Mariages et migrations : l`amour et ses frontières - cadis

Transcription

Mariages et migrations : l`amour et ses frontières - cadis
10/12/2013
12:06
Page 1
SOMMAIRE
Hommage à Beniamino Rossi
ÉDITORIAL
Carton rouge au “black-blanc-beur” : en finir avec les
fantasmes intégrationnistes et racialistes des
chroniqueurs sportifs et de quelques autres........................ Vincent Geisser
ARTICLE
La construction sociologique de la carrière migratoire :
le cas des migrants iraniens en Europe............................... Nader Vahabi
novembre - décembre 2013
ms-couverture-150.qxp
DOSSIER – Mariages et migrations : l’amour et ses frontières
(coordonné par Maïté Maskens)
L’amour et ses frontières : régulations étatiques et
migrations de mariage (Belgique, France,
Suisse et Italie)...................................................................... Maïté Maskens
Gouverner les frontières ou appliquer des droits ?
Le contrôle des mariages aux consulats de Belgique,
d’Italie et de France à Casablanca....................................... Federica Infantino
Couples binationaux de même sexe : politique de
soupçon, normalisation et rapports de pouvoir.................... Manuela Salcedo Robledo
La politique migratoire belge et ses conséquences sur
les couples transnationaux : un regard des acteurs
sociaux bruxellois.................................................................. Nawal Bensaïd
Vol. 25 - n° 150
L’amour aux services de l’état civil : régulations
institutionnelles de l’intimité et fabrique de la
ressemblance nationale en Suisse ...................................... Anne Lavanchy
Le projet de mariage sous l’angle des démarches
administratives en Belgique : un parcours
du combattant ? .............................................................. Bruno Langhendries
Mariage et migration : les chiffres et les droits
en Belgique ........................................................................... Julie Lejeune
Bibliographie sélective .......................................................... Christine Pelloquin
Estrangeiros, extracomunitários e transnacionais :
paradoxos da alteridade nas migrações internacionais.
Brasileiros na Itália (de João Carlos Tedesco).................... Luca Marin
France plurielle : le défi de l’égalité réelle
(de Laetitia Van Eeckhout) ................................................... Pedro Vianna
DOCUMENTATION................................................................ Christine Pelloquin
Impression : Corlet, Imprimeur, S.A.
Z.I. route de Vire - 14110 Condé-sur-Noireau
Dépôt légal : décembre 2013 - N° d’ordre : XXXXX
Commission paritaire : n° 0116 G 87447
ISSN : 0995 - 7367
MIGRATIONS SOCIÉTÉ
NOTES DE LECTURE
La construction sociologique
de la carrière migratoire :
les Iraniens en Europe
Mariages et migrations :
l’amour et ses frontières
Vol. 25, n° 150
novembre - décembre 2013
ARTICLE
LA CONSTRUCTION SOCIOLOGIQUE DE LA
CARRIÈRE MIGRATOIRE : LE CAS DES MIGRANTS
IRANIENS EN EUROPE
Nader VAHABI *
Entre 2003 et 2012, nous avons conduit une enquête sociologique
fondée sur des entretiens semi-directifs auprès de 150 migrants iraniens
dans quatre pays : Allemagne, Belgique, France et Royaume-Uni. Nous
avons alors posé le questionnement suivant : comment un migrant
envisage-t-il son avenir ? Comment se positionne-t-il dans les différents
espaces sociaux ? Comment peut-on saisir ses réactions dans ces espaces ? Comment différencie-t-il les positions distinctes et coexistantes,
étrangères les unes aux autres, par rapport à l’ordre social dans lequel
il se trouve ? Comment construit-il sa carrière dans cet espace hétérogène ? Le présent article vise à y proposer des réponses.
Carrière migratoire et changement de pays
Notre objectif est de montrer que la carrière migratoire se construit
à un moment T du triangle formé par la position sociale d’un migrant,
ses dispositions individuelles (ou les habitus) et ses prises de position.
En fait, les choix des individus opérant dans les domaines les plus
opposés de leurs trajectoires, de leur vie avant l’exil à la destination
finale, sont influencés par cette formule du triangle, simple mais percutante.
“Carrière” est un terme du langage courant utilisé pour désigner
les différentes étapes de la vie professionnelle. Ce mot est généralement
appliqué aux individus qui naissent dans un territoire donné, y prennent
le chemin de l’école, y effectuent leur formation et y cherchent un travail.
En fait, le mot se réfère à des formations classiques dans lesquelles
les étapes à franchir sont claires et transparentes et les individus
*
Spécialiste de l’immigration iranienne, auteur de plusieurs livres et articles, enseignant à
l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), chercheur associé au Centre
d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS), École des hautes études en sciences sociales
(EHESS), Paris, et au Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (CEDEM), Université de Liège,
Belgique.
Migrations Société
14
Article
beaucoup moins soumis aux aléas et aux contraintes hasardeuses
que les migrants. Cependant dans le champ migratoire, on fait souvent
référence au concept d’outsider de Howard Saul Becker1.
L’importance d’Outsiders tient essentiellement à ce que cet ouvrage,
paru en 1963, juste deux ans après Asiles d’Erving Goffman2 , a
donné un exemple convaincant des résultats auxquels peut conduire
l’étude minutieuse, de type ethnographique, d’un secteur limité de la vie
sociale. La contribution d’Outsiders aux recherches sur la délinquance
a consisté à faire apparaître des problèmes ignorés des criminologues
qui s’enfermaient dans l’étude d’un ensemble restreint de cas dont la
définition leur semblait aller de soi. H. S. Becker, qui s’est intéressé
prioritairement au concept de carrière afin de produire une analyse
fine et diachronique de la déviance auprès de toxicomanes et de musiciens de jazz3, a pu vivre quotidiennement à côté de ses objets de
recherche, ses camarades musiciens de jazz, tout en essayant de supprimer la distance sociale entre eux et lui4.
Utilisé par le courant interactionniste, le concept de carrière s’élargit
au-delà de sa sphère habituelle. Il s’agit alors de construire des modèles
séquentiels de passages d’une position à une autre, de considérer l’histoire des individus comme une série d’engagements envers les normes et
les institutions, impliquant des changements de comportements et
d’opinions. Le concept tente d’articuler les faits objectifs relevant de
la structure avec les changements dans la subjectivité des individus.
Trois éléments importants découlent de cette définition et expliquent
qu’un grand nombre de chercheurs en sociologie de la migration font
référence à H. S. Becker5. Le premier élément est la dialectique entre la
structure et l’individu, le deuxième le changement dans l’identité des
1.
Cf. BECKER, Howard Saul, Outsiders : studies in the sociology of deviance, London : Free
Press of Glencoe, 1963, 179 p.
2.
Cf. GOFFMAN, Erving, Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux et autres
reclus, Paris : Éd. de Minuit, 1968, 451 p.
3.
CHAPOULIE, Jean-Michel, Préface à l’ouvrage de BECKER, Howard Saul, Outsiders : étude
de sociologie de la déviance, Paris : Éd. Métailié, 1985, p. 9.
4.
Lorsque nous préparions notre DEA à l’université de Nanterre-Paris X, Howard Saul Becker
avait été invité en mai 1999 pour présenter son ouvrage. Il nous a expliqué que quand il était
étudiant en maîtrise, il voulait faire son mémoire sur ses camarades toxicomanes ; c’est ce
qu’il a réussi à réaliser avec l’accord de son directeur. Sa situation lui a permis de réduire la
distance sociale avec ses interviewés.
5.
Des efforts intéressants ont été faits par Marco Martiniello et ses collègues pour dresser les
différentes dimensions de la carrière migratoire chez Howard Saul Becker. Voir MARTINIELLO,
Marco ; REA, Andrea ; TIMMERMAN, Christiane ; WETS, Johan (sous la direction de), Nouvelles
migrations et nouveaux migrants en Belgique, Gent : Academia Press, 2010, 339 p. (cf. pp. 1121).
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
15
individus reflétant leur nouveau statut et le troisième la réussite, qui est
particulièrement applicable à la carrière migratoire.
La définition de la carrière donnée par Howard Saul Becker est
très intéressante, mais sa problématique correspond à des individus
qui ne quittent pas leurs cadres sociaux d’origine et sont moins confrontés à des problèmes d’acculturation et d’intégration que les migrants
arrivant dans un nouveau pays. De plus, le changement de l’identité
est davantage lié au statut et au travail qu’à une rupture biographique
traumatisante avec le pays d’origine. En fait, nous semble-t-il, dans
le domaine migratoire on ne clarifie pas suffisamment le rôle de l’individu dans le processus de la construction de sa carrière parce qu’il
faut que « le migrant possède certaines caractéristiques/compétences
qui le qualifient comme étant plus ou moins apte à se lancer dans l’activité migratoire »6. Cette dimension individuelle — renvoyant à l’âge, à
l’éducation, au genre, au statut juridique et à la durée du séjour —
permet de contrer une vision homogénéisante, stéréotypée de ce
que l’on appelle « les migrants », pour reprendre l’analyse d’Azouz
Begag, qui estime qu’on va « créer artificiellement un ensemble homogène [...] mû par les mêmes attitudes, les mêmes comportements et porteur
d’un unique projet social »7.
Ces caractéristiques individuelles sont très importantes — d’autant
plus que, statistiquement, une partie très peu nombreuse de la population
du pays d’origine songe à le quitter8 — et interviennent fortement dans
le processus d’adaptation à la société du pays hôte, permettant de
comprendre « pourquoi et comment [...] certains parviennent mieux que
d’autres à franchir le passage » de la société d’origine à la société
d’accueil9, comment un migrant peut-il y construire un “point d’ancrage”.
Notre recherche utilise la notion de “carrière” en tant que concept
transversal, en privilégiant les aspects mentaux liés au cycle des modifications qui interviennent dans la personnalité du fait de cette carrière
6.
Ibidem, p. 25.
7.
BEGAG, Azouz, “La mobilité spatiale des immigrés et ses effets sociaux”, Migrations Internationales, vol. 26, n° 2, 1988, pp. 199-212, cité par MARTINIELLO, Marco ; REA, Andrea ;
TIMMERMAN, Christiane ; WETS, Johan (sous la direction de), Nouvelles migrations et nouveaux
migrants en Belgique, op. cit., p. 28.
8.
Dans le cas des Iraniens elle représente entre 5 % et 7 % de la population totale. La plupart
des individus qui quittent l’Iran sont issus du milieu urbain : dans notre échantillon constitué
par 150 personnes, 90 (60 %) viennent du milieu urbain de Téhéran, 60 (40 %) sont issues
d’un milieu urbain de province et aucune du milieu rural.
9.
MOREAU, Alain, “Culture de l’entre-deux et survie psychique du migrant”, Hommes &
Migrations, n° 1190, septembre 1995, pp. 22-26.
Migrations Société
16
Article
et liés aussi aux modifications du système des représentations par lesquelles l’individu prend conscience de lui-même et appréhende les autres.
Ces modifications interviennent dans la carrière de l’exilé en fonction
de cinq phases principales : le pré-exil10, le déplacement, le no man’s
land, l’installation finale dans le pays d’accueil, l’éventuel retour dans
le pays d’origine ou l’éventuel départ vers un autre pays.
Comment, sous l’influence de quels facteurs et à quel moment de
ce processus le changement intervient-il ?
L’analyse de l’articulation de cette existence sociale et de ce changement, comme en témoignent plusieurs enquêtés, pourrait être étudiée
à travers quatre invariants principaux du processus de la construction
de la carrière migratoire des migrants : les trajectoires, le statut juridique, le travail (grand socialisateur), les ressources.
Faisant abstraction des situations où le départ se fait de façon précipité, car la liberté, voire la vie de la personne est en jeu — ce qui
est souvent le cas des réfugiés — le migrant conçoit un plan d’ensemble
portant sur son itinéraire et les moyens dont il doit disposer pour
arriver à destination ; en effet, il possède ce qu’on peut appeler “un
schéma de trajectoire”, qui peut ne pas être tracé dans ses moindres
détails (probablement il l’est rarement, mais il implique une représentation imagée de la succession d’événements envisageables et d’actions
à prévoir). Les formes de trajectoires s’avèrent donc être très dissemblables les unes des autres.
Le concept de trajectoire est controversé en sociologie, et nous le
présentons ici très brièvement11 . Au pluriel, le terme “trajectoires”
renvoie à la volonté d’étudier les parcours d’un migrant dans tous les
aspects de sa vie en société. Il s’agit des cheminements sociaux d’un
individu dans l’espace et dans le temps, des déplacements qui ont
résulté de ses choix ou de ses non-choix, considérés — avec les limites et
réserves qu’implique la notion de “choix rationnel” — comme des prises
10. Dans nos recherches précédentes, nous avons montré comment les processus d’isolement
politique, social, économique et culturel constituent une logique de situation qui pousse les
individus vers un choix extrême. Voir, par exemple, le récit de vie du premier président de la
République iranienne, Abol Hassan Bani Sadr, qui a pris le chemin de l’exil suite à son limogeage en juin 1981, ainsi que le témoignage de Mehdi Fattâh Pour, un responsable du mouvement Fédâ’iyâns-majorité, suite à la répression massive en 1982, in : VAHABI, Nader, Récits
de vie des exilés iraniens, Paris : Éd. Elzévir, 2009, pp. 104-148.
11. Cf. STRAUSS, Anselm, La trame de la négociation : sociologie qualitative et interactionnisme.
Textes réunis par Isabelle Bazanger, Paris : Éd. L'Harmattan, 1991, 311 p. (voir p. 143). Pour
une approche critique, voir aussi VAHABI, Nader, La migration iranienne en Belgique : une
diaspora par défaut, Paris : Éd. L’Harmattan, 2011, 212 p. (cf. pp. 145-166).
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
17
de positions rationnelles s’appuyant sur la totalité des décisions possibles,
mais dans un horizon limité12. Par ailleurs, il convient de rappeler que
dans les récits autobiographiques la part de la “reconstruction”, faite
de toute bonne foi, peut être non négligeable. En rapport avec cette
définition des “trajectoires”, notre enquête en Belgique a cherché à retracer les trajectoires de vie des migrants dans ses aspects scolaires,
professionnels, résidentiels, matrimoniaux, et nous avons ainsi identifié
quatre types de trajectoires : directe et légale, directe et clandestine mais
maîtrisable, à recommencements multiples, conflictuelle et hasardeuse.
Une trajectoire directe et légale
La première figure emblématique d’une trajectoire simple et linéaire
est celle de l’émigré devenu en terre d’immigration soit un immigré
sans qualification, un simple manutentionnaire, soit un étudiant, soit encore
un exilé politiquement engagé. Cet immigré, figure centrale de la sociologie d’Abdelmalek Sayad13, est celui dont le voyage est pratiquement
direct, émigrant, par exemple, de l’Iran vers la Belgique ou la France
avec un projet migratoire : soit le migrant est en quête d’une vie
meilleure — d’un Eldorado, pour reprendre une expression voltairienne — soit il arrive dans le cadre d’un regroupement familial, soit
il est parti pour suivre des études à l’étranger ou encore pour sauver
sa peau. Parmi nos enquêtés, 60 (40 %) ont quitté l’Iran directement
et leur projet d’itinéraire migratoire était bien maîtrisé.
Sortir légalement d’Iran avec un visa semble paradoxal pour certains
exilés de notre enquête, et l’on peut se demander comment ce type de
départ est possible pour une personne recherchée par les services du
renseignement du régime. Plusieurs explications peuvent être avancées :
d’une part, certaines personnes ont utilisé judicieusement leur capital social
et leurs réseaux relationnels14 et, d’autre part, à partir de 1990 (fin
12. Cf. DUFOIX, Stéphane, Politiques d’exil : Hongrois, Polonais et Tchécoslovaques en France
après 1945, Paris : Presses universitaires de France, 2002, 314 p. (voir p. 264).
13. Cf. SAYAD, Abdelmalek, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles : Éd. De
Boeck Université, 1997, 331 p. (voir pp. 14-70).
14. Le cas d’Ebrahim Nabavi (voir ci-après) est très intéressant du point de vue de son capital
social et de sa notoriété, car il est emblématique d’un exilé politique ayant pu utiliser son capital social pour pouvoir effectuer une sortie directe. Sous le régime du chah, sortir clandestinement d’Iran était très rare, sauf pour les membres d’organisations de guérilla urbaine,
puisque pour poursuivre des études, la sortie était légale et directe, contrairement à ce qui
s’est passé sous la République islamique. Notons que quand nos enquêtés sont des personnalités connues, nous avons, avec leur autorisation, gardé leur vrai nom ; dans les autres
cas, nous les avons identifiés par des noms fictifs.
Migrations Société
18
Article
de la guerre entre l’Iran et l’Irak, décès de l’ayatollah Khomeiny), le
régime a pris des mesures pour faciliter les démarches d’obtention
d’un passeport et s’est montré plus tolérant envers les opposants qui
souhaitaient quitter le territoire iranien.
Étudions un cas qui est représentatif de ce type de départ, celui
d’Ebrahim Nabavi, né à Astarâ en 1959, journaliste, humoriste et écrivain,
opposant politique, très surveillé et emprisonné à plusieurs reprises
en Iran, exilé depuis 2003 en Belgique15. Cet homme disposait en Iran
d’un capital culturel, économique et familial important, ce qui lui a permis
d’effectuer de nombreux allers-retours à l’étranger quand il lui était
nécessaire de se faire oublier des autorités iraniennes, avant d’envisager
de s’expatrier pour une longue durée, voire définitivement. Notons
que pour cet exilé, sa sortie officielle, légale et tolérée par le pouvoir
iranien s’inscrivait, comme nous l’avons signalé, dans le nouveau contexte iranien des années 1990 et 2000, alors qu’au cours des années
1980, les candidats au départ étaient contraints de quitter clandestinement l’Iran par le biais de passeurs.
L’extrait d’un entretien avec Amir Téhérani, qui a émigré à Bruxelles
en 2001, montre qu’il n’était pas alors impossible de quitter l’Iran
pour venir s’installer à l’étranger et poursuivre ses études :
— La première fois que je suis venu en Belgique, j’avais 13 ans, c’était
pour des vacances avec mes parents. Ensuite, j’y suis revenu à 14 ans.
Après, c’était pour essayer d’obtenir la résidence ici, j’avais alors 17 ans.
J’ai eu mon bac en Iran et je suis venu ici après, en 2001.
— Pourquoi êtes-vous venu ici ?
— J’étais un peu obligé en fait. J’avais deux sœurs qui étaient ici avant
moi, qui ont fait des études, et qui travaillent ici ; l’une est arrivée un an
avant moi, l’autre deux ans avant.
— Mais pourquoi ne pas avoir commencé vos études supérieures en Iran ?
— C’était compliqué pour entrer à l’université... Le concours... On ne peut
pas vraiment choisir la branche que l’on souhaite, sauf si on a un très bon
niveau. Et l’avenir du travail n’est pas très clair non plus. Et puis la vie so-
15. Entretiens réalisés chez l’écrivain, dans la banlieue de Bruxelles les 10 et 13 septembre 2009.
L’entretien avec Ebrahim Nabavi étant très dense, nous avons dû l’élaguer pour ne garder que
ses points forts.
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
19
ciale en général ; on vivait bien, mais quand même, je pense que pour les
jeunes, c’est mieux ici16.
Pour Amir Téhérani, le passage de la douane iranienne n’a, semblet-il, pas posé de problèmes, ou peut-être était-il trop jeune pour se
soucier du danger. L’entretien montre également que le réseau de connaissances, particulièrement le réseau familial, est un élément primordial
pour l’obtention directe d’un visa.
De son côté, Parvaneh Panahi, née en 1982 à Téhéran, immigrée
depuis 2008 en Belgique, explique comment sa migration a résulté
d’une volonté de suivre son mari installé depuis huit ans dans ce pays :
— J’étais en train de faire ma vie là-bas. J’aimais bien ma vie. Mais bon, il y
avait autre chose, c’était Saïd. Je voulais choisir quelqu’un pour faire ma
vie, je ne trouvais pas ce que je cherchais, puis j’ai trouvé Saïd.
— Donc, la raison pour laquelle vous avez émigré en Belgique est le
mariage ? Et si on met à l’écart la cause du mariage ?
— Moi-même, je n’aurais jamais émigré.
— Même en dépit des problèmes dont vous parliez ?
— Non, parce que j’étais dans mon pays, là où tout le monde vit comme
moi, et moi je m’adaptais à cela.
— Et les pressions sociales par rapport au hijab, au voile ? Votre famille
était religieuse ?
— Non, je n’avais aucun problème. Ma mère était religieuse, mais pas mon
père. Je pense que mon pays est un pays islamique avec ses règles, et si
nous voulons vivre tranquillement, il faut respecter ces règles. Je suis musulmane chiite. Et je pense comme ça sur la base de mes propres réflexions17.
Le regroupement familial surtout pour des motifs de mariage est
de plus en plus fréquent chez les Iraniens.
Dans les récits ci-dessus, nous avons rencontré diverses causes de
migrations : des raisons politiques, l’exil du savoir, le regroupement
familial. Cette trajectoire directe et légale qui vient d’être étudiée ne
tient pas compte, bien entendu, des individus qui quittent l’Iran illégalement.
16. Entretien réalisé à Bruxelles le 2 juillet 2009.
17. Entretien réalisé dans la banlieue de Liège le 21 août 2009.
Migrations Société
20
Article
Une trajectoire directe et clandestine, mais maîtrisable
Dans la sociologie de la migration, il existe une autre figure que
Smaïn Laacher18 , Catherine Wihtol de Wenden19 et Nicholas P. De
Genova20 ont mise en valeur à travers le concept de trajectoire illégale, de trajectoire des clandestins21, renvoyant au désespérant comportement de l’État d’origine qui a tenté de réduire ce futur émigré
à la condition de « plante observatrice », selon les termes de Hannah
Arendt22. L’expression “immigrés clandestins”, renvoie à la probable
impuissance du pays où arrive l’immigré à l’accueillir comme un vrai
citoyen, au nom de la préservation d’un pouvoir souverain de l’État,
qui serait menacé s’il acceptait d’accueillir un étranger venu sur son
territoire sans son autorisation préalable, même si cela contredit les
exigences du droit et la morale23.
Dans le cadre de notre enquête, nous avons cerné une catégorie
d’individus possédant un fort capital économique, social, parfois culturel,
qui quittent l’Iran soit directement par l’aéroport mais avec un faux
document de voyage, soit grâce aux services d’un passeur et franchissant les frontières clandestinement. Cette trajectoire “illégale” est de
plus en plus banale en Iran, et les autorités ne l’ignorent pas, nombre de
fonctionnaires participant à ce système fondé sur la corruption.
Le départ pour l’étranger est en lui-même une forme de preuve
de la forte contrainte qui s’exerce sur le futur émigré et le pousse à
quitter le pays en entraînant pour sa vie des conséquences décisives.
Nous allons préciser comment différentes ressources peuvent intervenir
pour protéger un émigré lors de son départ. Quels sont les facteurs
décisifs de son choix ? Comment peut-on reconstituer l’histoire d’une migration collective clandestine depuis le foyer natal jusqu’à un hypothétique point d’arrivée ?
18. Cf. LAACHER, Smaïn, Le peuple des clandestins : essai, Paris : Éd. Calmann-Lévy, 2007, 214 p.
19. Cf. WIHTOL de WENDEN, Catherine, Atlas des migrations dans le monde : réfugiés ou migrants
volontaires, Paris : Éd. Autrement ; Caen : Mémorial de Caen, 2005, 79 p. (voir pp. 10-11).
20. Cf. DE GENOVA, Nicholas P., “Migrant ‘illegality’ and deportability in every day life”, Annual
Review of Anthropology, vol. 31, October 2002, pp. 419-447.
21. Cf. BADIE, Bertrand ; WIHTOL de WENDEN, Catherine (sous la direction de), Le défi migratoire :
questions de relations internationales, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, 1994, 185 p. (voir pp. 12-26).
22. ARENDT, Hannah, Les origines du totalitarisme : le système totalitaire, Paris : Éd. du Seuil,
1972, 313 p. (voir p. 225)..
23. Cf. BADIE, Bertrand, Un monde sans souveraineté : les États entre ruse et responsabilité,
Paris : Éd. Fayard, 1999, 306 p. (voir pp. 117-141).
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
21
En ce qui concerne les profils des migrants, l’hypothèse la plus
plausible repose sur le fait qu’ils sont en mesure de se servir de leur
capital économique et social pour réaliser cette aventure. 30 années
de République islamique ont créé un contexte favorable à cette
culture de la migration ; des migrants sortent officiellement par l’aéroport de Téhéran avec un faux passeport, tel Ramine Mohammadi, né
en 1983 à Ispahan, exilé depuis 2007 en Belgique. Il voulait sortir
d’Iran légalement, mais lors des démarches pour obtenir son passeport, il a compris que son nom figurait sur une “liste rouge”, et on lui
a conseillé de rechercher les causes de cette inscription auprès du ministère du Renseignement. Il a eu tellement peur qu’il a renoncé à cette
démarche, et par l’intermédiaire de sa sœur il a contacté une agence
de voyages à Téhéran : « Le lendemain, un représentant de cette agence
est venu me voir. Sa première question fut : “As-tu confiance en toi ?”. Je
lui ai répondu par l’affirmative. Il m’a alors expliqué que je pourrais sortir
d’Iran officiellement, légalement, comme tout le monde, et il m’a réclamé
une photo avec quelques modifications : les sourcils épilés, les cheveux
gominés et des boucles d’oreilles. Deux jours avant mon départ, il m’a
téléphoné et m’a fait apporter mon nouveau passeport : c’était un faux
passeport italien au nom de Francesco. Dès que j’ai eu ce passeport, j’ai
constaté qu’il m’attribuait 34 ans, et non 24, et qu’il avait plusieurs
tampons d’entrée en Iran et de sortie d’Iran. Pensant que cela ne passerait jamais, j’ai téléphoné à mon correspondant qui m’a répondu de ne
pas m’inquiéter car le poste de contrôle serait au courant. Il m’a demandé d’aller acheter mon billet avec ce passeport et de l’informer de
la date de départ. Deux semaines plus tard, je me suis arrangé comme
sur la photo avec en plus un petit chapeau, des lunettes de soleil et un
caleçon jusqu’aux chevilles. Une femme du poste de contrôle a pris mon
billet et l’a tamponné de façon routinière et je me suis dirigé vers l’embarquement pour Istanbul. J’avoue que mon cœur battait à cent à l’heure.
Arrivé à l’aéroport d’Istanbul, la consigne était d’éviter les voyageurs
iraniens et d’attendre un flot de touristes européens. Une demi-heure plus
tard, je me suis mêlé à un groupe de Canadiens, je suis sorti sans encombre,
j’ai téléphoné à quelqu’un que je connaissais qui m’a indiqué un hôtel sur la
place Taxim »24.
Voici maintenant le cas de Houchang Nahavandi, ancien ministre
du chah, né en 1932 à Rasht (nord de l’Iran), installé en Belgique depuis
1996 :
24. Entretien réalisé à Bruxelles le 11 décembre 2009.
Migrations Société
22
Article
— Peu à peu, des filières ont été établies. Les gens sortaient par le
Baluchistan ou par la Turquie. Nous avons envisagé plusieurs solutions. Des
gens de la garde impériale, avec qui mes amis étaient en contact, avaient
gardé une partie de leur réseau et m’avaient proposé de me conduire à
Kermânshâh.
— Vous aviez un réseau d’amis...
— Oui, par exemple, des Kurdes, parce que je connaissais beaucoup de
Kurdes, des célébrités kurdes. Eux avaient l’immunité ; au début, on ne
touchait pas aux Kurdes. Ils m’ont proposé de m’emmener, on a organisé
un départ et je suis parti.
— Vous êtes allé dans le Kurdistan ?
— Tout à fait, avec une belle barbe !
— Vous n’avez pas une photo ?
— Si, mais je ne veux pas la regarder ; je l’ai donnée à ma femme.
— C’est vrai ?
— Elle m’a proposé plusieurs fois de la regarder, mais j’ai refusé ; elle
est là, la photo. Ils m’ont envoyé un costume kurde et je l’ai revêtu un jour,
en juillet, je ne sais plus quel jour, en 1979 ; nous avons fixé le rendezvous à 10 heures du matin devant l’hôtel Intercontinental à Téhéran.
Pourquoi devant l’hôtel Intercontinental ? Parce qu’avec le trafic et tout
le va-et-vient, c’était un endroit très peu contrôlé. Pourquoi à 10 heures
du matin ? Parce qu’à cette heure-là, on ne contrôlait pas les voitures pour
ne pas gêner le trafic. Je suis monté dans une voiture, une Toyota ; deux
personnes étaient dedans, je me suis mis derrière. Et deux amis, armés, qui
n’étaient pas de la garde, nous suivaient dans leur voiture ; ils nous ont
escortés pratiquement jusqu’à Zanjan. Nous avons traversé Gazvin sans
encombre, sans aucun contrôle, et à partir de Zanjan, nous étions pratiquement dans la région kurde. Entre Zanjan et Bidjar, il n’y avait plus rien. Avant
Bidjar, nous sommes entrés dans un Ghahveh khâneh, un restaurant ; j’ai
pris un Coca-Cola, un Pepsi-Cola plutôt, c’était vraiment délicieux ! Le PepsiCola de la liberté ! Puis nous sommes allés à Snandaj et nous avons habité
dans une maison attenante à la résidence du gouverneur, et nous sommes
allés nous promener dans la ville. Là-bas, les Kurdes dominaient tout ;
pour la première fois depuis six mois, j’ai vraiment dormi.
— Après six mois !
— Car je dormais, mais je ne dormais pas.
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
23
— Il y avait l’angoisse...
— Il y avait toujours l’angoisse à chaque instant : toutes les sirènes que
j’entendais... surtout vers la fin... On dort et on ne dort pas, c’est un état
très bizarre. Mais malgré tout ça, je suis sorti d’Iran.
—Vous avez passé la frontière ?
— Oui.
— Comment ? Avec un passeur ? Avec un cheval ?
— Non, en voiture, tout simplement.
— Quelle frontière ?
— Turque.
— Dans quelle ville êtes-vous arrivé ?
— Ankara ; et puis, j’ai pris l’avion.
—À Ankara, vous aviez un passeport ?
— J’avais mon passeport diplomatique sur moi, aucun problème ; j’ai pris
l’avion, je suis arrivé à Paris, j’avais prévenu ma femme. Et des amis du gouvernement français m’attendaient ; ça s’est passé sans aucun problème25.
En fait, il existe un réseau de passage qui prend en charge les personnes de Téhéran jusqu’au pays d’installation ; 15 enquêtés sur 150
(10 %) ont opté pour ce mode de départ.
Une trajectoire à recommencements multiples
Parmi nos enquêtés, il y a des personnes qui avaient préalablement
décidé de s’installer dans un pays défini mais qui, après un certain
nombre d’années, ont dû reprendre leur migration. Leur trajectoire migratoire est donc brisée en plusieurs points ; chaque fois, après une période de séjour dans un pays, ils ont été contraints de recommencer
leur intégration à zéro.
Dans le cas de la trajectoire à recommencements multiples, au
contraire de ce qui se produit le plus souvent, les migrants s’exilent à
nouveau dans les cinq ou dix années qui suivent leur installation. Le
cas emblématique de cet idéal-type est un traducteur assermenté de
25. Entretien réalisé à Bruxelles le 22 mars 2010.
Migrations Société
24
Article
Bruxelles : arrivé à Paris en 1961 afin de continuer ses études de médecine, il essuie un refus du consulat iranien pour renouveler son passeport en raison de ses activités politiques, ce qui le met dans l’illégalité.
N’ayant pas pu demander le statut de réfugié, en 1969 il est contraint
de partir en Belgique pour reprendre ses études26.
Si ce cas relève d’un problème de renouvellement du passeport,
dans celui de Reza Moulaï Nejad, le projet migratoire tourne autour
d’une activité militante. Après 13 ans de collaboration avec son organisation, Reza, né à Téhéran en 1938, exilé en 1983 en Espagne et
parti en France en 1986, décide finalement de s’installer en Belgique
en 1990 : « Ma famille et moi nous sommes partis jusqu’au Kurdistan
en 1985 ; j’avais déjà mon fils à l’époque ; je n’ai toujours qu’un seul
fils. Du Kurdistan nous sommes allés en Turquie, de Turquie en Espagne
et de l’Espagne nous sommes allés en France. Ma femme ne voulait plus
travailler avec mon organisation politique pour certaines raisons et elle
est venue en Belgique en 1990. Nous avons choisi la Belgique parce que
j’avais un cousin qui y habitait ; il avait un fils et ma femme voulait que
notre fils ait un copain de jeux. Mon cousin est décédé d’une crise cardiaque
il y a huit ans à Bruxelles. Son fils a le même âge que le mien. Ma femme
est partie d’abord et, deux ans plus tard, je l’ai rejointe. Nous sommes
venus pour que ces deux garçons se familiarisent et fassent leurs études
ensemble »27.
Ces deux témoignages sont très parlants en ce qui concerne les deux
caractéristiques d’une trajectoire à multiples rebondissements, à savoir
le poids des contingences inattendues et les conséquences que ce
type de trajectoire entraîne sur un être humain. Ces deux facteurs ne
se limitent pas à l’individu lui-même, mais ils interviennent aussi au
niveau collectif familial, puisque c’est pour assurer un meilleur avenir
à son enfant que cet exilé a décidé de s’installer définitivement en
Belgique. Notre enquête a classé 20 individus sur 150 (13 %) dans
la catégorie de trajectoire à recommencements multiples.
26. Entretien réalisé à Bruxelles le 10 octobre 2009.
27. Entretien réalisé à Bruxelles le 11 décembre 2009.
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
25
Une trajectoire conflictuelle et hasardeuse
Maîtrisant mal leur migration, soumises aux aléas du parcours migratoire et aux itinéraires non planifiés au départ de l’Iran, ces personnes sont en proie à l’imprévu.
Dans ce cas de trajectoire conflictuelle, on découvre un profil-type
très particulier, et les migrants concernés n’entrent pas dans notre grille
d’analyse initiale en sociologie de la migration. Contrairement aux
cas précédents, les acteurs issus de couches sociales peu aisées ont de
faibles ressources économiques ou sociales et partent à l’aventure, relevant ainsi de la figure emblématique de la migration actuelle avec le
nomadisme transnational et la « mondialisation par le bas »28. Pour ces
migrants, ce sont les hasards et les contraintes de la trajectoire qui commandent la destination, et non l’inverse. De ce fait, plus qu’un itinéraire
allant du pays de départ au pays de destination en un seul voyage
— soit le type dominant cité par Abdelmalek Sayad, soit le type de
trajectoire linéaire clandestine, mais maîtrisable — on a des itinéraires
à multiples rebondissements, des trajectoires non linéaires avec des
séjours transitoires irréguliers parfois très longs dans des pays limitrophes ou des pays intermédiaires jalonnant le trajet.
Ainsi, Siamac Farid, né à Téhéran en 1956, qui s’exile précipitamment
en 1986 à Istanbul, sans connaître sa destination ultérieure :
— J’étais propriétaire d’un magasin de matériel électrique à Rasht, au
nord de l’Iran, et je gagnais bien ma vie. Pendant la révolution, j’ai milité
avec les Fedâ’iyân-e Khalq [la majorité], mais après 1981 j’ai arrêté
les activités politiques que j’avais avec eux. Après la révolution nous avons
créé une bibliothèque, Gole Sorkhi, dans laquelle nous avions des livres sur
le marxisme. Le jour de la fermeture de l’université en Iran, en avril 1980,
notre bibliothèque a été incendiée par les hezbollahi et tous les livres ont
été brûlés. Comme j’étais bien connu des services de renseignements, j’étais
menacé d’être interpellé.
— Ce souci a été à l’origine de votre départ ?
— En fait, c’était durant l’été 1986 que le préfet, dans une intervention à
la radio, nous a menacés en disant qu’il était au courant des activités de
certains individus et qu’il les arrêterait bientôt. Je l’ai pris au mot et j’ai pré-
28. TARRIUS, Alain, La mondialisation par le bas : les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris : Éd. Balland, 2002, 220 p.
Migrations Société
26
Article
paré mon départ ; j’ai fait faire un faux passeport et je suis parti à Istanbul
en avion.
— Que s’est-il passé à Istanbul ?
— J’y suis resté huit mois. Après plusieurs tentatives de sortie qui ont échoué,
un passeur m’a proposé d’aller en Belgique. Je ne sais pas comment il a
résolu mon problème de visa, mais lorsque je me suis présenté au guichet
de contrôle, on a regardé la liste des noms et on m’a autorisé à passer. Peutêtre étaient-ils de connivence avec mon passeur... J’ai pu embarquer pour
Bruxelles29.
Le vécu de Siamac Farid n’a pas été aussi traumatisant que celui
de Habib Kazemi, né en 1957 à Téhéran, exilé depuis octobre 2000
en Belgique. Stigmatisé par son passé de prisonnier politique, il cherche
à fuir l’Iran, mais du fait de son capital social réduit il ne connaît pas de
passeurs. Il contacte alors une agence de voyages ayant pignon sur rue,
spécialisée dans le passage des frontières, qui, avec la connivence
d’éléments du régime iranien, se charge d’organiser la logistique de
sa migration :
— Avez-vous fait une démarche pour obtenir un passeport ?
— Oui, mais j’ai eu des ennuis car les renseignements généraux m’ont convoqué pour connaître les raisons de cette demande. Et, à chaque fois, la
réponse était négative. De ce fait, je me suis mis en quête d’un passeur
pour quitter le pays illégalement.
— Comment avez-vous procédé ?
— Avec l’argent de mon indemnité je me suis adressé à une agence de
tourisme. Le problème est que, en 2000, il y avait des agences qui proposaient un départ clandestin pour une certaine somme. En fait, le quotidien
Ham shahri présentait une page de publicité avec l’adresse de pas mal
d’agences faisant ce trafic avec leurs références et leur numéro de téléphone.
— Vous avez trouvé un numéro dans le journal et vous n’avez pas hésité ?
— Oui, très simplement. J’ai appelé pour avoir un rendez-vous pour
discuter des conditions. J’ai été reçu par un monsieur qui m’a posé quelques
questions bêtes : “Où allez-vous ? Combien d’argent avez-vous ?” Je me
souviens qu’ils m’avaient posé ce genre de questions au téléphone. Je pense
29. Entretien réalisé à Bruxelles le 11 décembre 2009.
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
27
qu’ils avaient des relations indirectes avec les renseignements généraux
qui les soutenaient et qu’ils touchaient des commissions.
— Où se situait cette agence ?
— C’était dans le nord de Téhéran, dans le quartier d’Abbas Abâd. Je
pense que cette agence existe encore aujourd’hui. Pour chaque pays il y a
un tarif particulier et ils vous donnent des éléments intéressants pour garantir
votre sortie d’Iran. Par exemple, ils peuvent vous confier le numéro de téléphone de certaines personnes qui demeurent actuellement à l’étranger
et qui sont sorties grâce à l’agence.
— Combien avez-vous payé ?
— J’ai payé près de 3 millions de toumân30. L’agent m’a confié son numéro
de portable et m’a donné un rendez-vous pour venir chercher mon passeport.
— Par quelle frontière êtes-vous parti ?
— Non, ce n’est pas cela, ce fut une sortie officielle de l’aéroport de
Téhéran. En 2000, ça fonctionnait parfaitement par la Bosnie-Herzégovine :
on cherche un nom qui ne soit pas dans la liste rouge et on fabrique un
faux passeport à ce nom. Dans mon cas, j’ai été accompagné à l’aéroport
de Mehr Abad et on m’a confié un billet d’avion de la compagnie aérienne
qu’on disait appartenir à Rafsandjani31. Le poste de contrôle a été passé
sans difficultés et j’ai embarqué dans l’avion. J’ai constaté que 95 % des
passagers étaient seuls et probablement célibataires, et dans la même
situation que moi, à savoir, des fugitifs. L’agence a pris en charge tous
les éléments de la fabrication du faux passeport : photo, tampons, date
de validité, etc.
— Pourquoi la Bosnie ?
— Parce que la Bosnie ne demandait pas de visa. La République islamique
d’Iran avait envoyé des pasdarân32 pour soutenir les Bosniaques contre
les Serbes et, à la fin de la guerre, certains pasdarân se sont installés
là-bas définitivement et ont créé un réseau de trafic de personnes. Vu que
les pasdarân connaissaient bien le trajet et avaient le soutien des renseignements généraux, ils étaient en mesure de créer ce réseau illégal.
30. Un euro équivaut à environ 1 200 toumâns. Un pain coûte 750 toumâns, un kilo de riz 2 200
toumâns et un kilo de poulet 3 500 toumâns.
31. Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, président de la République islamique d’Iran de 1989 à 1997.
32. Les pasdarân sont des forces armées idéologiques créées juste après la révolution de 1979,
qui sont devenues les forces répressives au service de l’État.
Migrations Société
28
Article
— La thèse du réseau des pasdarân tient-elle la route ?
— Oui, tout était bien organisé, si bien qu’on voyait qu’un État était
derrière. Par exemple, à notre sortie d’avion en Bosnie, il y avait quelqu’un
qui nous attendait et nous accompagnait dans un hôtel. L’expression “Bosnievoyage” s’est largement banalisée entre 1999 et 2002 ; par le bouche
à oreille, ce trajet a dépanné pas mal d’Iraniens à l’époque. De plus, la
compagnie aérienne Mahan était réputée appartenir à Rafsandjani.
— Y avait-il d’autres trajets possibles ?
— Au moment de ma sortie, je me suis bien renseigné et j’ai découvert
qu’entre 1985 et 1990, il y avait le trajet de la Turquie vers Berlin-Est et
l’Allemagne : on prenait un visa pour l’Allemagne de l’Est, et à Berlin-Est
un souterrain nous conduisait à Berlin-Ouest. Mais en 2000 on ne parlait
plus de ce trajet, et c’est le trajet de la Bosnie qui était le plus courant.
— Après la Bosnie, où êtes-vous allé ?
— Quelqu’un est venu nous chercher et nous a emmenés dans un hôtel. Nous
étions une trentaine, tous Iraniens. Nous avons bien mangé, et après un
certain temps nous avons été divisés en groupes de quatre à cinq personnes pour atteindre la Croatie en voiture. Nous y avons été logés
dans des appartements. Là, nous avons vraiment été arnaqués : on nous a
demandé de l’argent pour acheter des boissons et nous n’avons jamais
revu nos demandeurs. On nous a ensuite dit : “Mettez ici vos sacs à
dos, on vous envoie un camion”. Le soir, précipitamment, on nous a dit
d’aller au camion pour rejoindre l’Italie ou la Slovénie. Nous sommes montés
dans un camion et là, nous avons eu la surprise : il y avait un fauxplafond en haut du camion, et il fallait s’introduire au moyen d’une échelle
dans le mini espace aménagé là et se coucher sur le dos pour dormir.
C’est alors que nous avons compris pourquoi ils nous avaient confisqué nos
sacs à dos. Nous n’avons guère dormi car nous étions une cinquantaine,
entassés comme des sardines. Tout à coup, le camion s’est arrêté, nous
avons entendu des coups de bâton sur notre plafond et ensuite une explosion de rires, le rideau fermant le faux plafond s’ouvre, c’est la police :
“Descendez tous”. Je ne savais pas où nous étions, je pense que c’était
en Slovénie. Les flics nous ont tous emmenés en prison pour prendre nos
empreintes digitales et ils nous ont tous reconduits en Bosnie.
— Qui vous a reconduits ?
— La police a loué un autobus et nous a fait transporter jusqu’à un camp
de réfugiés en Bosnie dans un grand dépôt d’entreprise. Nous avons couché
par terre et j’ai vu des familles iraniennes qui séjournaient là depuis plus
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
29
d’un an dans des conditions sanitaires déplorables. Il fallait faire 50 mètres
dans la boue pour trouver un endroit qui puisse faire office de toilettes.
Notre correspondant est venu nous voir pour nous remonter le moral et nous
a promis un autre voyage avec le même trajet. Cela s’est fait deux nuits
plus tard et cette fois nous sommes arrivés dans un camp slovène.
— Êtes-vous restés longtemps ?
— Après deux jours, nous avons eu des consignes très strictes pour entrer
clandestinement en Italie. Vers 23 heures, une vingtaine d’entre nous avons
suivi un passeur à la frontière italienne : il fallait traverser des barbelés vers
minuit, et de l’autre côté se trouvait la ville. Mon groupe de cinq personnes
a traversé le premier et nous nous sommes dirigés vers la ville. Il faisait
froid et, selon les consignes du passeur, on devait attendre que les flics
nous arrêtent. Un quart d’heure plus tard, nous avons été arrêtés par les
carabiniers et conduits au commissariat. Le lendemain, après un interrogatoire, nous avons reçu l’ordre de quitter le territoire italien dans les
24 heures. Je suis sorti du commissariat et j’ai tout de suite téléphoné à
mon correspondant en Italie : un gars est venu à la gare de cette ville
frontalière italienne, et après nous avoir recommandé de faire semblant
de ne pas le connaître, nous a dit de le suivre. Il a acheté les billets pour
nous direction Paris où quelqu’un devait nous attendre pour nous accompagner en Belgique. Un jour plus tard j’étais à Paris, et quelqu’un a pris
mon billet pour la Belgique où je suis arrivé le 11 octobre 2000.
— Combien de jours avez-vous mis pour aller d’Iran jusqu’à Bruxelles ?
— 24 jours en tout33.
Sortir d’Iran avec un faux passeport sous l’œil des représentants
institutionnels étatiques est devenu une pratique courante à partir du
moment où la culture de la migration s’est installée en Iran.
Tableau 1 : Synthèse des quatre trajectoires
Trajectoire
Directe et légale
Directe et clandestine mais maîtrisable
À recommencements multiples
Conflictuelle et hasardeuse
Total
Nombre
60
15
20
55
150
%
40 %
10 %
13 %
37 %
100 %
33. Entretien réalisé à Bruxelles le 11 décembre 2009.
Migrations Société
30
Article
Les variables du capital humain (âge, genre, situation de famille,
niveau d’études, statut social dans le pays d’origine, etc.) affectent
les choix des individus quant aux régions de destination, qui peuvent
changer en cours de route par rapport à la décision prise en Iran. Cependant, ce schéma de “sélectivité négative” ne peut pas constituer
une hypothèse universelle et tangible. Notre enquête montre effectivement que la sélection due aux facteurs relatifs au capital humain
dépend de la transférabilité des connaissances ou des aptitudes prises
en considération, elles-mêmes déterminées par des conditions sociales,
économiques et historiques spécifiques au pays hôte. En général, tout
changement social qui affecte la valeur marchande du capital humain,
dans n’importe quelle société, a le pouvoir de modifier l’insertion et la
nature de la relation entre le migrant et la société du pays d’accueil, ce
qui nous conduit à examiner le rôle du statut juridique, mais aussi les
effets du déclassement et du reclassement social.
Le statut juridique
Qu’entendons-nous par statut juridique ? La volonté implicite du
migrant qui se trouve en situation irrégulière au regard du séjour
dans le pays hôte d’être un acteur à part entière du jeu mondial,
est-elle compatible avec la vision strictement “stato-nationale” des
relations internationales entre États supposés souverains ? Les flux
migratoires ne semblent-ils pas être rétifs à l’emprise des régimes
internationaux relevant de ces États souverains ? Il est très difficile de
répondre de manière univoque à ces questions, car « le monde n’est
plus celui des États ou, plus exactement, ne l’est plus à titre exclusif. Les
relations internationales ne sont plus sociologiques de manière marginale
ou ambiguë, comme elles l’étaient naguère, et on a dû enfin admettre qu’un
flux religieux ou un flux migratoire faisait souvent peser sur les grands
équilibres mondiaux des menaces ou des risques bien supérieurs à quelque
initiative diplomatique traditionnelle »34. Certes, nous assistons à la crise
de l’État partout dans le monde, et l’existence nouvelle ou renouvelée
des réseaux migratoires à caractère transnational — figure emblématique de cette crise à l’aube du XXIe siècle — pose la question de la
persistance du couple “État-migration”. Cette “crise relationnelle”
affranchit-elle l’individu de l’État ? Une telle vision serait utopique en
l’état actuel des relations internationales, même si nous assistons à la
34. BADIE, Bertrand ; WIHTOL de WENDEN, Catherine (sous la direction de), Le défi migratoire :
questions de relations internationales, op. cit., p. 11.
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
31
naissance de nouvelles formes de citoyenneté dans le pays hôte35.
L’État se réserve encore le rôle essentiel, voire exclusif en matière
d’octroi d’un statut juridique aux migrants, et « c’est l’État — et lui seul —
qui détermine souverainement qui peut prétendre à la citoyenneté et qui
ne saurait y avoir accès »36.
À ce propos, examinons le récit de vie de Saïd Panahi, né en 1974
à Téhéran, en Belgique depuis 2002 où il est commerçant en textiles :
« La première réponse à ma demande de statut de réfugié était négative ;
la deuxième, bien que mon avocat ait dit qu’elle allait être positive, fut
encore négative. Entre la première et la deuxième, ça n’a duré que
deux mois et demi ; quand j’ai eu la deuxième réponse, mon avocat a
dit qu’il devait faire des démarches auprès du Conseil d’État pour que je
puisse avoir la permission de rester dans le centre d’accueil, sinon ils allaient
me renvoyer en Iran... Avec mon permis de résidence temporaire je suis
venu à Liège où j’ai loué un studio. C’est le CPAS [Centre public d’action
sociale] qui m’a permis de faire tout ça. Après, j’ai eu un autre entretien
pour l’obtention de la résidence permanente en Belgique : ils m’ont encore
donné une réponse négative. J’ai de nouveau introduit un recours : je sais
qu’il y avait une réponse positive dans mon dossier, mais je ne sais pas
pourquoi ils m’ont donné une réponse négative après le troisième entretien.
J’ai fait un nouveau recours parce que, si on ne déposait pas de recours à
une réponse négative, ils nous retiraient tous les papiers et les aides sociales dont on disposait et on revenait à la première étape. Heureusement, je
n’ai pas eu de réponse négative à ce recours, et en 2006 j’ai reçu une
lettre stipulant que mon permis de séjour devenait permanent. En fait,
jusqu’en 2006, j’étais sur le qui-vive, et cela ne me permettait pas de
vivre tranquillement »37.
Le titre de séjour permanent est une garantie de la poursuite d’une
formation supérieure et son absence un risque majeur de précarisation
de la situation du migrant, ce que nous constatons dans le récit de vie de
C. N., né en 1940 à Fouman (nord-est de l’Iran), qui a émigré à Paris
en 1961, puis à Bruxelles en 1970, aujourd’hui laborantin et infirmier à
la retraite, traducteur assermenté. En raison de ses activités politiques, le
consulat iranien à Paris a refusé de renouveler son passeport et il a
alors décidé d’aller en Belgique : « Déjà en 1964, quand j’étais re35. Voir, par exemple, BATTEGAY, Alain (dossier coordonné par), “Les états ambivalents de la citoyenneté”, Migrations Société, vol. 23, n° 136, juillet-août 2011, pp. 55-203.
36. BADIE, Bertrand ; WIHTOL de WENDEN, Catherine (sous la direction de), Le défi migratoire :
questions de relations internationales, op. cit., p. 16.
37. Entretien réalisé à Liège le 21 août 2009.
Migrations Société
32
Article
tourné en Iran, la Sâvâk38 m’avait confisqué mon passeport à l’aéroport et
j’avais eu beaucoup de mal à le récupérer. J’ai donc poursuivi mes études
en Belgique, mais, malheureusement, après le décès de mon père je n’ai
pu continuer la médecine. On avait des problèmes familiaux colossaux
et je devais travailler pour gagner ma vie. J’ai donc choisi la formation
pour être laborantin. De 1970 jusqu’en 1974 j’ai bien prolongé ma carte
de résidence, mais je n’avais pas de passeport. J’ai donc fait mes études,
j’ai commencé à travailler mais je n’avais toujours pas de passeport. Je ne
pouvais pas aller à Paris et je me suis fait arrêter plusieurs fois à la frontière. Puis je me suis marié avec une Belge et je n’ai plus eu de problèmes
de séjour »39.
Chez certains migrants déjà fragilisés par les épreuves, cette indétermination du statut au regard de la législation sur les étrangers peut
avoir des répercussions sur leur capacité à revendiquer une existence
sociale, à se sentir en droit de prétendre à une citoyenneté pleine et
entière. Cependant, chaque statut attribué au migrant (chaque droit qui
lui est ouvert par la société d’accueil) l’inscrira dans un périmètre de
mobilité, lui permettra d’être titulaire de droits concernant, par exemple,
le regroupement familial, ou encore lui ouvrira un accès plus ou moins
large au marché du travail.
Le travail, grand socialisateur
L’accès à un statut d’actif sur le marché de l’emploi est pour le
migrant un facteur important du processus de socialisation lui permettant
de s’identifier à un citoyen ordinaire qui participe à la vie du pays
où il vit. Dans la société telle qu’elle est, l’accès au travail est un élémentclé de la construction d’une identité sociale positive, et il inscrit généralement l’individu dans un mouvement lui permettant d’élaborer ses choix
pour le futur.
En fait, la perception de l’idée de travail implique aujourd’hui encore
les notions d’effort et de résultat utile auxquelles s’ajoute celle de gagnepain, parce qu’il faut “gagner sa vie”. Par ailleurs, depuis des siècles, la
notion de travail reste marquée par l’idée de “souffrance”, voire
d’“humiliation”, notamment dans le cas des immigrés qui, souvent, se
voient proposer des emplois pénibles, ingrats et dangereux, ceux que
38. La police secrète du régime du chah.
39. Entretien réalisé à Bruxelles le 10 octobre 2009.
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
33
la sociologie anglophone nomme les « 3-D Jobs » pour dirty, demanding
[difficult, selon une autre version] et dangerous, emplois qui se multiplient et qui font prioritairement appel à des travailleurs immigrés40.
Aujourd’hui, la plupart des migrants commencent à travailler illégalement pendant une période provisoire, entre deux et cinq ans41, afin
de gagner de l’argent en attendant d’obtenir un emploi stable. Ce passage auquel les individus sont contraints pour survivre en l’absence
d’un statut juridique reconnu serait devenu le premier pas de socialisation dans le pays hôte, dans un contexte de précarité impliqué par
les emplois temporaires et des modes de vie constamment menacés de
déséquilibre.
Le récit de vie de Djalal, né en 1958 à Tabriz (dans l’ouest de
l’Iran), exilé politique à Londres où il s’est installé en 1995 et où il a fini
par devenir propriétaire d’un restaurant, est exemplaire. En 1993,
conduit par un passeur, il quitte l’Iran clandestinement en bateau pour
se rendre à Dubaï. Il y “galère” pendant deux ans avant d’être reconnu comme réfugié au titre de la convention de Genève de 1951
relative au statut des réfugiés et de s’installer définitivement à Londres.
À 19 ans il s’était engagé dans des activités politiques en Iran au sein
d’une organisation de la gauche révolutionnaire et avait été emprisonné pendant cinq ans. Dès son arrivée en Grande-Bretagne, il a
abandonné toute activité politique. N’ayant aucune qualification particulière et ne maîtrisant pas l’anglais, il a occupé pendant sept ans
des emplois précaires (distributeur de prospectus, manutentionnaire,
veilleur de nuit...), puis il a trouvé un travail dans une pizzeria, ce qui lui
a ouvert une perspective de stabilité en matière d’emploi : « Le travail
dans cette pizzeria pendant un an en tant que salarié m’a fait comprendre que, âgé de 42 ans, je ne pouvais plus supporter un patron au-dessus
de moi qui me donnerait sans cesse des ordres. J’ai d’abord décidé de
monter une petite crêperie, et deux ans plus tard j’ai ouvert un petit restaurant à mon compte. Ce choix était très dur pour moi, car je ne pouvais
plus faire de politique ayant alors une famille à ma charge »42.
En définitive, il apparaît au fil des époques que l’accès au travail
reste pour les individus un élément qui fonde une identité sociale forte et
40. CASTLES, Stephen, Conference on theories of migration and social change, St Anne’s
College, Woodstock Road, Oxford, Tuesday 1st–Thursday 3rd July 2008, pp. 1-15.
41. Cf. CLOT, Yves, Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de
vie, Paris : Éd. La Découverte, 1995, 274 p. (voir pp. 224-246).
42. Entretien réalisé dans un hôtel à Londres le 24 juillet 2012.
Migrations Société
34
Article
positive tant sur le plan de la représentation de soi que sur celui du
regard posé sur lui par l’ensemble de la collectivité. Notre enquête
permet d’avancer l’hypothèse de l’existence d’un double vecteur — un
statut juridique et un emploi stable — qui conditionnerait une socialisation réussie selon les variables humaines de chaque migrant et ses
capitaux sociaux, financiers et culturels. C’est dans cette optique que
nous allons développer l’analyse des ressources nécessaires au migrant.
Les ressources
Pour comprendre le processus que suit la “carrière du migrant”, il
ne suffit pas de connaître les caractéristiques individuelles d’une personne ou la structure des possibilités et des contraintes qu’elle rencontre,
mais il faut aussi inévitablement penser aux interactions et comprendre
comment les migrants utilisent leurs ressources dans le processus de
recherche d’un emploi43.
Le dictionnaire Larousse donne comme définitions du terme
“ressource” « ce qu’on emploie dans une situation fâcheuse pour se tirer
d’embarras » ou « moyens d’existence d’une personne », ou encore
« moyens matériels dont on dispose, possibilité d’action »44.
En nous inspirant de ces définitions et de la logique des prédispositions engendrées par le capital culturel acquis, nous pouvons énumérer
plusieurs ressources classiques en sociologie : culturelles, sociales, économiques, politiques, organisationnelles et symboliques... Dans les limites du
présent article, nous n’en retiendrons que deux : la ressource culturelle
et la ressource sociale.
•
La ressource culturelle
La ressource culturelle (ou le capital culturel) est l’ensemble des
ressources intellectuelles que peut mobiliser un migrant. Un diplôme
dans un domaine précis est un élément important de cette ressource,
qui englobe, au sens large, l’ensemble des biens culturels possédés
par le migrant soit sous une forme mobile (la bibliothèque, la discothèque, les archives musicales, les manuscrits, les souvenirs quotidiens
43. Cf. MARTINIELLO, Marco ; REA, Andrea, Des flux migratoires aux carrières migratoires,
http://sociologies.revues.org/3694?&id=3694, consulté le 11 mars 2012.
44. Le Petit Larousse Illustré, Paris : Éd. Larousse, 1996, p. 884.
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
35
sous la forme de cahier intime), soit sous la forme des codes sociaux
qu’il a intériorisés, cet ensemble lui donnant un bagage culturel pour
s’installer dans le(s) pays hôte(s).
Autrement dit, la ressource culturelle, qui touche des réseaux cognitifs (compétences certifiées et savoir-faire pratiques), est très précieuse
pour un migrant lorsqu’il songe à quitter son pays. La maîtrise d’une
langue étrangère (au moins celle de l’anglais), le diplôme dans un
domaine précis, le savoir-faire pratique, la compétence dans certains
domaines de travail, etc., sont des facteurs déterminants représentant le
bagage culturel et social qui protège les individus dans une situation
extrême. De plus, la ressource culturelle facilite la communication avec
d’autres personnes en migration dans une société où le multiculturalisme
prime45.
Du point de vue d’une socialisation réussie et d’un statut professionnel
acquis, il est intéressant de préciser que parmi nos enquêtés, 105
(70 %) ont une activité stable, affirmant ne plus vouloir changer de
métier pour le restant de leur vie à l’étranger, et certains n’envisagent
pas un retour vers l’Iran, même en cas de changement de régime ;
15 personnes arrivées il y a moins de cinq ans (10 %) exercent deux
ou trois activités précaires en même temps pour gagner leur vie ; 22
(15 %) sont sans activité et 8 (5 %) ont pris leur retraite. Le taux
élevé de chômage ou d’emploi précaire résulte de la situation des
personnes arrivées dans les années 2000 soit à un âge avancé, soit
dépourvues d’un capital culturel transposable dans le pays hôte. La
majorité de nos enquêtés sont, économiquement parlant, actifs, ce qui
montre qu’il s’agit d’une diaspora active, qui est loin d’être une migration
“molle” par rapport à la population autochtone. Ce qui ressort des
entretiens, c’est que ces personnes ont, dans la plupart des cas, un
métier indépendant et qu’elles exercent une activité artisanale. En
outre, une caractéristique du profil psychosociologique des migrants
iraniens enquêtés est celle de ne pas supporter les hiérarchies : seules
15 personnes (10 %) ont accepté un emploi dans des institutions ou
des entreprises du pays hôte.
Une instabilité sociale liée à une absence de statut juridique permanent ainsi que la faiblesse d’un capital culturel condamnent à une
vie au jour le jour, sans projet envisageable. L’exemple de Nahid
Téhérani, née en 1962 à Abadan, expatriée depuis 2000 en Belgique,
45. Pour une approche du multiculturalisme, voir WIEVIORKA, Michel, Pour la prochaine gauche : le
monde change, la gauche doit changer, Paris : Éd. Robert Laffont, 2011, 286 p. (voir pp. 181-185).
Migrations Société
36
Article
femme au foyer, sans-papiers ou l’impossible insertion d’une famille
de migrants le confirme46.
Cette femme, exilée avec ses trois enfants et son mari, arrivée clandestinement en Belgique depuis 11 ans au moment de l’entretien, s’est
vu refuser des titres de séjour permanent au titre de l’asile politique
(deux demandes rejetées) et a donc été contrainte de vivre dans la
précarité la plus totale (logement dans un garage, ressources minimales,
emploi non déclaré). Son mari, âgé de 55 ans, a pu obtenir un titre
de séjour avec permis de travail, mais cela n’a pas débouché sur un
emploi, et son titre de séjour n’a pas été renouvelé. Les enfants ont
été scolarisés et l’un des fils a tenté de monter une affaire qui a fait
faillite, ce qui fait qu’il est également sans titre de séjour permanent.
Nahid est arrivée seule avec ses enfants et ne possédait pas les rudiments du français. Il semblerait qu’elle n’ait pas opéré les bons choix
dans son parcours de resocialisation et que, dès le départ, elle se soit
mise à l’écart de sa propre communauté, ou que, pour le suivi de son
dossier administratif, elle se soit adressée à des personnes peu compétentes. Elle a vécu de nombreux déplacements familiaux dans des lieux
variés et désocialisants (stigmatisants) qui ont entravé son parcours.
Nahid est actuellement malade et désemparée face à sa situation
précaire. Elle est l’une des rares personnes parmi nos enquêtés qui n’a
pas souhaité aborder les motivations de son départ et de ses déplacements. L’absence de statut juridique pose problème en matière
d’insertion sociale, et l’entretien n’a pas abouti à un dialogue transparent
fondé sur la confiance réciproque47.
Chez certains migrants déjà fragilisés par les épreuves, cette indétermination du statut juridique au regard de la législation sur les
étrangers et le manque de capital transposable peuvent avoir des
répercussions sur leur capacité à revendiquer une existence sociale,
à se sentir en droit de prétendre à une citoyenneté pleine et entière.
Il est nécessaire de préciser que, pour la diaspora iranienne installée
en Allemagne, en Belgique ou en France, le capital culturel d’origine
est rarement transposable dans la société d’accueil : en Iran, le français,
l’allemand et le flamand ne figurent ni dans les programmes scolaires
de l’école primaire ni dans ceux de l’enseignement secondaire. Pour
46. Entretien réalisé à l’association Râzi, à Bruxelles, le 19 février 2010.
47. D’autres chercheurs ont été aussi confrontés à la question de la confiance pour l’étude de la trajectoire du migrant. Voir LAACHER, Smaïn, Le peuple des clandestins : essai, op. cit., pp. 34-35.
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
37
tous, le capital mobile culturel n’est pas non plus une source fiable,
car le départ précipité du migrant ne lui permet généralement pas
d’emporter ses biens, sauf dans quelques cas exceptionnels concernant
les couches aisées. Existe-t-il un lien entre l’insertion professionnelle dans
la vie du pays hôte et le capital culturel du pays d’origine ?48
•
La ressource sociale
La ressource sociale est composée de l’ensemble des ressources relationnelles d’un individu qui constituent le capital social. Dans les situations extrêmes, la personne est obligée de procéder à une évaluation
de soi, de ses propres ressources49. Le capital social concerne différents
espaces de la vie des migrants allant de l’espace familial à l’espace
professionnel, et il facilite le contact et la rencontre avec les gens. La
ressource sociale peut se transformer en compétences culturelles, différentes du capital culturel. Selon Marco Martiniello et ses collègues, ces
compétences semblent primordiales puisqu’elles sont utiles à l’insertion
des migrants et qu’elles renvoient « à la manière dont le migrant acquiert
les compétences nécessaires à la réalisation de ses objectifs et, in fine, à
la maîtrise de sa trajectoire »50.
Plus précisément, le capital social se définit comme le « réseau de
relations sociales du migrant » et les « volumes des différentes sortes de
capitaux détenus par les agents qu’il peut ainsi atteindre et mobiliser pour
son propre intérêt »51. Pour un migrant, le capital social est donc une ressource spécifique qui dépend du volume des ressources matérielles,
symboliques et relationnelles de ses connaissances et de la possibilité
qu’il a de les mobiliser avec succès, ou encore de la volonté de ses
relations d’engager leurs ressources en sa faveur. Le capital social se
manifeste lorsque le migrant entame la lutte pour la reconnaissance
sociale, dans une phase de conflit qui a pour but l’obtention d’un emploi
stable dans le pays hôte52.
48. Nous abordons cette question dans notre dernier ouvrage en date : VAHABI, Nader, La
quatrième socialisation de la diaspora iranienne : les Iraniens en Belgique, Paris : Éd. Orizons,
2013, 348 p. (voir pp. 81-317).
49. Par exemple, des ressources sociales que l’individu peut se procurer grâce à ses parents.
50. MARTINIELLO, Marco ; REA, Andrea ; TIMMERMAN, Christiane ; WETS, Johan (sous la direction de), Nouvelles migrations et nouveaux migrants en Belgique, op. cit., pp. 272-273.
51. MERCKLÉ, Pierre, La sociologie des réseaux sociaux, Paris : Éd. La Découverte, 2004, 121 p.
52. Voir PARK, Robert Ezra ; BURGESS, Ernest W., Introduction to the science of sociology,
Chicago : University of Chicago Press, 1921, p. 507, cité par COSER, Lewis Alfred, Masters
Migrations Société
38
Article
Le récit de N.K., née en 1957, exilée depuis 1985 à Cologne,
ancienne membre (durant cinq ans) du Toudeh (Parti communiste, proche
du Parti communiste soviétique), divorcée, un enfant, conseillère administrative et sociale auprès des réfugiés à Cologne, est à cet égard
intéressant :
— D’abord, j’ai été confrontée aux problèmes classiques de tous les
réfugiés : le séjour, la langue, le boulot, etc. Si un réfugié ne résout pas
ces problèmes-là il ne peut pas aborder les étapes suivantes. J’ai commencé
à apprendre l’allemand. J’ai pris ensuite un travail précaire comme
aide-soignante dans un foyer pour personnes âgées tout en suivant une
formation, niveau maîtrise, concernant la loi allemande sur les réfugiés.
En 1995 j’ai pris ce travail en tant que conseillère administrative auprès
des réfugiés. Outre les problèmes classiques d’un réfugié, il faut ajouter
les difficultés et particularités liées à la société allemande. La société
allemande est une société très disciplinée et très encadrée. Tout est déjà
défini et il est difficile de fréquenter les gens. Par exemple, j’ai offert un
cadeau à mon voisin d’immeuble pour établir une relation plus humaine
avec lui, mais j’ai eu l’impression que ce genre de choses ne marche pas
bien ici. Les relations humaines sont fondées sur des bases qui n’ont rien
à voir avec l’aspect affectif. Malgré tout, j’ai heureusement eu la chance
de trouver un travail dans un milieu où le côté humanitaire a de la valeur,
et j’étais avec des Allemands sympathiques car nous travaillions pour
les étrangers qui avaient besoin d’aide pour régulariser leur situation.
— Comment cela s’est-il passé ? Y a-t-il eu un moment où vous vous
êtes dit “cela va mieux pour moi” ?
— Jamais. Je n’ai jamais senti que je pourrais vraiment me mêler à
cette société. En fait, par rapport au début de mon séjour, cela va mieux,
mais le problème d’être une étrangère subsiste toujours. Contrairement
à beaucoup d’Iraniens qui ont une vision trop pessimiste des Allemands,
je pense que pour bien s’intégrer dans cette société, il faut, lorsqu’un
Allemand fait un pas pour résoudre un problème, que l’étranger en fasse
dix dans le même temps. Je ne fais jamais marche arrière et, au contraire,
je cherche à aller de l’avant. Le résultat est que, s’il y a un jour des licenciements dans le travail, c’est moi qui aurai le plus de chance de garder
mon poste, car le bilan de mes 12 années de travail est positif et l’administration est satisfaite de mon système de travail. Pour répondre avec pré-
of sociological thought : ideas in historical and social context, New York : HBJ, 1977, p. 359.
Nous développerons ce sujet dans un prochain ouvrage qui abordera la socialisation structurelle.
Vol. 25, n° 150
novembre – décembre 2013
Les migrants iraniens en Europe
39
cision à votre question, j’ai eu l’impression que je pouvais rester pour
toujours en Allemagne, mais cependant je ne me sens pas allemande »53.
Nous constatons qu’en fonction du processus de resocialisation des
migrants, et plus particulièrement du style de vie choisi, cette lutte pour
la reconnaissance sociale devient cruciale et évolue en fonction des
différentes caractéristiques des migrants54.
Reste à développer le rôle du hasard et de la contingence dans le
processus de la resocialisation, le rôle du facteur humain, des caractéristiques personnelles des migrants comme étant des ressources non
négligeables ; ce sont là des pistes de recherches qu’il faudra mener.
En conclusion, nous avons vu que l’interaction des différentes ressources
culturelles et sociales mobilisées ainsi que leur utilisation dans un processus de recherche d’emploi sont des éléments propres à chacun des
migrants et s’avèrent déterminants dans la construction de leur “carrière
migratoire”.
R
53. Entretien réalisé à Cologne le 21 mars 2003.
54. Il s’agit là d’une question que nous prévoyons d’étudier dans un prochain ouvrage.
Migrations Société
10/12/2013
12:06
Page 1
SOMMAIRE
Hommage à Beniamino Rossi
ÉDITORIAL
Carton rouge au “black-blanc-beur” : en finir avec les
fantasmes intégrationnistes et racialistes des
chroniqueurs sportifs et de quelques autres........................ Vincent Geisser
ARTICLE
La construction sociologique de la carrière migratoire :
le cas des migrants iraniens en Europe............................... Nader Vahabi
novembre - décembre 2013
ms-couverture-150.qxp
DOSSIER – Mariages et migrations : l’amour et ses frontières
(coordonné par Maïté Maskens)
L’amour et ses frontières : régulations étatiques et
migrations de mariage (Belgique, France,
Suisse et Italie)...................................................................... Maïté Maskens
Gouverner les frontières ou appliquer des droits ?
Le contrôle des mariages aux consulats de Belgique,
d’Italie et de France à Casablanca....................................... Federica Infantino
Couples binationaux de même sexe : politique de
soupçon, normalisation et rapports de pouvoir.................... Manuela Salcedo Robledo
La politique migratoire belge et ses conséquences sur
les couples transnationaux : un regard des acteurs
sociaux bruxellois.................................................................. Nawal Bensaïd
Vol. 25 - n° 150
L’amour aux services de l’état civil : régulations
institutionnelles de l’intimité et fabrique de la
ressemblance nationale en Suisse ...................................... Anne Lavanchy
Le projet de mariage sous l’angle des démarches
administratives en Belgique : un parcours
du combattant ? .............................................................. Bruno Langhendries
Mariage et migration : les chiffres et les droits
en Belgique ........................................................................... Julie Lejeune
Bibliographie sélective .......................................................... Christine Pelloquin
Estrangeiros, extracomunitários e transnacionais :
paradoxos da alteridade nas migrações internacionais.
Brasileiros na Itália (de João Carlos Tedesco).................... Luca Marin
France plurielle : le défi de l’égalité réelle
(de Laetitia Van Eeckhout) ................................................... Pedro Vianna
DOCUMENTATION................................................................ Christine Pelloquin
Impression : Corlet, Imprimeur, S.A.
Z.I. route de Vire - 14110 Condé-sur-Noireau
Dépôt légal : décembre 2013 - N° d’ordre : XXXXX
Commission paritaire : n° 0116 G 87447
ISSN : 0995 - 7367
MIGRATIONS SOCIÉTÉ
NOTES DE LECTURE
La construction sociologique
de la carrière migratoire :
les Iraniens en Europe
Mariages et migrations :
l’amour et ses frontières
Vol. 25, n° 150
novembre - décembre 2013