Mariages et migrations : l`amour et ses frontières - cadis
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Mariages et migrations : l`amour et ses frontières - cadis
10/12/2013 12:06 Page 1 SOMMAIRE Hommage à Beniamino Rossi ÉDITORIAL Carton rouge au “black-blanc-beur” : en finir avec les fantasmes intégrationnistes et racialistes des chroniqueurs sportifs et de quelques autres........................ Vincent Geisser ARTICLE La construction sociologique de la carrière migratoire : le cas des migrants iraniens en Europe............................... Nader Vahabi novembre - décembre 2013 ms-couverture-150.qxp DOSSIER – Mariages et migrations : l’amour et ses frontières (coordonné par Maïté Maskens) L’amour et ses frontières : régulations étatiques et migrations de mariage (Belgique, France, Suisse et Italie)...................................................................... Maïté Maskens Gouverner les frontières ou appliquer des droits ? Le contrôle des mariages aux consulats de Belgique, d’Italie et de France à Casablanca....................................... Federica Infantino Couples binationaux de même sexe : politique de soupçon, normalisation et rapports de pouvoir.................... Manuela Salcedo Robledo La politique migratoire belge et ses conséquences sur les couples transnationaux : un regard des acteurs sociaux bruxellois.................................................................. Nawal Bensaïd Vol. 25 - n° 150 L’amour aux services de l’état civil : régulations institutionnelles de l’intimité et fabrique de la ressemblance nationale en Suisse ...................................... Anne Lavanchy Le projet de mariage sous l’angle des démarches administratives en Belgique : un parcours du combattant ? .............................................................. Bruno Langhendries Mariage et migration : les chiffres et les droits en Belgique ........................................................................... Julie Lejeune Bibliographie sélective .......................................................... Christine Pelloquin Estrangeiros, extracomunitários e transnacionais : paradoxos da alteridade nas migrações internacionais. Brasileiros na Itália (de João Carlos Tedesco).................... Luca Marin France plurielle : le défi de l’égalité réelle (de Laetitia Van Eeckhout) ................................................... Pedro Vianna DOCUMENTATION................................................................ Christine Pelloquin Impression : Corlet, Imprimeur, S.A. Z.I. route de Vire - 14110 Condé-sur-Noireau Dépôt légal : décembre 2013 - N° d’ordre : XXXXX Commission paritaire : n° 0116 G 87447 ISSN : 0995 - 7367 MIGRATIONS SOCIÉTÉ NOTES DE LECTURE La construction sociologique de la carrière migratoire : les Iraniens en Europe Mariages et migrations : l’amour et ses frontières Vol. 25, n° 150 novembre - décembre 2013 ARTICLE LA CONSTRUCTION SOCIOLOGIQUE DE LA CARRIÈRE MIGRATOIRE : LE CAS DES MIGRANTS IRANIENS EN EUROPE Nader VAHABI * Entre 2003 et 2012, nous avons conduit une enquête sociologique fondée sur des entretiens semi-directifs auprès de 150 migrants iraniens dans quatre pays : Allemagne, Belgique, France et Royaume-Uni. Nous avons alors posé le questionnement suivant : comment un migrant envisage-t-il son avenir ? Comment se positionne-t-il dans les différents espaces sociaux ? Comment peut-on saisir ses réactions dans ces espaces ? Comment différencie-t-il les positions distinctes et coexistantes, étrangères les unes aux autres, par rapport à l’ordre social dans lequel il se trouve ? Comment construit-il sa carrière dans cet espace hétérogène ? Le présent article vise à y proposer des réponses. Carrière migratoire et changement de pays Notre objectif est de montrer que la carrière migratoire se construit à un moment T du triangle formé par la position sociale d’un migrant, ses dispositions individuelles (ou les habitus) et ses prises de position. En fait, les choix des individus opérant dans les domaines les plus opposés de leurs trajectoires, de leur vie avant l’exil à la destination finale, sont influencés par cette formule du triangle, simple mais percutante. “Carrière” est un terme du langage courant utilisé pour désigner les différentes étapes de la vie professionnelle. Ce mot est généralement appliqué aux individus qui naissent dans un territoire donné, y prennent le chemin de l’école, y effectuent leur formation et y cherchent un travail. En fait, le mot se réfère à des formations classiques dans lesquelles les étapes à franchir sont claires et transparentes et les individus * Spécialiste de l’immigration iranienne, auteur de plusieurs livres et articles, enseignant à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), chercheur associé au Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS), École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris, et au Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (CEDEM), Université de Liège, Belgique. Migrations Société 14 Article beaucoup moins soumis aux aléas et aux contraintes hasardeuses que les migrants. Cependant dans le champ migratoire, on fait souvent référence au concept d’outsider de Howard Saul Becker1. L’importance d’Outsiders tient essentiellement à ce que cet ouvrage, paru en 1963, juste deux ans après Asiles d’Erving Goffman2 , a donné un exemple convaincant des résultats auxquels peut conduire l’étude minutieuse, de type ethnographique, d’un secteur limité de la vie sociale. La contribution d’Outsiders aux recherches sur la délinquance a consisté à faire apparaître des problèmes ignorés des criminologues qui s’enfermaient dans l’étude d’un ensemble restreint de cas dont la définition leur semblait aller de soi. H. S. Becker, qui s’est intéressé prioritairement au concept de carrière afin de produire une analyse fine et diachronique de la déviance auprès de toxicomanes et de musiciens de jazz3, a pu vivre quotidiennement à côté de ses objets de recherche, ses camarades musiciens de jazz, tout en essayant de supprimer la distance sociale entre eux et lui4. Utilisé par le courant interactionniste, le concept de carrière s’élargit au-delà de sa sphère habituelle. Il s’agit alors de construire des modèles séquentiels de passages d’une position à une autre, de considérer l’histoire des individus comme une série d’engagements envers les normes et les institutions, impliquant des changements de comportements et d’opinions. Le concept tente d’articuler les faits objectifs relevant de la structure avec les changements dans la subjectivité des individus. Trois éléments importants découlent de cette définition et expliquent qu’un grand nombre de chercheurs en sociologie de la migration font référence à H. S. Becker5. Le premier élément est la dialectique entre la structure et l’individu, le deuxième le changement dans l’identité des 1. Cf. BECKER, Howard Saul, Outsiders : studies in the sociology of deviance, London : Free Press of Glencoe, 1963, 179 p. 2. Cf. GOFFMAN, Erving, Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris : Éd. de Minuit, 1968, 451 p. 3. CHAPOULIE, Jean-Michel, Préface à l’ouvrage de BECKER, Howard Saul, Outsiders : étude de sociologie de la déviance, Paris : Éd. Métailié, 1985, p. 9. 4. Lorsque nous préparions notre DEA à l’université de Nanterre-Paris X, Howard Saul Becker avait été invité en mai 1999 pour présenter son ouvrage. Il nous a expliqué que quand il était étudiant en maîtrise, il voulait faire son mémoire sur ses camarades toxicomanes ; c’est ce qu’il a réussi à réaliser avec l’accord de son directeur. Sa situation lui a permis de réduire la distance sociale avec ses interviewés. 5. Des efforts intéressants ont été faits par Marco Martiniello et ses collègues pour dresser les différentes dimensions de la carrière migratoire chez Howard Saul Becker. Voir MARTINIELLO, Marco ; REA, Andrea ; TIMMERMAN, Christiane ; WETS, Johan (sous la direction de), Nouvelles migrations et nouveaux migrants en Belgique, Gent : Academia Press, 2010, 339 p. (cf. pp. 1121). Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 15 individus reflétant leur nouveau statut et le troisième la réussite, qui est particulièrement applicable à la carrière migratoire. La définition de la carrière donnée par Howard Saul Becker est très intéressante, mais sa problématique correspond à des individus qui ne quittent pas leurs cadres sociaux d’origine et sont moins confrontés à des problèmes d’acculturation et d’intégration que les migrants arrivant dans un nouveau pays. De plus, le changement de l’identité est davantage lié au statut et au travail qu’à une rupture biographique traumatisante avec le pays d’origine. En fait, nous semble-t-il, dans le domaine migratoire on ne clarifie pas suffisamment le rôle de l’individu dans le processus de la construction de sa carrière parce qu’il faut que « le migrant possède certaines caractéristiques/compétences qui le qualifient comme étant plus ou moins apte à se lancer dans l’activité migratoire »6. Cette dimension individuelle — renvoyant à l’âge, à l’éducation, au genre, au statut juridique et à la durée du séjour — permet de contrer une vision homogénéisante, stéréotypée de ce que l’on appelle « les migrants », pour reprendre l’analyse d’Azouz Begag, qui estime qu’on va « créer artificiellement un ensemble homogène [...] mû par les mêmes attitudes, les mêmes comportements et porteur d’un unique projet social »7. Ces caractéristiques individuelles sont très importantes — d’autant plus que, statistiquement, une partie très peu nombreuse de la population du pays d’origine songe à le quitter8 — et interviennent fortement dans le processus d’adaptation à la société du pays hôte, permettant de comprendre « pourquoi et comment [...] certains parviennent mieux que d’autres à franchir le passage » de la société d’origine à la société d’accueil9, comment un migrant peut-il y construire un “point d’ancrage”. Notre recherche utilise la notion de “carrière” en tant que concept transversal, en privilégiant les aspects mentaux liés au cycle des modifications qui interviennent dans la personnalité du fait de cette carrière 6. Ibidem, p. 25. 7. BEGAG, Azouz, “La mobilité spatiale des immigrés et ses effets sociaux”, Migrations Internationales, vol. 26, n° 2, 1988, pp. 199-212, cité par MARTINIELLO, Marco ; REA, Andrea ; TIMMERMAN, Christiane ; WETS, Johan (sous la direction de), Nouvelles migrations et nouveaux migrants en Belgique, op. cit., p. 28. 8. Dans le cas des Iraniens elle représente entre 5 % et 7 % de la population totale. La plupart des individus qui quittent l’Iran sont issus du milieu urbain : dans notre échantillon constitué par 150 personnes, 90 (60 %) viennent du milieu urbain de Téhéran, 60 (40 %) sont issues d’un milieu urbain de province et aucune du milieu rural. 9. MOREAU, Alain, “Culture de l’entre-deux et survie psychique du migrant”, Hommes & Migrations, n° 1190, septembre 1995, pp. 22-26. Migrations Société 16 Article et liés aussi aux modifications du système des représentations par lesquelles l’individu prend conscience de lui-même et appréhende les autres. Ces modifications interviennent dans la carrière de l’exilé en fonction de cinq phases principales : le pré-exil10, le déplacement, le no man’s land, l’installation finale dans le pays d’accueil, l’éventuel retour dans le pays d’origine ou l’éventuel départ vers un autre pays. Comment, sous l’influence de quels facteurs et à quel moment de ce processus le changement intervient-il ? L’analyse de l’articulation de cette existence sociale et de ce changement, comme en témoignent plusieurs enquêtés, pourrait être étudiée à travers quatre invariants principaux du processus de la construction de la carrière migratoire des migrants : les trajectoires, le statut juridique, le travail (grand socialisateur), les ressources. Faisant abstraction des situations où le départ se fait de façon précipité, car la liberté, voire la vie de la personne est en jeu — ce qui est souvent le cas des réfugiés — le migrant conçoit un plan d’ensemble portant sur son itinéraire et les moyens dont il doit disposer pour arriver à destination ; en effet, il possède ce qu’on peut appeler “un schéma de trajectoire”, qui peut ne pas être tracé dans ses moindres détails (probablement il l’est rarement, mais il implique une représentation imagée de la succession d’événements envisageables et d’actions à prévoir). Les formes de trajectoires s’avèrent donc être très dissemblables les unes des autres. Le concept de trajectoire est controversé en sociologie, et nous le présentons ici très brièvement11 . Au pluriel, le terme “trajectoires” renvoie à la volonté d’étudier les parcours d’un migrant dans tous les aspects de sa vie en société. Il s’agit des cheminements sociaux d’un individu dans l’espace et dans le temps, des déplacements qui ont résulté de ses choix ou de ses non-choix, considérés — avec les limites et réserves qu’implique la notion de “choix rationnel” — comme des prises 10. Dans nos recherches précédentes, nous avons montré comment les processus d’isolement politique, social, économique et culturel constituent une logique de situation qui pousse les individus vers un choix extrême. Voir, par exemple, le récit de vie du premier président de la République iranienne, Abol Hassan Bani Sadr, qui a pris le chemin de l’exil suite à son limogeage en juin 1981, ainsi que le témoignage de Mehdi Fattâh Pour, un responsable du mouvement Fédâ’iyâns-majorité, suite à la répression massive en 1982, in : VAHABI, Nader, Récits de vie des exilés iraniens, Paris : Éd. Elzévir, 2009, pp. 104-148. 11. Cf. STRAUSS, Anselm, La trame de la négociation : sociologie qualitative et interactionnisme. Textes réunis par Isabelle Bazanger, Paris : Éd. L'Harmattan, 1991, 311 p. (voir p. 143). Pour une approche critique, voir aussi VAHABI, Nader, La migration iranienne en Belgique : une diaspora par défaut, Paris : Éd. L’Harmattan, 2011, 212 p. (cf. pp. 145-166). Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 17 de positions rationnelles s’appuyant sur la totalité des décisions possibles, mais dans un horizon limité12. Par ailleurs, il convient de rappeler que dans les récits autobiographiques la part de la “reconstruction”, faite de toute bonne foi, peut être non négligeable. En rapport avec cette définition des “trajectoires”, notre enquête en Belgique a cherché à retracer les trajectoires de vie des migrants dans ses aspects scolaires, professionnels, résidentiels, matrimoniaux, et nous avons ainsi identifié quatre types de trajectoires : directe et légale, directe et clandestine mais maîtrisable, à recommencements multiples, conflictuelle et hasardeuse. Une trajectoire directe et légale La première figure emblématique d’une trajectoire simple et linéaire est celle de l’émigré devenu en terre d’immigration soit un immigré sans qualification, un simple manutentionnaire, soit un étudiant, soit encore un exilé politiquement engagé. Cet immigré, figure centrale de la sociologie d’Abdelmalek Sayad13, est celui dont le voyage est pratiquement direct, émigrant, par exemple, de l’Iran vers la Belgique ou la France avec un projet migratoire : soit le migrant est en quête d’une vie meilleure — d’un Eldorado, pour reprendre une expression voltairienne — soit il arrive dans le cadre d’un regroupement familial, soit il est parti pour suivre des études à l’étranger ou encore pour sauver sa peau. Parmi nos enquêtés, 60 (40 %) ont quitté l’Iran directement et leur projet d’itinéraire migratoire était bien maîtrisé. Sortir légalement d’Iran avec un visa semble paradoxal pour certains exilés de notre enquête, et l’on peut se demander comment ce type de départ est possible pour une personne recherchée par les services du renseignement du régime. Plusieurs explications peuvent être avancées : d’une part, certaines personnes ont utilisé judicieusement leur capital social et leurs réseaux relationnels14 et, d’autre part, à partir de 1990 (fin 12. Cf. DUFOIX, Stéphane, Politiques d’exil : Hongrois, Polonais et Tchécoslovaques en France après 1945, Paris : Presses universitaires de France, 2002, 314 p. (voir p. 264). 13. Cf. SAYAD, Abdelmalek, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles : Éd. De Boeck Université, 1997, 331 p. (voir pp. 14-70). 14. Le cas d’Ebrahim Nabavi (voir ci-après) est très intéressant du point de vue de son capital social et de sa notoriété, car il est emblématique d’un exilé politique ayant pu utiliser son capital social pour pouvoir effectuer une sortie directe. Sous le régime du chah, sortir clandestinement d’Iran était très rare, sauf pour les membres d’organisations de guérilla urbaine, puisque pour poursuivre des études, la sortie était légale et directe, contrairement à ce qui s’est passé sous la République islamique. Notons que quand nos enquêtés sont des personnalités connues, nous avons, avec leur autorisation, gardé leur vrai nom ; dans les autres cas, nous les avons identifiés par des noms fictifs. Migrations Société 18 Article de la guerre entre l’Iran et l’Irak, décès de l’ayatollah Khomeiny), le régime a pris des mesures pour faciliter les démarches d’obtention d’un passeport et s’est montré plus tolérant envers les opposants qui souhaitaient quitter le territoire iranien. Étudions un cas qui est représentatif de ce type de départ, celui d’Ebrahim Nabavi, né à Astarâ en 1959, journaliste, humoriste et écrivain, opposant politique, très surveillé et emprisonné à plusieurs reprises en Iran, exilé depuis 2003 en Belgique15. Cet homme disposait en Iran d’un capital culturel, économique et familial important, ce qui lui a permis d’effectuer de nombreux allers-retours à l’étranger quand il lui était nécessaire de se faire oublier des autorités iraniennes, avant d’envisager de s’expatrier pour une longue durée, voire définitivement. Notons que pour cet exilé, sa sortie officielle, légale et tolérée par le pouvoir iranien s’inscrivait, comme nous l’avons signalé, dans le nouveau contexte iranien des années 1990 et 2000, alors qu’au cours des années 1980, les candidats au départ étaient contraints de quitter clandestinement l’Iran par le biais de passeurs. L’extrait d’un entretien avec Amir Téhérani, qui a émigré à Bruxelles en 2001, montre qu’il n’était pas alors impossible de quitter l’Iran pour venir s’installer à l’étranger et poursuivre ses études : — La première fois que je suis venu en Belgique, j’avais 13 ans, c’était pour des vacances avec mes parents. Ensuite, j’y suis revenu à 14 ans. Après, c’était pour essayer d’obtenir la résidence ici, j’avais alors 17 ans. J’ai eu mon bac en Iran et je suis venu ici après, en 2001. — Pourquoi êtes-vous venu ici ? — J’étais un peu obligé en fait. J’avais deux sœurs qui étaient ici avant moi, qui ont fait des études, et qui travaillent ici ; l’une est arrivée un an avant moi, l’autre deux ans avant. — Mais pourquoi ne pas avoir commencé vos études supérieures en Iran ? — C’était compliqué pour entrer à l’université... Le concours... On ne peut pas vraiment choisir la branche que l’on souhaite, sauf si on a un très bon niveau. Et l’avenir du travail n’est pas très clair non plus. Et puis la vie so- 15. Entretiens réalisés chez l’écrivain, dans la banlieue de Bruxelles les 10 et 13 septembre 2009. L’entretien avec Ebrahim Nabavi étant très dense, nous avons dû l’élaguer pour ne garder que ses points forts. Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 19 ciale en général ; on vivait bien, mais quand même, je pense que pour les jeunes, c’est mieux ici16. Pour Amir Téhérani, le passage de la douane iranienne n’a, semblet-il, pas posé de problèmes, ou peut-être était-il trop jeune pour se soucier du danger. L’entretien montre également que le réseau de connaissances, particulièrement le réseau familial, est un élément primordial pour l’obtention directe d’un visa. De son côté, Parvaneh Panahi, née en 1982 à Téhéran, immigrée depuis 2008 en Belgique, explique comment sa migration a résulté d’une volonté de suivre son mari installé depuis huit ans dans ce pays : — J’étais en train de faire ma vie là-bas. J’aimais bien ma vie. Mais bon, il y avait autre chose, c’était Saïd. Je voulais choisir quelqu’un pour faire ma vie, je ne trouvais pas ce que je cherchais, puis j’ai trouvé Saïd. — Donc, la raison pour laquelle vous avez émigré en Belgique est le mariage ? Et si on met à l’écart la cause du mariage ? — Moi-même, je n’aurais jamais émigré. — Même en dépit des problèmes dont vous parliez ? — Non, parce que j’étais dans mon pays, là où tout le monde vit comme moi, et moi je m’adaptais à cela. — Et les pressions sociales par rapport au hijab, au voile ? Votre famille était religieuse ? — Non, je n’avais aucun problème. Ma mère était religieuse, mais pas mon père. Je pense que mon pays est un pays islamique avec ses règles, et si nous voulons vivre tranquillement, il faut respecter ces règles. Je suis musulmane chiite. Et je pense comme ça sur la base de mes propres réflexions17. Le regroupement familial surtout pour des motifs de mariage est de plus en plus fréquent chez les Iraniens. Dans les récits ci-dessus, nous avons rencontré diverses causes de migrations : des raisons politiques, l’exil du savoir, le regroupement familial. Cette trajectoire directe et légale qui vient d’être étudiée ne tient pas compte, bien entendu, des individus qui quittent l’Iran illégalement. 16. Entretien réalisé à Bruxelles le 2 juillet 2009. 17. Entretien réalisé dans la banlieue de Liège le 21 août 2009. Migrations Société 20 Article Une trajectoire directe et clandestine, mais maîtrisable Dans la sociologie de la migration, il existe une autre figure que Smaïn Laacher18 , Catherine Wihtol de Wenden19 et Nicholas P. De Genova20 ont mise en valeur à travers le concept de trajectoire illégale, de trajectoire des clandestins21, renvoyant au désespérant comportement de l’État d’origine qui a tenté de réduire ce futur émigré à la condition de « plante observatrice », selon les termes de Hannah Arendt22. L’expression “immigrés clandestins”, renvoie à la probable impuissance du pays où arrive l’immigré à l’accueillir comme un vrai citoyen, au nom de la préservation d’un pouvoir souverain de l’État, qui serait menacé s’il acceptait d’accueillir un étranger venu sur son territoire sans son autorisation préalable, même si cela contredit les exigences du droit et la morale23. Dans le cadre de notre enquête, nous avons cerné une catégorie d’individus possédant un fort capital économique, social, parfois culturel, qui quittent l’Iran soit directement par l’aéroport mais avec un faux document de voyage, soit grâce aux services d’un passeur et franchissant les frontières clandestinement. Cette trajectoire “illégale” est de plus en plus banale en Iran, et les autorités ne l’ignorent pas, nombre de fonctionnaires participant à ce système fondé sur la corruption. Le départ pour l’étranger est en lui-même une forme de preuve de la forte contrainte qui s’exerce sur le futur émigré et le pousse à quitter le pays en entraînant pour sa vie des conséquences décisives. Nous allons préciser comment différentes ressources peuvent intervenir pour protéger un émigré lors de son départ. Quels sont les facteurs décisifs de son choix ? Comment peut-on reconstituer l’histoire d’une migration collective clandestine depuis le foyer natal jusqu’à un hypothétique point d’arrivée ? 18. Cf. LAACHER, Smaïn, Le peuple des clandestins : essai, Paris : Éd. Calmann-Lévy, 2007, 214 p. 19. Cf. WIHTOL de WENDEN, Catherine, Atlas des migrations dans le monde : réfugiés ou migrants volontaires, Paris : Éd. Autrement ; Caen : Mémorial de Caen, 2005, 79 p. (voir pp. 10-11). 20. Cf. DE GENOVA, Nicholas P., “Migrant ‘illegality’ and deportability in every day life”, Annual Review of Anthropology, vol. 31, October 2002, pp. 419-447. 21. Cf. BADIE, Bertrand ; WIHTOL de WENDEN, Catherine (sous la direction de), Le défi migratoire : questions de relations internationales, Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994, 185 p. (voir pp. 12-26). 22. ARENDT, Hannah, Les origines du totalitarisme : le système totalitaire, Paris : Éd. du Seuil, 1972, 313 p. (voir p. 225).. 23. Cf. BADIE, Bertrand, Un monde sans souveraineté : les États entre ruse et responsabilité, Paris : Éd. Fayard, 1999, 306 p. (voir pp. 117-141). Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 21 En ce qui concerne les profils des migrants, l’hypothèse la plus plausible repose sur le fait qu’ils sont en mesure de se servir de leur capital économique et social pour réaliser cette aventure. 30 années de République islamique ont créé un contexte favorable à cette culture de la migration ; des migrants sortent officiellement par l’aéroport de Téhéran avec un faux passeport, tel Ramine Mohammadi, né en 1983 à Ispahan, exilé depuis 2007 en Belgique. Il voulait sortir d’Iran légalement, mais lors des démarches pour obtenir son passeport, il a compris que son nom figurait sur une “liste rouge”, et on lui a conseillé de rechercher les causes de cette inscription auprès du ministère du Renseignement. Il a eu tellement peur qu’il a renoncé à cette démarche, et par l’intermédiaire de sa sœur il a contacté une agence de voyages à Téhéran : « Le lendemain, un représentant de cette agence est venu me voir. Sa première question fut : “As-tu confiance en toi ?”. Je lui ai répondu par l’affirmative. Il m’a alors expliqué que je pourrais sortir d’Iran officiellement, légalement, comme tout le monde, et il m’a réclamé une photo avec quelques modifications : les sourcils épilés, les cheveux gominés et des boucles d’oreilles. Deux jours avant mon départ, il m’a téléphoné et m’a fait apporter mon nouveau passeport : c’était un faux passeport italien au nom de Francesco. Dès que j’ai eu ce passeport, j’ai constaté qu’il m’attribuait 34 ans, et non 24, et qu’il avait plusieurs tampons d’entrée en Iran et de sortie d’Iran. Pensant que cela ne passerait jamais, j’ai téléphoné à mon correspondant qui m’a répondu de ne pas m’inquiéter car le poste de contrôle serait au courant. Il m’a demandé d’aller acheter mon billet avec ce passeport et de l’informer de la date de départ. Deux semaines plus tard, je me suis arrangé comme sur la photo avec en plus un petit chapeau, des lunettes de soleil et un caleçon jusqu’aux chevilles. Une femme du poste de contrôle a pris mon billet et l’a tamponné de façon routinière et je me suis dirigé vers l’embarquement pour Istanbul. J’avoue que mon cœur battait à cent à l’heure. Arrivé à l’aéroport d’Istanbul, la consigne était d’éviter les voyageurs iraniens et d’attendre un flot de touristes européens. Une demi-heure plus tard, je me suis mêlé à un groupe de Canadiens, je suis sorti sans encombre, j’ai téléphoné à quelqu’un que je connaissais qui m’a indiqué un hôtel sur la place Taxim »24. Voici maintenant le cas de Houchang Nahavandi, ancien ministre du chah, né en 1932 à Rasht (nord de l’Iran), installé en Belgique depuis 1996 : 24. Entretien réalisé à Bruxelles le 11 décembre 2009. Migrations Société 22 Article — Peu à peu, des filières ont été établies. Les gens sortaient par le Baluchistan ou par la Turquie. Nous avons envisagé plusieurs solutions. Des gens de la garde impériale, avec qui mes amis étaient en contact, avaient gardé une partie de leur réseau et m’avaient proposé de me conduire à Kermânshâh. — Vous aviez un réseau d’amis... — Oui, par exemple, des Kurdes, parce que je connaissais beaucoup de Kurdes, des célébrités kurdes. Eux avaient l’immunité ; au début, on ne touchait pas aux Kurdes. Ils m’ont proposé de m’emmener, on a organisé un départ et je suis parti. — Vous êtes allé dans le Kurdistan ? — Tout à fait, avec une belle barbe ! — Vous n’avez pas une photo ? — Si, mais je ne veux pas la regarder ; je l’ai donnée à ma femme. — C’est vrai ? — Elle m’a proposé plusieurs fois de la regarder, mais j’ai refusé ; elle est là, la photo. Ils m’ont envoyé un costume kurde et je l’ai revêtu un jour, en juillet, je ne sais plus quel jour, en 1979 ; nous avons fixé le rendezvous à 10 heures du matin devant l’hôtel Intercontinental à Téhéran. Pourquoi devant l’hôtel Intercontinental ? Parce qu’avec le trafic et tout le va-et-vient, c’était un endroit très peu contrôlé. Pourquoi à 10 heures du matin ? Parce qu’à cette heure-là, on ne contrôlait pas les voitures pour ne pas gêner le trafic. Je suis monté dans une voiture, une Toyota ; deux personnes étaient dedans, je me suis mis derrière. Et deux amis, armés, qui n’étaient pas de la garde, nous suivaient dans leur voiture ; ils nous ont escortés pratiquement jusqu’à Zanjan. Nous avons traversé Gazvin sans encombre, sans aucun contrôle, et à partir de Zanjan, nous étions pratiquement dans la région kurde. Entre Zanjan et Bidjar, il n’y avait plus rien. Avant Bidjar, nous sommes entrés dans un Ghahveh khâneh, un restaurant ; j’ai pris un Coca-Cola, un Pepsi-Cola plutôt, c’était vraiment délicieux ! Le PepsiCola de la liberté ! Puis nous sommes allés à Snandaj et nous avons habité dans une maison attenante à la résidence du gouverneur, et nous sommes allés nous promener dans la ville. Là-bas, les Kurdes dominaient tout ; pour la première fois depuis six mois, j’ai vraiment dormi. — Après six mois ! — Car je dormais, mais je ne dormais pas. Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 23 — Il y avait l’angoisse... — Il y avait toujours l’angoisse à chaque instant : toutes les sirènes que j’entendais... surtout vers la fin... On dort et on ne dort pas, c’est un état très bizarre. Mais malgré tout ça, je suis sorti d’Iran. —Vous avez passé la frontière ? — Oui. — Comment ? Avec un passeur ? Avec un cheval ? — Non, en voiture, tout simplement. — Quelle frontière ? — Turque. — Dans quelle ville êtes-vous arrivé ? — Ankara ; et puis, j’ai pris l’avion. —À Ankara, vous aviez un passeport ? — J’avais mon passeport diplomatique sur moi, aucun problème ; j’ai pris l’avion, je suis arrivé à Paris, j’avais prévenu ma femme. Et des amis du gouvernement français m’attendaient ; ça s’est passé sans aucun problème25. En fait, il existe un réseau de passage qui prend en charge les personnes de Téhéran jusqu’au pays d’installation ; 15 enquêtés sur 150 (10 %) ont opté pour ce mode de départ. Une trajectoire à recommencements multiples Parmi nos enquêtés, il y a des personnes qui avaient préalablement décidé de s’installer dans un pays défini mais qui, après un certain nombre d’années, ont dû reprendre leur migration. Leur trajectoire migratoire est donc brisée en plusieurs points ; chaque fois, après une période de séjour dans un pays, ils ont été contraints de recommencer leur intégration à zéro. Dans le cas de la trajectoire à recommencements multiples, au contraire de ce qui se produit le plus souvent, les migrants s’exilent à nouveau dans les cinq ou dix années qui suivent leur installation. Le cas emblématique de cet idéal-type est un traducteur assermenté de 25. Entretien réalisé à Bruxelles le 22 mars 2010. Migrations Société 24 Article Bruxelles : arrivé à Paris en 1961 afin de continuer ses études de médecine, il essuie un refus du consulat iranien pour renouveler son passeport en raison de ses activités politiques, ce qui le met dans l’illégalité. N’ayant pas pu demander le statut de réfugié, en 1969 il est contraint de partir en Belgique pour reprendre ses études26. Si ce cas relève d’un problème de renouvellement du passeport, dans celui de Reza Moulaï Nejad, le projet migratoire tourne autour d’une activité militante. Après 13 ans de collaboration avec son organisation, Reza, né à Téhéran en 1938, exilé en 1983 en Espagne et parti en France en 1986, décide finalement de s’installer en Belgique en 1990 : « Ma famille et moi nous sommes partis jusqu’au Kurdistan en 1985 ; j’avais déjà mon fils à l’époque ; je n’ai toujours qu’un seul fils. Du Kurdistan nous sommes allés en Turquie, de Turquie en Espagne et de l’Espagne nous sommes allés en France. Ma femme ne voulait plus travailler avec mon organisation politique pour certaines raisons et elle est venue en Belgique en 1990. Nous avons choisi la Belgique parce que j’avais un cousin qui y habitait ; il avait un fils et ma femme voulait que notre fils ait un copain de jeux. Mon cousin est décédé d’une crise cardiaque il y a huit ans à Bruxelles. Son fils a le même âge que le mien. Ma femme est partie d’abord et, deux ans plus tard, je l’ai rejointe. Nous sommes venus pour que ces deux garçons se familiarisent et fassent leurs études ensemble »27. Ces deux témoignages sont très parlants en ce qui concerne les deux caractéristiques d’une trajectoire à multiples rebondissements, à savoir le poids des contingences inattendues et les conséquences que ce type de trajectoire entraîne sur un être humain. Ces deux facteurs ne se limitent pas à l’individu lui-même, mais ils interviennent aussi au niveau collectif familial, puisque c’est pour assurer un meilleur avenir à son enfant que cet exilé a décidé de s’installer définitivement en Belgique. Notre enquête a classé 20 individus sur 150 (13 %) dans la catégorie de trajectoire à recommencements multiples. 26. Entretien réalisé à Bruxelles le 10 octobre 2009. 27. Entretien réalisé à Bruxelles le 11 décembre 2009. Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 25 Une trajectoire conflictuelle et hasardeuse Maîtrisant mal leur migration, soumises aux aléas du parcours migratoire et aux itinéraires non planifiés au départ de l’Iran, ces personnes sont en proie à l’imprévu. Dans ce cas de trajectoire conflictuelle, on découvre un profil-type très particulier, et les migrants concernés n’entrent pas dans notre grille d’analyse initiale en sociologie de la migration. Contrairement aux cas précédents, les acteurs issus de couches sociales peu aisées ont de faibles ressources économiques ou sociales et partent à l’aventure, relevant ainsi de la figure emblématique de la migration actuelle avec le nomadisme transnational et la « mondialisation par le bas »28. Pour ces migrants, ce sont les hasards et les contraintes de la trajectoire qui commandent la destination, et non l’inverse. De ce fait, plus qu’un itinéraire allant du pays de départ au pays de destination en un seul voyage — soit le type dominant cité par Abdelmalek Sayad, soit le type de trajectoire linéaire clandestine, mais maîtrisable — on a des itinéraires à multiples rebondissements, des trajectoires non linéaires avec des séjours transitoires irréguliers parfois très longs dans des pays limitrophes ou des pays intermédiaires jalonnant le trajet. Ainsi, Siamac Farid, né à Téhéran en 1956, qui s’exile précipitamment en 1986 à Istanbul, sans connaître sa destination ultérieure : — J’étais propriétaire d’un magasin de matériel électrique à Rasht, au nord de l’Iran, et je gagnais bien ma vie. Pendant la révolution, j’ai milité avec les Fedâ’iyân-e Khalq [la majorité], mais après 1981 j’ai arrêté les activités politiques que j’avais avec eux. Après la révolution nous avons créé une bibliothèque, Gole Sorkhi, dans laquelle nous avions des livres sur le marxisme. Le jour de la fermeture de l’université en Iran, en avril 1980, notre bibliothèque a été incendiée par les hezbollahi et tous les livres ont été brûlés. Comme j’étais bien connu des services de renseignements, j’étais menacé d’être interpellé. — Ce souci a été à l’origine de votre départ ? — En fait, c’était durant l’été 1986 que le préfet, dans une intervention à la radio, nous a menacés en disant qu’il était au courant des activités de certains individus et qu’il les arrêterait bientôt. Je l’ai pris au mot et j’ai pré- 28. TARRIUS, Alain, La mondialisation par le bas : les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris : Éd. Balland, 2002, 220 p. Migrations Société 26 Article paré mon départ ; j’ai fait faire un faux passeport et je suis parti à Istanbul en avion. — Que s’est-il passé à Istanbul ? — J’y suis resté huit mois. Après plusieurs tentatives de sortie qui ont échoué, un passeur m’a proposé d’aller en Belgique. Je ne sais pas comment il a résolu mon problème de visa, mais lorsque je me suis présenté au guichet de contrôle, on a regardé la liste des noms et on m’a autorisé à passer. Peutêtre étaient-ils de connivence avec mon passeur... J’ai pu embarquer pour Bruxelles29. Le vécu de Siamac Farid n’a pas été aussi traumatisant que celui de Habib Kazemi, né en 1957 à Téhéran, exilé depuis octobre 2000 en Belgique. Stigmatisé par son passé de prisonnier politique, il cherche à fuir l’Iran, mais du fait de son capital social réduit il ne connaît pas de passeurs. Il contacte alors une agence de voyages ayant pignon sur rue, spécialisée dans le passage des frontières, qui, avec la connivence d’éléments du régime iranien, se charge d’organiser la logistique de sa migration : — Avez-vous fait une démarche pour obtenir un passeport ? — Oui, mais j’ai eu des ennuis car les renseignements généraux m’ont convoqué pour connaître les raisons de cette demande. Et, à chaque fois, la réponse était négative. De ce fait, je me suis mis en quête d’un passeur pour quitter le pays illégalement. — Comment avez-vous procédé ? — Avec l’argent de mon indemnité je me suis adressé à une agence de tourisme. Le problème est que, en 2000, il y avait des agences qui proposaient un départ clandestin pour une certaine somme. En fait, le quotidien Ham shahri présentait une page de publicité avec l’adresse de pas mal d’agences faisant ce trafic avec leurs références et leur numéro de téléphone. — Vous avez trouvé un numéro dans le journal et vous n’avez pas hésité ? — Oui, très simplement. J’ai appelé pour avoir un rendez-vous pour discuter des conditions. J’ai été reçu par un monsieur qui m’a posé quelques questions bêtes : “Où allez-vous ? Combien d’argent avez-vous ?” Je me souviens qu’ils m’avaient posé ce genre de questions au téléphone. Je pense 29. Entretien réalisé à Bruxelles le 11 décembre 2009. Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 27 qu’ils avaient des relations indirectes avec les renseignements généraux qui les soutenaient et qu’ils touchaient des commissions. — Où se situait cette agence ? — C’était dans le nord de Téhéran, dans le quartier d’Abbas Abâd. Je pense que cette agence existe encore aujourd’hui. Pour chaque pays il y a un tarif particulier et ils vous donnent des éléments intéressants pour garantir votre sortie d’Iran. Par exemple, ils peuvent vous confier le numéro de téléphone de certaines personnes qui demeurent actuellement à l’étranger et qui sont sorties grâce à l’agence. — Combien avez-vous payé ? — J’ai payé près de 3 millions de toumân30. L’agent m’a confié son numéro de portable et m’a donné un rendez-vous pour venir chercher mon passeport. — Par quelle frontière êtes-vous parti ? — Non, ce n’est pas cela, ce fut une sortie officielle de l’aéroport de Téhéran. En 2000, ça fonctionnait parfaitement par la Bosnie-Herzégovine : on cherche un nom qui ne soit pas dans la liste rouge et on fabrique un faux passeport à ce nom. Dans mon cas, j’ai été accompagné à l’aéroport de Mehr Abad et on m’a confié un billet d’avion de la compagnie aérienne qu’on disait appartenir à Rafsandjani31. Le poste de contrôle a été passé sans difficultés et j’ai embarqué dans l’avion. J’ai constaté que 95 % des passagers étaient seuls et probablement célibataires, et dans la même situation que moi, à savoir, des fugitifs. L’agence a pris en charge tous les éléments de la fabrication du faux passeport : photo, tampons, date de validité, etc. — Pourquoi la Bosnie ? — Parce que la Bosnie ne demandait pas de visa. La République islamique d’Iran avait envoyé des pasdarân32 pour soutenir les Bosniaques contre les Serbes et, à la fin de la guerre, certains pasdarân se sont installés là-bas définitivement et ont créé un réseau de trafic de personnes. Vu que les pasdarân connaissaient bien le trajet et avaient le soutien des renseignements généraux, ils étaient en mesure de créer ce réseau illégal. 30. Un euro équivaut à environ 1 200 toumâns. Un pain coûte 750 toumâns, un kilo de riz 2 200 toumâns et un kilo de poulet 3 500 toumâns. 31. Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, président de la République islamique d’Iran de 1989 à 1997. 32. Les pasdarân sont des forces armées idéologiques créées juste après la révolution de 1979, qui sont devenues les forces répressives au service de l’État. Migrations Société 28 Article — La thèse du réseau des pasdarân tient-elle la route ? — Oui, tout était bien organisé, si bien qu’on voyait qu’un État était derrière. Par exemple, à notre sortie d’avion en Bosnie, il y avait quelqu’un qui nous attendait et nous accompagnait dans un hôtel. L’expression “Bosnievoyage” s’est largement banalisée entre 1999 et 2002 ; par le bouche à oreille, ce trajet a dépanné pas mal d’Iraniens à l’époque. De plus, la compagnie aérienne Mahan était réputée appartenir à Rafsandjani. — Y avait-il d’autres trajets possibles ? — Au moment de ma sortie, je me suis bien renseigné et j’ai découvert qu’entre 1985 et 1990, il y avait le trajet de la Turquie vers Berlin-Est et l’Allemagne : on prenait un visa pour l’Allemagne de l’Est, et à Berlin-Est un souterrain nous conduisait à Berlin-Ouest. Mais en 2000 on ne parlait plus de ce trajet, et c’est le trajet de la Bosnie qui était le plus courant. — Après la Bosnie, où êtes-vous allé ? — Quelqu’un est venu nous chercher et nous a emmenés dans un hôtel. Nous étions une trentaine, tous Iraniens. Nous avons bien mangé, et après un certain temps nous avons été divisés en groupes de quatre à cinq personnes pour atteindre la Croatie en voiture. Nous y avons été logés dans des appartements. Là, nous avons vraiment été arnaqués : on nous a demandé de l’argent pour acheter des boissons et nous n’avons jamais revu nos demandeurs. On nous a ensuite dit : “Mettez ici vos sacs à dos, on vous envoie un camion”. Le soir, précipitamment, on nous a dit d’aller au camion pour rejoindre l’Italie ou la Slovénie. Nous sommes montés dans un camion et là, nous avons eu la surprise : il y avait un fauxplafond en haut du camion, et il fallait s’introduire au moyen d’une échelle dans le mini espace aménagé là et se coucher sur le dos pour dormir. C’est alors que nous avons compris pourquoi ils nous avaient confisqué nos sacs à dos. Nous n’avons guère dormi car nous étions une cinquantaine, entassés comme des sardines. Tout à coup, le camion s’est arrêté, nous avons entendu des coups de bâton sur notre plafond et ensuite une explosion de rires, le rideau fermant le faux plafond s’ouvre, c’est la police : “Descendez tous”. Je ne savais pas où nous étions, je pense que c’était en Slovénie. Les flics nous ont tous emmenés en prison pour prendre nos empreintes digitales et ils nous ont tous reconduits en Bosnie. — Qui vous a reconduits ? — La police a loué un autobus et nous a fait transporter jusqu’à un camp de réfugiés en Bosnie dans un grand dépôt d’entreprise. Nous avons couché par terre et j’ai vu des familles iraniennes qui séjournaient là depuis plus Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 29 d’un an dans des conditions sanitaires déplorables. Il fallait faire 50 mètres dans la boue pour trouver un endroit qui puisse faire office de toilettes. Notre correspondant est venu nous voir pour nous remonter le moral et nous a promis un autre voyage avec le même trajet. Cela s’est fait deux nuits plus tard et cette fois nous sommes arrivés dans un camp slovène. — Êtes-vous restés longtemps ? — Après deux jours, nous avons eu des consignes très strictes pour entrer clandestinement en Italie. Vers 23 heures, une vingtaine d’entre nous avons suivi un passeur à la frontière italienne : il fallait traverser des barbelés vers minuit, et de l’autre côté se trouvait la ville. Mon groupe de cinq personnes a traversé le premier et nous nous sommes dirigés vers la ville. Il faisait froid et, selon les consignes du passeur, on devait attendre que les flics nous arrêtent. Un quart d’heure plus tard, nous avons été arrêtés par les carabiniers et conduits au commissariat. Le lendemain, après un interrogatoire, nous avons reçu l’ordre de quitter le territoire italien dans les 24 heures. Je suis sorti du commissariat et j’ai tout de suite téléphoné à mon correspondant en Italie : un gars est venu à la gare de cette ville frontalière italienne, et après nous avoir recommandé de faire semblant de ne pas le connaître, nous a dit de le suivre. Il a acheté les billets pour nous direction Paris où quelqu’un devait nous attendre pour nous accompagner en Belgique. Un jour plus tard j’étais à Paris, et quelqu’un a pris mon billet pour la Belgique où je suis arrivé le 11 octobre 2000. — Combien de jours avez-vous mis pour aller d’Iran jusqu’à Bruxelles ? — 24 jours en tout33. Sortir d’Iran avec un faux passeport sous l’œil des représentants institutionnels étatiques est devenu une pratique courante à partir du moment où la culture de la migration s’est installée en Iran. Tableau 1 : Synthèse des quatre trajectoires Trajectoire Directe et légale Directe et clandestine mais maîtrisable À recommencements multiples Conflictuelle et hasardeuse Total Nombre 60 15 20 55 150 % 40 % 10 % 13 % 37 % 100 % 33. Entretien réalisé à Bruxelles le 11 décembre 2009. Migrations Société 30 Article Les variables du capital humain (âge, genre, situation de famille, niveau d’études, statut social dans le pays d’origine, etc.) affectent les choix des individus quant aux régions de destination, qui peuvent changer en cours de route par rapport à la décision prise en Iran. Cependant, ce schéma de “sélectivité négative” ne peut pas constituer une hypothèse universelle et tangible. Notre enquête montre effectivement que la sélection due aux facteurs relatifs au capital humain dépend de la transférabilité des connaissances ou des aptitudes prises en considération, elles-mêmes déterminées par des conditions sociales, économiques et historiques spécifiques au pays hôte. En général, tout changement social qui affecte la valeur marchande du capital humain, dans n’importe quelle société, a le pouvoir de modifier l’insertion et la nature de la relation entre le migrant et la société du pays d’accueil, ce qui nous conduit à examiner le rôle du statut juridique, mais aussi les effets du déclassement et du reclassement social. Le statut juridique Qu’entendons-nous par statut juridique ? La volonté implicite du migrant qui se trouve en situation irrégulière au regard du séjour dans le pays hôte d’être un acteur à part entière du jeu mondial, est-elle compatible avec la vision strictement “stato-nationale” des relations internationales entre États supposés souverains ? Les flux migratoires ne semblent-ils pas être rétifs à l’emprise des régimes internationaux relevant de ces États souverains ? Il est très difficile de répondre de manière univoque à ces questions, car « le monde n’est plus celui des États ou, plus exactement, ne l’est plus à titre exclusif. Les relations internationales ne sont plus sociologiques de manière marginale ou ambiguë, comme elles l’étaient naguère, et on a dû enfin admettre qu’un flux religieux ou un flux migratoire faisait souvent peser sur les grands équilibres mondiaux des menaces ou des risques bien supérieurs à quelque initiative diplomatique traditionnelle »34. Certes, nous assistons à la crise de l’État partout dans le monde, et l’existence nouvelle ou renouvelée des réseaux migratoires à caractère transnational — figure emblématique de cette crise à l’aube du XXIe siècle — pose la question de la persistance du couple “État-migration”. Cette “crise relationnelle” affranchit-elle l’individu de l’État ? Une telle vision serait utopique en l’état actuel des relations internationales, même si nous assistons à la 34. BADIE, Bertrand ; WIHTOL de WENDEN, Catherine (sous la direction de), Le défi migratoire : questions de relations internationales, op. cit., p. 11. Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 31 naissance de nouvelles formes de citoyenneté dans le pays hôte35. L’État se réserve encore le rôle essentiel, voire exclusif en matière d’octroi d’un statut juridique aux migrants, et « c’est l’État — et lui seul — qui détermine souverainement qui peut prétendre à la citoyenneté et qui ne saurait y avoir accès »36. À ce propos, examinons le récit de vie de Saïd Panahi, né en 1974 à Téhéran, en Belgique depuis 2002 où il est commerçant en textiles : « La première réponse à ma demande de statut de réfugié était négative ; la deuxième, bien que mon avocat ait dit qu’elle allait être positive, fut encore négative. Entre la première et la deuxième, ça n’a duré que deux mois et demi ; quand j’ai eu la deuxième réponse, mon avocat a dit qu’il devait faire des démarches auprès du Conseil d’État pour que je puisse avoir la permission de rester dans le centre d’accueil, sinon ils allaient me renvoyer en Iran... Avec mon permis de résidence temporaire je suis venu à Liège où j’ai loué un studio. C’est le CPAS [Centre public d’action sociale] qui m’a permis de faire tout ça. Après, j’ai eu un autre entretien pour l’obtention de la résidence permanente en Belgique : ils m’ont encore donné une réponse négative. J’ai de nouveau introduit un recours : je sais qu’il y avait une réponse positive dans mon dossier, mais je ne sais pas pourquoi ils m’ont donné une réponse négative après le troisième entretien. J’ai fait un nouveau recours parce que, si on ne déposait pas de recours à une réponse négative, ils nous retiraient tous les papiers et les aides sociales dont on disposait et on revenait à la première étape. Heureusement, je n’ai pas eu de réponse négative à ce recours, et en 2006 j’ai reçu une lettre stipulant que mon permis de séjour devenait permanent. En fait, jusqu’en 2006, j’étais sur le qui-vive, et cela ne me permettait pas de vivre tranquillement »37. Le titre de séjour permanent est une garantie de la poursuite d’une formation supérieure et son absence un risque majeur de précarisation de la situation du migrant, ce que nous constatons dans le récit de vie de C. N., né en 1940 à Fouman (nord-est de l’Iran), qui a émigré à Paris en 1961, puis à Bruxelles en 1970, aujourd’hui laborantin et infirmier à la retraite, traducteur assermenté. En raison de ses activités politiques, le consulat iranien à Paris a refusé de renouveler son passeport et il a alors décidé d’aller en Belgique : « Déjà en 1964, quand j’étais re35. Voir, par exemple, BATTEGAY, Alain (dossier coordonné par), “Les états ambivalents de la citoyenneté”, Migrations Société, vol. 23, n° 136, juillet-août 2011, pp. 55-203. 36. BADIE, Bertrand ; WIHTOL de WENDEN, Catherine (sous la direction de), Le défi migratoire : questions de relations internationales, op. cit., p. 16. 37. Entretien réalisé à Liège le 21 août 2009. Migrations Société 32 Article tourné en Iran, la Sâvâk38 m’avait confisqué mon passeport à l’aéroport et j’avais eu beaucoup de mal à le récupérer. J’ai donc poursuivi mes études en Belgique, mais, malheureusement, après le décès de mon père je n’ai pu continuer la médecine. On avait des problèmes familiaux colossaux et je devais travailler pour gagner ma vie. J’ai donc choisi la formation pour être laborantin. De 1970 jusqu’en 1974 j’ai bien prolongé ma carte de résidence, mais je n’avais pas de passeport. J’ai donc fait mes études, j’ai commencé à travailler mais je n’avais toujours pas de passeport. Je ne pouvais pas aller à Paris et je me suis fait arrêter plusieurs fois à la frontière. Puis je me suis marié avec une Belge et je n’ai plus eu de problèmes de séjour »39. Chez certains migrants déjà fragilisés par les épreuves, cette indétermination du statut au regard de la législation sur les étrangers peut avoir des répercussions sur leur capacité à revendiquer une existence sociale, à se sentir en droit de prétendre à une citoyenneté pleine et entière. Cependant, chaque statut attribué au migrant (chaque droit qui lui est ouvert par la société d’accueil) l’inscrira dans un périmètre de mobilité, lui permettra d’être titulaire de droits concernant, par exemple, le regroupement familial, ou encore lui ouvrira un accès plus ou moins large au marché du travail. Le travail, grand socialisateur L’accès à un statut d’actif sur le marché de l’emploi est pour le migrant un facteur important du processus de socialisation lui permettant de s’identifier à un citoyen ordinaire qui participe à la vie du pays où il vit. Dans la société telle qu’elle est, l’accès au travail est un élémentclé de la construction d’une identité sociale positive, et il inscrit généralement l’individu dans un mouvement lui permettant d’élaborer ses choix pour le futur. En fait, la perception de l’idée de travail implique aujourd’hui encore les notions d’effort et de résultat utile auxquelles s’ajoute celle de gagnepain, parce qu’il faut “gagner sa vie”. Par ailleurs, depuis des siècles, la notion de travail reste marquée par l’idée de “souffrance”, voire d’“humiliation”, notamment dans le cas des immigrés qui, souvent, se voient proposer des emplois pénibles, ingrats et dangereux, ceux que 38. La police secrète du régime du chah. 39. Entretien réalisé à Bruxelles le 10 octobre 2009. Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 33 la sociologie anglophone nomme les « 3-D Jobs » pour dirty, demanding [difficult, selon une autre version] et dangerous, emplois qui se multiplient et qui font prioritairement appel à des travailleurs immigrés40. Aujourd’hui, la plupart des migrants commencent à travailler illégalement pendant une période provisoire, entre deux et cinq ans41, afin de gagner de l’argent en attendant d’obtenir un emploi stable. Ce passage auquel les individus sont contraints pour survivre en l’absence d’un statut juridique reconnu serait devenu le premier pas de socialisation dans le pays hôte, dans un contexte de précarité impliqué par les emplois temporaires et des modes de vie constamment menacés de déséquilibre. Le récit de vie de Djalal, né en 1958 à Tabriz (dans l’ouest de l’Iran), exilé politique à Londres où il s’est installé en 1995 et où il a fini par devenir propriétaire d’un restaurant, est exemplaire. En 1993, conduit par un passeur, il quitte l’Iran clandestinement en bateau pour se rendre à Dubaï. Il y “galère” pendant deux ans avant d’être reconnu comme réfugié au titre de la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés et de s’installer définitivement à Londres. À 19 ans il s’était engagé dans des activités politiques en Iran au sein d’une organisation de la gauche révolutionnaire et avait été emprisonné pendant cinq ans. Dès son arrivée en Grande-Bretagne, il a abandonné toute activité politique. N’ayant aucune qualification particulière et ne maîtrisant pas l’anglais, il a occupé pendant sept ans des emplois précaires (distributeur de prospectus, manutentionnaire, veilleur de nuit...), puis il a trouvé un travail dans une pizzeria, ce qui lui a ouvert une perspective de stabilité en matière d’emploi : « Le travail dans cette pizzeria pendant un an en tant que salarié m’a fait comprendre que, âgé de 42 ans, je ne pouvais plus supporter un patron au-dessus de moi qui me donnerait sans cesse des ordres. J’ai d’abord décidé de monter une petite crêperie, et deux ans plus tard j’ai ouvert un petit restaurant à mon compte. Ce choix était très dur pour moi, car je ne pouvais plus faire de politique ayant alors une famille à ma charge »42. En définitive, il apparaît au fil des époques que l’accès au travail reste pour les individus un élément qui fonde une identité sociale forte et 40. CASTLES, Stephen, Conference on theories of migration and social change, St Anne’s College, Woodstock Road, Oxford, Tuesday 1st–Thursday 3rd July 2008, pp. 1-15. 41. Cf. CLOT, Yves, Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, Paris : Éd. La Découverte, 1995, 274 p. (voir pp. 224-246). 42. Entretien réalisé dans un hôtel à Londres le 24 juillet 2012. Migrations Société 34 Article positive tant sur le plan de la représentation de soi que sur celui du regard posé sur lui par l’ensemble de la collectivité. Notre enquête permet d’avancer l’hypothèse de l’existence d’un double vecteur — un statut juridique et un emploi stable — qui conditionnerait une socialisation réussie selon les variables humaines de chaque migrant et ses capitaux sociaux, financiers et culturels. C’est dans cette optique que nous allons développer l’analyse des ressources nécessaires au migrant. Les ressources Pour comprendre le processus que suit la “carrière du migrant”, il ne suffit pas de connaître les caractéristiques individuelles d’une personne ou la structure des possibilités et des contraintes qu’elle rencontre, mais il faut aussi inévitablement penser aux interactions et comprendre comment les migrants utilisent leurs ressources dans le processus de recherche d’un emploi43. Le dictionnaire Larousse donne comme définitions du terme “ressource” « ce qu’on emploie dans une situation fâcheuse pour se tirer d’embarras » ou « moyens d’existence d’une personne », ou encore « moyens matériels dont on dispose, possibilité d’action »44. En nous inspirant de ces définitions et de la logique des prédispositions engendrées par le capital culturel acquis, nous pouvons énumérer plusieurs ressources classiques en sociologie : culturelles, sociales, économiques, politiques, organisationnelles et symboliques... Dans les limites du présent article, nous n’en retiendrons que deux : la ressource culturelle et la ressource sociale. • La ressource culturelle La ressource culturelle (ou le capital culturel) est l’ensemble des ressources intellectuelles que peut mobiliser un migrant. Un diplôme dans un domaine précis est un élément important de cette ressource, qui englobe, au sens large, l’ensemble des biens culturels possédés par le migrant soit sous une forme mobile (la bibliothèque, la discothèque, les archives musicales, les manuscrits, les souvenirs quotidiens 43. Cf. MARTINIELLO, Marco ; REA, Andrea, Des flux migratoires aux carrières migratoires, http://sociologies.revues.org/3694?&id=3694, consulté le 11 mars 2012. 44. Le Petit Larousse Illustré, Paris : Éd. Larousse, 1996, p. 884. Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 35 sous la forme de cahier intime), soit sous la forme des codes sociaux qu’il a intériorisés, cet ensemble lui donnant un bagage culturel pour s’installer dans le(s) pays hôte(s). Autrement dit, la ressource culturelle, qui touche des réseaux cognitifs (compétences certifiées et savoir-faire pratiques), est très précieuse pour un migrant lorsqu’il songe à quitter son pays. La maîtrise d’une langue étrangère (au moins celle de l’anglais), le diplôme dans un domaine précis, le savoir-faire pratique, la compétence dans certains domaines de travail, etc., sont des facteurs déterminants représentant le bagage culturel et social qui protège les individus dans une situation extrême. De plus, la ressource culturelle facilite la communication avec d’autres personnes en migration dans une société où le multiculturalisme prime45. Du point de vue d’une socialisation réussie et d’un statut professionnel acquis, il est intéressant de préciser que parmi nos enquêtés, 105 (70 %) ont une activité stable, affirmant ne plus vouloir changer de métier pour le restant de leur vie à l’étranger, et certains n’envisagent pas un retour vers l’Iran, même en cas de changement de régime ; 15 personnes arrivées il y a moins de cinq ans (10 %) exercent deux ou trois activités précaires en même temps pour gagner leur vie ; 22 (15 %) sont sans activité et 8 (5 %) ont pris leur retraite. Le taux élevé de chômage ou d’emploi précaire résulte de la situation des personnes arrivées dans les années 2000 soit à un âge avancé, soit dépourvues d’un capital culturel transposable dans le pays hôte. La majorité de nos enquêtés sont, économiquement parlant, actifs, ce qui montre qu’il s’agit d’une diaspora active, qui est loin d’être une migration “molle” par rapport à la population autochtone. Ce qui ressort des entretiens, c’est que ces personnes ont, dans la plupart des cas, un métier indépendant et qu’elles exercent une activité artisanale. En outre, une caractéristique du profil psychosociologique des migrants iraniens enquêtés est celle de ne pas supporter les hiérarchies : seules 15 personnes (10 %) ont accepté un emploi dans des institutions ou des entreprises du pays hôte. Une instabilité sociale liée à une absence de statut juridique permanent ainsi que la faiblesse d’un capital culturel condamnent à une vie au jour le jour, sans projet envisageable. L’exemple de Nahid Téhérani, née en 1962 à Abadan, expatriée depuis 2000 en Belgique, 45. Pour une approche du multiculturalisme, voir WIEVIORKA, Michel, Pour la prochaine gauche : le monde change, la gauche doit changer, Paris : Éd. Robert Laffont, 2011, 286 p. (voir pp. 181-185). Migrations Société 36 Article femme au foyer, sans-papiers ou l’impossible insertion d’une famille de migrants le confirme46. Cette femme, exilée avec ses trois enfants et son mari, arrivée clandestinement en Belgique depuis 11 ans au moment de l’entretien, s’est vu refuser des titres de séjour permanent au titre de l’asile politique (deux demandes rejetées) et a donc été contrainte de vivre dans la précarité la plus totale (logement dans un garage, ressources minimales, emploi non déclaré). Son mari, âgé de 55 ans, a pu obtenir un titre de séjour avec permis de travail, mais cela n’a pas débouché sur un emploi, et son titre de séjour n’a pas été renouvelé. Les enfants ont été scolarisés et l’un des fils a tenté de monter une affaire qui a fait faillite, ce qui fait qu’il est également sans titre de séjour permanent. Nahid est arrivée seule avec ses enfants et ne possédait pas les rudiments du français. Il semblerait qu’elle n’ait pas opéré les bons choix dans son parcours de resocialisation et que, dès le départ, elle se soit mise à l’écart de sa propre communauté, ou que, pour le suivi de son dossier administratif, elle se soit adressée à des personnes peu compétentes. Elle a vécu de nombreux déplacements familiaux dans des lieux variés et désocialisants (stigmatisants) qui ont entravé son parcours. Nahid est actuellement malade et désemparée face à sa situation précaire. Elle est l’une des rares personnes parmi nos enquêtés qui n’a pas souhaité aborder les motivations de son départ et de ses déplacements. L’absence de statut juridique pose problème en matière d’insertion sociale, et l’entretien n’a pas abouti à un dialogue transparent fondé sur la confiance réciproque47. Chez certains migrants déjà fragilisés par les épreuves, cette indétermination du statut juridique au regard de la législation sur les étrangers et le manque de capital transposable peuvent avoir des répercussions sur leur capacité à revendiquer une existence sociale, à se sentir en droit de prétendre à une citoyenneté pleine et entière. Il est nécessaire de préciser que, pour la diaspora iranienne installée en Allemagne, en Belgique ou en France, le capital culturel d’origine est rarement transposable dans la société d’accueil : en Iran, le français, l’allemand et le flamand ne figurent ni dans les programmes scolaires de l’école primaire ni dans ceux de l’enseignement secondaire. Pour 46. Entretien réalisé à l’association Râzi, à Bruxelles, le 19 février 2010. 47. D’autres chercheurs ont été aussi confrontés à la question de la confiance pour l’étude de la trajectoire du migrant. Voir LAACHER, Smaïn, Le peuple des clandestins : essai, op. cit., pp. 34-35. Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 37 tous, le capital mobile culturel n’est pas non plus une source fiable, car le départ précipité du migrant ne lui permet généralement pas d’emporter ses biens, sauf dans quelques cas exceptionnels concernant les couches aisées. Existe-t-il un lien entre l’insertion professionnelle dans la vie du pays hôte et le capital culturel du pays d’origine ?48 • La ressource sociale La ressource sociale est composée de l’ensemble des ressources relationnelles d’un individu qui constituent le capital social. Dans les situations extrêmes, la personne est obligée de procéder à une évaluation de soi, de ses propres ressources49. Le capital social concerne différents espaces de la vie des migrants allant de l’espace familial à l’espace professionnel, et il facilite le contact et la rencontre avec les gens. La ressource sociale peut se transformer en compétences culturelles, différentes du capital culturel. Selon Marco Martiniello et ses collègues, ces compétences semblent primordiales puisqu’elles sont utiles à l’insertion des migrants et qu’elles renvoient « à la manière dont le migrant acquiert les compétences nécessaires à la réalisation de ses objectifs et, in fine, à la maîtrise de sa trajectoire »50. Plus précisément, le capital social se définit comme le « réseau de relations sociales du migrant » et les « volumes des différentes sortes de capitaux détenus par les agents qu’il peut ainsi atteindre et mobiliser pour son propre intérêt »51. Pour un migrant, le capital social est donc une ressource spécifique qui dépend du volume des ressources matérielles, symboliques et relationnelles de ses connaissances et de la possibilité qu’il a de les mobiliser avec succès, ou encore de la volonté de ses relations d’engager leurs ressources en sa faveur. Le capital social se manifeste lorsque le migrant entame la lutte pour la reconnaissance sociale, dans une phase de conflit qui a pour but l’obtention d’un emploi stable dans le pays hôte52. 48. Nous abordons cette question dans notre dernier ouvrage en date : VAHABI, Nader, La quatrième socialisation de la diaspora iranienne : les Iraniens en Belgique, Paris : Éd. Orizons, 2013, 348 p. (voir pp. 81-317). 49. Par exemple, des ressources sociales que l’individu peut se procurer grâce à ses parents. 50. MARTINIELLO, Marco ; REA, Andrea ; TIMMERMAN, Christiane ; WETS, Johan (sous la direction de), Nouvelles migrations et nouveaux migrants en Belgique, op. cit., pp. 272-273. 51. MERCKLÉ, Pierre, La sociologie des réseaux sociaux, Paris : Éd. La Découverte, 2004, 121 p. 52. Voir PARK, Robert Ezra ; BURGESS, Ernest W., Introduction to the science of sociology, Chicago : University of Chicago Press, 1921, p. 507, cité par COSER, Lewis Alfred, Masters Migrations Société 38 Article Le récit de N.K., née en 1957, exilée depuis 1985 à Cologne, ancienne membre (durant cinq ans) du Toudeh (Parti communiste, proche du Parti communiste soviétique), divorcée, un enfant, conseillère administrative et sociale auprès des réfugiés à Cologne, est à cet égard intéressant : — D’abord, j’ai été confrontée aux problèmes classiques de tous les réfugiés : le séjour, la langue, le boulot, etc. Si un réfugié ne résout pas ces problèmes-là il ne peut pas aborder les étapes suivantes. J’ai commencé à apprendre l’allemand. J’ai pris ensuite un travail précaire comme aide-soignante dans un foyer pour personnes âgées tout en suivant une formation, niveau maîtrise, concernant la loi allemande sur les réfugiés. En 1995 j’ai pris ce travail en tant que conseillère administrative auprès des réfugiés. Outre les problèmes classiques d’un réfugié, il faut ajouter les difficultés et particularités liées à la société allemande. La société allemande est une société très disciplinée et très encadrée. Tout est déjà défini et il est difficile de fréquenter les gens. Par exemple, j’ai offert un cadeau à mon voisin d’immeuble pour établir une relation plus humaine avec lui, mais j’ai eu l’impression que ce genre de choses ne marche pas bien ici. Les relations humaines sont fondées sur des bases qui n’ont rien à voir avec l’aspect affectif. Malgré tout, j’ai heureusement eu la chance de trouver un travail dans un milieu où le côté humanitaire a de la valeur, et j’étais avec des Allemands sympathiques car nous travaillions pour les étrangers qui avaient besoin d’aide pour régulariser leur situation. — Comment cela s’est-il passé ? Y a-t-il eu un moment où vous vous êtes dit “cela va mieux pour moi” ? — Jamais. Je n’ai jamais senti que je pourrais vraiment me mêler à cette société. En fait, par rapport au début de mon séjour, cela va mieux, mais le problème d’être une étrangère subsiste toujours. Contrairement à beaucoup d’Iraniens qui ont une vision trop pessimiste des Allemands, je pense que pour bien s’intégrer dans cette société, il faut, lorsqu’un Allemand fait un pas pour résoudre un problème, que l’étranger en fasse dix dans le même temps. Je ne fais jamais marche arrière et, au contraire, je cherche à aller de l’avant. Le résultat est que, s’il y a un jour des licenciements dans le travail, c’est moi qui aurai le plus de chance de garder mon poste, car le bilan de mes 12 années de travail est positif et l’administration est satisfaite de mon système de travail. Pour répondre avec pré- of sociological thought : ideas in historical and social context, New York : HBJ, 1977, p. 359. Nous développerons ce sujet dans un prochain ouvrage qui abordera la socialisation structurelle. Vol. 25, n° 150 novembre – décembre 2013 Les migrants iraniens en Europe 39 cision à votre question, j’ai eu l’impression que je pouvais rester pour toujours en Allemagne, mais cependant je ne me sens pas allemande »53. Nous constatons qu’en fonction du processus de resocialisation des migrants, et plus particulièrement du style de vie choisi, cette lutte pour la reconnaissance sociale devient cruciale et évolue en fonction des différentes caractéristiques des migrants54. Reste à développer le rôle du hasard et de la contingence dans le processus de la resocialisation, le rôle du facteur humain, des caractéristiques personnelles des migrants comme étant des ressources non négligeables ; ce sont là des pistes de recherches qu’il faudra mener. En conclusion, nous avons vu que l’interaction des différentes ressources culturelles et sociales mobilisées ainsi que leur utilisation dans un processus de recherche d’emploi sont des éléments propres à chacun des migrants et s’avèrent déterminants dans la construction de leur “carrière migratoire”. R 53. Entretien réalisé à Cologne le 21 mars 2003. 54. Il s’agit là d’une question que nous prévoyons d’étudier dans un prochain ouvrage. Migrations Société 10/12/2013 12:06 Page 1 SOMMAIRE Hommage à Beniamino Rossi ÉDITORIAL Carton rouge au “black-blanc-beur” : en finir avec les fantasmes intégrationnistes et racialistes des chroniqueurs sportifs et de quelques autres........................ Vincent Geisser ARTICLE La construction sociologique de la carrière migratoire : le cas des migrants iraniens en Europe............................... Nader Vahabi novembre - décembre 2013 ms-couverture-150.qxp DOSSIER – Mariages et migrations : l’amour et ses frontières (coordonné par Maïté Maskens) L’amour et ses frontières : régulations étatiques et migrations de mariage (Belgique, France, Suisse et Italie)...................................................................... Maïté Maskens Gouverner les frontières ou appliquer des droits ? Le contrôle des mariages aux consulats de Belgique, d’Italie et de France à Casablanca....................................... Federica Infantino Couples binationaux de même sexe : politique de soupçon, normalisation et rapports de pouvoir.................... Manuela Salcedo Robledo La politique migratoire belge et ses conséquences sur les couples transnationaux : un regard des acteurs sociaux bruxellois.................................................................. Nawal Bensaïd Vol. 25 - n° 150 L’amour aux services de l’état civil : régulations institutionnelles de l’intimité et fabrique de la ressemblance nationale en Suisse ...................................... Anne Lavanchy Le projet de mariage sous l’angle des démarches administratives en Belgique : un parcours du combattant ? .............................................................. Bruno Langhendries Mariage et migration : les chiffres et les droits en Belgique ........................................................................... Julie Lejeune Bibliographie sélective .......................................................... Christine Pelloquin Estrangeiros, extracomunitários e transnacionais : paradoxos da alteridade nas migrações internacionais. Brasileiros na Itália (de João Carlos Tedesco).................... Luca Marin France plurielle : le défi de l’égalité réelle (de Laetitia Van Eeckhout) ................................................... Pedro Vianna DOCUMENTATION................................................................ Christine Pelloquin Impression : Corlet, Imprimeur, S.A. Z.I. route de Vire - 14110 Condé-sur-Noireau Dépôt légal : décembre 2013 - N° d’ordre : XXXXX Commission paritaire : n° 0116 G 87447 ISSN : 0995 - 7367 MIGRATIONS SOCIÉTÉ NOTES DE LECTURE La construction sociologique de la carrière migratoire : les Iraniens en Europe Mariages et migrations : l’amour et ses frontières Vol. 25, n° 150 novembre - décembre 2013