Postface - Asphalte

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Postface - Asphalte
Postface
Berazachussetts plante une géographie fantaisiste, quoique pas tout à fait inventée : dans la vraie vie, il existe, certes, une ville appelée Berazategui ; elle forme, avec d’autres
localités du sud du Grand Buenos Aires, un territoire socialement névralgique où coexistent countries et bidonvilles, et
où le pouvoir de l’argent, la drogue et la délinquance sont
omniprésents. Dans la vraie vie, certains faits divers, donnés comme déclencheurs d’événements ahurissants dans
cette fable contemporaine et que nous, Européens, serions
tentés d’attribuer à la seule fantaisie d’un auteur de pulp fiction, ont simplement été déplacés, décalés dans l’espace et
le temps. À peine exagérés.
Il serait cependant inutile de chercher à réaliser une cartographie de Berazachussetts : voyons-le plutôt comme une
construction qui conjugue la réalité du Grand Buenos Aires
avec l’univers de la science-fiction et l’imaginaire du film
de série B, et dont l’auteur brouille les cartes à plaisir, tant
sur le plan narratif que dans sa toponymie. Car, si les lieux
cités dans le roman font allusion à des localités bien réelles
(Avellaneda, Quilmes, Lanús, Lomas de Zamora), ou à des
quartiers à l’intérieur de celles-ci (ainsi, Bernal dépend de
Quilmes), le lecteur tenté d’en localiser les péripéties sur un
plan de la zone sud de Buenos Aires en sera pour ses frais.
Leandro Ávalos Blacha inflige ainsi à la réalité une distorsion qui, à sa façon désinvolte, tourne en dérision mais
n’en épingle pas moins une société où, à la veille du soulèvement social provoqué par la crise économique de 2001,
s’exerce le cannibalisme des puissants envers les plus
démunis. Une société lancée tout entière à la poursuite de
modèles collectifs dont elle finit par n’être, sous sa plume,
qu’une grotesque parodie : celle du « pays le plus européen
d’Amérique Latine ».
Il en résulte une tension inhérente à chacun des personnages – tension entre ce qu’ils sont et ce qu’ils voudraient
être ou, dans le cas de Trash, propre à sa double réalité de
mort-vivant – qui se traduit, dans l’orthographe caustique
de Leandro Ávalos Blacha, par le traitement qu’il inflige aux
noms de lieux. Produits d’accouplements contre-nature
avec ceux de villes étrangères, ces noms hybrides ont la
bizarrerie d’un zébrule ou d’un bardot.
Par exemple, Berazachussetts est la contraction de
Be­ra­za­te­gui et Massachussetts ; Ciudadelhi renvoie à
Ciudadela (zone ouest de B.A.) et Delhi. Plus généralement, c’est une bien curieuse géographie de l’Argentine
qui transparaît, comme à travers un verre déformant,
dans Tchernobyllinghurst (Billinghurst, province de B.A.),
Burzacapulco (Burzaco, zone sud de B.A.), Caraza Village
(Villa Caraza, zone sud de B.A.), le pont de la Noriê (celui
de la Noria relie la capitale fédérale au Grand Buenos Aires
dans le district de Lomas de Zamora), les montagnes
de Karloff Paz (Villa Carlos Paz, province de Córdoba),
Solanópolis (San Francisco Solano, district de Quilmes), le
barrage d’Iguazurich (Iguazú, affluent du fleuve Paraná),
Istamboulogne (Boulogne, district de San Isidro, zone nord
de B.A.), Côtes de Zamibie (Lomas de Zamora, zone sud de
B.A.) et l’Ezpelettamise (Ezpeleta, district de Quilmes).
Il nous faut donc chercher le tangible sur un plan plus
général, en transposant notamment la réalité sociale du
quartier de Bernal – d’où part l’insurrection des zombies et
qui est effectivement identifié comme une « zone à très haut
risque » – à l’ensemble du conurbano ou Grand Buenos Aires,
que l’imaginaire collectif associe à une sorte de far west où
règnent violence, drogue et pauvreté, tandis que la capitale
fédérale représente progressisme et prospérité. Le bidonville où se promènent Saavedra et Dora, le ruisseau baptisé
le Déversoir, la rue Falucho que remonte Trash pour rejoindre le cimetière, ressemblent à s’y méprendre à ce territoire dont un triangle d’avenues et d’autoroutes (le fameux
Triangle de Bernal) délimite un brûlant épicentre.
Autre donnée tangible et irréfutable, ce même territoire
est effectivement bordé à l’Est par le Río de La Plata, dont
l’immense estuaire (290 km dans sa longueur) est formé
par les fleuves Paraná et Uruguay – on imagine sans peine,
dans ce décor surdimensionné, ce que donnerait le déluge
qui vient combler l’expectative du vieux Noé…
Parmi les correspondances avec l’histoire contemporaine
de l’Argentine figure la référence à la monnaie patacón –
ici, le patachussetts. La crise économique de 2001 provoquant la dévaluation brutale du peso argentin, jusqu’alors
équivalent au dollar, le gouvernement en place avait mis en
circulation une monnaie parallèle au peso, appelée patacón,
tandis que chaque province émettait de son côté sa propre
monnaie parallèle ; le chaos résultant eut des conséquences
dans tout le pays.
Enfin, au rang des faits divers, la pollution de nappes
phréatiques due à l’ouverture d’un cimetière s’est bel et bien
produite, même si l’auteur a « importé » la catastrophe – élément récurrent des films de mort-vivants – dans le décor de
son roman.
On l’aura compris, la façon dont l’auteur transpose dans
Berazachussetts la réalité de ses concitoyens relève, non pas
du camouflage, mais du brouillage et de la distorsion de
toute référence précise. Avec pour effet d’introduire dans
l’esprit du lecteur « le germe d’une incertitude qui éloigne
la fiction de son modèle supposé »1 et « imprègne l’univers
fictionnel d’une quotidienneté marquée d’étrangeté ».
Hélène Serrano
1. Citation de l’auteur lors d’une interview publiée au sein d’un article consacré
à Berazachussetts : « En el Sur están pasando cosas raras », par Facundo García,
supplément culturel du journal Página 12 du 15 mars 2008.

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