Quelques réflexions à propos de l`ouvrage de François JULLIEN

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Quelques réflexions à propos de l`ouvrage de François JULLIEN
Quelques réflexions à propos de l’ouvrage de François JULLIEN :
Un drôle de ratage.
François JULLIEN se présente comme philosophe et sinologue. Le dernier opus qu’il vient de faire
paraître aux éditions GRASSET, « Cinq concepts proposés à la psychanalyse », reprend des
interventions de l’auteur, réalisées dans les dernières années, à l’adresse de psychanalystes.
C’est sous l’égide de la « modestie » que nous sont « proposés » ces cinq concepts.
Heureusement que Freud, nous a depuis fort longtemps, appris à nous méfier des bonnes
intentions. Il est vrai que Lacan en 1964 dans son séminaire s’était arrêté, seulement, à quatre
concepts, dits fondamentaux, dans son « retour à Freud »…
Je voudrais faire trois remarques à propos du texte de François JULLIEN.
Fort habilement, l’auteur précise en conclusion, dans une « note justificative » : « Si j’avais eu une
expérience prolongée de la psychanalyse, je m’y serais attaché, fixé, et n’aurais pas écrit ce pages.
Je ne m’y serais pas risqué ou même n’y aurais pas songé ». Singulier fantasme !
Ce que rate d’emblée le philosophe, c’est que la psychanalyse est une expérience et une praxis ;
elle ne peut s’appréhender comme une théorie ou une pensée à appliquer. Le prisme
universitaire qui inonde les mentalités contemporaines empêche bon nombre d’intellectuels de
s’apercevoir de cette spécificité. LACAN n’a eu de cesse de dégager la psychanalyse du discours
universitaire, et plus précisément des disciplines psychologiques et philosophiques. Ce n’est pas
pour rien. L’une et l’autre conduisent à la religion, celle du sens, du « donner du sens », piètre
alpha et oméga, vadémécum de ses pratiques « psy » contemporaines, véritable fourre-tout où la
bienpensance rivalise avec la médiocrité la plus crasse. Ce « don du sens » ramenant au pire.
François JULLIEN a raison sur un point essentiel : on est en droit d’attendre d’une pratique qu’elle
soit cohérente avec elle-même. La psychanalyse d’orientation lacanienne traite avec du signifiant
le réel du symptôme, sachant que tout n’est pas passible du signifiant. Le parlêtre se trouve
supporté, à la fois dans la définition du sujet de l’inconscient que LACAN apporte en 1961 lors du
séminaire sur l’Identification (il est représenté par un signifiant pour un autre, à condition de ne pas y voir une chaîne)
et dans l’objet a, reste de l’opération signifiante. La construction/déconstruction du fondamental
du fantasme, là où se confondent jouissance et savoir, est à ce titre le cœur, où du moins une des
étapes incontournables de la cure. Pas de cure sinon, quelque soit le temps passé.
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Si LACAN s’oppose si nettement au ravalement de la psychanalyse dans la psychologie ou dans la
philosophie, c’est bien pour maintenir le tranchant de l’invention freudienne. L’interprétation
analytique vise un effet de sens, une abolition du sens là où le sonore doit consonner avec ce
qu’il en est de l’inconscient réel. Cet effet de sens doit produire des vagues, « il faut qu’il soit
réel » (séminaire RSI,
séance du 11 février 1975).
Ce n’est pas l’objet ici de reprendre une définition de
l’inconscient ni de l’interprétation en psychanalyse, mais de rappeler qu’à œuvrer sur le « don du
sens », philosophes et psychologues agissent en théologiens (cf.
L’étourdit, 1972),
et souvent en
mauvais théologiens pourrait-on ajouter, par inculture et par enlisement personnel.
Bien sûr, LACAN ne s’est pas privé d’emprunter des concepts, des traits, des bribes d’élaborations
philosophiques, ni de fréquenter des intellectuels majeurs de ce champ. Faut-il convoquer ici les
noms de PLATON, DESCARTES, SPINOZA, MERLEAU-PONTY, KIERKEGAARD, FOUCAULT et de
HEIDEGGER par exemple, ou bien pointer qu’en 1978 LACAN à l’UNESCO déclare à ses auditeurs
qu’il a toujours entretenu un dialogue avec ARISTOTE ?
Le point de bascule que rate François JULLIEN peut s’entendre dans cette autre extrait :
« D’abord on ne comprend une pensée qu’en prenant la mesure de la vitesse à laquelle elle pense
et, par suite, de la distance qu’elle entretien avec son objet ». Saisir que la psychanalyse est une
praxis, c’est renoncer à l’illusoire appui de la compréhension et de la pensée. Le savoir
inconscient n’a pas besoin d’être su pour fonctionner ; l’analysant le découvre vite : aucune
théorie ou corpus constitué ne peut venir à sa rescousse et le délivrer de ses symptômes. De
l’inconscient, savoir sans maître, le sujet en est la production. Mais pis encore : v’là qu’on en jouit
de ce savoir insu ! Etrange division.
Le philosophe n’entend pas l’écart entre ce qu’il nomme « sujet », sujet de la tradition
philosophique et ce que LACAN promeut pendant quelques longues années avant de le
renommer « parlêtre/parlettres » au milieu des années soixante dix.
La subversion du sujet que produit l’invention freudienne est relue par LACAN dans les années
1966-1968 à l’aune du cogito cartésien. En appliquant l’algèbre, c'est-à-dire les petites lettres, à
la géométrie, DESCARTES fonde la science moderne dont le sujet, forclos, est aussi celui de la
psychanalyse. Supposé par ARISTOTE, le sujet de la science n’a de cesse de revenir dans la
division entre le savoir et la vérité. La science se passe de la vérité, et c’est encore DESCARTES qui
permet l’opération en laissant au Dieu non trompeur la charge que deux plus deux fassent
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toujours quatre. La certitude, que le philosophe du XVII°, va proposer dans son cogito est celle
d’un sujet qui fonde son être dans un « je pense ». Le vide qui s’attache à cette pensée ne va
point échapper à LACAN, réécrivant la célèbre formule ainsi, je pense : « donc je suis ».
Averti de cette division entre l’être et la pensée, François JULLIEN, aurait pu nouer à son intuition
légitime de la vitesse, donc du temps, la topologie dont LACAN a fait la pierre angulaire de son
enseignement et de la doctrine analytique. Au contraire, l’auteur persiste à s’engager dans le
règne de la mesure puisqu’il en appelle à l’examen de la distance d’une pensée avec son objet. La
topologie, science du voisinage, de la déformation et des propriétés de l’espace hors toute
métrique est « l’étoffe même du sujet ». Si François JULLIEN avait considéré avec rigueur la
doctrine analytique, il aurait certainement été conduit point essentiel que LACAN promeut dans
les années 1978-1979 : le nouage entre la topologie et les temps/l’étant. Nous y reviendrons.
François JULLIEN ne prend donc pas en compte la dimension fondamentale de la psychanalyse :
d’être une expérience et une pratique, pour ravaler la psychanalyse au rang d’une pensée
philosophique. La voie est sans issue car François JULLIEN croit sincèrement parler de
psychanalyse quand il n’évoque qu’une illusoire pensée philosophique freudienne.
Pourtant, l’abord le plus intéressant du texte de l’éminent sinologue prend appui sur une mise au
point initiale, page 20 : « Voilà qui me paraît valoir, en effet, par rapport à Lacan, non par rapport
à la pensée chinoise. Craignant comme la peste tout ce qui procède du phantasme européen
projeté sur la Chine, je n’en ferai donc rien ». François JULLIEN prétend s’adresser aux
psychanalystes, faire modestement action de proposition de concepts et occulte volontairement
LACAN. Rien de moins !
S’il y a bien un analyste qui a entretenu un échange étroit avec la Chine, c’est LACAN. Lui-même
en 1971 déclare qu’il ne serait pas devenu lacanien s’il n’avait pas fait du chinois autrefois. LACAN
apprend la langue chinoise pendant la seconde guerre mondiale et se remet activement à
interroger cette culture et certains de ses textes fondamentaux en interaction avec François
CHENG pour avancer, en 1976, que l’interprétation psychanalytique devra être comme l’écriture
poétique chinoise. Du trait unaire à l’unique trait de pinceau de SHI TAO, à l’introduction du
nœud borroméen à partir d’une composition rédigée avec des idéogrammes chinois ( et que l’éditeur
du séminaire a omis…),
en passant par les commentaires de MENCIUS, LACAN n’a eu de cesse
d’interroger la Chine. Avec sa topologie qui ne se cantonne pas au nœud borroméen LACAN
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achève l’ultime de son enseignement par des références majeures à la Chine, que l’objet de ce
texte ne permet pas de développer. Nous renvoyons le lecteur aux témoignages de François
CHENG pour en prendre la mesure. Si l’objet de la psychanalyse avec LACAN devient l’objet a, et
l’inconscient freudien un inconscient réel, François JULLIEN s’en tient à si bonne distance qu’il en
pratique l’éviction ! L’objet a et sa complexité lui sont inconnus au bataillon…
Alors, en effet, si François JULLIEN avait eu quelque appréhension à partir de l’expérience voire
de la praxis, de la spécificité de la psychanalyse avec LACAN il n’aurait pas écrit son livre ! Peutêtre aurait-il apporté une contribution éclairante au frayage lacanien car, à coup sûr, il aurait
facilement retrouvé ses « cinq concepts » dans la doctrine lacanienne. Mais, est-il vraiment si
ignorant en la matière ?
Le désir de l’analyste, tel que promut et interrogé sans cesse par LACAN pendant de nombreuses
années, l’élaboration du réel, l’importance majeure du fondamental du fantasme et de sa
traversée, l’invention du sinthome et de l’irréductible du trou qu’il enserre, la novation que
représente la passe, la réforme de l’interprétation à l’aune de l’écriture poétique chinoise, la
plasticité exigeante de la topologie (mouvements du tores aux nœud borroméens, nœuds et bandes de Moebius en
passant par l’incidence des logiques temporelles, coupures, trouages, sutures, raboutages, etc.)
sont autant de manière
de parler de la psychanalyse en tant qu’expérience et praxis où « la disponibilité, l’allusivité,
l’oblique, la dé-fixation et la transformation silencieuse » y sont déjà pleinement incluses.
Le livre de François JULLIEN a le mérite de faire symptôme de l’oubli de l’apport considérable que
LACAN va puiser dans la culture chinoise, au bénéfice, fort louable au demeurant, de l’intérêt
somme toute récent que bon nombre d’analystes lacaniens ont manifesté au développement de
la psychanalyse en Chine.
L’interprétation psychanalytique n’est pas ce que le public veut bien continuer de croire. Ni
philosophique, ni psychologique, ni médicale, ni magique ou chamanique, elle se fonde en raison
sur une doctrine rigoureuse. Charge aux analystes de le faire savoir.
Olivier Milhères
Tours, le 5 mars 2012.
Jacques LACAN : extrait de la séance du 18 avril 1977, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à
mourre, séminaire inédit :
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« La vérité réveille-t-elle où endort-elle ? Ca dépend du ton ou elle est dite. La poésie dite endort. Et j'en
profite pour monter le truc qu'a cogiter François CHENG, il s'appelle en réalité CHENG TSI CHENG. Il a mis
François, comme ça, histoire de se résorber dans notre culture, ce qui ne la pas empêché de maintenir très
ferme ce qu'il dit, et ce qu'il dit, c'est L'écriture poétique chinoise. C'est paru au Seuil et j'aimerais bien que
vous en preniez de la graine, que vous en preniez de la graine, si vous êtes psychanalyste, ce qui n'est pas
le cas de tout le monde, ici. Si vous êtes psychanalystes, vous verrez que c'est le forçage par où un
psychanalyste peut faire sonner autre chose, autre chose que le sens, car le sens c'est ce qui résonne à
l'aide su signifiant, mais ce qui résonne, ça va pas loin, c'est plutôt mou. Le sens, ça tamponne, mais à
l'aide de ce qu'on appelle l'écriture poétique, vous pouvez avoir la dimension de ce que pourrait être, de ce
que pourrait être l'interprétation analytique. C'est tout à fait certain que, que l'écriture n'est pas ce par
quoi la poésie, la résonance du corps, s'exprime. Il est quand même tout à fait frappant que les poètes
chinois s'expriment par l'écriture, et que pour nous, ce qu'il faut, c'est que nous prenions la notion dans
l'écriture chinoise de ce que c'est que la poésie. Non pas que toute la poésie, je parle de la notre
spécialement, que toute poésie soit telle que nous puissions l'imaginer par l'écriture, par l'écriture poétique
chinoise, mais peut-être y sentirez-vous quelque chose, quelque chose qui soit autre, autre que ce qui fait
que les poètes chinois peuvent pas faire autrement que d'écrire. Il y a quelque chose qui donne le
sentiment que ils n'en sont pas réduits là, c'est qu'ils chantonnent, c'est qu'ils modulent, c'est qu'il y a ce
que François CHENG a énoncé devant moi, à savoir un contre-point tonique, une modulation qui fait que ça
se chantonne, car de la tonalité à la modulation, il y a un glissement.
Que vous soyez inspiré éventuellement par quelque chose de l'ordre de la poésie, pour intervenir, c'est bien
en quoi je dirai c'est bien vers quoi il faut vous tourner, parce que la linguistique est quand même une
science que je dirai très mal orientée. Si, si la linguistique se soulève, c'est dans la mesure où un Roman
JAKOBSON aborde franchement les questions de poétique.
La métaphore et la métonymie n'ont de portée pour l'interprétation qu'en tant qu'elles sont capables de
faire fonction d'autre chose, et cette autre chose dont elle fait fonction c'est bien ce par quoi s'unissent
étroitement le son et le sens ; c'est pour autant que une interprétation juste éteint un symptôme que la
vérité se spécifie d'être poétique. Ce n'est pas du côté de la logique articulée quoique à l'occasion j'y glisse,
ce n'est pas du côté de la logique articulée qu'il faut sentir la portée de notre dire. Non pas bien sûr, non
pas bien sûr qu'il y ait quelque part quelque chose qui mérite de faire deux versants, ce que toujours nous
énonçons parce que c'est la loi du discours, ce que toujours nous énonçons comme système d'opposition.
C'est cela même qu'il nous faudrait surmonter et la première chose serait d'étendre la notion de beau,
nous n'avons rien à dire de beau. C'est d'une autre résonance qu'il s'agit à fonder sur le mot d'esprit. Un
mout d'esprit n'est pas beau. Il ne se tient que d'une équivoque ou, comme le dit FREUD, d'une économie.
Rien de plus ambigu que cette notion d'économie. Mais, tout de même, l'économie fonde la valeur. Une
pratique sans valeur, voilà ce qu'il s'agirait pour nous d'instituer. »
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