La Bretagne dans la guerre de 1914-1918 : un quotidien bouleversé
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La Bretagne dans la guerre de 1914-1918 : un quotidien bouleversé
La Bretagne dans la guerre de 1914-1918 : un quotidien bouleversé L'image dominante de la Grande Guerre est celle des tranchées. Le face à face des soldats qui se prolonge pendant quatre ans justifie l'appellation de "front" ; il se distingue de "l'arrière" des civils. En mettant en évidence le caractère total du conflit, les historiens suggèrent, depuis les années 1990, de nouvelles appellations pour l'arrière : "l'Autre front", le "front de l'arrière" … Ces nouvelles désignations conviennent bien à la situation de la Bretagne, qui ne connaît pas de combats terrestres, mais est pourtant un front maritime, un front économique, social et culturel. La mobilisation économique et financière L'abondance des pertes au tout début de la guerre, la prolongation inattendue des combats entraînent une mobilisation très large des hommes de 20 à 47 ans. Les classes les plus jeunes sont le plus précocement et le plus massivement sollicitées : 90 % des hommes de la classe 1912 et des suivantes sont mobilisés. Or la Bretagne a une population plus jeune que le reste de la France : l'âge moyen y est de 28 ans 7 mois alors qu'il est de 32 ans 3 mois au niveau national ; le taux de mobilisation générale est donc plus élevé. Cette démographie bretonne particulière est plus spécifique dans des campagnes plus jeunes où les très grandes familles sont encore nombreuses. Vigneux-de-Bretagne est ainsi la commune la plus touchée en LoireInférieure : 915 des 3 063 habitants sont sous les drapeaux ; 211 meurent au cours de la guerre, soit 6,75 % de la population totale. Ces morts de Vigneux sont presque tous des agriculteurs (195). Une contrainte très forte pèse sur la Bretagne dès l'été 1914 : assurer l'approvisionnement des soldats avec moins de main-d'œuvre. Si des friches apparaissent et si des rendements baissent, la situation dans les campagnes se détériore moins qu'en ville. D'une part, le travail des femmes, l'aide des enfants, l'emploi des prisonniers de guerre, les permissions accordées aux soldats à partir de 1915 pour les gros travaux de la terre limitent la baisse de la production ; d'autre part, la hausse des prix des produits agricoles améliore les revenus des femmes dans les campagnes, comme le note le préfet du Finistère en 1916. En 1918, l'instituteur de SaintLormel décrit même une modification des apparences chez certaines femmes, signe de relative aisance. À l'inverse, la pénurie et le rationnement s'installent dans les villes. La pénurie, qui entretient la hausse des prix, touche aussi le secteur de la pêche. Entre 1914 et 1918, 257 bateaux bretons sont détruits. Cette activité est pratiquée par les plus âgés car beaucoup d'inscrits maritimes sont enrôlés dans la "Royale". Elle est limitée par l'autorité militaire. Cette autre contrainte suscite de nouvelles pratiques de pêche près de la côte. Des espèces autrefois délaissées sont capturées avec des engins interdits avant la guerre. Mais, alors que la demande des conserveries augmente pour nourrir le front, la guerre sous-marine menée par les Allemands freine l'activité à partir de 1916. La guerre modifie aussi les conditions et les objectifs de la production industrielle. L'approvisionnement du front est le moteur des usines bretonnes. À Nantes, par exemple, les biscuiteries LU et BN se convertissent à la fabrication du "pain" de guerre ; Cassegrain et Beauvais livrent à l'armée du "singe", du corned-beef. Près de 2 000 ouvriers et ouvrières travaillent dans 29 usines ou ateliers qui produisent des uniformes. C'est, bien sûr, le secteur métallurgique, reconverti en usines d'armement, qui emploie le plus grand nombre de salariés nantais : 21 800 dont 4 700 femmes et 2 250 enfants. Par les réquisitions, par les commandes, l'État joue un rôle déterminant dans la vie économique. Il s'appuie sur les autorités locales, les maires, pour mettre en œuvre une économie de guerre qui pose la question cruciale du financement de la dette contractée. L'appel aux Français à "verser leur or pour la France", à participer aux emprunts nationaux, aux multiples journées patriotiques trouve un large écho en Bretagne : l'Ille-et-Vilaine et la Loire-Inférieure sont les 3e et 4e départements français pour l'importance des sommes versées lors de ces journées. La mobilisation sociale et culturelle La mobilisation économique et financière pour le front modifie les rôles sociaux traditionnels attribués aux femmes et aux enfants. Les Bretonnes ont toujours travaillé, en particulier dans l'agriculture. Mais la guerre leur confère une nouvelle fonction à la campagne, celle de chef d'exploitation. C'est surtout dans les villes que de nouveaux possibles s'ouvrent à elles. Elles sont employées dans les usines d'armement et sont parfois plus nombreuses que les hommes : 3 000 à la Pyrotechnie de Brest en 1917 pour 2 500 hommes. À la douillerie de l'arsenal de Rennes, elles sont 5 100 en 1918. À Rennes en juin 1917, ces "munitionnettes" sont à la tête du mouvement social pour obtenir de meilleurs salaires et plus de respect de la part de l'encadrement. Elles remplacent les hommes dans les écoles de garçons, dans la conduite du tramway, la distribution du courrier. Elles s'engagent comme volontaires pour soigner les blessés dans cette grande région sanitaire que devient la Bretagne, loin de la zone des combats. Elles apparaissent comme les "anges blancs", les "grandes consolatrices" qui apportent soins et réconfort aux 800 000 soldats qui ont transité dans les nombreux hôpitaux temporaires bretons. Les enfants, par leurs dessins, témoignent de l'étonnement que suscite cet accès, momentané, des femmes à de nouvelles fonctions. Le clergé breton s'inquiète d'une éventuelle émancipation et la presse catholique multiplie les rappels sur les enseignements des Écritures quant à la place des hommes et des femmes. Les enfants eux-mêmes sont mobilisés pour "l'effort" de guerre. À l'école, l'enseignement cherche à justifier la "guerre du droit", le patriotisme. Les enfants participent aux journées patriotiques, rendent visite aux blessés, aux mutilés ; ils fleurissent les tombes à la Toussaint et rendent même hommage à l'un des leurs, un enfant soldat, "Le Petit Poilu" du Faouët, engagé à 15 ans, tué à 18 ans. La guerre est pour la société bretonne un accélérateur de ses mutations. Elle est l'occasion d'une ouverture forcée au monde, un seuil de mondialisation. Dès les premiers jours de la guerre, des réfugiés gagnent la région, en particulier des Belges. Ils sont suivis des prisonniers de guerre allemands, qui subissent l'hostilité initiale de la population. Celle-ci change d'attitude quelques mois plus tard quand ces prisonniers deviennent une force de travail à bon marché. Dans les ports bretons débarquent des troupes anglaises en 1914, russes en 1916 … surtout américaines à partir de 1917. Les Sammies font de Nantes-Saint-Nazaire et de Brest leurs bases principales et la Bretagne découvre le jazz, le chewing-gum et la ségrégation raciale dans l'armée américaine. Les hôpitaux temporaires, les usines deviennent des lieux de contact entre les Bretons et les étrangers. Si l'accueil est souvent chaleureux dans les premiers temps, les relations se tendent et la xénophobie se manifeste en particulier à l'encontre des "Sidis", la main-d'œuvre coloniale d'Afrique du Nord. Interpellée par l'altérité, l'identité de la Bretagne est questionnée par la guerre. La mobilisation des esprits emprunte toutes les voies pour s'imposer. De 1914 à 1918, la bretonnité est ainsi largement utilisée pour associer la petite patrie à la grande. La langue bretonne est mobilisée par l'État pour convaincre la population de souscrire aux emprunts nationaux. Théodore Botrel, chansonnier aux armées, inspire des séries de cartes postales qui sont expédiées au front. La presse régionale, sous contrôle, exalte la valeur particulière des soldats bretons. Ces usages des signes distinctifs de la Bretagne pour conforter le patriotisme ne sont conçus que comme usages de circonstance. Ils sont pourtant le début de la construction d'une nouvelle image qui remplace celle du "plouc" et de Bécassine. Ce recours aux marqueurs de la bretonnité pendant la guerre se retrouve dans la construction de sa mémoire. La place et le sens qui leur sont donnés révèlent des enjeux mémoriels différents , parfois opposés. La mémoire de la guerre peut être aussi une guerre de la mémoire. Didier GUYVARC'H