Greenspan, le virtuose ambigu

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Greenspan, le virtuose ambigu
LES LIVRES ET LES IDÉES
Maestro
Par Bob Woodward
Greenspan,
le virtuose ambigu
BERNARD CHERLONNEIX*
Le journaliste d'investigation Bob Woodward , qui
fut pour le Washington Post le limier de l'affaire du Watergate, livre une fidèle narration de
l'action d'Alan Greenspan à la tête de la banque
centrale américaine (la Fed) : portrait d’un économiste virtuose, mais aussi d'un manœuvrier
avisé dans les arcanes du pouvoir washingtonien1.
S
ans tomber dans les excès du
« verbatim », mais sans aucun
recul historique permettant la
comparaison, et sans mise en relief
théorique ou doctrinale, le livre
de Woodward est avant tout
l'occasion de connaître l'arrièreplan des décisions de la politique
monétaire américaine depuis
1987. C'est en effet en 1987 que le
Président républicain Reagan a
nommé Alan Greenspan à la
présidence du Système de réserve
fédéral (la Fed2) en remplacement
de Paul Volcker (une démission
appréciée à sa juste valeur par
James Baker qui, selon l’auteur, la
salua en privé par un retentissant
* Economiste de banque.
« We got the son of a bitch »3). En
2000, le Président démocrate
Clinton reconduira le même
Greenspan dans ses fonctions,
pour la deuxième fois de sa
présidence. Sans doute pourraiton songer à appliquer à cet
ouvrage le reproche adressé à
certains livres de Flaubert, de
« couper beaucoup de bois » pour
des affaires de quart ou de demipoint de taux d'intérêt de refinancement bancaire – mais ce serait
douter de l'intérêt de la politique
monétaire elle-même , dont
Wo o d w a r d d é m o n t r e a u
c o n t r a i r e
l'importance pratique pour la
marche des affaires.
Au-delà de cet arrière-plan, ce
livre est aussi l'occasion de se
rappeler la divergence entre la
constitution monétaire américaine
et son récent équivalent européen.
Enfin, dans ces temps de dénonciation de la toute-puissance des
marchés financiers, il montre que
ce pouvoir est pondéré par
l'influence du politique et de
l’administration, qui semble jouer
en amont un rôle non négligeable.
Du talent manifesté par Greenspan dans ce subtil équilibre, nous
retiendrons trois illustrations.
D’abord, la crise boursière de
1987, un mois après sa nomination.
La mémoire des économistes – et
des Américains – est nourrie de
l'histoire, souvent répétée, selon
laquelle la gravité de la crise des
années 30, après le krach boursier
de 1929, est imputable au resserrement monétaire à contretemps
pratiqué par la Fed, qui a plongé
l'économie américaine et, par
contagion, mondiale dans la déflation et la récession. Sans doute
faut-il attribuer une bonne part
du crédit dont jouit le « maestro »
1
Bob Woodward,
Maestro.
Greenspan’s Fed and
the American Boom,
New York et
Londres, Simon &
Schuster, 2000, 272
pages.
2
On utilise en
général en France
le féminin (par
référence à la
Réserve fédérale).
3 « Nous l’avons
eu, ce fils de p… ».
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de la monnaie américaine auprès
des milieux d'affaires, du monde
universitaire et de la presse à la
manière dont il géra la crise
boursière de 1987 depuis le vaste
siège de marbre de la Fed, situé sur
Constitution Avenue à Washington.
L’HOMME QUI ÉVITA
LA DÉPRESSION ?
C
4
Non
Accelerating
Inflation Rate of
Unemployment :
taux de chômage
au-dessous
duquel les
tensions
salariales sont
censées relancer
l’inflation.
5 Federal Open
Market
Committee,
l’organe de
décision de la Fed.
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New York (bras séculier de la Fed)
aux présidents des principales
banques et maisons de courtage,
pour rappeler à chacun l'interdépendance systémique, puis un
lourd suspense sur l'éventualité
d’une fermeture temporaire du
marché, la catastrophe fut évitée –
grâce au sang-froid et à la rapidité
de réaction du nouveau Président
de la Fed.
'est en effet le 3
août 1987 que le Woodward trace le
Deuxième illustraSénat confirma (par
tion, l’attitude ambi91 voix contre 2) sa portrait d’un
guë d'Alan Greensnomination à la pré- intellectuel
pan à propos de la «
sidence de la Fed. opportuniste, qui se
nouvelle économie
Promu à ce poste à
», cette hypothèse
61 ans à l'instigation passionnerait de bonne d'une élévation strucd e J a m e s B a ke r, foi pour la thèse
turelle du « taux de
Gre e n s p a n ava it donnant les meilleurs
croissance potentielle
été président des
» non inflationniste à
conseillers écono- gages de sa bonne
un palier supérieur,
miques de Gerald volonté à
en raison de gains
Ford de 1974 à 1976, l’administration
d e p ro d u ct ivit é
après avoir co-dirigé
durablement accrus
pendant plus de vingt démocrate.
par l'investissement
ans l'entreprise newdans les nouvelles
yorkaise de prévision économique
technologies.
Townsend-Greenspan, fondée en
1953, alors qu'il avait 27 ans et fréOn se souvient du propos très «
quentait assidûment le cercle de
orthodoxe » du gardien de la monla « libertarienne » Ayn Rand.
naie américaine sur l'« exubérance
irrationnelle » des marchés bourLe lundi 19 octobre de la même
siers américains, lors de son
année, alors qu’il se révélait imdiscours devant l'American Enterpossible de trouver un acheteur
prise Institute en décembre 1996
pour la caisse d'épargne américaine
(l’indice Dow Jones était en effet
la plus importante, en état de
passé de 2 500 à 6 000 en cinq ans,
faillite virtuelle, l’indice Dow Jones
de fin 1991 à fin 1996, la hausse
plongea de 508 points (à partir
ayant été de 26 % en 1996). Et
d'un niveau de 2500), soit une
pourtant, dans les coulisses du
baisse de 22,6 % en un jour, le
monde de la statistique améridouble de la baisse du Mardi noir
caine, Greenspan était un des
de 1929 (11,7 %). A 8h 41, le mardi
premiers et plus ardents défen20 octobre, avant l'ouverture des
seurs de la réévaluation des
marchés, la Fed publia le commustatistiques de productivité, afin
niqué suivant : « Le système de
d'expliquer la hausse du taux de
réserve fédéral, cohérent dans ses
profit moyen de l'économie et la
responsabilités de banquier central
chute du NAIRU4 en dessous de
son niveau consensuel de 6 %… et
de la nation, a affirmé aujourd'hui
de pouvoir justifier ainsi la hausse
être prêt à fournir les liquidités
extraordinaire du cours des actions.
nécessaires au soutien du système
Cette histoire est racontée en
économique et financier ». Après
détail dans le chapitre 11, et nous
quelques coups de fil passés par
montre soudain un président de la
E. Gerald Corrigan, président de la
Fed, longtemps présenté comme
Banque de réserve fédérale de
un « faucon » de la lutte antiinflationniste, prenant à contre-pied
même les « colombes » du FOMC5
et les équipes de la Fed, qui se
déclaraient unanimement en
faveur d’une hausse préventive
rapide et importante des taux :
Greenspan s’est opposé à la
hausse des taux de refinancement
bancaire en septembre 1996 – deux
mois avant la réélection du président sortant Clinton, et trois mois
avant son propre discours de
décembre.
DE L’UTILITÉ DE LA
NOUVELLE ÉCONOMIE
L
e « maestro » justifie certes sa
position : il explique l’absence
(ou le retard) des hausses de
salaires par une hypothèse d'insécurité des travailleurs, causée par
le changement technique et la
crainte devant le risque d'obsolescence accrue de leur savoir. Dans
cette tentative de formalisation, il
recevra l’appui de Janet Yellen, économiste spécialiste du marché du
travail, …nommée par Bill Clinton
au Conseil des Gouverneurs en
même temps qu'Alan Blinder, en
1994. En filigrane, Bob Woodward
trace ici le portrait d'un intellectuel opportuniste, qui se passionnerait spontanément et de bonne
foi pour la thèse donnant les
meilleurs gages de sa bonne
volonté à l’administration démocrate – une administration qui
devait précisément se prononcer
peu après sur la reconduction de
ce président de la Fed, ou son
remplacement par Alan Blinder…
Il faut ici rendre hommage à
l'auteur, qui ne tombe ni dans le
panégyrique (que le titre de
l'ouvrage pouvait faire redouter),
ni dans la critique systématique,
pour s'en tenir à un portrait fait
d'ombre et de lumière, où se
dessine le profil d'un très habile
politique.
Beaucoup de statisticiens et
d’économistes ont souligné la
faiblesse de l'argument sur la
GREENSPAN, LE VIRTUOSE AMBIGU
mauvaise mesure de la productiNew York, W. Mc Donough. On
vité, notamment dans les services
se souvient de la réunion de crise
ou sur la surévaluation de la
convoquée à cette occasion,
hausse des prix mesurée par l’intoutes les banques concernées
dice des prix à la consommation :
étant fermement invitées à
une telle considération ne suffisait
apporter leur contribution pour
pas à justifier un changement de
éviter l’aggravation de la crise.
politique, car le biais statistique
Pour quelle raison la Fed et son
était constant ou, tout au plus, un
très peu interventionniste présipeu accru. En fait, comme Ladent se sont-ils mêlés de cette
wrence Meyer l'observait en mars
affaire ? Il n’était pas sûr, en effet,
1997, alors que le président de la
que les marchés n’auraient pas pu
Fed venait de proposer au FOMC
digérer la faillite de LTCM et
une hausse des taux d'un quart
qu’une contagion fût à redouter
de point, « Greenspan garde un
dans le système bancaire mondial.
pied dans chaque camp : celui
de la nouvelle économie (tenir
L'investigation de Woodward
compte
de
la
dévoile le desp ro d u c t i v i t é e n
sous des cartes
hausse) et celle de la Greenspan considérait
en soulignant la
v i e i l l e é c o n o m i e que la Fed n’aurait pas
cohérence doc( c o m b a t t r e
trinale
de
dû engager son crédit
l'inflation). C'est une
Greenspan, et, au
gestion magistrale du dans l’affaire LTCM, et
passage, son atticours des choses.Quel que Mc Donough avait
t u d e c h ev a l e brio ! ».
resque vis-à-vis
agi précipitamment.
de Mc Donough.
Le troisième épiIl nous apprend
s o d e éclairé par
que les réunions
Woodward est celui de l'accident
et les projets de sauvetage organide LTCM, société d’arbitrage très
sés par la banque centrale améris
é
r i e u s e
caine l'ont tous été à l'initiative de
et fort bien dotée en capital
Mc Donough, y compris la
h u m a i n . Fo n d é e e n 1 9 9 4
tentative de reprise de LTCM par
par John Merriwether, ancien viceWarren Buffett, refusée par
président de la banque d'affaires
LTCM. Une fois l’accord trouvé
Salomon Brothers et David Mullins,
avec les principaux créanciers de
ancien vice-président de la Fed, elle
LTCM (qui acceptaient d'apporétait parvenue, dans ses bonnes
ter 3,6 milliards de dollars pour
années, à fournir à ses investisseurs
é
v
i
t
e
r
(au nombre desquels de grandes
le dépôt de bilan), Mc Donough
banques françaises) des rentabilités
fit valoir que la Banque Fédérale
annuelles de 200 % ou plus. La
de New York et lui- même
réaction brutale du marché
n’avaient été que d'honnêtes
américain des obligations
courtiers dans une transaction
à la dévaluation du rouble et au
souhaitée par les acteurs privés,
moratoire unilatéral sur la dette
et qu'aucun argent public n'avait
russe, prononcé par Moscou le
été apporté ni même évoqué.
17 août 1998, déjouèrent les
Or, en réalité, Greenspan consistratégies d'arbitrage de LTCM
dérait que la Fed n'aurait pas
en gelant le marché, à ce point
dû engager son crédit dans cette
qu'en septembre, la société
affaire, et que Mc Donough avait
notifiait à ses investisseurs une
agi précipitamment. Ce qui
perte de 1,8 milliard de dollars.
n'empêcha pas Greenspan, lorsPour échapper à la faillite, elle
qu'ils furent tous deux appelés
appelait à la rescousse le présià témoigner sur cette affaire
dent de la Banque Fédérale de
devant le Banking Committee de
la Chambre des Représentants,
de soutenir publiquement Mc
Donough, en dépit des assauts
vigoureux qu'il eut à subir ce
jour-là.
UNE TRADITION
DE SOUTIEN
À LA CROISSANCE
L
’ouvrage montre aussi – avertissement utile à la Banque
centrale européenne – à quel
point la constitution monétaire
américaine, dans sa lettre et sa
pratique, est centrée sur la
croissance : elle reste marquée,
quel que soit le tempérament
du président de la Fed, par l'influence keynésienne dominante
de l'après-guerre, même si l'esprit
de cette constitution, écrite et
non écrite, a bougé, depuis l'ère
Volcker, dans le sens de la priorité
à la stabilité monétaire.
Ainsi, la loi sur « le plein emploi
et la croissance équilibrée » de
1978 (Humphrey-Hawkins Act),
charge la Fed de faire tout son
possible pour atteindre l'emploi
maximum : elle laisse donc entendre
que le niveau de l'emploi pourrait
être corrélé durablement avec
une stimulation monétaire, alors
qu’une telle stimulation, aux yeux
de beaucoup, ne peut avoir que
des effets transitoires ou nominaux.
C'est d’ailleurs sur une telle législation qu'Alan Blinder s’est s'appuyé
en 1994 pour critiquer la politique
Greenspan, censée incarner alors
une excessive orthodoxie. Cette
critique n’eut que peu d’écho, la
presse économique s’étant rangée
massivement du côté de Greenspan
et de son combat contre l'inflation.
Cette histoire monétaire américaine des quinze dernières années
montre que, même sous l'égide
d'un président de la Fed réputé
conservateur, les délais de réaction des gardiens de la monnaie
sont plus rapides quand il s’agit de
soutenir l'activité que de contrer
les pressions inflationnistes. Elle
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LES LIVRES ET LES IDÉES
montre également l'étonnante
inexistence, sauf circonstances
exceptionnelles,du monde extérieur,
et particulièrement de l'Europe,
dans la définition de la politique
monétaire américaine. Un lien
existe entre cette préférence
implicite pour le présent et la
courte durée du mandat à la tête
de l’institution ; la quasi-coïncidence
de son terme avec celui de
l'échéance présidentielle joue dans
le même sens. Les évolutions
contemporaines des politiques
monétaires américaine et européenne sont sans doute le reflet de
cette différence constitutionnelle.
invite à réfléchir sur les relations
entre politiques publiques et développements contemporains de
la finance. Ceux-ci ont
certainement plus à voir, empiriquement, avec l'universalisation
de la réglementation monétaire
du cours forcé (c'est-à-dire la disparition des obligations contractuelles des banques d'émission à
l'égard des agents non-financiers),
sans laquelle il n'existerait pas de
changes flottants entre les principales monnaies, et donc sans
laquelle les marchés de dérivés, si
caractéristiques de l'économie
mondiale contemporaine, n'existeraient pas non plus. L'Etat peut
avoir besoin des marLE PARADOXE
chés, financiers en
Pour
le
président
DU CHEF
particulier,
et agir en
D’ORCHESTRE
de la Fed,
leur faveur.
nvolontairement, le l’abandon de
livre de Woodward, l’étalon-or était
Ce n'est sans doute
par son titre même,
pas le moindre des pamet en cause une nécessairement
r a d o xe s ,
pour
thèse devenue un lieu générateur d’une
Greenspan lui-même,
commun indiscuté : plus grande
rigoureux partisan de
l'économie mondialil'économie de marché,
sée d'aujourd'hui serait instabilité, quel
de se voir décerner un
le résultat d'une pé- que soit le talent
b r e v e t
riode de libéralisation des banquiers
de chef d'orchestre
prolongée, financière
d'une économie monotamment, et les centraux.
nétaire dirigée par
p ro b l è m e s é c o n o des banques centrales :
miques et financiers actuels sede fait, l’influence de celles-ci ne
raient dus à cet excès de libéralidoit pas être sous-estimée, si l’on
sation. Or ce récit de l’action du «
se
fonde
sur
les
maestro » nous montre que les
critiques auxquelles les exposent
choses sont plus subtiles et nous
leurs actions comme leurs absten-
I
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tions. A ce propos, l'amplitude des
variations des taux directeurs de la
Fed (quatre baisses de 0,5 %
depuis janvier 2001) a conduit
certains observateurs à un bilan
moins flatteur de la politique de
Greenspan. « Le regard porté sur
ces trois dernières années de taux
d'intérêt en dents de scie donne
une image d'Alan Greenspan bien
différente de la perception populaire. Loin d'être un chauffeur doué
d'un calme surnaturel, conduisant
avec régularité, Greenspan n'a
cessé de changer brutalement de
direction, zigzagant d'un fossé à
l'autre, et ne réagissant à une
crise que pour en provoquer
une autre », écrivait le 19 février
dernier l'éditorialiste de Foreign
Affairs, Fareed Zakaria, dans une
tribune de Newsweek – tout en
ajoutant prudemment que la
critique était plus facile rétrospectivement.
Juste retour de choses, sans doute,
pour ce banquier central original
qui écrivait, en juillet 1966, dans
un texte étonnant sur « l'or et
la liberté économique » : « The
abandonment of the gold standard
made it possible for the welfare
statists to use the banking system
as a mean to an unlimited expansion of credit » (« L’abandon de
l’étalon-or a permis aux partisans
de l’Etat-providence d’utiliser le
système bancaire comme un
moyen d’expansion illimitée du
crédit »). Un système qu’il savait