d’une beauté
qu’elle-même s’affirme pour l’éternité, involontairement. »
Laurent BUSINE
INTERVIEW DE
BERTILLE
BAK
Sans titre, 2009
Quelle place occupent vos dessins
dans votre corpus d’œuvres ?
Le dessin accompagne un projet plus
global qui se focalise sur des personnes vivant sur un territoire donné.
Le dessin est un relevé du réel, un
archivage nécessaire.
Pouvez-vous nous parler du
projet de la cité n°5 ?
« La cité n°5 » est un cahier réunissant les 97 habitations d’un coron de
la ville de Barlin dans le Pas-de-Calais.
À partir de photographies, j’ai dessiné et reconstruit le coron sans
omettre une seule habitation. Les
façades dessinées au stylo bille noir
sont isolées du paysage.
La question de la mémoire
personnelle et de la communauté
transparaît fortement dans votre
travail. Doit-on y voir la volonté
d’aller du singulier vers l’universel ?
Je construis mes projets sur et avec
des groupes de personnes, des voisins qui ont une histoire propre.
Je m’intéresse avant tout à une communauté, une petite société autonome, ses rites, son folklore, ses coutumes ainsi que son organisation.
Ce travail, qui part du singulier, peut
néanmoins tendre vers l’universel
puisqu’il aborde des sujets tels que la
disparition de communautés ou
l’exécution de grands projets urbains
aux dépens de la population.
Pourquoi vouloir garder une trace
de ce lieu ?
La restructuration du bassin minier
entraîne la mise à mort d’une partie
du patrimoine industriel. Il s’agit
également de l’éclatement de personnes qui ont toujours travaillé et
vécu sur le même territoire. C’est
une volonté de rendre compte des
derniers faits et gestes de véritables
tribus sur le point de disparaître.
La précision de vos dessins renvoie
à l’idée d’archivage.
Cette notion est-elle importante
dans votre travail ?
L’archivage par le dessin permet
de faire ressortir de l’architecture
sérielle les ornements apportés par
l’habitant. Pour moi, il s’apparente
d’ailleurs ici plutôt au relevé de
portraits de familles. Au premier
coup d’œil, les habitats paraissent
similaires puis le spectateur observe
de plus près et se perd dans les
détails. Fréquemment, il retourne à
la première maison et parcourt à
nouveau du regard l’intégralité de la
frise, comme s’il remontait cette rue.
Vous dessinez actuellement
toutes les cités minières du NordPas-de-Calais. Pourquoi prolonger
le projet au-delà de Barlin ?
La ville de Barlin n’est pas un cas
isolé, tout le bassin minier est en
profonde mutation. Avant la métamorphose du paysage urbain, je
souhaite finaliser ce travail de
recensement qui s’inscrit dans une
sorte de devoir de mémoire, l’envie
de faire perdurer notre héritage.
Le fait que votre travail soit
aujourd’hui exposé sur le site du
Grand-Hornu est-il important
pour vous ?
Les dessins trouvent toute leur force
dans cet ancien complexe industriel
minier et je suis d’autant plus ravie
que je connais la politique du GrandHornu de faire systématiquement
participer à la vie du musée la population environnante.
Bertille Bak est née en 1983
à Arras, elle vit et travaille entre
Tourcoing et Paris.
DES MÉTÉORITES
« LE CIEL EST PLEIN DE PIERRES QUI, PARFOIS,
ÉCHOUENT SUR LA TERRE ET QUE LES HOMMES CONSERVENT
GIUSEPPE
PENONE
Soffio di foglie, 1979
Dans un tas de feuilles de buis, l’artiste s’est étendu de tout son long et
a expiré. Sous le poids du corps, les
feuilles s’enfoncèrent, déterminant
une sculpture en creux restituant la
mémoire de son geste éphémère.
Avec cette série des Souffles, Penone
cherche à reformuler un thème « très
ancré dans l’imaginaire populaire du
don de la vie par le biais du souffle ».
La tension entre l’essence mouvante
de l’élément naturel et l’entreprise
humaine qui cherche à immortaliser
sa trace fait la force de cette oeuvre
qui éprouve le spectateur, libre de
mentalement prendre la place laissée
vide et d’ainsi revivre cette action
fugitive.
« Le spectateur appréhende le positif
de l’image, même s’il n’en perçoit en
fait que le négatif, le vide, l’absence –
une absence qui documente l’action,
fait partie de l’action.
Ce n’est donc pas la représentation de
l’homme comme une idole mais c’est
une figure sans l’idée de la représentation. Le souffle devenait alors comme
une extension du corps, il avait un
poids comme le corps. »
POUR ATTEINDRE PAR LA PENSÉE AUX NUÉES. » Laurent BUSINE
INTERVIEW DE
« Reste qu’en ce qui concerne les météorites qui proviennent
d’un inconnu considérable, presque inimaginable, la chose,
quoique différente est proche : le caillou, sans doute, n’a apparemment pas plus de
valeur que l’esquille d’os mais l’étiquette qui la désigne sous l’appellation de « météorite »
lui confère un statut qui dépasse le sens, le temps et l’espace de notre condition. »
Laurent BUSINE
DES RELIQUES
Le corps ou fragment de corps saint devient un objet de dévotion dès le début de l’ère chrétienne. Chaque parcelle du
corps sacré conserve sa force originelle et dispense ses bienfaits au dévot puisque la relique est censée protéger, féconder, guérir et sauver. À partir de la Réforme, on ne touche plus, on ne baise plus la relique mais on l’enferme dans une
chasse ou un reliquaire. À partir de la fin du XV e siècle, une vaste politique d’acquisition livre une immense variété de
reliques offrant un large choix de recours. Les reliques sont constituées de fragments d’un corps saint ou encore de restes d’un objet ayant appartenu à un saint ou qui est lié à sa vie, à son martyre comme le Clou de la Croix du Christ, une
relique présentée avec son certificat d’authentification de 1891. Le Bois et feuille du Noisetier de l’apparition se rapporte à
la vie de sainte Marguerite-Marie Alacoque, une mystique du XVII e siècle du monastère de Paray le Monial dont les
visions ont joué un rôle important dans l’institution du culte du Sacré Cœur. La relique se rapporte aussi à des objets
profanes, témoins d’un passé cher, tels un bouquet de mariée, des mèches de cheveux, des bouts d’étoffe. On livre une
vénération tout sentimentale à ces objets précieux. Les cendres d’Henri De Gorge, le fondateur du Grand-Hornu, enterré
dans un fier mausolée au fond du site, ne faisant pas encore l’occasion d’un culte en tant qu’industriel précurseur et
« bienfaiteur » du charbonnage, on parlera alors de restes et non de reliques.
LA
SAINTE
FACE
INTERVIEW DE
« Je ne vais pas raconter ma vie mais il est vrai que pour moi les reliques étaient quelque chose
d’inapprochable, d’intouchable. Il y avait cette notion sacrée d’intercesseur possible et toute
cette croyance que, si la prière - à cet objet que l’on ne voyait précisément pas - était assez puissante et concentrée,
elle pouvait faire en sorte que saint Antoine, sainte Rita ou … intercède. À bien des égards, cette démarche symbolique,
cette sorte de consécration, est aussi à l’œuvre dans l’art, je veux dire la matérialité d’une oeuvre d’art. Par exemple,
prenons Van Gogh, la matérialité des Tournesols, c’est 300 grammes de peinture à l’huile sur une toile de lin tendue sur
un châssis en bois mais son essence est le champ infiniment supérieur qu’elle ouvre à celui qui regarde la peinture.
C’est le même principe avec la relique, par exemple, c’est une brisure d’os mais pour quelqu'un qui veut y croire, qui a la
foi, elle peut être l’intercesseur d’un monde meilleur et ça fonctionne, il suffit de voir la multitude des ex-voto dans les
églises. C’est cela qui me trouble, cet objet d’une banalité totale et c’est pour cela que je n’aime pas les reliquaires car ils
enjolivent l’objet ; ce qui m’intéresse, c’est l’incroyable banalité de la chose considérée et pourtant sa portée étonnante. »
Laurent BUSINE
HANS-PETER
FELDMANN
La légende veut que le sudarium soit
le voile blanc présenté par Véronique,
une femme pieuse de Jérusalem, au
Christ affaissé sous le poids de la
croix dans la montée au Golgotha.
Le Christ en sueur y aurait imprimé
sa sainte face. L’épisode est absent
des Evangiles et le nom même de
Véronique serait une construction,
vera icona, voulant dire vraie image.
L’image-relique du Voile de sainte
Véronique (le Volto Santo), conservée
autrefois à Saint-Pierre de Rome, était
la principale attraction de pèlerinage
dans la ville éternelle avant le sac de
Rome de 1527 qui la vit disparaître.
Elle circule ensuite sous forme de
répliques peintes.
Chapeau avec photo, s.d.
Au moment de tirer sa révérence, l’élégant glisse dans le ruban de son chapeau la photo de sa bien-aimée ; un ultime sourire en guise de laissez-passer
pour l’au-delà. Hans-Peter Feldmann, le créateur de cette rencontre heureuse
entre ce couvre-chef et cette image nostalgique est fasciné par les images de
la vie. Fraises pulpeuses découpées dans un magazine, photos de pin-up
aguicheuses, clichés touristiques, reproductions d’œuvres d’art, photos de
proches, peu importe la source, cet « iconophile » collecte et s’approprie sans
ségrégation ce « monde de papier ». Ensuite, il organise celui-ci en série et
simplement les épingle sur les murs des musées ou les reproduit dans de
petits livres muets qu’il intitule modestement « Bilder » (Images). Plus globalement, cet archivage participe des questionnements sur l’ingérence de
l’image médiatique, le statut de l’artiste et de la représentation, la collusion
de l’art et de la vie que pose notamment le mouvement conceptuel dans les
années septante. Pour notre bonheur, ce qui le distingue sensiblement des
constats parfois un peu intellectuels et détachés de ces derniers, c’est cette
capacité d’émerveillement qui nous enchante.
« Je pense que le monde d’images qui nous entoure est, en quelque sorte, l’expression du monde des représentations, une expression des désirs. L’environnement ne
se représente pas tel qu’il est mais comme nous aimerions qu’il soit. En collectionnant ces images, je cherche à classer ces rêves en catégories, au moins à dégager
des lignes, des courants principaux si vous préférez » affirme l’artiste.
Hans-Peter Feldmann est né en 1941 à Düsseldorf où il réside et travaille.
GIORGIO
DE CHIRICO
L’Autoportrait dans un parc peint en 1954 appartient à la période néo-baroque
de Giorgio de Chirico. L’artiste italien peint avec de larges touches empâtées
dans le style du XVII e siècle qu’il considère comme un sommet technique et,
qu’en tant que Pictor Optimus, il tentera toujours d’égaler. Le peintre portant
épée et chapeau à plume pose fièrement tel un aristocrate dans un parc qui
évoque celui d’un château. Le peintre se drape dans des oripeaux fantaisistes
rappelant le XVII e siècle. Son costume est celui d’un comédien de l’opéra
de Rome et renvoie au goût du travestissement de Rembrandt, un de ses
modèles picturaux. De Chirico peint toute une série d’Autoportrait en costume entre 1939 et 1954. L’habit de l’Autoportrait de 1945 est réduit à sa
plus simple expression, un prude bout de tissu blanc. Le personnage que
campe De Chirico rappelle Sénèque, le philosophe stoïcien romain qui s’ouvrit
les veines et se suicida dans un bain chaud et que l’on représente souvent
âgé et nu. De Chirico, un jour riche et rayonnant d’arrogance, une autre
fois nu et misérable, se montre alternativement comme le premier et
comme le dernier des hommes.
Giorgio De Chirico né en 1888 à Volos, en Grèce, est mort à Rome en 1978.
INTERVIEW DE
« Je suis très heureux de montrer
Laurent BUSINE
les deux autoportraits: lui, en une
espèce de roi soleil, et puis, lui, tout nu. On pourrait presque les intituler ainsi, pour le premier « tel qu’ils me voient »
et le deuxième « tel que je me vois ».
INTERVIEW DE
« Le propos de l’exposition tente de ne pas faire de différence dans
le regard que l’on porte sur les images, j’insiste beaucoup là-dessus. Bien sûr, je suis directeur d’un musée et bien conscient que le travail de Penone a plus
de pertinence dans l’art du XXe que le cliché de deux inconnus dans un faux avion à la foire
de Liège en 1912. Mais ce que j’invite à considérer, c’est en quoi toutes ces images naïves
comportent une projection de soi vers un avenir incertain. Si l’on y réfléchit bien, cette
durée inimaginable du temps que nous allons passer dans la mort réduit le temps que
nous avons passé dans la vie à quelque chose d’infinitésimal, qui n’est même plus comptabilisable. Ces deux personnes dans l’avion, un jour de fête, ont inventé une fiction, une
image post mortem, qui dit de manière tangible « nous avons été en avion ». En même
temps, celui qui reçoit la carte postale sait que ces deux personnes n’ont pas pris l’avion,
qu’elles se sont juste installées dans une fête foraine derrière une bâche qui représentait un
avion. Cette création surprenante, bizarre, est l’organisation hasardeuse d’une histoire unique pour eux. Un propos se construit, éphémère dans le temps et offre une seule image
aussi juste, à la différence de la pensée des grands artistes qui s’étale sur toute une vie.
Ces moments de fiction, qui ne sont pas le fait de professionnels, sont réalisés comme des
œuvres, avec les naïvetés, les maladresses que cela comporte. Nous sommes devant des images qui racontent la vie d’un individu ; presque toutes les oeuvres d’art sont de cet ordre là.
Mais pour traiter de la mort, c’est peut-être la fiction le moyen le plus extraordinaire dans
un domaine aussi dur, difficile à comprendre, difficile à accepter, invraisemblable et
impensable. Le geste de donner à voir des images populaires et des œuvres d’artistes
reconnus n’est pas un geste innocent, c’est même de ma part très conscient ; je ne leur
donne pas un statut d’oeuvre d’art mais je les mets en position d’être vues, d’être regardées. Je pense que si les oeuvres d’artistes n’existaient pas, nous n’aurions sans doute pas
le regard attentif et bienveillant pour considérer ce genre d’images naïves et spontanées et
nous émouvoir. »
Laurent BUSINE
EMPEREURS
ROMAINS
Ensemble de peintures à l’huile sur bois, (1609-1628).
Certains de ces portraits d’empereurs s’inspirent d’une suite peinte dans le premier quart du XVIIe siècle par des
artistes flamands et hollandais dont Rubens et Hendrick Goltzius. Commandée par le prince Maurits d’Orange-Nassau,
cette série est conservée aujourd’hui au château de Caputh, non loin de Postdam. La série originale, peinte sur toile
ou sur panneau de bois, offre des dimensions analogues à celles des empereurs de Tongres (environ 68 x 53 cm).
Il est amusant de constater que celui qui inaugure cette galerie de portraits maladroits, Jules César, le vainqueur
« de tous les peuples de la Gaule … », ne sera précisément jamais « imperator » même si, erronément, d’aucun souvent
lui prête ce titre de gloire. Ainsi, l’image naïve s’accorde à la légende que fondit pour la postérité le récit orienté des
Vies des douze Césars que l’historien latin Suetonius Tranquilus leur consacra. Outre une dynastie arborant les insignes
du pouvoir suprême - la toge sénatoriale pourpre et la couronne de laurier - que retient encore le visiteur contemporain, souvent ignorant de la légende, de ces antiques romains ? Peut-être se souvient-il du « théâtral » Caligula,
prétendument « fou à lier » ou plus trivialement, de Vespasien qui transmit son nom aux commodités publiques
dont le préfet parisien Rambuteau dota la capitale française ?