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La répression du grand banditisme au Cameroun :
entre pragmatisme et éthique
SAIBOU ISSA
Chargé de cours au département d’histoire
Université de N’Gaoundéré, Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines
(FALSH), BP 454
During the 1990, Cameroon experienced the upsurge of urban and rural criminality. In
the main cities of the southern part of the country such as Douala and Yaoundé, gangs
operate even in day time, attack expatriates and foreign diplomats, rob public services,
carry away important quantities of money. In the northern part where highway banditry
is an old phenomenon, ambushes on roads increased, provoking innumerable losses in
human lives and in material possessions. Due to this endemic insecurity, populations
reacted through expeditious killings of robbers. The state adopted exceptional methods
of struggle against bandits. But in an international context watching on the respect of
human rights, the Cameroonian government's policy of restoring security raised an
debate ethical opposing the partisans of expeditious justice to the partisans of the
bandit's right to a just and equitable judgment.
Cameroon, banditry, repression, human rights
Cameroun, banditisme, répression, droits de l'homme
Introduction
Le vol à main armée au Cameroun est une pratique ancienne et par endroits
séculaire. Ses mobiles, ses modalités, ses fonctions et ses acteurs varient dans
l'espace et le temps au gré du contexte socio-politique, de la conjoncture socioéconomique, de la qualité de l'autorité de l'État ou des modes d'accumulation en
vigueur à une époque donnée. Rentré dans les mœurs à la fois comme mode
d'accumulation, forme d'action politique et rite initiatique, le vol à main armée a
suscité des débats dont la teneur varie selon les conséquences qui en découlent et
selon les préoccupations propres à chaque époque. En effet, le grand banditisme
au Cameroun est un phénomène cyclique et l'attitude de la communauté nationale
vis-à-vis de ce fléau n'est pas toujours homogène.
Ainsi, au cours de la décennie 1990-2000, l'on a assisté à la recrudescence de
la grande criminalité au Cameroun. L'inflation de l'insécurité est le fait de bandes
aguerries et munies d'armes sophistiquées. Elles opèrent surtout dans les
métropoles urbaines de la partie méridionale et sur les principaux axes routiers de
la partie septentrionale du pays. Parce que ces acteurs sont les protagonistes des
agressions à main armée qu'on nomme communément le grand banditisme, on les
connaît aussi sous le nom de "grands bandits".
Cette réflexion vise à montrer que la stratégie que les Camerounais et leur
gouvernement adoptent pour repousser la grande criminalité consiste avant tout à
frapper implacablement le malfrat. Résultant à la fois des méthodes qu'emploient
les bandits eux-mêmes, de la représentation que la société s'en fait et des
conséquences de leur action, le traitement réservé au grand bandit pose cependant
un problème moral, où l'impératif de conservation de la société cohabite mal avec
l'exigence du respect des droits de l'homme.
Aussi ressortirons-nous tour à tour l’usage immodéré de la violence dans l’exercice
du banditisme, la réaction non moins violente des populations face aux bandits, la
politique du tout-répressif de l’État camerounais, la controverse qu’a suscité cette
politique de tolérance zéro et enfin l’option prise par le gouvernement
camerounais de restaurer l’ordre d’abord et d’en considérer les récriminations par
la suite.
Des bandits sans scrupules
Le grand banditisme au Cameroun est un métier de professionnels, qui a ses
capitaines avec leurs troupes, ses réseaux, ses moyens et ses méthodes d'action.
Pour ne prendre que la période postcoloniale, un rapide examen exhume des noms
célèbres, intrépides. Ce sont très souvent des individus dont les personnes âgées
parlent avec émotion, leur attribuant une certaine dimension chevaleresque.
Autour de certains, se sont construites de véritables épopées, louanges à la gloire
posthume d'hommes assurément exceptionnels; mais gloire macabre pour des faits
d'armes d'hommes sans scrupules, passés maîtres dans l'art de semer la terreur.
Parce qu'il est lui-même terrorisé par la peur de mourir à tout moment, le
grand bandit dissémine la terreur pour mieux se faire obéir, agir vite et disparaître
rapidement. L'économie d'innombrables procès verbaux d'audition de criminels ainsi
que de témoignages de divers protagonistes du phénomène du grand banditisme
montrent que le grand bandit est certes un audacieux, mais pas un suicidaire.
L'activité qu'il mène, qu'elle soit ponctuelle ou structurelle, est perçue comme une
activité économique normale. Et comme telle, il y a un risque à courir, un
investissement à faire. Cet investissement est sa propre vie.
Dès lors, l'examen de différentes tactiques montre que toutes les formes
d'action des bandits ont un dénominateur commun : amasser le butin le plus
précieux en un temps réduit. Ceci est surtout valable pour le phénomène des
coupeurs de route, bandits de grand chemin qui tendent des embuscades dans la
partie septentrionale du pays. Les assauts des bandits relèvent de ce que Pierre
Hassner appelle la violence archaïque (Hasner, 1998, 13). Le déferlement des
hordes d'hommes en turbans, en cagoules ou au visage couvert de bleu à linge,
décochant les flèches ou vidant leurs chargeurs sur leur proie humaine, rappelle
l'ère des razzias ou des conquêtes précoloniales. C'est que les bandits tiennent à
étouffer d'avance toute velléité de résistance, endiguer la riposte des soldats
escortant les voyageurs sur certains axes particulièrement dangereux.
Leur hargne a finalement induit dans l'imaginaire des usagers de la route que
la docilité est le seul gage pour avoir la vie sauve. On aura au préalable mis à
portée de la main une somme d'argent raisonnable, salutaire péage en cas
d'embuscade. En fait, sur les routes du Nord-Cameroun, le respect du code de la
route, ce n'est plus seulement l'art de bien conduire, mais aussi celui de "bien se
conduire" vis-à-vis des coupeurs de route. Dans les centres urbains aussi, la
paranoïa sécuritaire a réduit le noctambulisme et généré des stratégies privées de
protection de soi et de ses biens .
L'insécurité est telle que l'inventaire des opérations des bandits n'est qu'une
litanie nécrologique, pénible et dans nombre de cas révoltante : un couple qu'une
balle soudaine sépare; un brave homme devant assister au viol collectif de sa
femme; une famille obligée d'assister à l'assassinat de celui qui en est le pilier; une
femme, médecin, exemple frappant pour nombre de jeunes étudiantes dans un
Nord-Cameroun sous-scolarisé, abattue de manière tout à fait anodine; un bébé qui
perd ses jeunes parents froidement abattus; le fruit d'un long labeur qu'on est
obligé de céder en contrepartie de la vie sauve. Les cas de figure sont multiples,
semant tous la désolation, suscitant de ce fait la vindicte populaire contre les
bandits.
La justice populaire implacable
A la longue, les populations, lasses d'attendre une réaction significative des
pouvoirs publics se sont organisées en comités de vigilance et groupes
d'autodéfense. Et les malfrats pris en flagrant délit ou suspects, ont rarement le
temps de s'expliquer. Poursuivis par la clameur publique, ils ont hâte de parvenir à
un poste de police, devenu pour la circonstance une garantie de survie.
Ainsi, dans le département du Logone et Chari où les coupeurs de route
sévissent à l'état endémique, les battues qu'organisent les populations arabes choa
en 1994 se soldent par des "trophées" quotidiens, à savoir des cadavres criblés de
balles exposés sur l'esplanade de la Préfecture de Kousséri. Interrogés sur les
mobiles de leur action, les protagonistes affirment aider les pouvoirs publics à
assumer leur rôle car, dans le Logone et Chari, Akouma maafi, État est absent. On
était alors au sortir d'une suite d'affrontements interethniques opposant Arabes
choa et Kotoko dans la foulée des hoquets du processus de démocratisation.
Accusés de contenir les bandits dans leurs rangs et de les utiliser dans la lutte
contre les Kotoko, les Arabes choa ont voulu montrer leur bonne foi en menant des
opérations spectaculaires. Au demeurant, vol et lutte politique ont parfois fait bon
ménage dans l'histoire politique du Nord-Cameroun1.
La sévérité contre les bandits n'est pas l'apanage des Arabes Choa. Tout le
long des frontières orientale et occidentale du Nord-Cameroun, la défense
populaire, organisée par certains chefs traditionnels2, massacre très souvent les
bandits arrêtés pendant les battues : décapitation, matraquage au gourdin,
exécution par flèches ou par balles. On sait en effet que le bandit professionnel
préfère mourir les armes à la main3. Au fond, l'attitude des Camerounais à l'égard
des bandits appelle une double lecture, d'abord historique, puis contextuelle.
En effet, que ce soit dans la partie septentrionale du pays où la criminalité
rurale est désormais une pathologie cyclique ou dans la partie méridionale où la
criminalité urbaine s'est enracinée, se reproduisant au gré du recyclage des
malfrats, l'image du grand bandit est toujours valorisante. Elle célèbre ce qui est
perçu comme la marque d'une virilité accomplie, l'expression d'un particularisme
génétique ou caractériel. Toutes choses qui, aux yeux de l'opinion, attestent que le
grand bandit possède des pouvoirs exceptionnels, notamment dans le domaine
magico-religieux. De ce fait, il est redouté et on décrit son audace avec une
crainte respectueuse.
Le bandit étant, en principe, réputé imprenable, celui qui, tout de même,
est pris en flagrant délit paie pour tous les forfaits qu'il est supposé avoir toujours
commis. Une sentence qui, dans le Nord-Cameroun, trouve sa substance dans
l'adage qui dit que tout le monde vole sauf celui qui n'a pas encore été pris en
flagrant délit. Il y a une cohabitation paradoxale entre la célébration du courage
du bandit professionnel et l'indifférence des populations quant à la peine capitale
qu'il encourt en cas d'arrestation et de culpabilité établie. Les faits d'armes et la
longévité de Haman Yero, voleur de troupeaux dans la plaine du Diamaré, décapité
en 1961, continuent d'alimenter les causeries. Le cérémonial de l'exécution de
1
Ainsi jusqu'à la fin des années 1930, le vol du bétail des Peuls est la principale stratégie qu'appliquent les
populations païennes de la plaine du Diamaré pour s'affranchir de la tutelle des chefs Peuls alliés des colonisateurs
allemand puis français.
2
Voir à ce propos Saïbou Issa, « Laamiido et sécurité au Nord-Cameroun », Annales de la Faculté des Arts, Lettres et
Sciences Humaines de l'Université de Ngaoundéré, 1998, III.
3
Tradition émanant de l'épopée des Sonngoobe, célèbres voleurs de bétail de la fin des années 1950.
Boukar Batinda dont les actions ont imposé un qui-vive permanent aux habitants de
Maroua jusqu'en 1970, fait l'objet de descriptions emphatiques. Les "oeuvres"
d'Essono, bandit de Douala tué en 1983 ont donné lieu à une version mythifiée
faisant de lui un "bandit social". En 1998, les photographies de victimes de la
répression des unités spéciales de la gendarmerie se sont vendues au prix fort et en
quantité importante à Maroua.
En définitive, l'on semble estimer que se faire voleur est un choix parmi
nombre d'activités rentables. L'on doit en assumer les conséquences, même
capitales, comme on en tire les dividendes, plus lucratives que la plupart des
activités honnêtes. Tout ce que la conscience collective demande au bandit, c'est
de mourir dignement, sans se renier, sans pleurs, sans suppliques. A titre
posthume, son "courage" rejaillira sur ses proches parents qui, tout de même,
auront compté dans leurs rangs un homme célèbre.
L'impact du contexte sur l'attitude des populations à l'égard des bandits
renvoie à la conjoncture économique et politique du pays depuis la fin des années
1980. La crise économique dont l'une des conséquences est le chômage a donné
naissance à deux catégories de pauvres : les bons qui survivent par le secteur
informel ; les mauvais, adeptes du gain facile, qui menacent le fruit du labeur
quotidien des honnêtes gens. Le bandit pris en flagrant délit est qualifié de
"parasite", de "microbe", cette désignation impliquant qu'il doit subir le sort réservé
à cet ennemi de l'homme : "écraser", "broyer", "masser" sont quelques uns des
traitements que les débrouillards des différents marchés de Yaoundé lui
promettent. Ce qui s'accompagne d'un riche répertoire de méthodes de mise à
mort, les unes aussi macabres que les autres. Et de fait, l'arrestation d'un voleur
est l'occasion d'un défoulement collectif. La banalisation du cadavre est telle
qu'elle donne lieu à la dissémination de la nécrophilie dans les mentalités 4.
En outre, le contexte socio-politique marqué par les convulsions du
processus de démocratisation, doublées de la psychose de la corruption, a
radicalisé ceux des citoyens qui estiment avoir encore du civisme. Les pouvoirs
publics sont en effet accusés de protéger certains bandits, qu'on suppose avoir été
d'anciens alliés du pouvoir en place quand, au début des années 1990, diverses
actions des formations de l'opposition menaçaient la survie du régime. Dans les
villes de Yaoundé et de Douala en particulier, on a longtemps pensé que les armes
sophistiquées
qu'utilisent
les
malfrats
sont,
entre
autres
sources
d'approvisionnement, celles-là qui auraient été distribuées à des désœuvrés qui,
après le retour au calme, se seraient convertis au banditisme5. Une frange de
l'opinion nationale se représente le bandit urbain comme un notable qui, du fait de
ses relations dans les sphères dirigeantes de État bénéficiera de l'impunité en cas
d'arrestation. D'où l'option de l'effacer pour éviter qu'après sa libération certaine, il
ne revienne se venger. Dans le même ordre d'idées, du fait que la corruption a
infiltré la plupart des corps de État, le citoyen camerounais est devenu dubitatif,
voire pyrrhoniste vis-à-vis de l'action des forces de l'ordre. L'on présume que le
malfrat remis aux bons soins de la police et de la justice ne tardera pas à retrouver
la liberté, s'offrant le luxe de revenir narguer ceux qui l'ont livré. Cette
représentation de l'appareil policier et judiciaire sous-tend la propension que l'on a
à se faire justice, tant par dépit que par instinct de survie. Dès lors, la foule
applique la
4
5
Voir à ce propos Ayissi, L., Amand'la, mai-juin 2000.
Ngangue, E., Le Messager, n° 257 du 9 avril 1992
Loi contre le droit corruptible del’ État (Marchal, 1991, 49).
Au total, les Camerounais, comme la plupart des Africains6, sont intraitables
envers les grands bandits. Désormais dans les centres urbains de la partie
méridionale, les auteurs des larcins sont aussi logés à la même enseigne ; dans ce
style dont ils ont l'apanage, les vendeurs à la sauvette du marché central de
Yaoundé estiment que petit voleur deviendra katchika (patron) si on lui laisse le
temps de prendre des galons7. C'est pourquoi, quand les forces de l'ordre
parviennent à le sauver de justesse de la colère populaire, le voleur n'est plus
qu'une loque estropiée, souvent handicapée à vie. Le paradoxe de cette situation
est qu'on assiste à un renversement de la perception de la police : normalement
pourvoyeuse de sécurité pour l'honnête citoyen, elle le devient plutôt pour le
bandit. Ce qui ne fait que renforcer la suspicion vis-à-vis des forces de l'ordre et
partant vis-à-vis de l'État, leur employeur. Ce dernier a néanmoins pris ses
responsabilités, en emboîtant le pas au peuple.
L'extirpation du criminel comme stratégie
intermédiaire de l'État
Diverses études montrent le rôle ambivalent de État africain relativement à
la question sécuritaire : investie de la mission de protéger les hommes et leurs
biens, la puissance publique est cependant une source d'insécurité pour ses
citoyens8. La postcolonie camerounaise ne déroge pas à la règle. Bien plus, la
polysémie des formes de violence et de dissidence qui ont émaillé les quatre
décennies d'indépendance semble avoir orienté la stratégie de sécurisation vers le
tout-répressif. Ainsi, la stratégie qu'applique État contre les criminels de ces dix
dernières années s'apparente à une chirurgie esthétique ablative d'une tumeur
maligne. Pour exécuter la besogne, on a rappelé les Anciens (administrateurs ou
gradés de l'armée et de la police déjà à la retraite), véritables praticiens aux états
de service impressionnants pendant les moments chauds du processus politique
national. Face à ce qui est perçu comme une répétition de phénomènes
d'instabilité déjà connus, on a recours à l'expérience avec pour mission essentielle
de restaurer l'ordre. Ainsi peut-on lire le réaménagement technique du
gouvernement du 18 mars 2000 ou la désignation d'un officier à la retraite pour
commander le Groupement Polyvalent d'Intervention de la Gendarmerie (GPIG)
chargé de réprimer le grand banditisme dans la partie septentrionale.
Parce qu'elle est à la fois réactive et proactive, la répression entreprise par
les pouvoirs publics obéit à l'idée que Dominique Dray se fait de l'efficacité de la
sanction. Ainsi écrit-il :
Une sanction efficace est une sanction qui punit l'acte passé et qui, tournée vers
l'avenir, vise la conservation de la société. De là l'importance accordée à une
sanction qui prévient le crime, en détournant les agresseurs de la récidive ou en
décourageant ceux qui envisagent de transgresser l'ordre établi [...] Une telle
conception de la sanction – qui conjugue passé et avenir – est récurrente à tout
système répressif qu'il s'exerce dans des sociétés avec ou sans État (Dray, 1998,
107) Mettant en pratique cette logique, les pouvoirs publics ont élaboré et
6
Voir au sujet des méthodes de justice populaire appliquées ailleurs, de Montclos, M.A P., Le Monde
diplomatique, août 1997.
7
Sondage d'avril 2000
8
Voir entre autres, Tshiyembe Mwaliya, L'Etat postcolonial facteur d'insécurité en Afrique, Paris, Présence
Africaine; 1990 ; Bangoua, D., Etat et sécurité en Afrique, Politique Africaine, 1996, 61.
appliquent une politique dont l'analyse laisse transparaître une dimension à la fois
punitive, vindicative, pédagogique et préventive.
Ainsi, dans la partie septentrionale du pays, "radio-trottoir" ( la rumeur
publique) croit savoir qu'une longue et minutieuse enquête a permis aux services
de sécurité de dresser une liste impressionnante de personnes et de personnalités
impliquées dans le trafic de voitures volées, les embuscades sur la chaussée et
autres agressions à main armée9. C'est qu'à partir de mars 1998, la rumeur rapporte
que la ville de Maroua s'est vidée de tous ceux qui ont quelque chose à se
reprocher. A côté d'inconnus, des cadavres de jeunes gens connus sont découverts
à quelques kilomètres de la ville, criblés de balles, ou encore leurs photographies
vendues dans la ville.
Sur le plan purement pénal, il est évident que c'est l'exécution de la peine
de mort que État semble décidé à entériner pour les coupables de grand
banditisme10; d'où la dimension punitive. Cependant, compte tenu de la
conjoncture politique dans laquelle les bandits ont perpétré leur action et des
conséquences de cette action sur l'image du pays à l'extérieur et sur l'image de ses
autorités, on est en droit de penser que le pouvoir règle aussi ses comptes avec des
personnes qui, profitant du recul de l'autorité de État consécutif aux soubresauts
de l'amorce du processus de démocratisation, s'en sont données à cœur joie. Cette
lecture est surtout valable pour l'action du GPIG.
La mesure qui précède, parce qu'elle s'accompagne d'une théâtralisation du
cadavre du criminel, comporte un aspect dissuasif. Cela s'inscrit dans une logique
d'instrumentalisation du funèbre dans l'optique de frapper les esprits : exposition
de la tête du criminel sur un piloris sur la place du marché sous la période coloniale
; fusillade sur la place publique au cours de la première décennie de
l'indépendance ; exposition de cadavres criblés de balles à proximité d'une route ou
d'un espace fréquenté aujourd'hui. En somme, une mise en scène qui, à titre
pédagogique, met en évidence l'hébétude du criminel, sa stupeur devant peut-être
suggérer la souffrance endurée avant la mort et le remords pour tous les méfaits
commis.
Dans la partie septentrionale du pays de culture soudano-sahélienne où la
mortification et la dignité vont de pair, dévisager le cadavre comporte une forte
charge symbolique. Comme écrit plus haut, le bandit conscient de mourir se doit
de laisser l'image d'un homme qui ne s'est jamais renié, qui a dominé la souffrance;
dans vingt ou trente ans, un griot pourrait lui consacrer un chant épique. Il
rejoindra alors la liste des Sonngoobe, chefs de bande de la période coloniale
réputés bandits justiciers morts avec les honneurs (mayi semtay)11. Autrement, le
bandit laissera l'image d'un faux courageux que seule l'avidité a guidé sur le chemin
du désordre. De valorisante au cours de son existence dangereuse, son activité sera
rétrospectivement ressassée avec dédain. Telle est d'ailleurs l'orientation des
perceptions aujourd'hui: A Maroua par exemple, il est courant d'entendre que les
bandits sont morts en faisant du bruit, c'est-à-dire sans honneur.
Si de tout temps la dignité dans l'agonie vaut respect et considération
posthume à tout défunt et au grand bandit en particulier, il importe aussi de
considérer la destinée du cadavre, du corps sans âme. Dans la communauté
9
Sondage informel à Maroua, mai 1998.
En fait, depuis 1988, la peine de mort est prononcée par les tribunaux mais l'exécution est suspendue. La
plupart des condamnés voient leur peine commuée en détention à vie.
11
Sur cette question, consulter Saïbou Issa, « Sonngoobe, bandits justiciers dans la plaine du Diamaré (NordCameroun) sous l'administration francaise », .Ngaoundéré Anthropos, 2001, VI. "
10
musulmane en particulier, le fait que l'inhumation soit instantanée et sobre ne
signifie nullement que la sépulture est sans intérêt. Au-delà des considérations
strictement religieuses, il convient de prendre en compte le spectacle de l'inertie,
où l'homme plein de vitalité, de puissance et d'influence se présente sous un jour
nouveau, où il n'est plus rien12. Cette figure d'apathie est une image forte qui colle
à la rétine, brouillant celles plus agréables d'avant la mort. En ce qui concerne la
sépulture, les sociétés musulmanes admettent qu'un cadavre qui n'a pas reçu la
prière du mort avant d'être enterré aura pris une option décisive pour l'Enfer. Dès
lors, le bandit qui meurt en faisant du bruit (c'est-à-dire en se lamentant, en
délirant) et qui de surcroît ne reçoit pas une sépulture conventionnelle connaît,
dans la représentation collective, une double déchéance : celle d'un homme dont
le souvenir rimera avec mépris et raillerie; celle d'un homme qui ne peut espérer le
pardon de Dieu.
Ce qui précède est en outre une forme de prévention dans la mesure où
l'exposition du macchabée vise ceux que le métier tenterait ou ceux qui perdurent
dans la déviance. Cependant, l'exécution du criminel apparaît aussi comme une
excommunication perpétuelle d'une personne jugée asociale. L'objectif visé semble
être d'éliminer l'acteur (le grand bandit) pour endiguer le phénomène(le grand
banditisme). Il s'agit en clair d'une politique d'"assainissement" tendant à empêcher
la reconstitution des gangs en éliminant tout d'abord les noyaux que sont les chefs
de bande, puis ou simultanément ceux de leurs lieutenants connus. En effet, s'il est
admis que les bandes se reproduisent par maturation des délinquants primaires
selon un cursus logique d'escalade dans les risques pris par le délinquant
(Michelet, 192 – 193)
ou par scissiparité des bandes aguerries existantes13, il reste que toutes agissent
sous la forte autorité d'un leader redouté pour la densité des forfaits qu'il a commis
et vraisemblablement sa promptitude à sévir contre les séditieux du groupe14. Il
s'agit en somme d'une phase de déblaiement afin de jeter les bases d'une autre
phase, à savoir une politique de prévention proactive opératoire. Ainsi on pourrait
comprendre l'action antérieure du GPIG et la création postérieure du BLI (Bataillon
Léger d'Intervention), dont les éléments sont positionnés à Salak, à une vingtaine
de kilomètres de Maroua, puis d'un Centre Opérationnel de la Gendarmerie ayant
compétence à Yaoundé et ses environs.
L'économie des pages qui précèdent montre donc qu'au Cameroun, la terreur
est une ressource consubstantielle à l'exercice du grand banditisme et à la
répression de ce phénomène. Le grand bandit, le citoyen et État, a priori, se
confondent dans un délire meurtrier, fruit de l'image que chaque acteur se fait de
ses oeuvres. On ne saurait cependant clore une réflexion au bord d'un tel précipice,
sans évoquer le débat éthique qu'une telle situation soulève.
12
Voir à ce sujet l'analyse de Achille. Mbembé par rapport à la profanation du cadavre du leader nationaliste
camerounais Ruben Um Nyobe, Mbembe, A., La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-1960), Paris, Karthala,
1996, pp. 14-17.
13
L. Ayissi, Amand’la, mai-juin 2000.
14
Voir à ce propos Archives Nationales de Yaoundé (ANY), 1AC 1752/4, Note sur le banditisme dans le Nord-Cameroun,
1952 ; Archives Provinciales de Maroua, Dossier Z. 1955. II/2 (1951-1965) notamment.
Exigences sécuritaires et exigences humanitaires
Sous la rubrique exécutions extrajudiciaires dans le nord, le rapport
d'Amnesty International pour 199915, concernant la partie camerounaise, mentionne
que
quelque 700 personnes auraient été exécutées de façon extrajudiciaire
pour cause de présomption de grand banditisme. Ces révélations relaient les
récriminations déjà formulées par le Mouvement pour la défense des droits de
l'homme et des libertés (MDDHL) dont le siège est à Maroua. Sans indiquer des
chiffres, la presse nationale fait état d'un très grand nombre de personnes
exécutées à Douala par les éléments du Commandement Opérationnel créé par un
décret présidentiel de mars 2000 pour restaurer la sécurité dans la capitale
économique.16
Qualifiant tout cela de flagrantes violations des droits de l'homme, les
tenants de l'humanisme au Cameroun (qui se recrutent aussi bien parmi les
organisations de la société civile que parmi les journalistes et les avocats)
rappellent que tout homme, fût-il grand bandit et assassin invétéré, a droit à un
procès. Ils mettent en garde contre l'exécution d'innocents du fait des règlements
de comptes de la part des dénonciateurs. Ils dénoncent en outre les méthodes des
unités spéciales qui, pour obtenir des renseignements, emploieraient la torture
contre des proches de personnes recherchées. Toutes choses qu'ils rappellent être
contraires aux conventions des Nations Unies relatives aux droits humains, aux lois
camerounaises et à la morale tout court. Dans une lettre indignée qu'il adresse aux
hautes autorités de État, l'Archevêque de Douala, le Cardinal Christian Tumi
résume parfaitement ces prises de position. Il interroge en substance :
Ne peut-on pas mettre hors d'état de nuire ces grands bandits sans les tuer
? Le monde civilisé aujourd'hui est contre la peine de mort même pour un
meurtrier 17.
Les prises de position de ce prélat ont donné lieu à un véritable feuilleton où
éthique de la répression et politique politicienne se mêlent dans un amalgame où il
est malaisé de distinguer la critique des méthodes de lutte contre le grand
banditisme urbain de la critique de la politique globale du régime en place. En
effet, accusé de se faire l'avocat des bandits, le Cardinal Tumi adresse une Lettre
ouverte aux voleurs et braqueurs à Douala18. Il y réitère le droit de quiconque à un
procès juste et équitable, en appelle à la mise en place d'une politique de
sécurisation alternative et tente d'évangéliser les bandits impunis. Suit une
interview particulièrement critique du processus de démocratisation au Cameroun
et de l'action du Commandement Opérationnel19. Le gouvernement y réagit,
accusant l'homme d'église de préparer l'opinion en vue de sa candidature à
l'élection présidentielle prochaine20. Une messe sera dite plus tard en la mémoire
de
15
http://web.amnesty.org/library
Par exemple Le Démocrate du 26 juin 2000, Le Messager du 17 novembre 2000, Le Jeune Enquêteur du 14 février
2000, Le Jeune Enquêteur du 15 mai 2001.
17
Lettre rendue public dans le bimensuel Le Démocrate du 26 juin 2000.
18
Le Messager, 4 août 2000.
19
Jeune Afrique Economie, 2 octobre 2000.
20
Communiqué du Ministre de l'Administration Territoriale, 10 octobre 2000
16
tous ceux qui sont morts de suite de torture et d'assassinats divers,
victimes des exactions du commandement opérationnel depuis sa mise en
place dans la ville de Douala21.
Son homélie rend aussi hommage à
tous ceux qui par fidélité à leur conscience refusent de collaborer avec
l'autorité compétente qui donne des ordres immoraux pour tuer ou torturer
Au-delà du ton de ses prises de position, la logique du Cardinal Tumi appelle une
lecture et une remarque.
Est-ce la position de l'Église catholique ou celle d'un homme? Cette question
s'est posée à chaque fois que des hommes d'église ont intervenu dans la dynamique
socio-politique nationale. Il y a comme une tradition contestataire dont Mgr Albert
Ndogmo est la figure la plus marquante22. L’on perçoit parfois le Cardinal Tumi
comme le porte-parole de l'opposition dite radicale représentée par le Social
Democratic Front (SDF). Cette image reproduit en fait le clivage entre anglophones
et francophones et au-delà, entre partisans du pouvoir et partisans de l'opposition.
Lui-même anglophone, Tumi est soupçonné d'utiliser son autorité morale et le
prétexte des droits de l'homme pour régler des comptes avec le pouvoir, lequel
aurait "volé" la victoire du SDF à l'élection présidentielle de 1992.
L'on doit en outre noter la disproportion de l'indignation : c'est dans le Nord
que la criminalité est la plus ancienne et probablement la plus néfaste, mais c'est
dans les métropoles du Sud que les clameurs en matière de respect des droits de
l'homme sont les plus vives; au lever de bouclier des hommes d'église, les religieux
musulmans opposent un silence approbateur des mesures prises par les pouvoirs
publics pour restaurer l'ordre et la sécurité. Une première analyse indiquerait que
ce silence est dû au fait que, dans leur grande majorité, les religieux musulmans ne
s'expriment pas en français et en anglais. Or, les débats écrits et oraux sur les
droits de l'homme se tiennent dans ces langues. Toutefois, à y voir de plus près, on
constate que la loi islamique a d'emblée résolu la question en édictant une
législation sévère, voire implacable contre les voleurs et les meurtriers. L'on
comprend alors que dans nombre de mosquées, le prêche des Imams à l'occasion de
la prière du vendredi ait été quelquefois consacré à la mobilisation contre les
bandits qu'on appelle globalement "les méchants" (hallube en langue peule).
Quoique plus sobre, la position des religieux musulmans s'inscrit dans le
registre de ceux qui veulent la sécurité à tout prix. En effet, aux antipode des
humanistes, se déploie l'hystérie des pragmatiques, à la fois manichéens et
machiavéliques. Arguant de ce que les doctrines et les théories ne sont pas des
boucliers efficaces contre une Kalachnikov menaçante, ils sont prompts à arguer de
ce que les États-Unis d'Amérique, champions des droits de l'homme, appliquent la
peine de mort contre les meurtriers. Ils omettent cependant de mentionner, et
pour cause, le processus judiciaire pour y aboutir ou le débat en cours dans ce pays
au sujet de la peine de mort. Les partisans de la fermeté absolue se reconnaissent
dans ce réquisitoire potencé :
Que faire donc de ces braqueurs ? [...] Les exécuter tous ? ce serait l'idéal.
Mais la peine de mort, malgré le fait que certains avocats ou grands esprits
ne croient pas en son exemplarité, ne peut être supprimée que si, à la
place, on institue un système de récupération des individus qu'on aura ainsi
21
Le Messager, 17 novembre 2000.
Accusé d'intelligence avec la rébellion entretenue par l'Union des Populations du Cameroun et surtout d'avoir
ourdi un complot contre le Président Ahmadou Ahidjo (1960-1982), Albert Ndogmo avait été condamné à mort.
Sa peine fut commuée en détention à vie. Après intervention du Vatican, il fut gracié mais dut partir en exil au
Canada où il mourut en 1991.
22
évité de supprimer définitivement. Et les grands avocats de la peine de
mort [...] savent que tant que la société n'a pas prévu de structures
alternatives, la peine de mort reste la solution, brutale peut-être, mais
radicale en tout cas contre les grands criminels. et au Cameroun, tout le
monde ne pense qu'à l'application de la peine de mort en guise de seule
thérapeutique face à la dure pathologie sociale qu'est le phénomène du
braquage23.
Plus ou moins intermédiaire entre les deux extrémités, se profile une
troisième voie, plutôt métaphysique. Elle regroupe les attitudes des intellectuels,
généralement hostiles à la peine de mort, reconnaissant cependant l'urgence de
restaurer la sécurité en appliquant les lois en vigueur24. Ce qui, dans le contexte
camerounais signifie, au regard des lois en vigueur, accorder au criminel le droit à
une mort judiciaire, par fusillade ou pendaison.
Au total, ce rapide tour d'horizon ainsi que les sondages d'opinion informels
que nous avons menés à divers moments de l'évolution de la sécurité à Maroua
montrent qu'un plus grand nombre de Camerounais approuvent le sort réservé aux
criminels, certains suggérant en outre que complices et receleurs subissent le
même sort.
Face à ce débat entre éthique et efficacité où l'actualité insécuritaire
entretient l'émotion et valide l'irrationalité, le chercheur en quête de lumière est
sujet à une réelle insécurité épistémologique25. D'une part, le souci de mettre les
éléments en perspective bute contre l'indigence des sources auxquelles on pourrait
accéder en l'occurrence. D'autre part, n'étant pas assez clerc, on se garde bien de
verser dans une pseudo-exégèse relative à un débat qui n'est pas l'apanage du
Cameroun. Nonobstant ces réserves et eu égard à l'enchaînement des faits, on est
en mesure de suggérer une lecture éclectique, laquelle tente de comprendre dans
quelles circonstances les autorités camerounaises, qui ont suspendu l'exécution de
la peine de mort depuis une décennie, l'ont soudainement restaurée. Notre
démarche est sous-tendue par l'hypothèse selon laquelle l'audace des bandits a
donné à État l'occasion de s'acquitter de sa mission de protection des hommes et
des biens sans, compte tenu du contexte, courir le risque d'essuyer une critique
importante de ses partenaires extérieurs les plus puissants.
Du maintien de l'ordre dans l'état de nécessité
Une politique criminelle implacable avait eu raison des gangs des années
1970. Une prospérité économique relative avait limité l'émergence de nouveaux
rebelles sociaux, agents de la criminalité de subsistance. Prenant acte de ce retour
à la normale, c'est-à-dire à la petite criminalité classique, le pouvoir politique
ralentit puis suspend la mise à mort des criminels qui, conformément aux
ordonnances de 1972 sur la répression du banditisme, ont écopé de la peine
capitale. D'ailleurs, en 1990, on recentre la notion de vol aggravé pour éviter que
des auteurs de larcins, parce qu'ils ont brisé une vitre pour voler un stylo, soient
condamnés à mort26. En outre, l'on donne la latitude aux forces du maintien de
l'ordre de faire automatiquement usage de leurs armes contre les bandits de grand
23
Batete, A., Le Jeune Enquêteur, 14 février 2000
Biombi, A., Mutations, 310, 6 mars 2000.
25
ous empruntons cette expression à A. Mbembe, Pouvoir des morts, langage des vivants.
Les errances de la mémoire nationaliste au Cameroun, in Bayart, J. F., Mbembe, A., et Toulabor, C. (Eds), Le
politique par le bas en Afrique noire. Contributions à une problématique de la démocratie, Paris, Karthala, 1992,
p. 186.
26
Ordonnance n°90/061 du 19 décembre 1990 portant modification de certaines dispositions du code pénal
24
chemin ou des bandes rebelles armées27. C'est là un accroissement, au plan
individuel, de la marge de manœuvre des forces de l'ordre que les populations
accusaient alors de couardise et au demeurant de complicité avec les fauteurs de
trouble. Les traditions étaient en effet nombreuses qui relataient avec force
détails, enthousiasme et bien sûr des mythes, les déconvenues des gendarmes face
aux coupeurs de route dans le Logone et Chari notamment. Une telle
représentation des policiers et des gendarmes avait fini par induire dans l'opinion la
conviction que ces corps étaient frappés d'une incompétence rédhibitoire. Ainsi
peut-on comprendre le fait qu'en septembre 1995, les transporteurs par cars et
autobus de Kousséri aient décidé de ne pas prendre la route de Maroua si, pour
composer l'escorte habituelle, on ne substituait des militaires aux gendarmes. Les
autorités, arguant du fait que les coupeurs de route posent un problème de trouble
de la voie publique, donc de maintien de l'ordre, y opposent une fin de non
recevoir.
La cadence et l'impact des forfaits que commettent les bandits dans la
partie septentrionale opposés au bilan de la répression montrent une réelle
disproportion entre l'intensité du mal et l'efficacité de la thérapeutique. Dans
l'Extrême-Nord en particulier, la demande populaire devient si pressante qu'à la
veille de l'élection présidentielle d'octobre 1997, Paul Biya, candidat à sa propre
réélection, fait du combat contre l'insécurité un des principaux axes de son action
future. Au début de l'année 1998, l'agression perpétrée contre un coopérant
européen28, par un douanier bien ancré dans les milieux sportifs et politiques de
Maroua, alarme la colonie européenne de cette ville, mobilise l'élite et les
autorités locales.
Les événements vont alors s'enchaîner qui suggèrent l'impact déterminant de
cette agression sur le déclenchement d'une action à nouveau implacable dès mars
1998: loi d'exception sur la répression de la détention des armes de guerre et de
défense et sur le vol à main armée visant surtout les coupeurs de route;
intervention du Ministre de la Défense à l'Assemblée Nationale pour rassurer les
représentants du peuple sur la détermination du gouvernement à en découdre avec
les coupeurs de route ; début de l'action du Groupement Polyvalent d’Intervention
de la Gendarmerie (GPIG).
Deux ans plus tard, au début de l'année 2000, pendant que la partie
septentrionale retrouve l'accalmie, Douala et Yaoundé sont littéralement assiégés
par les gangs. La Une de la presse écrite de février et mars est une litanie de faits
divers qui seraient banals s'ils n'incluaient des cambriolages dans les ministères, des
assassinats de hauts cadres, de la fonction publique et d'un ressortissant Français et
des agressions de diplomates, dont l'ambassadeur des États-Unis au Cameroun. A
l'effarement des diverses catégories socioprofessionnelles, s'ajoute la levée de
bouclier de la communauté française. Ce à quoi succèdent des éditoriaux
alarmistes s'inquiétant
d'un complot contre le Cameroun [...] par les ennemis [intérieurs] de notre
pays29
ou suggérant la thèse d'une lutte politique sous couvert de banditisme30. Quoi qu'il
en soit, la réaction du gouvernement, spontanée, s'est traduite par l'instauration de
27
Loi n° 90/054 du 19 décembre 1990 sur le maintien de l'ordre.
Nkodo, A.D., 142, 17 août 1998.
29
Mien Zok, C., L'Action, (organe d'information du parti au pouvoir), 165, 14 mars 2000.
30
Tchoumkeu, S., La nouvelle Expression, 641, 15 mars 2000.
28
mesures de sécurité diverses, dont la création d'un Commandement Opérationnel à
Douala.
Au-delà de la restitution de la trame des événements, il importe d'en tenter
l'intelligence. Pourquoi, en effet, la mise sur pied du Groupement Polyvalent
d’Intervention de la Gendarmerie et du Commandement Opérationnel intervientelle au lendemain des agressions contre des expatriés: coïncidence ou relation de
cause à effet?
Une première hypothèse, d'ordre politique suggère de considérer l'impact de
ces agressions sur l'aide extérieure que reçoit le Cameroun. En effet, au-delà de la
nécessité pour le pouvoir de montrer clairement qu'il a le souci et les moyens
d'assurer la sécurité de tous ceux qui vivent sur le sol camerounais, il importe de
s'attarder davantage sur le cas de la province de l'Extrême-Nord où la critique des
sources disponibles et l'observation permettent de jauger le rôle que les ONG
étrangères jouent dans la promotion du développement durable. Déjà, la psychose
de l'insécurité avait limité les actions des ONG à des zones plus sûres. Ainsi peut-on
lire dans un document de la SNV (hollandaise) que du fait de l'insécurité dans le
Logone et Chari,
il est probable que dans les années à venir la zone ne soit pas accessible
pour des activités de développement 31.
Dans le même sens, l'insécurité a joué un rôle déterminant dans la décision de
délocaliser le Peace Corps dont le centre de formation de Ngaoundéré est fermé en
1998. A cela peut s'ajouter la recrudescence du vol de voitures tout terrain dont
les principaux détenteurs sont des expatriés. Ces exemples et bien d'autres
permettent de penser que tant pour sa politique de réduction de la pauvreté dans
l'Extrême- Nord que pour sa coopération extérieure, le gouvernement se devait de
renverser la tendance sécuritaire.
Une seconde hypothèse, corrélative à la première, est d'ordre pratique. En
effet, hormis dans le Logone et Chari où en 1993 et 1994 une véritable logistique
de guerre fut mobilisée pour combattre notamment les incursions de banditsrebelles Tchadiens, la stratégie de sécurisation consistait essentiellement à
renforcer les techniques habituelles de maintien de l'ordre : accroissement de la
faculté de réaction des forces de l'ordre; renforcement des mesures de contrôle
routier; rafles notamment.
Les nouvelles cibles auxquelles s'attaquent les bandits changent l'image et la
qualification des déviants. Ils ne sont plus que des malfrats, mais des hors-la-loi ne
pouvant se prévaloir d'une quelconque protection de la loi compte tenu de l'impact
de leur action. La demande de sécurité s'est voulue pressante et exemplaire. Elle
l'est aussi bien par les citoyens camerounais et les expatriés occidentaux que par le
gouvernement confronté à un réel défi à son autorité dans un contexte où, au
demeurant, l'appel aux investisseurs étrangers et la perspective du sommet FranceAfrique à Yaoundé en janvier 2001, commandent de restaurer l'ordre sans délais.
Face à ces attentes sécuritaires convergentes, les pouvoirs publics ont misé sur les
résultats, le réalisme prévalant sur l'idéalisme. Du reste, l'urgence de la preuve
matérielle que "quelque chose est en train d'être fait" s'accommode mal d'une
procédure judiciaire, fut-elle de justice militaire, par essence lente et suspecte du
fait de la psychose de la corruption.
En outre, les agressions contre des expatriés occidentaux déclenchent une
réaction dont la spontanéité et l'envergure laissent présumer des opérations déjà
31
SNV - Cameroun, Analyse régionale Nord/Extrême-Nord, 8/94, p. 15.
en cours d'élaboration. Ces agressions légitiment les mesures de rétorsion prises,
lesquelles, pour le cas de la partie septentrionale surtout, obéissent aussi à une
promesse électorale formulée à la veille de la présidentielle de 1997. A Douala et à
Yaoundé, l'impératif de protection des établissements publics et de l'élite tire
partie de "l'opportunité" qu'est l'agression contre des ressortissants et des
représentants de pays dont la voix tonne. Quant à l'appréciation des moyens
utilisés pour restaurer la sécurité, il revient alors à chacune des victimes de choisir
entre le droit du bandit à la vie et son propre besoin de sécurité. Il est alors
révélateur de constater que les récriminations portent davantage sur le droit du
bandit à un procès juste et équitable – pour sauver les innocents – que sur la
condamnation des exécutions proprement dites.
Conclusion
En définitive, les agressions perpétrées à l'encontre des expatriés occidentaux ont
ouvert les vannes à une action de grande envergure aux desseins cependant
multiples. Si l'on doit comprendre la notion d'efficacité comme étant le rapport
entre la nature des moyens employés et la qualité des résultats obtenus, on peut
dire que les gens se sentent désormais plus en sécurité dans les villes et sur les
routes du Cameroun. Mais on n'est pas à l'abri d'une embuscade; épisodiquement,
les coupeurs de route se rappellent au bon souvenir des voyageurs. En des périodes
troubles, et ceci depuis les années 1950, État camerounais a littéralement invoqué
la légitime défense contre ses propres citoyens, restaurant la paix sociale au prix
d'une éprouvante mobilisation des ressources humaines et financières, peinant
toujours à perpétuer l'ordre au cours des années suivantes. Il est nécessaire de
penser la politique de sécurisation sur la longue durée pour permettre l'instauration
de la sécurité durable. Le grand banditisme au Cameroun a cessé, depuis le début
des années 1990, d'être un simple problème de maintien de l'ordre. Les grands
bandits ne peuvent plus être perçus comme des nécessiteux porteurs de
frustrations socio-économiques et donc agents d'une criminalité de subsistance.
Dans un contexte où la quête d'une mobilité sociale spontanée est devenue le
propre des jeunes générations, les bandits sont à proprement parler des
investisseurs désireux de constituer un capital. Chaque fois que se relâchera
l'autorité de État ou qu'il y aura des troubles socio-politiques, on devra s'attendre
à ce que l'insécurité reprenne de plus belle.
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Mbembe, A. 1992. "Pouvoir des morts, langage des vivants. Les errances de la mémoire nationaliste
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2004 "L’embuscade sur les routes des abords sud du Lac Tchad", Politique africaine, 94,
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SNV - Cameroun, 1994. Analyse régionale Nord/Extrême-Nord, 8/94.

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