La robotique chirurgicale dans son contexte
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La robotique chirurgicale dans son contexte
Ambassade de France au Japon SERVICE POUR LA SCIENCE ET LA TECHNOLOGIE La robotique chirurgicale dans son contexte : corps, patients, médecine et chirurgie aujourd'hui au Japon RAPPORT DE MISSION DE Marie-Christine Pouchelle Directeur de Recherche Centre Edgar Morin, Institut Interdisciplinaire d'Anthropologie du Contemporain CNRS/EHESS Novembre 2009 Ambassade de France au Japon. Service pour la Science et la Technologie 4-11-44, Minami Azabu, Minato-ku. Tokyo 106-8514, JAPON www.ambafrance-jp.org. Contact : [email protected] 2 MCP Rapport de Mission mai 2009 Invitée à intervenir dans un workshop organisé à Tokyo par l’Ambassade de France et l’Université de Tokyo (France-Japan Research Workshop on Medical and Surgical Robotics, 1011 mai 2009), j’ai ensuite repris, avec l’aide financière de l’Ambassade (Service pour la Science et la Technologie, Pr Pierre DAUCHEZ), mes travaux sur les enjeux actuels des nouvelles technologies de la santé au Japon et sur la manière dont ils font sens - ou non - dans la culture japonaise1. C’est donc un nouveau détour anthropologique que je propose ici, au fil des réflexions suscitées par les rencontres et les observations faites pendant cette mission. L’anthropologue procède habituellement par immersion de longue durée dans les milieux considérés. La rapidité de mon séjour (12-28 mai) fait que, même si les acquis des missions précédentes (courtes elles aussi) ont nourri mes interprétations, celles-ci conservent le caractère provisoire d’une recherche en cours. Je dois beaucoup d’une part au soutien de Pierre DAUCHEZ et de l’Ambassade, d’autre part aux médecins, chirurgiens, directeurs d’hôpitaux, roboticiens et collègues anthropologues ou historiens rencontrés lors de cette mission. J’ai aussi beaucoup appris de mes échanges avec Michiro NOHARA, interprète pour la Maison Franco-Japonaise (MFJ), lors de la préparation de la traduction de ma conférence (La Chirurgie à l’heure de la robotique, MFJ, 19 mai). Enfin j’ai bénéficié des remarques de Naoko OKUDA, chercheure associée à la JMARI (Japan Medical Association Research Institute,Tokyo). Qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés. J’espère avoir bien compris ce qui m’a été dit ou montré. Les erreurs éventuelles sont miennes. * Entretiens et principales observations Hôpital Kameda, Awa-Kamogawa (Préfecture de Chiba) John WOCHER, Vice-Président Exécutif Pr Nobuyasu KANO, Conseiller spécial du président, Directeur du Centre de Chirurgie Endoscopique Pr Tsuneyoshi EGUCHI, neurochirurgien, Vice-Président Dr Takaaki KAMEDA, chirurgien cardio-vasculaire, Directeur Exécutif Réception des nouveaux résidents Opération en chirurgie digestive classique (cancer) Salle d’entraînement à la chirurgie endoscopique Service d’imagerie (Pet Scan) Hôpital de l’Université Juntendo, Département d’Histoire de la Médecine, Pr Shizu SAKAI, directrice du département, présidente de la Société Japonaise d’Histoire de la Médecine 1 Marie-Christine Pouchelle, Chirurgie, robotique et culture japonaise : une première esquisse , 2008, ADIT, www.bulletins-electroniques.com/rapports/smm08_018.htm Etienne Dombre, Jacques Gangloff, Guillaume Morel, Marie-Christine Pouchelle, La Robotique Chirurgicale au Japon, 2008, ADIT, www.bulletins-electroniques.com/rapports/smm08_047.htm 3 MCP Rapport de Mission mai 2009 Tokyo Women’s University Hospital, observation d’une opération de neurochirurgie sous IRM (équipe du Pr ISEKI, Tokyo Women’s Medical University, Institute of Advanced Biomedical Engineering and Science). Accompagnée par Pierre DAUCHEZ Tokyo Women’s Medical University, Institute of Advanced Biomedical Engineering and Science, Takashi SUZUKI, Kitaro YOSHIMITSU, chercheurs postdoc Université de Chiba, Department of Medical System Engineering, Division of Artificial System Engineering, Graduate School of Engineering, Pr Ryoichi NAKAMURA, Professeur associé Hôpital de l’Université de Tokyo, Pr Keiichi NAKAGAWA, Professeur au Département de Radiologie, Directeur du Département de Médecine Palliative. Edo Tokyo Museum, Visite de l’Exposition : 20ème anniversaire de la mort d’Osamu TEZUKA Université Hosei, Tokyo, Pr Harutoshi FUNABASHI, sociologue de l’environnement Université de Shizuoka, Pr Keiko FUNABASHI, sociologue de la famille Université Shoin, Atsugi (Préf. De Kanagawa), Pr Hiroko KAWAZOE, anthropologue Sagami Women University, Sagamihara, (Préf. De Kanagawa), Pr Sachiyo UKIGAYA, anthropologue de la médecine * Médecins et patients dans le paysage socio-culturel japonais L’un des arguments promotionnels de la chirurgie mini-invasive (et donc aussi de la chirurgie robotique) c’est que, permettant une récupération plus rapide chez les patients, elle raccourcit leur séjour hospitalier. On peut se demander dans quelle mesure l’argument est efficace au Japon. Ce pays se signale en effet par des durées moyennes de séjour (DMS) particulièrement longues (14 jours)2 et, corrélativement peut-être, par la difficulté qu’y rencontre dans certains établissements la chirurgie ambulatoire (same day surgery). Faute de données suffisantes, il ne sera pas ici question de la chirurgie ambulatoire. Toutefois, compte tenu du rôle de la mémoire collective dès qu’il s’agit du corps et de la maladie, on peut se demander si les réticences d’une partie de la population japonaise à l’égard de la “same day surgery” ne pourraient pas quelquefois tenir à la résonnance imaginaire de cette formule avec l’une des expressions (littéralement, “faire l’aller et retour en un jour”) désignant l’infanticide des nouveaux-nés pour cause de misère dans le Japon de l’époque Edo3. Dans les deux cas (chirurgie ambulatoire, avortement) le sujet fait en effet un aller et retour entre deux mondes, l’hôpital étant un “autre monde”, un “monde à part”. Petit indice de cette résonnance éventuelle : comme on verra ci-dessous, la longueur de la DMS au Japon a quelque chose à voir 2 Dr Koichi Ito, Directeur de l’Hôpital Ito à Tokyo, (rencontré à Paris, 11 septembre 2009). Muriel Jolivet, “Derrière les représentations de l’infanticide ou mabiki ema”, Tokyo, Sophia University, Bulletin of the Faculty of Foreign Studies, n°37, 2002. 3 4 MCP Rapport de Mission mai 2009 avec le sentiment qu’un départ jugé trop précoce de l’hôpital équivaudrait pour ainsi dire à une guérison incomplète et donc (mais c’est mon terme) “avortée”. Parmi les raisons beaucoup plus évidentes de la longueur de la DMS au Japon, il faut compter les attentes et les conditions de vie des patients, ainsi que la nature des relations médecins-malades. Chez les médecins, le style paternaliste et autoritaire est encore largement dominant, ce qui bien sûr n’exclut pas un authentique souci du patient. Il existe encore de nombreuses dynasties médicales sur plusieurs générations (quelquefois onze, comme c’est le cas pour l’Hôpital Kameda), avec souvent possession d’un hôpital privé. Mais “ça commence à changer” (un directeur d’hôpital). Il reste que les patients sont pour leur part censés se remettre complètement entre les mains des praticiens, comme des enfants. D’où sans doute le style iconographique de certains documents destinés à l’éducation/information des patients, comme on verra plus loin. * L’histoire des hôpitaux privés, parce qu’elle plonge parfois ses racines jusque dans le Japon ancien, est pleine d’enseignements sur les conceptions traditionnelles du soin, la professionnalisation de la médecine et l’incidence des influences étrangères, aujourd’hui majoritairement américaines. Ainsi, dans les années 1820, un médecin de la famille Kameda, après six générations de pratique de la médecine traditionnelle sino-japonaise, n’a pas manqué de s’intéresser à l’enseignement de Philipp Franz von SIEBOLD (1796-1866), médecin allemand qui fut le premier à enseigner la médecine occidentale au Japon, bien avant l’ouverture de l’ère Meiji (1868). C’est dire si la dynastie Kameda est traditionnellement ouverte à l’innovation. Le statut actuel de l’hôpital, premier hôpital japonais à bénéficer de l’accréditation internationale (2009), est d’ailleurs significatif. Tout en étant la propriété de quatre frères Kameda (dont l’un a fondé le département de chirurgie cardio-vasculaire, ce qui a permis à l’hôpital d’étendre son rayonnement au plan national), il est géré par un vice-président exécutif d’origine américaine mais présent depuis longtemps au Japon, et dont la sympathie pour la culture japonaise fait penser à celle dont fit justement preuve SIEBOLD. Portrait et résidence de Siebold à Narutaki, Nagasaki Hôpital Kameda, Kamogawa (Chiba) C’est peut-être le statut infantile anciennement assigné aux patients qui rend ces derniers exigeants vis-à-vis des thérapeutes parés des prestiges de la science occidentale et supposés toutpuissants (comme le Black Jack d'Osamu TEZUKA, cf. plus loin) : il m’a été plusieurs fois dit 5 MCP Rapport de Mission mai 2009 que les malades attendent des médecins et de l’établissement de soins une guérison complète. En sens inverse, il se pourrait que les médecins tiennent de leur côté, en grands seigneurs, à rendre aux patients un service parfait (le concept de service étant d’ailleurs au Japon, on le sait, une notion clef applicable à tous les domaines), c’est-à-dire à les guérir complètement. A l’hôpital comme au restaurant : le patient est un client supposé choisir Pr Nakagawa, Tokyo University Hospital, Document sur le cancer (p.19) Il serait donc mal vu par les médecins comme par les patients que ces derniers ressortent de l’hôpital en ayant encore besoin d’un suivi à domicile. Une telle configuration expliquerait non seulement la longue durée des séjours hospitaliers, mais aussi l’acharnement thérapeutique qui semble très répandu. S’en est plaint un médecin-anesthésiste rencontré dans un bloc opératoire et qui s’est dit désireux de s’engager d’ici quelques années dans les soins palliatifs. D’après lui 50% des patients sur lesquels s’acharne aujourd’hui la médecine au Japon seraient déjà morts dans d’autres pays. En ce qui concerne les personnes âgées, l’acharnement thérapeutique fait tellement question qu’en septembre 2009 une délégation japonaise de médecins directeurs d’hôpitaux japonais s’est rendue à Paris pour s’enquérir de la manière dont nous faisons en France. Tokyo, Parc Shinjuku, mai 2009 En va-t-il des hommes comme des arbres? 6 MCP Rapport de Mission mai 2009 Les témoignages recueillis divergent quant aux raisons de cet acharnement thérapeutique. Il m’a été dit que les médecins ne savent plus comment répondre aux demandes d’acharnement formulées par les proches des patients âgés. Est-ce seulement l’effet de la piété filiale et de la morale confucéenne ? D’après une informatrice japonaise résidant à Paris, ces demandes seraient quelquefois en rapport avec l’usage par ses proches des cartes de crédit de la personne malade… Mais, du côté des médecins, est aussi très forte la crainte d’être poursuivis en justice par les familles, le “modèle” américain fonctionnant ici à rebours. Les soins palliatifs supposent un renoncement à guérir – mais non à soigner – qui est à l’opposé de l’acharnement thérapeutique (désormais officiellement dénommé en France, depuis les lois de 2002 et 2005 “obstination déraisonnable”). Si l’on cherche à savoir comment se situe au Japon le débat entre les partisans de l’acharnement thérapeutique et ceux des soins palliatifs ou de l’euthanasie, on peut naturellement se tourner du côté des textes officiels et des travaux de bioéthique. Toutefois il est aussi profitable, pour l’anthropologue, d’avoir recours à des textes populaires et largement diffusés. Ainsi notera-t-on que Black Jack, personnage de chirurgien génial formé à l’occidentale, créé par le célèbre auteur de manga Osamu TEZUKA (qui était médecin), se situe clairement du côté de l’acharnement thérapeutique, en opposition radicale avec un autre personnage de la même série, le cynique Dr Kiriko, partisan de l’euthanasie et présenté comme un tueur raté4. A gauche Black Jack, chirurgien de génie, lui-même miraculé de la greffe A droite, AstroBoy (Atomu), un robot animé par un coeur humain (Affiche de l’Exposition Tezuka Osamu, Tokyo Edo Museum, mai 2009) 4 Osamu Tezuka, Black Jack, traduction française Paris, Azuka-Editions, 2006, 17 volumes (vol.3 p.177-194, “Les deux médecins en noir”; vol.5 p.113-132, “Une valve enfin!”). 7 MCP Rapport de Mission mai 2009 La fréquence de l’acharnement thérapeutique est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les services de soins palliatifs semblaient en 2002, d’après le Pr HAMANO, difficiles à mettre en place au Japon5. Pour sa part le Pr NAKAGAWA, professeur dans un service de radiologie de haute technicité (diagnostic et thérapie du cancer par le système Elekta Synergy®6) et directeur du service de Médecine Palliative, rencontré à l’Hôpital de l’Université de Tokyo, s’étonne, comme le médecin anesthésiste déjà mentionné, du refus de la mort que manifesteraient les patients âgés atteints de cancer et leurs familles. “Les gens ne veulent pas penser qu’ils vont mourir. Ils pensent que le cancer est la seule cause de leur mort”, alors qu’ils sont très avancés en âge. Il a entrepris, avec le concours d’un cabinet d’enquêtes privé pour ce qui concerne les enquêtes hors de l’hôpital, une recherche de grande envergure et tout à fait intéressante sur le rapport à la mort et à l’au-delà non seulement chez les patients, mais dans le public en général, ainsi que chez les médecins et les infirmières. La même enquête est menée au Royaume-Uni, de manière à comparer les attitudes. Un certain nombre de biais tiennent à la méthode d’investigation (questionnaire écrit, échantillonnage), alors que l’objet de la recherche est particulièrement sensible et complexe. Ils tiennent aussi à l’emploi du même questionnaire pour des sujets appartenant à des cultures aussi différentes que la culture anglaise et la culture japonaise. Parmi les résultats (non encore publiés) certains ont suscité la surprise des investigateurs japonais : ainsi la rubrique “I think there is a world after death”, a recueilli 45% de réponses fortement affirmatives (“Strongly agree”) au Royaume Uni mais seulement 13% au Japon, alors qu’une proportion inverse était attendue. Le résultat cité et la surprise du médecin seraient à interpréter mais cela nous entraînerait trop loin. S’agissant de comparaisons Asie/Occident, et des images que la médecine scientifique suscite dans le public japonais, il y a pour l’anthropologue beaucoup à faire7, l’origine occidentale de cette médecine produisant parfois de curieux résultats. Il en va ainsi, par exemple, de la carte de donneur d’organes qui circule dans la population. On sait que les transplantations d’organes ont longtemps été interdites au Japon, en partie parce que dans la culture japonaise la dégradation des fonctions cérébrales ne suffit pas à supprimer la vie8. Les greffes portent donc indéniablement la marque de la culture occidentale. Est-ce pour cela que la carte individuelle relative au don d’organes présente un angelot porteur de cheveux châtains typiquement occidentaux et des coeurs ailés qui, dans ce contexte de prélèvements d’organes, me semblent improbables en France, ne serait-ce que parce que notre médecine se veut laïque ? Mon intérêt pour cette carte n’a pas manqué d’amuser mon interlocutrice japonaise, pourtant anthropologue elle-même, pour laquelle ce petit document n’avait rien que de banal. 5 Kenzo Hamano (Kwansei Gakuin University, Nishinomiya), “Should Euthanasia be Legalized in Japan ? The Importance of the Attitude towards Life”, 4ème Congrès Asiatique de Bioéthique, Asian Bioethics in the 21st century, Séoul, 2002 (édition 2003, http://www.eubiosinfo/ABC4.htm). 6 Dispositif d’origine suédoise : guidage en 3D des rayons. En 2007 le Pr Nakagawa a été le premier à l’utiliser au Japon. 7 Cf les travaux de Margaret Lock depuis sa thèse East Asian Medicine in Urban Japan. Varieties of Medical Experience, Berkeley, University of California Press, 1980. 8 Margaret Lock, “Situated Ethics, Culture and the Brain Death “Problem” in Japan”, in Barry Hoffmaster (ed), Bioethics in Social Context, Philadelphia, Temple University Press, 2001. En 1968 la greffe cardiaque réalisée à Tokyo par le Dr Wada avait violemment choqué, et pour longtemps, l’opinion publique japonaise en raison du prélèvement sur un donneur en état de mort “seulement” cérébrale. Notons d’ailleurs qu’en Occident cette mort cérébrale ne fait pas autant l’unanimité que les autorités médicales voudraient le faire croire. 8 MCP Rapport de Mission mai 2009 Une carte de consentement ou de refus au don d’organes, mai 2009 Il semble en effet qu’au Japon, en dehors de toute référence religieuse, les angelots soient devenus communs dans le domaine du merveilleux. Mon amie anthropologue a insisté sur les connotations qui leur sont attachées : féérie, innoncence, pureté, “ce qui vient du ciel”. Une autre de mes interlocutrices a souligné que cette carte indique qu’il s’agit de “donner une seconde chance à la vie”. “Anges blancs” (hakui no tenshi) sont d’autre part appelées les infirmières. On en attend avant tout un “tender loving care” et d'ailleurs les médecins répugnent à leur confier des actes techniques. Relèveraient-elles elles aussi d’un “soin de rêve”9? Dans l’une des salles d’opération où j’ai été admise, la musique d’ambiance doucement diffusée était une musique qui semblait issue d’un lointain pays des merveilles, avec clochettes cristallines presque aigrelettes sur un fond grave. L’image de l’ange est cependant ambivalente, car son revers c’est la mort, la disparition du vivant (et pour les infirmières la disparition de leur existence personnelle ?). En France, dans un contexte social et culturel évidemment tout différent du Japon, furent jadis appelées “faiseuses d’anges” les sages-femmes qui procédaient à des avortements, et les tombes d’enfants sont fréquemment surmontées d’angelots. Dans le document réalisé sous la direction du Pr NAKAGAWA, les anges (ou du moins les ailes qui les caractérisent) ont bien aussi à voir, malgré tout, avec les morts et l’au-delà. 9 Cf le récit de son hospitalisation par André Lénoret, prêtre-ouvrier, dans son livre Le Clou qui Dépasse. Récit du Japon d’en bas, Paris, La Découverte, 1992. 9 MCP Rapport de Mission mai 2009 La menace mortelle du cancer et la référence directe ou indirecte aux anges. Brochure destinée aux patients, déjà citée, p.26, 28. En anthropologie, comme en matière de sécurité aéronautique ou robotique, il n’y a pas de “petit détail”. Une broutille peut être un fil susceptible de faire se dévider tout l’écheveau de la culture ambiante. Cette histoire d’angelots nous plonge au coeur de plusieurs ambiguïtés, dont celle, bien connue, du rapport des Japonais à la culture occidentale. On en trouve d’ailleurs la trace dans le même document que celui dont sont tirées les images ci-dessus, où les vertus de l’alimentation à l’occidentale – devenir grand et fort – sont lourdement chargées de danger : Occidentalisation des habitudes alimentaires et risques de cancer Big Brother, un modèle ? En matière de médecine les Japonais ont été de grands promoteurs de la science occidentale. Ils firent par exemple de la médecine occidentale l’un des marqueurs de leur occupation de la Corée (1905-1945). Finalement, la médecine coréeene traditionnelle, devenue l’un des nombreux bastions de la résistance aux envahisseurs, et donc l’un des symboles de l’identité nationale, en est sortie renforcée. C’est ce que j’avais perçu à Séoul, lors d’une rencontre d’Histoire de la Médecine en 1998. Dans la suite des travaux de Margaret LOCK, déjà cités, il y a à s’interroger sur les relations qu’entretiennent dans le Japon d’aujourd’hui médecine scientifique d’origine occidentale, médecine traditionnelle chinoise, et médecines alternatives (telle que l’homéopathie) en usage dans les pays occidentaux, auxquelles est appliqué le terme générique kampo qui désigne en fait la médecine chinoise ancienne. Jusqu’où la médecine MCP Rapport de Mission mai 2009 10 occidentale a-t-elle été appropriée par les médecins et les patients japonais10 ? Après tout il n’y aurait qu’une dizaine d’années que, dans certains hôpitaux, les compte-rendus opératoires aient cessé d’être écrits en allemand. Au début des années 50, Osamu TEZUKA, étudiant en médecine, prenait ses notes en allemand11. Les listes de cas de patients que j’ai pu voir lors d’un staff hospitalier à l’Hôpital Kameda sont en japonais. Restent cependant des tout petits ilôts étrangers sur ces listes : chiffres arabes, fréquents au Japon désormais, pour les dates, et “bed” pour identifier les patients alors que “Beddo” (pour “lit”) existe en japonais (écriture katakana). Mais l’Hôpital Kameda est à vocation internationale… Revenons à la demande des patients japonais en matière de guérison. D’après un directeur d’hôpital privé, si les patients qui sortent de l’hôpital veulent réintégrer leur milieu d’origine dans le même état de santé que celui où ils se trouvaient avant de tomber malades, ce n’est pas seulement parce qu’ils croient en la toute-puissance de la médecine et des médecins : c’est parce qu’ils redoutent d’être un poids pour leur entourage. Cette attitude semble largement répandue, au point de déboucher parfois sur des suicides, et de compliquer en tout cas l’interprétation des demandes d’euthanasie au Japon12. Si le pays peut s’ennorgueillir d’avoir la plus grande espérance de vie au monde, en revanche il appert qu’un certain nombre de personnes âgées se rendent dans des sanctuaires spécialement dédiés (pokkuri dera) pour demander une mort sans souffrance et rapide leur permettant de ne gêner personne13. En 2002 le Pr Kenzo HAMANO, déjà cité, avait insisté sur les impasses auxquelles sont acculées les personnes âgées ou gravement malades et handicapées, ainsi que leurs familles. Parmi les causes de ces situations difficiles sinon tragiques il avait mentionné l’évolution de la structure familiale au Japon, de plus en plus réduite à la famille nucléaire (parents et enfants), ainsi que sur les faiblesses du système de l’accompagnement social et infirmier. La situation a-telle sensiblement évolué en quelques années, alors qu’on assiste aujourd’hui, d’après le directeur cité plus haut, à “l’explosion du soin à domicile”. Si “explosion” il y a bien, concerne-t-elle tous les niveaux de revenus ? Et l’exiguité des appartements et des maisons au Japon permet-elle d’y installer une chambre médicalisée (d’autant que la notion de chambre à coucher, avec lit fixe, d’importation relativement récente et occidentale, n’est sans doute pas partout entrée dans les moeurs)? * Figuration humaine, code gestuel, pratique chirurgicale L’intérêt marqué que les Japonais éprouvent pour les robots humanoïdes a déjà été approchée dans un rapport précédent (cf. page 2 de ce document). La question déborde largement de la robotique, car cet intérêt découle non seulement de la manière dont les Japonais envisagent les rapports de l’animé et de l’inanimé, mais des usages de la figuration humaine en général chez 10 Voir pour le Cambodge le travail d’Anne-Yvonne Guillou, Cambodge. Soigner dans le fracas de l’histoire, Médecine et Société, Paris, Les Indes Savantes, 2009, 207 pages. 11 L’un de ses cahiers figurait dans l’exposition organisée pour le vingtième anniversaire de sa mort, à l’Edo-Tokyo Museum, Tokyo, 18 avril 2009-21 juin 2009 (www.edo-tokyo-museum.or.jp). 12 Kenzo Hamano, op.cit. Dans ce contexte se reporter à la littérature (Shichiro Fukazawa, 1956) et au cinéma japonais (deux films, dont dont la célèbre Ballade de Narayama, de Shohei Inamura, 1983) qui ont mis en scène l’abandon des plus de 70 ans au sommet d’une montagne. 13 Information de Hiroko Kawazoe. Sur la question des bouches inutiles à supprimer pour assurer la survie collective, cf Muriel Jolivet, “Derrière les représentations de l’infanticide”, Bulletin of The Faculty of Foreign Studies, Sophia University, Tokyo, n°37, 2002. 11 MCP Rapport de Mission mai 2009 eux (y compris dans le théâtre14) ainsi que de leur conception de la gestualité, plus étroitement codifiée que la nôtre. En ce qui concerne la figuration humaine, on pourrait prendre comme exemple le statut des “poupées” (ningyoo, nin correspond à la personne humaine) traditionnellement offertes par les grands parents paternels ou maternels à la naissance d’un enfant15. Ces “poupées” ne sont aucunement des jouets. Souvent présentées dans un décor élaboré, elles peuvent valoir fort cher (de 30 000 jusqu’à … 2 400 000 Yens, mais le plus souvent autour de 60 000, 90 000 Yens, soit de 460 à 700 euros), font l’objet de catalogues luxueux, et sont présentées dans des coffrets transparents qui seront installés soit dans la chambre des enfants, sur une étagère, soit dans les pièces communes. “Poupées” offertes à la naissance de deux fils “Poupée” destinée à un petit-fils né en France Famille d’universitaires, Préfecture d’Oiso, mai 2009 Ces “poupées” matérialisent-elles le statut symboliquement assigné au nouveau-né par ses proches ? Elles proposent à l’enfant un modèle de comportement social très différent selon son sexe. Pour les garçons, ou bien il s’agit d’un guerrier ou bien d’un homme fort et actif, presque nu façon sumo. Mais peut aussi tenir lieu de “poupée” tout l’attiral guerrier présenté de façon traditonnelle, sans personnage. Dans tous les cas le sujet est seul en piste. Pour les filles, la “poupée” n’est jamais seule, mais en compagnie d’une figure masculine, avec éventuellement plusieurs suivantes et surtout très habillée16 : le seul horizon traditionnellement proposé aux petites filles c’est le mariage. Il y aurait donc une forte identification proposée aux individus, dès l’enfance, entre les individus et leur figuration selon des modèles très stéréotypés. On peut se demander si cet usage des “poupées” est uniformément présent dans la société japonaise, ou s’il fonctionne comme un marqueur social pour les classes aisées. Au XVIIème siècle étaient apparus à Osaka les iki-ningyoo, “poupées vivantes” ou “animées”, grandeur nature et d’une tout autre sorte, dépourvues de mécanisme mais dont l’apparence était étonnamment proche de leurs modèles humains. Elles ont été décrites par le Pr UKIGAYA dans une conférence prononcée à la Maison Franco-Japonaise en 2004. Ces iki14 Jacques Pimpaneau, Fantômes manipulés, le théâtre de poupées au Japon, Paris, Centre de publications de l’Asie Orientale, 1978 15 Pour un survol général des “poupées” voir l’article correspondant dans Louis Frédéric, Le Japon, Dictionnaire et Civilisation, Paris, Robert Laffont, 1996, p.901. 16 Par exemple catalogue papier 2009 de la maison Furacoco (voir aussi www.furacoco.ne.jp). 12 MCP Rapport de Mission mai 2009 ningyoo (leur nom sert aujourd’hui à désigner les mannequins modernes dans les vitrines des magasins) servaient à composer des tableaux historiques ou relevant du théâtre populaire. Leur réalisme était tel qu’à l’ère Meiji, la toute nouvelle Université de Tokyo en commanda pour son enseignement de la médecine à un célèbre artisan, Kisaburo MATSUMOTO. Dessins préparatoires de Kisaburo MATSUMOTO (1872) Peu ont survécu aux ravages du temps. Toutefois quelques-unes sont conservées dans des musées américains. Ainsi en a-t-il été de la copie, pour ne pas dire du double, d’un aristocrate japonais dont le corps nu est d’un réalisme saisissant17. Bien qu’il ait été destiné à être habillé, l’artisan renommé qui l’a fabriqué en 1878 avait voulu lui donner un “vrai” corps. Le réalisme de ces iki-ningyoo les prédestinait, pour ainsi dire, à fournir des modèles anatomiques. A la fin du XIXème siècle, le Japon aurait été ainsi, avec la France, un leader en matière de mannequins anatomiques destinés à l’enseignement de la médecine. Le Pr UKIGAYA a attiré mon attention sur le fait qu’à Kyoto, des iki-ningyoo extraordinairement “vivants” ont été fabriqués au sein de l’entreprise familiale SHIMADZU, fondée en 1875 mais dont l’engagement dans la science et la technologie remonte au XVIIème siècle18. Cette entreprise est aujourd’hui spécialisée dans l’imagerie et les dispositifs médicaux les plus avancés, après avoir été d’abord la première à fabriquer une machine à rayons X au Japon. En 1948 le département des mannequins de la SHIMADZU a essaimé et fondé la KYOTO KAGAKU19. Celle-ci a par exemple inventé en 1988, pour la fabrication des simulateurs, un matériau (*XUR) qui réagit comme le corps humain aux rayons X. Elle est particulièrement renommée pour les phantoms destinés aux facultés de médecine. Ses employés viennent des Beaux-Arts. Outre les phantoms, l’entreprise s’occupe de 17 Conservé au Smithsonian Institute. Voir aussi la Collection Morse du Peabody Essex Museum (USA, Salem). Il y en aurait aussi au Musée de l’Université de Tokyo. Cf Pr Sachiyo Ukigaya, conférence à la Maison franco-Japonaise (colloque 17, 18 septembre 2004) : “The anatomical models of human body and life-size models in Japan. Ikiningyoo from the Meiji Era to the aftermath of World War II.”. 18 www.shimadzu.co.jp Voir le Shimadzu Foundation Memorial Hall. 19 www.kyotokagaku.com MCP Rapport de Mission mai 2009 13 copier des statues sacrées et de restaurer sanctuaires et temples, ainsi que de la réalisation de modèles de paysages. Mais il semblerait que la préférence des artistes employés aille à la fabrication des répliques humaines, enfants ou adultes. Chaque modèle créé porte un nom typiquement japonais qui lui est propre. Sur le territoire de l’entreprise il y aurait un tori (portique shinto) consacré aux “poupées”… C’est dire la présence qui est attribuée à ces créatures qui à nous, les occidentaux, appartiennent à la catégorie de l’inanimé, mais dont la ressemblance avec les humains peut faire illusion jusque dans les moindres détails. * Il y aurait-il au Japon un rapport inversement proportionnel entre “l’humanité” imputée aux “poupées” (et donc, potentiellement, aux robots) et une tendance à la “robotisation” des humains qu’indiquerait un goût certain pour la standardisation des gestes ? Anne GOSSOT, chercheur à la Maison Franco-Japonaise, m’a signalé l’importance des “kata”. Les pratiquants des arts martiaux japonais connaissent le terme, qui équivaut littéralement à “forme”, “moule”, “prototype”. Il désigne, dit le maître d’armes Kenji TOKITSU, un modèle ou un répertoire de techniques codifiées dans la pratique des arts traditionnels japonais20. Il y a là une culture du geste adéquat qui tient un rôle considérable non seulement dans les arts martiaux mais dans l’artisanat, la vie quotidienne, la transmission des savoirs-faire domestiques, le positionnement social des individus. C’est ce qui donne sa saveur au geste de courtoisie d’un chirurgien japonais qui lors d’un repas, remarquant de loin que je m’excusais auprès de mon voisin de manier mes baguettes de la main gauche, me fit signe et changea ostensiblement de main pendant quelques minutes. Il est banal de parler de la beauté et de la perfection des gestes au Japon, par exemple lors de la découpe des poissons ou de la cérémonie du thé. Mais on peut aussi noter les gestes standardisés des employés du métro, dont les successions de postures (tête, regard, buste, bras, mains gantées de blanc, doigts), visibles de loin et accompagnées de coup de sifflet et d’avertissements vocaux, assurent la circulation correcte des voyageurs. Dans les magasins on ne peut qu’être sensible à la standardisation des attitudes et des tons de voix. Je l’ai retrouvée jusqu’en salle d’opération, lorsqu’un manipulateur radio (revêtu d’un tablier de protection aux couleurs des vêtements de camouflage militaires) a pris congé des infirmières après être venu prendre un cliché du patient. Le tablier de protection du manipulateur radio 20 Je dois à Anne Gossot le texte de Kenji Tokitsu, Précisions sur quelques concepts pour une meilleure pratique kata, taolu, yi, keïko (http://fr.kenjitokitsu.org/?p=324), d’où est tirée cette citation. MCP Rapport de Mission mai 2009 14 La standardisation des gestes peut faire leur efficacité concrète dès lors qu’on agit en groupe. Elle ne laisse guère de place à la fantaisie personnelle. L’idéal japonais serait-il que les gestes considérés deviennent automatiques ? Cette conception paraît aller de pair avec le hiératisme et l’impassibilité qui signalent au Japon plus qu’ailleurs la bonne éducation et l’appartenance aux classes supérieures. De sorte que les robots humanoïdes pourraient bien représenter, aux yeux de certains Japonais, le rêve d’une perfection difficile à atteindre pour les humains. Cependant, insiste Kenki TOKITSU, “dans un kata il y a d’autres éléments que la forme (…) [Il faut aussi prendre en compte] les attitudes mentales”21. C’est dire qu’on ne peut réduire l’exigence japonaise en matière de gestuelle à une reproduction purement mécanique. Serait-ce particulièrement vrai en chirurgie ? Faisons un détour par des terrains éloignés des conceptions scientifiques occidentales du corps, en faisant l’hypothèse qu’elles ne sont pas les seules “vraies” (comme le montre l’efficacité de l’acupuncture). Dans les conceptions traditionnelles extrêmes-orientales, de l’Inde au Japon, postures, mouvements et souffle, accompagnés d’une concentration appropriée, sont producteurs et canalisateurs d’énergies. L’une des conséquences c’est qu’un individu entraîné est censé par exemple être capable de pousser quelqu’un sans le toucher. C’est ce qui a fait le succès de l’école fondée dans les années 1980 par le japonais Kozo NISHINO, lequel, après avoir reçu une formation médicale, est devenu danseur puis maître d’aïkido et de kung-fu22. J’avais moimême en 1995, lors de mon premier voyage au Japon, expérimenté certains effets de sa méthode lors d’une rencontre avec l’une de ses élèves, et j’en étais restée très étonnée. Mais ce n’est que lors de la mission de cette année que j’ai appris, grâce à une amie japonaise, à qui et à quoi j’avais eu affaire. Cette conception de l’énergie comme diffusant concrètement (bien qu’aussi invisible que les rayons X) hors du corps est-elle si éloignée de notre culture occidentale ? Oui, si l’on réduit celle-ci au savoir scientifique. Mais nous savons que jusqu’aujourd’hui, en dépit du développement scientifique, certaines représentations du corps traditionnelles, enracinées dans l’expérience intime, se sont parfaitement conservées. Considèrons par exemple le magnétisme en usage chez nos guérisseurs, en remarquant d’ailleurs qu’il y a un marché important des “bracelets magnétiques” et des aimants thérapeutiques au Japon. Si l’on admet, au moins provisoirement, qu’il y a bien là quelque chose, qu’en est-il du geste chirurgical ? Se pourrait-il que ce geste ne soit pas complètement réductible à son aspect visible et modélisable ? Que “l’intention” du chirurgien compte plus qu’il n’y paraît et plus qu’il ne le pense lui-même ? La question est biaisée parce que nombre de chirurgiens ont justement aimé à s’entourer d’une aura magique. Pourquoi cependant ne pas la poser lorsqu’il s’agit de dégager les enjeux concrets et imaginaires de la chirurgie robotique ? Que pourraient en dire les chirurgiens japonais familiers du “ki”? Mais se hasarderaient-ils à tenir, surtout devant un chercheur occidental, un autre discours que le discours scientifique reconnu ? * En pays de chirurgie “le geste” est à l’honneur. Compte-tenu de ce qui vient d’être dit à propos des gestes au Japon, on peut se demander ce qu’il en est dans le domaine chirurgical. Les 21 22 Kenji Tokitsu, ibidem. E. Herrigel, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Paris, Dervy, 1998. Kozo Nishino, Le Souffle de Vie, Paris, Trédaniel, 15 MCP Rapport de Mission mai 2009 situations d’apprentissage des jeunes chirurgiens sont riches d’enseignements là-dessus, comme je l’ai constaté lors de l’opération lourde et peu fréquente de chirurgie digestive, dite opération de MILES (en 2008, il ne s’en fit que huit dans l’hôpital concerné23), à laquelle j’ai assisté pendant mon séjour. Pas d’endoscopie dans ce cas. C’est la grande chirurgie ouverte, sur deux sites opératoires (l’abdomen, l’anus et le rectum). Cette opération aussi complexe que mutilante suppose un corpsà-corps important avec l’opéré, et une place particulière faite au toucher et à la palpation. Le senior, installé dans l’entre-jambe du patient, fait l’aide opératoire pour son assistant, placé le long d’un côté du patient. Il le guide de la voix et du geste, mais sans jamais faire à sa place. Il explique constamment et en détail à l’assistant comment il doit cheminer dans les profondeurs du ventre et ce qu’il doit faire, ce qui suppose de la part de l’enseignant et de l’enseigné une parfaite connaissance de la terminologie et de la carte anatomique. Le senior joint parfois le geste à la parole, lâchant à l’occasion les écarteurs pour montrer par exemple avec ses doigts comment faire rouler les tissus entre le pouce, l’index et le majeur. Ou comment tenir un instrument. Ou bien encore comment contourner un obstacle anatomique. Les gestes sont précis et sans à-coups. Le chef de service qui m’a accompagnée en salle d’opération m’explique de son côté la difficile séparation de la prostate de l’anus en mimant le geste que doit faire le chirurgien. Lorsqu’il regarde avec moi l’écran qui retransmet dans la salle d’opération les images du site opératoire vu d’en haut, ses mains suivent presque automatiquement celles de l’opérateur. Je devine que cet exercice manuel et digital lui manque. Mais l’exercice est-il seulement “manuel et digital” ? Un neuro-chirurgien ne m’a-t-il pas dit qu’il opérait “avec tout son corps” ? En expliquant l’opération à l’ethnologue, en salle d’opération mais devant un écran vidéo, le chef de service fait les mêmes gestes que l’opérateur 23 Miles, chirurgien anglais, l’a inventée en 1907. Elle consiste, dans le cas de cancer colorectal, à enlever l’anus et le rectum, et à faire arriver la partie saine du côlon, à travers la peau du ventre, dans une poche adaptée. MCP Rapport de Mission mai 2009 16 De la voix et du geste, le senior, ganté de vert, guide l’opérateur dans une opération abdominale complexe * Vers la chirurgie du futur ? Bien que cette salle d’opération se situe dans un hôpital privé résolument moderne où les nouvelles technologies font partie de la politique de développement de l’hôpital (y est par exemple magnifiquement installé un pet-scan), nous sommes loin, dans ce cas précis, des travaux japonais qui tournent autour de la neuronavigation sous IRM et des salles d’opération “intelligentes”. Le Pr ISEKI, neuro-chirurgien (Tokyo Women’s Medical University, Institute of Advanced Biomedical Engineering and Science), a obtenu à l’hôpital de son université un local situé à l’intérieur du bloc opératoire et qu’il a transformé en salle d’opération dans laquelle il a été possible d’installer une IRM. Ce n’était pas prévu à l’origine. La salle est relativement petite, ce qui complique les allées et venues des professionnels ; une partie des écrans de contrôle sont placés à l’extérieur de la salle, dans le couloir, sous la supervision d’un chirurgien (et non d’un radiologue). Il semblerait que les autres chirurgiens du bloc considèrent avec quelques haussements de sourcils l’activité de cette salle et la quantité de matériel d’imagerie et de matériel électronique utilisée. 17 MCP Rapport de Mission mai 2009 Quand l’IRM rend la salle d’opération “intelligente” en neuro-chirurgie (Tokyo Women’s University Hospital) Question d’encombrement (ibidem) Dans le couloir intérieur du bloc, juste de l’autre côté de la porte de la salle d’opération Les neurochirurgiens sont sans doute plus intéressés par les systèmes de navigation destinés à assurer la sécurité de leur geste que par la robotique elle-même. Les roboticiens de l’Institut travaillent ici en territoire hospitalier, et sont peut-être tributaires de la demande des chirurgiens. Cependant certains jeunes ingénieurs de l’équipe, pour leur part, ajoutent volontiers à leurs recherches en neuronavigation des travaux touchant à la robotique. Ainsi l’ingénieur rencontré 18 MCP Rapport de Mission mai 2009 dans le laboratoire du Pr ISEKI (Faculty of Advanced Techno-Surgery) travaille-t-il à la fois sur un système de monitoring pour les incisions dans les tissus sains en neurochirurgie, sur la diffusion des images réalisées en salle d’opération à d’autres hôpitaux, et sur la supervision des opérations en cours par un senior se trouvant à l’extérieur du bloc opératoire, voire par un système de surveillance informatisé : se profile une salle d’opération qui serait rendue “intelligente” au-delà du seul usage de l’IRM. Pour concevoir une telle supervision il faut d’abord observer finement ce qui se passe lors des opérations chirurgicales. Un sensor (ultrasons) fixé au plafond enregistre très précisément les mouvements et les déplacements des personnes présentes. Du côté infirmier une caméra braquée sur la table de l’instrumentiste permet aux cadres infirmiers de surveiller le travail en cours. D’autres caméras permettent au chirurgien senior de surveiller les opérations à distance depuis son bureau ou une salle éloignée, tout en disposant des images concernant l’état de l’opéré. Capter ainsi “l’atmosphère” de la salle d’opération doit permettre de guider les plus jeunes et de repérer immédiatement la survenue d’un incident indésirable. Mais d’une part un certain nombre d’incidents peuvent passer inaperçus des caméras. Et d’autre part cette surveillance à distance prend beaucoup de temps aux seniors et les immobilise dans une relative inactivité. Le futur, dit l’ingénieur, ce serait donc de disposer d’un “automatic senior surgeon” susceptible de réagir de manière adéquate aux informations captées en salle d’opération. Toutefois, pour cet ingénieur, il n’est pas question de se passer des chirurgiens : il faut penser la salle d’opération intelligente comme un système incluant des humains, dans la perspective d’une coopération entre le chirurgien et des dispositifs sophistiqués. Dans la salle de travail collective où il me reçoit, un homme en tenue de ville travaille sur un ordinateur. C’est un chirurgien, non distinguable des ingénieurs. Jouit-il encore de l’aura de ceux “qui vont dedans” (c’est-à-dire qui pénètrent eux-mêmes physiquement à l’intérieur des corps) ? Le jeune postdoc qui travaille avec mon interlocuteur, préfère pour sa part le hardware au software. Il avait d’abord espéré travailler dans l’industrie automobile, sur l’automatisation des voitures. C’est à la conception d’un “robot instrumentiste” (scrub nurse robot) pour la chirurgie endoscopique qu’il a finalement consacré sa thèse. Ce robot serait susceptible de choisir les instruments et de les passer directement dans les trocarts jusqu’au site opératoire. Evidemment le chirurgien resterait maitre du jeu et il n’est pas non plus question de remplacer complètement l’infirmière instrumentiste “We don't change the OR…It’s an assisting system”. Jusqu’où cependant pourront aller ces systèmes d’assistance en chirurgie ? Pas question de mécaniser les hommes et de parvenir à la situation imaginée par Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes, insiste mon interlocuteur : “It is not our intention”. Mais, si l’on en venait à concevoir vraiment un “robot-instrumentiste”, les interactions imprévisibiles, subtiles, immédiates et efficaces (cf. l’aspect “mental” des katas) qui se produisent entre chirurgiens et instrumentistes lors des opérations ne risqueraient-elles pas d’être finalement abandonnées face à la séduction qu’exerceraient la standardisation et la mécanisation des procédures ? 19 MCP Rapport de Mission mai 2009 Présence de “Charlot” dans l’imaginaire japonais (Tokyo, Asakusa, mai 2009) Modélisation de la salle d’opération. Conférence du Pr Iseki au Workshop Franco-Japonais organisé par l’Ambassade de France et l’Université de Tokyo,10 mai 2009 Un neuro-chirurgien classique mais ouvert aux nouvelles technologies, rencontré ailleurs, considère la chirurgie comme un art et pas seulement comme une technique. Compte aussi “a human intention” chez le chirurgien. “Mind is very important”. Il a essayé de se servir du système de neuronavigation acheté par son hôpital, mais n’y a pas trouvé de véritable avantages : “Navigation is useful, but we have to get such a skill by ourselves”. A la source de sa vocation de chirurgien il y avait le désir de porter assistance aux patients avec ses propres mains. Il insiste sur l’importance du toucher et de l’atmosphère de la salle d’opération, même si celle-ci n’est pas saisissable avec les doigts. En revanche le travail sur simulateur, avant l’opération, lui paraît plus utile. Sa vision du futur semble assez pessimiste. D’après ce praticien les patients ne font plus confiance aux chirurgiens et sont trop prompts à porter plainte. Du coup les chirurgiens hésitent désormais à opérer, ce qui diminue les occasions d’apprendre pour les plus jeunes. Ces occasions diminuent aussi parce que les traitements médicaux se multiplient et tendent à remplacer les gestes chirurgicaux. De plus le développement des techniques diagnostiques (scanner par exemple) provoque une baisse du niveau clinique chez les praticiens. On aurait ainsi de moins en moins de chances de trouver de bons chirurgiens. Développer les nouvelles technologies en chirurgie ne va donc pas sans risques, d’autant qu’elles fascinent les jeunes médecins. Ces 20 MCP Rapport de Mission mai 2009 technologies présentent cependant pour les seniors un avantage imprévu mais non négligeable, compte tenu du nombre relativement restreint de patients à opérer : pendant que les juniors sont occupés à jouer avec ces nouveautés, les seniors peuvent continuer à opérer les patients en chair et en os sans avoir à affronter les récriminations des jeunes, impatients d’opérer eux aussi. Quant aux infirmières-instrumentistes elles sont nécessaires, ne serait-ce que pour soutenir le moral des opérateurs car“the mind of surgeons is so changeable during difficult operations”. Ça c’est quelque chose qu’une instrumentiste-robot pourrait peut-être difficilement faire. Un ingénieur post-doc déjà rencontré en juin 2008 lorsqu’il était membre du laboratoire du Pr ISEKI travaille maintenant à l’Université de Chiba, dans le laboratoire Systems of engineering medical electronics, avec une charge d’enseignement importante. La vocation de cet ingénieur pour l’application des nouvelles technologies à la médecine tient pour une grande part au rayonnement du Pr DOHI. Ce dernier avait fait une conférence sur les organes artificiels et les manipulateurs pour endoscopes qui l’avait enthousiasmé. Mais, à la différence du laboratoire du Pr ISEKI au Tokyo Women’s Hospital, le laboratoire où travaille maintenant cet ingénieur est sans liens organiques avec la faculté de médecine et l’hôpital universitaire, qui se situent sur un autre campus de Chiba. Nouveau venu dans l’institution, il éprouve des difficultés à intéresser les chirurgiens à ses recherches, et à savoir ce qu’ils attendraient de l’électronique. Les deux conférences qu’il a organisées pour les attirer n’ont pas eu le succès qu’il espérait. Ses travaux sont axés sur des dispositifs intelligents destinés à la chirurgie mini-invasive, en particulier sur des forceps actifs, avec coagulation par ultra-sons. Mais il a aussi entrepris des recheches sur des systèmes de navigation chirurgicale, qu’il voudrait étendre à la chirurgie abdominale. Il insiste sur le fait que les viscères bougent (cf le péristaltisme intestinal), et qu’ils constituent donc pour les instruments un environnement plus compliqué que le cerveau. Il est lui aussi préoccupé par le repérage des mouvements des professionnels autour de la table d’opération. Dans son laboratoire il a installé une table d’opération de manière à filmer gestes et déplacements, mais ne se sert pas d’ultra-sons pour ce repérage, disant qu’il n’a pas besoin d’autant de précision que ses collègues du Twins. La salle d’opération dans le laboratoire... observée par 4 caméras (Université de Chiba, mai 2009) Il n’est pas question non plus ici de remplacer le chirurgien par un système robotisé, ne serait-ce que pour des raisons légales. En revanche les opérations sous contrôle radiographique supposent une mise à distance des opérateurs à laquelle les roboticiens peuvent apporter des solutions. De la visite du laboratoire je retiens aussi, accessoirement, une machine pour ainsi dire 21 MCP Rapport de Mission mai 2009 magique (du moins aux yeux des non-initiés) capable de transformer des données numériques 3D en objets24. A noter, ci-dessous, au départ sans doute, la présence de données occidentales fortement emblématiques…. Figurines produites par la machine * Epilogue Nous sommes passés des patients aux scientifiques en passant par les chirurgiens. Qu’en est-il de l’imaginaire du corps, de la maladie et de la thérapeutique chez les uns et les autres, au Japon comme en France, en dehors ou au-delà des schémas convenus diffusés par les facultés de médecine ? Quelles représentations suscitent les nouvelles technologies en matière de médecine ? Dans la brochure de vulgarisation relative au cancer, déjà citée, l’ancienne chirurgie ouverte est pratiquée au sabre par un samouraï aux sourcils froncés, le corps tout entier sollicité par son geste. En vis-à-vis se trouve une image de science-fiction : plus de sabre mais un laser ; plus de guerrier, mais un être sans expression et sans regard, impersonnel, au corps peu engagé dans l’action. Il travaille au niveau cellulaire et ne détruit qu’un “visage” là où le samouraï pratique l’exérèse d’un “corps” entier. Tokyo University Hospital, Pr Nakagawa, brochure sur le cancer, destinée aux patients 24 Il s’agit de la Zprinter310 Plus, créée en 2005 au MIT (Z Corporation). 22 MCP Rapport de Mission mai 2009 Dans quelle mesure changer d’échelle et changer d’instrument est-ce donc vraiment changer de métier ? Quels seront les thérapeutes de demain ? Quel sera leur rapport au corps, le leur propre, celui des patients ? Ce sont les questions que posent les nouvelles technologies aux chirurgiens, au Japon comme ailleurs. Dans quelle mesure les réponses qui y sont apportées sont modulées par les différentes cultures, c’est la question de l’anthropologue. Des travaux comparatifs sur les compétences non-techniques des chirurgiens, autrement dit sur l’incidence du facteur humain en chirurgie, sont menés par des chercheurs de l’Université d’Aberdeen (Steven YULE, Jill WILKINSON) et des chercheurs de Yokohama (chirurgiens, statisticiens, psychologues). La première impression des chercheurs écossais c’est qu’il y a peu de différences entre le fonctionnement d’une salle d’opération en Ecosse et au Japon25. Les contraintes techniques seraient donc plus fortes que les dimensions culturelles. Mais leur recherche est encore en cours, et cette question-là reste pour le moment ouverte. ***** 25 www.surgeonsnews.info/Content/content.aspx?ID=738