1 « fiction et réalité : le temoignage dans les camps d`internement
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1 « fiction et réalité : le temoignage dans les camps d`internement
« FICTION ET RÉALITÉ : LE TEMOIGNAGE DANS LES CAMPS D’INTERNEMENT FRANÇAIS, ELS VENÇUTS (1969) DE XAVIER BENGUEREL » Carles Cortés Université d’Alicante RÉSUMÉ L’expérience de la fuite et de l’exil est la base constitutive de divers textes narratifs de l'auteur barcelonais Xavier Benguerel (1905-1990). De ce point de vue, il convient de souligner, entre autres, les romans testimoniaux Els vençuts (1969) et 1939 (1973). Dans cet article, nous abordons l'importance du témoignage personnel dans la construction du premier texte basé sur l’information recueillie par l'auteur, après son exil politique en Europe et en Amérique, auprès des personnes qui avaient séjourné dans les camps d'internement français après la défaite républicaine. Nous avons abordé les sentiments de ces exilés dans des conditions alors défavorables ABSTRACT The experience of the escape and the exile are the bases of several narrative texts by Barcelona writer Xavier Benguerel (1905-1990). In this way, we want to emphasize, among other, the testimonial works Els vençuts (1969) and 1939 (1973). In this article, we approach the importance of personal testimony to build the first text, an information the writer collecte, after finishing his political exile in Europe and America, from people who had remained in French internment camp after the Republican defeat. We approach the exile feelings in adverse created conditions. Carles Cortés (Alcoi, 1968) est docteur en Philologie catalane, professeur titulaire de Littérature contemporaine à l’Université d’Alicante et membre du Groupe de recherche de la littérature contemporaine. Il est aussi membre de l’Équipe internationale de recherche sur les interférences des codes (TRAVERSES) de l’Université Paris VIII-Saint Denis. En tant que chercheur, il a centré son attention sur l’écriture d’auteurs du XXe siècle tels que Mercè Rodoreda ainsi que d’autres écrivains dont l’œuvre a été marquée par l’exil républicain, comme Xavier Benguerel. 1 « FICTION ET RÉALITÉ : LE TEMOIGNAGE DANS LES CAMPS D’INTERNEMENT FRANÇAIS, ELS VENÇUTS (1969) DE XAVIER BENGUEREL » 1 Notre analyse part de l’œuvre narrative de l’écrivain Xavier Benguerel (Barcelone 1905-1990) qui utilisa, en diverses occasions – tant dans des récits brefs 2 que dans des textes mémorialistes 3 –, le fait de l’exil comme base pour la construction de son œuvre littéraire. Le même auteur, dans le prologue de l’édition d’Els vençuts (Les vaincus) 4 (1969), considère que son action sur l’exil comme base thématique « n’a rien de surprenant » 5 vu que l’unique objectif qu’il poursuit est « la passionnante aventure de la revivre dans une œuvre littéraire ». L’expérience de la fuite et de l’exil a été la base constitutive d’un ensemble de textes narratifs qu’il publiera après son retour en Catalogne 6 , parmi lesquels se trouvent les romans testimoniaux Els fugitius (1956) (Les fugitifs), avec sa version définitive 7 Els vençuts (1969) (Les vaincus), et la narration 1939 (1973), qui est la continuation du précédent ; un autre roman que l’on peut mettre en rapport avec la thématique de l’exil et de la victoire fasciste est le Llibre del retorn (1977) (Livre du retour). Lluís Busquets, dans son étude Xavier Benguerel. La màscara i el mirall (1995, 113), inclut ces œuvres – en plus de la nouvelle de 1967 Gorra de plato (Casquette à visière) – dans le groupe de romans dans lesquels il utilise « la chronique historique comme fresque communautaire révulsive après la déroute » (BUSQUETS 1995, 113). C’est la raison pour laquelle les arguments de ces romans sont, dans une certaine mesure, 1 Cet article a été réalisé dans le cadre du projet R+D « Literatura autobiográfica catalana: diarios y canon » (FFI200802573) du Ministère de l’Éducation et de la Science du gouvernement espagnol. 2 Pour une analyse de ses contes ayant une thématique de l’exil, consulter les études : C. Cortés, « El tractament de la realitat en els contes de l’exili (Xavier Benguerel i Mercè Rodoreda) » (2000, 223-239) et N. Berbis et M. J. Simó, « Benguerel i Rodoreda: la concreció de la novel·la psicològica a Catalunya » (1995, 105-113). 3 Benguerel les regroupa en deux volumes : Memòries 1905-1940 (1971) et Memòries de l’exili: Xile 19401952 (1982). Sur ce dernier, consulter notre article « L’ampliació de la realitat en les memòries de l’exili de Xavier Benguerel » (CORTES, 2001). 4 Il existe une traduction en espagnol, Los vencidos, publiée par Alfaguara (1972, épuisée). 5 À partir de là, nous avons traduit en français les textes provenant de publications de l’auteur. 6 Il est intéressant de remarquer, comme le rappelle Domènec Guansé, que « de ses quinze années de séjour au Chili, il est sorti non contaminé du point de vue littéraire. Dans ses livres, il n’y a aucune empreinte. Ce n’est pas sans raison qu’il n’a extrait ni un personnage, ni un arbre, ni une fleur. C’est extraordinaire. » (GUANSE, 1966, 221). La narration de Benguerel influencée par la thématique de l’exil se centre donc sur l’expérience de la fuite et de la solitude de l’exilé ; il n’y a pas, par conséquent, de contextualisation dans les nouveaux espaces connus au travers de l’expérience personnelle, soit en France, soit au Chili. 7 L’écrivain lui-même était conscient des carences de la première version, Els fugitius, où il avait commis « la grave erreur de ne pas entrer dans les abominables camps d’internement français », de telle manière que le « livre de l’année 1955 était, effectivement, beaucoup plus incomplet que celui de maintenant » (prologue d’Els vençuts, p. 10). D. Guansé s’était aussi référé à l’année 1966, tout en affirmant que l’auteur « ne s’est pas arrêté suffisamment dans Els fugitius, qui se ressent encore d’une écriture quelque peu précipitée » (GUANSE 1966, 221). 2 complémentaires ; ainsi en est-il dans Els fugitius, première partie de la version postérieure d’Els vençuts 8 . Dans la seconde partie d’Els vençuts, « El hambre y las furias » (La faim et les furies), l’auteur recrée la chronique de la cruauté des exilés qui furent prisonniers dans les camps d’internement français, sous la surveillance de Sénégalais et d’Algériens. Dans ce cas, cependant, le protagoniste est distinct de celui de la première partie. Afin de concrétiser notre analyse, nous nous sommes centrés sur les premières manifestations des sentiments de l’exil et de l’entrée dans le camp d’internement que Benguerel exprima au travers des personnages d’Els vençuts, le roman dans lequel il reflète la réalité des premiers moments de la fuite collective. Entre la désillusion et le désespoir pour une réception peu aimable en France, l’auteur combine un ensemble de sensations qu’il situe chez des personnages fictifs qui ont très souvent leur parallèle autobiographique dans le récit de ses propres mémoires. Comme le mentionne Lluís Busquets, l’écrivain Ferran de Pol, en comparant le roman et les écrits mémorialistes de Benguerel, lui commente dans une lettre datée de 1971 qu’« entre les noms inventés dans Els vençuts et les noms réels des mémoires, je garde ceux des mémoires » (BUSQUETS 1995, 79). L’arrière-plan autobiographique du roman édité en 1969 est énorme, sûrement beaucoup plus important que les deux autres récits sur l’exil qu’il publia par la suite. Maurici Serrahima, quant à lui, dans une lettre de 1973 qu’il envoie à Benguerel, distingue la valeur de ses textes à caractère historique, en lui disant : « Tu contes les faits au travers des émotions qu’ils te produisent – à toi ou aux personnages, je veux dire – et cela t’entraîne à une plus grande adjectivation et à un point de lyrisme » (BUSQUETS 1995, 88). Ainsi, la première partie d’Els vençuts, publiée en 1956 sous le titre Els fugitius, raconte une des fictions parmi les plus autobiographiques de l’auteur. Le protagoniste, Joan Pineda, est un écrivain barcelonais du quartier de Poble Nou qui, du fait de sa maladie, repousse au maximum sa fuite à l’étranger ; en outre, sous le prétexte qu’il est le plus jeune des écrivains en rapport avec l’Institution des Lettres catalanes – Département de la Culture –, il est appelé dans le groupe des derniers qui quitteront le pays avec les transports de la Generalitat. Il reçoit une note de son ami Ferran Planella qui lui notifie le départ des premiers exilés avec le bibliobus du Département de la Culture, en même temps qu’il l’avise de la rencontre qui aura lieu par la suite à Gérone. Selon ce que nous avons pu contraster dans les notes biographiques des études critiques de son œuvre 9 , tous ces détails correspondent à l’expérience personnelle de l’auteur lui-même au moment du début de son exil, il s’agit donc d’une nouvelle coïncidence entre le je narratif et le je biographique. Pineda conserve les souvenirs de son enfance à l’École française – après des études au pensionnat de Manlleu, comme le fit Benguerel lui-même –, de la même manière qu’il se souvient des fables de La Fontaine, allusion directe à la formation de l’auteur du roman 10 . Le parcours de l’exil de Joan Pineda, dans le premier tronçon jusqu’à son arrivée à Toulouse, coïncide pleinement avec celui que fit Benguerel : Gérone, mas Perxers de 8 Pour notre analyse, nous avons travaillé avec l’édition de l’année 1984 incluse dans la collection Història de la Literatura Catalana des éditeurs Orbis et 62. Toutefois, il y a aussi deux éditions de chaque partie d’Els vençuts : Los fugitivos et El hambre y las furias. 9 Indépendamment de l’information biographique que l’on peut extraire des deux volumes de ses mémoires, on pourra consulter l’article de Ll. BUSQUETS « Xavier Benguerel, un pou de sorpreses » (1989, 45-49). 10 Consulter l’essai consacré au poète français dans le volume de l’auteur : Xavier Benguerel es confessa de les seves relacions amb La Fontaine, Edgar Allan Poe, Paul Valéry i Pablo Neruda (1974, 31-57). 3 Agullana, le Perthus, le Boulou, Perpignan et, finalement, Toulouse. Par contre, la deuxième partie de l’ouvrage, « El hambre y las furias », s’éloigne de la volonté autobiographique des premières pages. Si les souvenirs de Benguerel, selon Lluís Busquets (1994, 17), se concrétisent comme « une chromique presque notariale », où l’auteur ajoute diverses informations contextuelles qui augmentent pour le lecteur la perception de cette réalité 11 , dans le récit Els vençuts – surtout dans la première partie –, il introduit de nombreux renseignements complémentaires sur les faits relatés. Rafael Tasis s’y est référé avec une opinion similaire, dans une lettre remise à l’écrivain en 1956, au moment de la première version d’Els fugitius : « J’ai été intéressé, de prime abord, par tout ce qu’il y avait de chronique, je veux dire de reflet et de narration d’épisodes et d’inquiétudes que tant de nous avons vécus, plus ou moins de la même manière » (BUSQUETS 1995, 43). Benguerel incorpore ainsi diverses informations explicatives qui rapprochent le roman du genre de la chronique, en même temps qu’elles créent une pause dans la rapidité du discours, vu qu’elles diminuent la narrativité de l’histoire. L’auteur cherche à reproduire aussi correctement que possible les faits historiques d’une époque concrète et d’un groupe de personnes parmi lesquelles il s’identifie ; bien qu’il ne s’agisse pas d’anecdotes propres, Benguerel relate les constatations effectuées auprès des réfugiés de Saint-Cyprien, des individus qui lui serviront à construire la deuxième partie du roman, des refugiés dans les douloureuses conditions du camp proche de Perpignan qui étaient, comme il l’indique dans le roman, plus de « trente mille […] conspirant à se venger » (p. 166). Il faut remarquer, également, la profusion de renseignements chronologiques qu’explicitent tous les personnages du roman, tentant ainsi de se rapprocher du lecteur dans les faits historiques. Dans le prologue de l’édition complète d’Els vençuts (p. 7), Benguerel débat sur le genre du livre présenté. L’auteur affirme dans cette introduction qu’« en de nombreux moments, il est possible qu’il ait un air de chronique », mais l’histoire « ne se limite pas à faire le compte rendu d’une succession d’événements » et contient, par conséquent, « une abondante exposition d’expériences personnelles et de celles d’une paire d’amis » qui le rapproche du genre du roman. Malgré cela, la base thématique authentique du récit est l’ensemble des sentiments du fugitif qui a commencé son exil. Dans l’esprit de tous les personnages du livre de Benguerel, il y a un point expressif commun : la désorientation, l’incompréhension de la nouvelle situation. L’exilé, dès le moment où il le devient, ne peut assumer sa nouvelle situation personnelle, pour laquelle il manifeste en diverses occasions une certaine foi pour le providentialisme, dans le miracle que « parfois, [il a] eu l’impression que quelqu’un, au moment du danger extrême, [le] prenait par la main et [le] sauvait » (p. 178), dans l’espoir que tout ne soit qu’un cauchemar et puisse revenir à la réalité antérieure, d’avant la guerre. 11 De ce point de vue, dans l’article « L’ampliació de la realitat en les memòries de l’exili de Xavier Benguerel », nous concluons avec l’affirmation selon laquelle dans les Memòries de l’exili: Xile 1940-1952 « l’auteur collectivise son souvenir à partir des anecdotes externes insérées dans le processus de développement de la réalité qu’il effectue » (CORTES, 2001). 4 C’est la raison pour laquelle nous pouvons comprendre l’existence d’un arrière-goût amer chez le refugié politique qui se concrétise par la volonté d’« être seul, dans l’obscurité » (p. 51). Le manque de lumière et de couleur est la similitude avec laquelle ces personnages sont le plus souvent identifiés, des êtres qui se meuvent « comme des ombres » (p. 20). L’image de ces individus comme des êtres sans âme, comme des spectres dont on ne voit que l’ombre, est bien représentative de la sensation que le protagoniste d’El hambre y las furias observe dans le camp de Saint-Cyprien : « Les gens tout à fait comme des ombres. Les voix, c’est à peine si elles avaient du sens » (p. 215). En général, les personnages d’Els vençuts sont résignés à leur nouvelle situation, bien qu’ils soient conscients, au début de la fuite, des difficultés qui les attendent. Ainsi, les compagnons de l’aventure partagent une même sensation : « Nous devons nous résigner à l’idée que nous avons tout perdu, ou qu’à grand peine nous avons sauvé le nom et un semblant d’image extérieure » (p. 46). Et c’est que l’image ne peut pas être plus surprenante, comme « dans les temps bibliques » (p. 23), un nombre énorme d’individus traversant la frontière avec presque rien d’autre que les vêtements qu’ils portent ; une vision qui provoque chez le personnage-écrivain « la sensation que, lorsque l’on reprendrait le chemin, les arbres et les plantes se mettraient à marcher et déserteraient comme [eux] » (p. 64). Les jours passant, les fugitifs insistent : ne pas se faire d’illusions : « Il y a deux semaines que nous avons cessé d’exister » (p. 110), parce qu'il fallait « admettre que la guerre était définitivement perdue » (p. 149). La surprise face à la mauvaise réception de la part des autorités françaises finit par miner les premiers espoirs conçus pendant la fuite. Ainsi, ils se sentent abandonnés « pire que des chiens » (p. 89), comme le dit l’un des compagnons de Joan Pineda ; de ce point de vue, l’écrivain dans la fiction commente à voix haute que « ce qu’[il] ne peut se sortir de la tête, ni même en écrivant, c’est qu’ils [les] abandonnent dans ce coin du monde » (p. 104). Cette plainte est encore plus accentuée dans la deuxième partie du roman, où il postule la terrible surprise des exilés : « Où sont ceux qui devaient nous aider ? Ils nous laissent mourir de faim, de froid, ils tolèrent qu’on nous traite comme si nous étions de la racaille, des pestiférés... Pendant la guerre, on avait la sensation que tout le monde était à nos côtés. Maintenant que nous avons perdu, je ne vois personne. Nous pourrions mourir tous et la seule chose qui se passerait, c’est qu’ils nous enterreraient tous ensemble. » (p. 188) Pour cette raison même, les reproches faits aux camarades politiques français sont constants : « Quel type de liberté et de fraternité y a-t-il dans cette France de merde ! Traitres, usuriers, communistes de Pernod et de pétanque, tous autant que vous êtes ! » (p. 105). Avec ces explications des personnages, Benguerel tente de reproduire le climat général de désillusion des exilés catalans contre les fausses promesses d’autres gouvernements européens qui avaient prétendu soutenir les républicains. Face à cette situation, la réponse plus générale dans les groupes de détenus des camps français est « l’inertie absolue » (p. 185), que l’on peut percevoir dans la description suivante de la plage de Saint-Cyprien : « Certains parvinrent à mourir dévorés par la saleté. Il y en avait d’autres qui s’abandonnaient à une existence végétale : ils bougeaient à peine, ni même quand il pleuvait. Étant donné l’impression que davantage qu’attendre la mort ils aspiraient à une forme de non vie, à un vide qui les libérera définitivement de penser, de sentir, de ne rien faire » (p. 185). 5 La pression psychologique de l’enfermement, dans les premiers moments de désorientation, est magistralement décrite dans le roman ; une de ses conséquences les plus directes est l’apparition de situations psychologiques incertaines dans lesquelles l’individu ne parvient pas à rencontrer son propre espace dans la réalité qu’il est en train de vivre. Ainsi, le protagoniste d’Els fugitius observe-t-il, face aux réflexions de compagnons quant à leur nouvelle situation : « Aux premiers mots, m’assaillit une bizarre sensation de distanciement, pas dans l’espace mais dans ma nouvelle manière de sentir [...], comme si moi, pour mon propre compte, je m’étais mis à vivre, Dieu seul sait où, une vie, plus qu’impossible, absurde » (p. 103). Plus loin, le protagoniste confirme : « Cela faisait des heures que j’avais la sensation d’avoir perdu une partie de mon identité, et que tout cela pouvait très bien être le commencement d’une autre existence dans laquelle même nos noms deviendraient superflus » (p. 114). Cette aliénation de l’intellect propre finit par se concrétiser dans un fait symbolique intéressant : l’observation de l’image de l’exilé dans un miroir, qui provoque sa crainte due à la découverte de la réalité authentique ; ainsi, le protagoniste reconnaît qu'« [il se rasait] avec l’envie de faire disparaître l’homme qui [le] regardait obstinément avec son inlassable capacité pour rappeler, protester, juger, revivre » (p. 121). Malgré tout, dit-il : « Le visage qui apparaissait par étapes était le mien » (p. 121), moment auquel le personnage discerne la fausse image qu’il avait tenté de créer, ce « personnage qui s’efforçait à [le] supplanter » (p. 121). Les doutes créés chez les personnages quant à leur propre identité du fait de la pression du milieu externe provoque des actions concrètes de réaffirmation de leur ego, comme, par exemple, l’acte de « [se] délimiter et, avec la pointe du doigt, tracer énergétiquement les deux initiales de [son] nom dans le sable humide » (p. 141). C’est à partir de la découverte de la réalité authentique dont ils ont voulu échapper, que les personnages observent : « On est devenus vieux. Maintenant, en ce même instant » (p. 58) ; un processus logique causé par la sensation du temps passé dans les camps d’internement à la frontière française. À l’instant même de la perception de la condition d’exilés, après avoir dépassé le choc psychologique de la fuite et de la mauvaise réception des autorités françaises, les individus se sentent comme les membres d’une communauté victime des faits historiques eux-mêmes ; un groupe de fugitifs qui sont décrits par les protagonistes du roman comme des « bêtes de charge » qui « avançaient en silence, et comme poussées par une malédiction » (p. 21). Le sentiment d’appartenance à une communauté diminue la souffrance des individus, des personnes qui considèrent qu’« économiquement [elles sont] des mendiants » (p. 72) qui éveillent, dans leur ensemble, la méfiance des habitants des villages voisins, qui les observent « comme s’[ils étaient] d’une race méprisable » (p. 154). L’acte de réaffirmation de la personnalité propre est renforcé par un élément interne de l’esprit des personnages, le souvenir, acte individuel généré dans les moments d’existence difficile, comme le reconnaît le protagoniste de la première partie du roman de Benguerel lui-même : « Tout me déplaisait. Et me souvenir, aussi » (p. 97). Dans la narration, il y a donc une défense du souvenir comme une manière de récupérer l’équilibre des personnes, parce que dans l’actualisation de la vie passée se reconnaît l’ego lui-même. C’est pour cela qu’un compagnon de Joan Pineda craint et commente : « […] de perdre le sens de la réalité, de la réalité que nous donnent surtout les objets qui révèlent notre humeur. J’avais peur [...] que ne vienne pas le moment où nous pourrions tout oublier, 6 nous-mêmes, ce que nous avions été un jour, et ce qui avait été nôtre » (p. 173). C’est une sensation du protagoniste lui-même, quand il affirme : « perdre le sens du temps, ça n’avait pas d’importance. Celui de la réalité, non » (p. 173). C’est pour cela qu’ils craignent l’action des agresseurs, qui « chercheraient les systèmes pour détruire [leur] souvenir » (p. 103), parce que, une fois liquidés, il semble que les nouveaux exilés auront perdu la raison de leurs actions. De ce point de vue, le personnage principal de la deuxième partie du roman sursaute quand il entend les mots de son ami Massana : « C’est qu’ils m’ont tout volé, et maintenant ils se proposent de me voler la mémoire. Je finirai par ne plus savoir comment sont les miens. Maintenant, c’est à peine si je les vois, même si je ferme les yeux. De fait, je ne vois rien... Ils sont en train de tout me voler depuis que je suis né » (p. 208). C’est pour cela que le fait de recevoir la correspondance de la famille provoque un effet positif sur l’esprit des exilés, comme le reconnaît le même personnage, vu que « ces mots étaient le cordon qui [l’]attachait à une existence vécue il y avait…, qui sait combien de temps, et souvent donnée pour morte et enterrée » (p. 220). Les souvenirs des passages familiers que l’on évoque à partir d’un prétexte concret agissent de la même manière, comme lorsque le protagoniste se rase devant un miroir et se souvient de différentes scènes vécues avec sa femme et son fils. Néanmoins, il y a parfois une tentative d’empêcher l’action de l’esprit pour éviter la souffrance du personnage ; ainsi s’exprime Joan Pineda quand il s’efforce « de ne pas se souvenir, ni même des [siens]. Mais ce qui [lui] était de trop, comme toujours, c’était les questions et les réponses » (p. 63). Pour la même raison les réfugiés du camp de Saint-Cyprien parviennent à l’accord inconscient de ne pas parler « de la guerre, comme s’[ils étaient] morts » (p. 183). Il est intéressant de remarquer comment le protagoniste d’El hambre y las furias, Oriol, se propose de ne rien dire de ce qu’il a vécu en famille : « Je ne leur parlerais jamais du vécu ; mais tout ça, en moi, j’en étais sûr, ça durerait toujours, et quelque chose de très profond en moi-même ne quitterait plus jamais ce camp […] » (p. 222). On peut voir, par conséquent, la manière dont s’active un mécanisme interne de défense psychologique, de rejet face à la réalité crue telle qu’elle est vécue ; une négation des événements que l’individu ne pourra jamais oublier. Pour les personnages, le temps récent est plus sûr que l’antérieur, celui qui a été vécu dans les premiers moments de l’exil, parce que, comme le manifeste le protagoniste écrivain d’Els vençuts, la question du début se maintient : « De quoi fuyions-nous et de quoi nous cachions-nous ? » (p. 116). En utilisant la métaphore des fleuves, un compagnon de fuite, explique que le temps, comme l’eau, « ne s’arrête jamais », de telle manière que, « même quand on la vois passer, on dirait que cette eau-ci est égale à celle d’avant, mais on sait que ce n’est pas la même, que celle-là est déjà passée » (p. 164). Les jours passent et ceux qui ont décidé de demeurer à l’étranger et de ne pas revenir au pays présentent la même désorientation qu’au début, vu que « les questions, toutes celles qu’on veut, [lui] étaient de trop. Ce qui [lui] manquait, c’était d’obtenir des réponses » (p. 139), comme se lamente le personnage principal de la deuxième partie du roman. Benguerel met dans la bouche de ces personnages les doutes qui assaillirent les protagonistes authentiques de ce fait historique ; une fois la guerre terminée, sur les près de deux cent mille Catalans qui 7 passèrent la frontière, des milliers revinrent 12 . Près de cent mille exilés poursuivirent leur trajet en France, en premier lieu, pour passer ensuite dans d’autres pays d’Europe ou d’Amérique latine. L’avertissement de l’un des compagnons d’exil à Joan Pineda, après les multiples situations auxquelles ils se voient soumis au cours de leur fuite, est bien représentatif de l’état mental de ces hommes : « Je constate que le destin que j’accepte maintenant est plus fort que ce qui me correspondait naturellement [...]. Celui d’aujourd’hui, j’ai le droit de me le choisir moi-même, librement, et c’est pourquoi je ne resterai pas en France, et que je ferai des choses importantes, même si normalement je n’agirais pas de cette manière » (p. 59). Benguerel reflète avec les déclarations de ses personnages de fiction la volonté de dépassement qu’eurent les réfugiés qui avaient décidé – comme dans son propre cas – de poursuivre leur exil. Un avenir incertain mais décidé, sur lequel ils devaient construire leurs nouvelles vies. Conclusions Les narrations de l’exil de Xavier Benguerel utilisent l’expérience personnelle de l’auteur comme base fondamentale pour la création de leurs personnages. Dans une certaine mesure, ceux-ci se présentent comme les alter ego de l’auteur qui aborde à nouveau, avec la distance que lui accorde le passage du temps, les situations dans lesquelles il se trouva presque vingt ans auparavant. Il s’agit d’un pacte autobiographique qui n’est pas explicite au fil du roman mais que l’on peut déduire de divers parallèles entre les personnages de l’histoire et les expériences vécues par l’écrivain et ses proches. Il ne s’agit pas de chroniques d’une époque, mais les récits de Xavier Benguerel que nous avons analysés se présentent comme des textes de fiction dans lesquels les parallèles avec sa propre expérience sont évidents. Benguerel ne s’en cache pas, il offre des renseignements concrets, des éléments que le lecteur peut facilement mettre en rapport avec sa condition d’auteur ; Benguerel veut offrir ses sentiments sur la difficile réalité vécue. Les injustices d’un monde non souhaité qui a marqué l’ensemble des intellectuels catalans des années trente qui se virent obligés à fuir de leur pays à cause de la victoire fasciste. Il s’agit donc de la principale différence entre les textes mémorialistes de Benguerel et le roman étudié, Els vençuts, comme cela le sera aussi dans la suite de l’œuvre, 1939, ou dans d’autres romans tels que le Llibre del retorn. Si dans les premiers l’écrivain centrait son intérêt sur l’insertion de renseignements objectifs qui faisaient de ses écrits des chromiques d’une époque, dans les romans de l’exil, le centre d’attention se déplace à l’intérieur du personnage, de l’individu qui souffre des conséquences de faits extérieurs. Fidèle continuateur du modèle psychologiste 13 qu’il avait développé dans les ouvrages antérieurs à la guerre, comme aussi dans les récits publiés au retour de l’exil, Benguerel opte pour l’approfondissement psychologique des personnages des histoires créées à partir 12 L’explication concernant les réfugiés catalans en France qu’exposent les auteurs de l’Història dels Països Catalans, coordonnée par Albert Balcells, dans le chapitre « Resistència i recuperació de la cultura catalana i de la consciència nacional » (1980, 705-715), est tout à fait clarificatrice à cet égard. 13 C’est l’avis des auteures de l’étude « Benguerel i Rodoreda: la concreció de la novel·la psicològica a Catalunya » lorsqu’elles affirment que « la littérature se convertit en un moyen d’interprétation de la réalité. L’écrivain offre une vision du monde au travers de la psychologie des personnages » (BERBIS et SIMO, 1995, 106). 8 d’un fait historique, leur sortie du pays après la victoire franquiste et leur entrée dans les camps d’internement français. Témoignage historique et intentionnalité psychologiste régissent, par conséquent, la construction de l’ensemble des récits commencés avec la publication en 1956 d’Els fugitius. On en trouve cependant le précédent le plus immédiat dans les narrations brèves telles que L’absent ou Sense retorn (Sans retour), publiées dans la même période historique, et sur lesquelles sont centrées les histoires d’Els vençuts : l’expérience individuelle de la réalité externe de l’exil, la difficulté de vivre et d’exprimer les sentiments qui sont générés dans des situations aussi dramatiques. Els fugitius et Els vençuts sont donc les premiers romans de l’auteur sur sa propre expérience, dans lesquels la volonté autobiographique détermine avec une plus grande force leur développement. L’analyse de la version complète du roman de 1969 apporte, sans le moindre doute, une bonne réflexion sur les conséquences de la fuite et de l’exil chez les narrateurs catalans contemporains. Dans le cas de Benguerel, nous avons une référence pleinement représentative de l’influence que le changement forcé de résidence provoqua dans l’évolution de la littérature catalane au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Traduit du espagnol par: Michel Levaillant 9 BIBLIOGRAPHIE ARDIT, M., BALCELLS, A. (éd.) et SALES, N. (1980), Història dels Països Catalans, vol. III, Edhasa, Barcelone BENGUEREL, Xavier (1967, 1984), Gorra de plat, Club de butxaca, éd. Kapel, Barcelone — (1969, 1984), Els vençuts, éd. Orbis-62, Barcelone — (1971), Memòries. 1905-1940, éd. Alfaguara, Barcelone — (1973), 1939, éd. 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