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Les discordances de la concordance
Anne-Rosine Delbart
Langages / Volume 2013 / Issue 191 / September 2013, pp 37 - 52
DOI: 10.3917/lang.191.0037, Published online: 31 January 2014
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Anne-Rosine Delbart (2013). Les discordances de la concordance. Langages, 2013, pp 37-52 doi:10.3917/lang.191.0037
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Anne-Rosine Delbart
Université de Bruxelles (U.L.B.) & Centre de recherche en linguistique LaDisco
Marc Wilmet
Université de Bruxelles (U.L.B.)
Les discordances de la concordance
1. INTRODUCTION
La « concordance des temps » pourrait bien appartenir – comme les « propositions infinitives », les « subordonnées participes », les « interrogations indirectes » et autres « ablatifs absolus » ou « gérondifs » – à l’héritage de la grammaire latine : en l’espèce, la consecutio temporum, censée harmoniser « le temps
du verbe prédicat de la proposition principale et celui du verbe prédicat de la
proposition subordonnée » (Lavency, 1985 : § 336).
Pour le français, A. Oudin brosse en 1632 un premier panorama de la
« concordance des temps et des modes », quoique le grammairien, note F. Brunot
(1911 : 589), « soit qu’il ne trouvât pas sa théorie claire, et elle ne l’est pas en
effet, soit qu’il ne la jugeât plus satisfaisante », ait modifié considérablement son
chapitre en 1640 et l’ait remplacé en 1645 « par des indications sommaires ».
La grammaire générale des XVIIe et XVIIIe siècles, sauf erreur, ne consacre
à la problématique aucun développement spécial mais dissémine une série
d’observations aux chapitres des modes et des temps.
Aux descriptions, la grammaire scolaire substitue vite des prescriptions.
C. Noël et F. Chapsal (1823) codifient « l’emploi des temps du subjonctif » :
571. – Le subjonctif étant toujours sous la dépendance d’un autre verbe, c’est le temps
du verbe précédent qui détermine quel temps du subjonctif il faut employer : Je ne
crois pas que vous veniez, je ne croyais pas que vous vinssiez.
Parallèlement, « l’emploi des temps de l’indicatif et du conditionnel » entonne
la litanie des « ne dites pas... mais dites... » (op. cit. : § 550-557).
L’habitude des recommandations et des interdits a dû se maintenir assez
dans les classes pour qu’en 1922 F. Brunot juge bon de lui régler son compte en
une formule retentissante :
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La concordance des temps : vers la fin d’une « règle » ?
Ce n’est pas le temps principal qui amène le temps de la subordonnée, c’est le sens. Le
chapitre de la concordance des temps se résume en une ligne : Il n’y en a pas. (Brunot,
1922 : 782)
Une déclaration aussi péremptoire n’a pas empêché que le motif se perpétue et
passe, qui plus est, des grammaires du français langue maternelle (en abrégé
FLM) aux grammaires du français langue étrangère (en abrégé FLE).
Quelques coups de sonde le montreront.
2. LES GRAMMAIRES DU FLM
Renvoyant en note à F. Brunot, l’ultime édition du Bon usage publiée du vivant de
M. Grevisse déconseille « d’appliquer sans discernement des règles mécaniques
qui indiqueraient une correspondance toujours obligatoire entre le temps de la
principale et celui de la subordonnée » (Grevisse, 198010 : § 2728).
A. Goosse, le successeur de M. Grevisse, prend ses distances envers « ce
que l’on appelle la concordance des temps » (201115 : § 898). Le programme se
restreint au mode subjonctif, car, à l’indicatif, « les relations du verbe d’une proposition avec le verbe principal ne diffèrent aucunement de celles qui unissent
les verbes se trouvant dans des phrases successives » et, « en outre, le rapport
avec le moment de la parole est un élément essentiel » (ibid.).
Invoquant à son tour F. Brunot, P. Charaudeau s’en tient à une simple « corrélation des temps » (1992 : 489). La « mobilité des visions du sujet parlant » (ibid.)
l’amène à privilégier le « discours indirect » (op. cit. : 492), avec la conséquence
de remettre l’indicatif en piste.
La Grammaire méthodique du français de M. Riegel, J.-C. Pellat et R. Rioul
(20094 ) traite carrément du phénomène en deux endroits séparés : la « sémantique des formes verbales » du subjonctif (chap. X : 571-576) et le « discours
indirect » (chap. XXIII : 1010-1012).
La meilleure synthèse est fournie par M. Arrivé, F. Gadet et M. Galmiche
sous l’intitulé « concordance (ou correspondance) des temps » (1986 : 133-136).
« Pour l’essentiel », ils estiment fondée la « boutade polémique et provocatrice
de Ferdinand Brunot » : au lieu d’une « règle automatique », des « différences
de valeur des tiroirs verbaux », qui exploitent un repère temporel fixé « de
façon relative » dans Galilée soutenait que la terre tournait (la rotation terrestre
est contemporaine de l’assertion de Galilée) et « de façon absolue » dans Galilée
soutenait que la terre tourne (la rotation terrestre est contemporaine du moment
de l’énonciation) 1 .
1. Une « remarque » ajoute que « la concordance des temps est comparable, mutatis mutandis, à l’attraction
modale » (Arrivé, Gadet & Galmiche, 1986 : 136). La rubrique alphabétiquement antérieure Attraction modale
(op. cit. : 83) alléguait le glissement de Il affirme que tu ES travailleur à Bien qu’il affirme que tu ES ou que tu
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3. LES GRAMMAIRES DU FLE
Le français au présent de A. Monnerie (1987) démontre, s’il en était besoin, combien les grammaires du FLE, loin d’adapter les objectifs à leurs destinataires et
d’élaborer une méthodologie spécifique, se contentent, en accumulant ad nauseam des exemples de « simultanéité », d’« antériorité » et de « postériorité »
vis-à-vis de tel ou tel présent ou passé, de démarquer les grammaires du FLM,
quitte à témoigner d’une ouverture supérieure dans le choix des illustrations,
à reconnaître que les « règles de concordance ne sont pas toujours respectées à
l’oral » et, faisant l’impasse sur les formes verbales jugées en perte de vitesse, à
exclure du propos le mode subjonctif.
La Grammaire expliquée du français de S. Poisson-Quinton, R. Mimran et
M. Mahého-Le Coadic (2002) réintroduit le subjonctif auprès de l’indicatif. Son
mérite est de risquer une définition généralisante de la « concordance des temps »
(bien que l’adverbe principalement italiqué infra rouvre un espace à la simple cohérence temporelle) :
C’est un accord, une harmonie entre les différents temps des verbes d’une phrase.
Cette concordance des temps s’établit principalement dans les phrases complexes, c’està-dire des phrases qui comportent plusieurs propositions, au moins une proposition
principale et une proposition subordonnée : Je sais (proposition principale) que tu as
raison (proposition subordonnée). (Poisson-Quinton, Mimran & Mahého-Le Coadic,
2002 : 146)
[et] Tout comme la concordance des temps à l’indicatif, la concordance des temps
au subjonctif est une recherche d’accord, d’harmonie entre les différents temps des
verbes d’une phrase. (op. cit. : 153)
Par un louable souci de clarification, les responsables troquent le « temps » étroit
du verbe principal contre un « contexte » du présent (réunissant le présent, le
futur et l’impératif) ou du passé (réunissant l’imparfait, le passé composé, le
passé simple et l’imparfait). Eux aussi signalent la tendance de l’oral à s’affranchir des règles strictes, mais plutôt dans le sens d’une propension « à faire malgré
tout la concordance » (op. cit. : 147). Ils n’évitent pas, cela dit, l’émiettement des
données et se croient tenus, quand ils abordent le mode subjonctif, d’établir des
rapprochements entre les quatre formes verbales du subjonctif et la kyrielle de
formes de l’indicatif (que grossissent encore les « futurs proches » – et même un
« futur de probabilité » – et les « passés récents »).
On doute que les non-francophones sortent intellectuellement armés de cette
poussière d’indications mêlant l’accessoire et l’essentiel. Les préceptes et les
travailleur et une « remarque » énonçait que « l’attraction modale est comparable, mutatis mutandis, à
la concordance des temps. On lui a d’ailleurs parfois donné le nom de concordance des modes ». Constatons
qu’à l’abri de l’« attraction », la « concordance » évacuée par la porte rentre par la fenêtre. Les débordements
du subjonctif sur l’indicatif demeurent en tout état de cause fréquents : « Quelle que soit la décision que l’on
prenne durant les Jeux, on est critiqué » (dans Le Soir, 1er août 2012, p. 16) = ‘quelque décision que l’on
prenne’, etc.
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exercices consultables sur les sites du FLE ne sont pas propres à corriger ce
sentiment 2 . Vraisemblablement, le dépouillement de vastes corpus ne ferait-il
qu’apporter des nappes d’eau supplémentaires au moulin de F. Brunot (voir déjà
Rosier & Wilmet 2003).
Une issue au désordre d’aval serait de redonner vie en amont à la réflexion
théorique.
4. PRÉAMBULE THÉORIQUE
Plusieurs hypothèques grèvent les considérations autour et alentour de la
« concordance des temps ».
4.1. Première hypothèque : le vocabulaire grammatical
Deux vocables faisant l’objet d’un usage permanent sont particulièrement critiques : (1) proposition, (2) temps.
4.1.1. Proposition
Le nom proposition (d’origine logique, i.e. une séquence de mots permettant
l’expression d’un jugement) et ses satellites (proposition principale, proposition
subordonnée) ont la vie dure, malgré l’impression qu’ils véhiculent de toujours
localiser, dans la « principale », l’essentiel de l’apport informatif et, dans la
« subordonnée », un renseignement relativement accessoire. Il n’est pas interdit
de penser que l’apparente hiérarchisation sémantique que charrient ces qualifications contribue dans le cadre de la « concordance des temps » à renforcer
l’idée de sujétion au détriment de l’autonomie des segments de phrase.
Phrase suffit. La « concordance des temps » éventuelle se cantonne à la phrase
complexe, c’est-à-dire une phrase matrice en laquelle s’insère, par enchâssement ou
par incision, au moins une sous-phrase. Seront seules concernées les sous-phrases
enchâssées (au moyen d’un enchâsseur adjectival : lequel, duquel, auquel adjectifs..., pronominal : qui, quoi, dont, où et que pronom..., adverbal : combien, comment
et quand adverbe..., ou conjonctival : que et quand conjonctions, si, les composés
avant que, pour que, du moment que...). Sont écartées les phrases simples et les
phrases multiples associées par coordination, juxtaposition ou emboîtement (on
verra au point 4.4 l’importance de cette précision).
4.1.2. Temps
Le français temps amalgame le temps notionnel (le time des Anglais, le Zeit
des Allemands) et le temps de conjugaison (le tense des Anglais, le Tempus des
2. L’un d’eux (http://activitesfle.over-blog.com/article-36511927.html) est agrémenté plaisamment – ou lucidement – de la photo de deux jeunes étudiantes japonaises s’adonnant à un sommeil réparateur.
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Allemands, pour lequel J. Damourette et É. Pichon avaient introduit le néologisme technique de tiroir). Il en résulte que les libellés de la « concordance des
temps » s’appuient alternativement et concurremment sur la première acception
(T : présent, passé, futur) et sur la seconde (t : infinitif présent, infinitif passé,
participe présent, participe passé, subjonctif présent, subjonctif passé), avec des
recouvrements partiels de T et de t (t indicatif présent de T présent, t passé
simple et passé composé de T passé, t futur simple et futur antérieur de T futur)
que brouillent des intrusions modales (t impératif présent et passé, conditionnel
présent et passé) ou aspectuelles (t imparfait et plus-que-parfait).
Une attention particulière devra être réservée au métalangage et aux paramètres liés du temps, du mode, de l’aspect. Belle occasion de secouer le carcan de
la terminologie scolaire et de rationaliser dans le cadre du FLE une nomenclature
de toute façon non familière à un public d’étrangers (cf. Delbart 1997).
4.2. Deuxième hypothèque : le mode
La « concordance » joue selon les grammairiens au mode subjonctif, au mode
indicatif ou aux modes subjonctif et indicatif. Mais qu’est-ce exactement qu’un
mode ? Beaucoup de spécialistes sont tombés dans le piège étymologique du
latin modus ‘manière’ :
Les modes expriment l’attitude prise par le sujet à l’égard de l’énoncé ; ce sont les
diverses manières dont ce sujet conçoit et présente l’action selon qu’elle fait l’objet
d’un énoncé pur et simple ou qu’elle est accompagnée d’une interprétation. (Grevisse,
198010 : § 1422 [italiques de l’auteur])
Ils assimilent le mode à la modalité (« Abusivement, on appelle aussi modes,
l’infinitif, le participe et le gérondif, qui n’expriment par eux-mêmes aucune modalité de l’action... » Grevisse, op. cit. : § 1424), d’autant que les deux paronymes se
partagent l’adjectif modal de par exemple la sémantique modale = « des modes » et
la logique modale = « des modalités ».
Procédons par ordre : (1) modalité, (2) mode.
4.2.1. La modalité
En logique, la modalité désigne la valeur de vérité qui s’attache à une proposition p, nécessaire, contingente, possible ou impossible. La langue l’exprime de
multiples façons : des adverbes et des compléments adverbiaux (probablement, à
coup sûr...), des auxiliaires (devoir, falloir...), des incises (dit-il, pense-t-elle...), etc.,
mais deux modalités lato sensu interviennent toujours, positivement ou négativement, dans la conjugaison des verbes : (i) la personne grammaticale (la personne 1 offre plus de sécurité que la personne 2 et les personnes présentes 1 et
2 – la personne 2 « à qui l’on parle » présupposant la personne 1 « qui parle » –
plus de garanties que la personne absente 3), (ii) l’époque du procès (les chances
d’authenticité diminuent graduellement du présent Marie chante au passé Marie
chantait, au futur Marie chantera et au cumul de futur et de passé Marie chanterait).
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Les variables de la personne et de l’époque découpent à l’intérieur des modalités
le secteur du mode.
4.2.2. Le mode
La doxa grammaticale répertorie de cinq à sept modes. Un premier clivage
oppose trois ou quatre modes personnels (1° indicatif, 2° subjonctif, 3° impératif,
parfois 4° conditionnel) et deux ou trois modes impersonnels (1° infinitif, 2° participe, parfois 3° gérondif). Seraient éliminables de la grille : (a) le conditionnel,
(b) l’impératif, (c) le gérondif.
a) Les formes chanterais, chanterais, chanterait, chanterions, chanteriez, chanteraient soudent les désinences –ais, –ais, –ait, –ions, –iez, –aient de l’imparfait à
l’infixe –r– du futur chanterai, chanteras, chantera, chanterons, chanterez, chanteront. Elles tiennent si visiblement du mode indicatif qu’on se demande pourquoi il a fallu des siècles avant que l’école, cédant à l’avis majoritaire des
linguistes, les y intègre, bien qu’à contre-cœur, du bout des lèvres et en préservant l’étiquetage modal. La responsabilité incombe à la modalité, ici le
mélange de temps futur et de temps passé qui porte au degré maximum
l’incertitude du procès.
b) L’enrôlement en tant que mode d’un paradigme privé d’autonomie morphologique (l’immense majorité des verbes qui effacent au contact direct des
allocutaires le pronom personnel sujet tu, nous ou vous empruntent les formes
de l’indicatif : chante, chantons, chantez..., quatre verbes les formes du subjonctif : aie, sois, veuille, sache...) s’explique essentiellement par la modalité
injonctive (Marie, chante ! Pierre, sois sage !... laissent la vérité ou la fausseté
de l’énoncé à la docilité des interpellés) et accessoirement par l’orthographe :
l’absence ou la chute de la finale –s à la deuxième personne du singulier des
verbes en –er du premier groupe : marche, va..., et de quelques verbes du troisième groupe à terminaison vocalique « muette » : aie, veuille, sache, cueille,
offre...
c) En chantant, en lisant, en écrivant, etc. ne sont que les participes chantant,
lisant, écrivant, etc. précédés de la préposition en, qui les habilite à la fonction
de complément mais n’a pas conduit à dissocier de l’infinitif chanter le tour
prépositionnel avec de (dans par exemple le plaisir de chanter, où, soit dit
incidemment, la grammaire latine aurait vu... un gerondivum ‘gérondif’).
Quatre modes survivent au dégraissage (1° indicatif, 2° subjonctif, 3° infinitif,
4° participe) et à peine trois modes si l’on réunit l’infinitif et le participe au sein
d’un mode impersonnel.
Entre les deux modes personnels, la différence est que l’indicatif permet la
division des époques, qu’ignore le subjonctif.
La localisation d’un procès dans une époque est tributaire du repère « moiici-maintenant » de l’énonciateur, c’est-à-dire de l’actualité (A) élue par lui indépendamment du présent objectif ou point t0 des horloges atomiques. Aux trois
époques traditionnelles : 1° présent, 2° passé, 3° futur, il convient d’adjoindre
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4° le futur du passé, irréductible au présent, au passé, au futur (La Fontaine,
Fables, I, 2 : « Le corbeau, honteux et confus, / Jura, mais un peu tard, qu’on ne
l’y prendrait plus » = ‘ni hier ni aujourd’hui ni demain ni jamais’), prenant pour
repère une actualité dépassée (A’), subordonnée à l’actualité de base. Le subjonctif ne dispose, lui, que d’un repère personnel (= « quelqu’un »), prélevé en un
endroit quelconque de la ligne du temps.
4.3. Troisième hypothèque : la temporalité du subjonctif
Prenons le tableau des dix formes verbales de l’indicatif et des quatre formes
verbales du subjonctif 3 .
INDICATIF
Présent
Passé composé
Passé simple
Passé antérieur
Imparfait
Plus-que-parfait
Futur simple
Futur antérieur
Conditionnel présent
Conditionnel passé
SUBJONCTIF
Présent
Passé
Imparfait
Plus-que-parfait
Les dénominations courantes de subjonctif « présent », de subjonctif « passé »
se révèlent fallacieuses en vertu de 4.2.2, et celles de subjonctif « imparfait », de
subjonctif « plus-que-parfait » ont été transplantées du mode indicatif, où elles
avoisinaient le passé simple et le passé antérieur. Or, elles fondent de prétendues
« concordances » entre des indicatifs matriciels de temps T = t (présent, passé,
futur : cf. 4.1.2) ou de temps t conditionnel présent ou passé (6= T futur du passé :
cf. 4.1.2), et des subjonctifs sous-phrastiques de temps t 6= T, les subjonctifs
présent et imparfait déclarés marquer la « simultanéité » ou la « postériorité » et
les subjonctifs passé et plus-que-parfait l’« antériorité ».
En réalité, le mode subjonctif aligne deux trains de formes simples
(chante/chantions vs. chantasse) et deux trains de formes composées (aie chanté
vs. eusse chanté).
Est-ce à dire que le subjonctif, dénué d’époque, serait privé de T ? Non. Muni
d’un repère personnel ou, si l’on veut, d’un témoin je, tu, il/elle, il distribue les
procès avant ou après lui. Chante/chantions est de temps prospectif, chantasse de
temps rétrospectif. Leurs composés respectifs aie chanté et eusse chanté ajoutent
la dimension d’un temps antérieur, qui situe l’auxilié dans la précédence de
l’auxiliaire.
3. Voir une suggestion de nomenclature pratique dans Wilmet (20105 : § 182) et un essai de nomenclature
scientifique transparente (op. cit. : § 331).
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La concordance des temps : vers la fin d’une « règle » ?
Toute la question de la « concordance » se ramène aux raisons pour lesquelles
les usagers – à condition qu’ils conservent dans leur compétence le système à
deux T (les subjonctifs imparfait et plus-que-parfait ne survivant qu’en littérature
ou « comme des signes de distinction sociale » [Soutet, 2000 : 3]) – acceptent ou
préfèrent une orientation temporelle prospective (de gauche à droite) ou une
orientation temporelle rétrospective (de droite à gauche) et, de façon subsidiaire,
décident de notifier l’antériorité temporelle de l’auxilié à l’auxiliaire et/ou la
subséquence aspectuelle de l’auxiliaire à l’auxilié : Pierre est entré sans qu’on
l’y invite = ‘n’a pas attendu l’invitation’ vs. Pierre est entré sans qu’on l’y ait
invité = ‘n’a pas reçu d’invitation’ ; Pierre était sorti avant que Marie ne chantât =
‘M. n’avait pas commencé son tour de chant’ vs. Pierre était sorti avant que Marie
n’eût chanté = ‘M. n’avait pas achevé sa prestation’, etc.
Concrètement :
– l’option de l’orientation temporelle prospective en sous-phrase s’avère aujourd’hui la plus normale, indépendamment du T matriciel, mais il va de soi qu’un
T présent ou un T futur instaurent une circonstance d’emblée favorable ;
– un T futur du passé dans la phrase matrice offre des arguments formels en
faveur de l’orientation temporelle rétrospective en sous-phrase. N’empêche
que les lettrés renâclent à l’occasion. André Gide manifeste une franche
réprobation :
Pour ce qui est de l’accord du subjonctif, j’estime qu’il est absurde d’employer
systématiquement l’imparfait [...] ; que l’oreille et la raison sont ici seuls juges : qu’il
est bon de dire : « Je voudrais qu’il devienne un honnête homme » – et non : qu’il
devînt et garder ce temps POUR INDIQUER QUE CE DÉSIR OU SOUHAIT A PRIS
FIN, QUE L’ON A CESSÉ D’ESPÉRER. « J’aurais voulu qu’il devînt un honnête
homme – mais » (il a mal tourné). Nuance indispensable. [...] De sorte que l’on peut
dire que l’imparfait du subjonctif reste facultatif et d’appréciation particulière après
l’imparfait de l’indicatif et le conditionnel... (Journal de l’année 1927, coll. de la Pléiade,
I, p. 855-856 ; apud Wilmet, 20105 : § 168, rem., qui met en évidence grâce aux capitales
une sorte de glose du temps rétrospectif)
– un T passé dans la phrase matrice a beau offrir un terreau propice à l’orientation temporelle rétrospective, elle tire avantage, comme après un T futur du
passé, d’une motivation supplémentaire, par exemple une touche de fatalisme
(le inch’Allah des musulmans : extraits 1 et 2) :
(1)
(2)
Trempe, dans l’encre bleue du golfe du Lion,
Trempe, trempe ta plume, ô mon vieux tabellion,
Et, de ta plus belle écriture,
Note ce qu’il faudrait qu’il advînt de mon corps,
Lorsque mon âme et lui ne seront plus d’accord
Que sur un seul point : la rupture. (Brassens, Poèmes et chansons, IX, 1)
Le jeu dut plaire à l’ingénue,
Car à la fontaine, souvent,
Elle s’alla baigner toute nue
En priant Dieu qu’il fît du vent,
Qu’il fît du vent... (Brassens, Poèmes et chansons, VII, 3)
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En témoignent surtout les écarts anciens ou modernes derrière un T présent, les
uns destinés à suppléer la carence de T passé au subjonctif (extraits 3 et 4, où le
français contemporain utiliserait plutôt un T prospectif antérieur : le t subjonctif
passé), les autres à bannir un évènement de l’horizon (extraits 5 et 6) :
(3)
(4)
(5)
(6)
Il ne faut pas croire que sa raison fût en désordre. (Hugo, apud GrevisseGoosse, 201115 : § 899, b, 1°)
Il faut qu’il fût riche alors, car il acheta une superbe maison. (Stendhal, ibid.)
Et vous prononcerez un arrêt si cruel ?
Est-ce mon intérêt qui le rend criminel ?
Hélas ! on ne craint point qu’il venge un jour son père ;
On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère. (Racine, Andromaque, I, 4)
[« libre aux Grecs de penser qu’Astyanax veuille venger la mort d’Hector,
mais qu’Andromaque, sa mère et la veuve d’Hector, puisse trouver une
consolation à son deuil est inconcevable. »]
Imagine-t-on une langue où l’on employât sans cesse cinématographe et
métropolitain ? (Thérive, apud Barral, 1980 : 382) [« une langue sans apocopes est proprement inimaginable. »]
Les valeurs prospective et rétrospective intrinsèques des deux subjonctifs transparaissent en phrase simple dans l’espoir volontariste de Plaise au Ciel ! vs. la
résignation de Plût au Ciel ! L’archaïsme du subjonctif plus-que-parfait eusse
chanté à sens de conditionnel passé aurais chanté perpétue de son côté l’acception
rétrospective.
4.4. Quatrième hypothèque : le discours rapporté
Le discours rapporté (dorénavant DR), qui a suscité à date récente un réel
engouement des linguistes autant que des littéraires, souffre d’une maldonne
initiale que dénonçaient déjà J. Authier (1978) ou B. Combettes (1989).
Les rhéteurs latins et la rhétorique classique cloisonnaient l’oratio recta de
l’orateur s’exprimant en son nom et l’oratio obliqua de l’orateur rapportant
les propos d’autrui. Au début du XXe siècle, C. Bally (1909), créateur de la
stylistique (qu’il eût mieux valu baptiser « linguistique du discours »), revitalise
la distinction sous la dénomination de style direct et de style indirect, à quoi il
ajoute de son cru un troisième terme : le style indirect libre. Les trois adjectifs
direct, indirect, indirect libre induisent une filiation absente des originaux recta
et obliqua. Le remplacement postérieur de style par discours conserve l’idée de
transformations consécutives et d’une hiérarchie : 1° discours direct (en abrégé
DD) → 2° discours indirect (en abrégé DI) → 3° discours indirect libre (en abrégé
DIL), un trio grossi chez les chercheurs actuels d’un quatrième membre : le
discours direct libre (en abrégé DDL), qui, présupposant à la fois le DD par son
direct et le DIL par son libre, se trouve ballotté de 2° en 4°.
Seul le DI mobilise une phrase complexe. Ni le DD (en phrase multiple) ni le
DIL ni le DDL n’entrent en jeu pour la « concordance ».
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La concordance des temps : vers la fin d’une « règle » ?
Une erreur préjudicielle réside au demeurant dans l’érection du DD en chef
de file, dont le DI ne représenterait qu’un avatar requérant des manipulations de
personnes et de temps : Pierre a promis : « Je prendrai la parole » → Pierre a promis
qu’il prendrait la parole, etc. B. Comrie (1986) élabore ainsi une sequence of tense
rule ‘règle de séquence temporelle’ assise sur les deux principes que primo le t
du DI conserve le t du DD si le verbe du reportage est à un T non passé (par
ex. Pierre jure/jurera à Marie : « Je t’aime » → Pierre jure/jurera à Marie qu’il l’aime),
secundo rétrograde au t imparfait le t présent du DD si le verbe du reportage est
au T passé (par ex. Pierre a juré à Marie : « Je t’aime » → Pierre a juré à Marie qu’il
l’aimait). L’application au DIL donnerait ensuite Pierre jure/jurera à Marie qu’il
l’aime → Il l’aime et Pierre a juré à Marie qu’il l’aimait → Il l’aimait.
Non seulement le DD ne mérite pas un pareil excès d’honneur, mais l’attention quasi exclusive accordée au DR et aux verba dicendi (balbutier, concéder,
déclarer, maugréer, murmurer, prétendre, soupirer, riposter...) occulte le comportement similaire des complétives sous la dépendance de verba sentiendi : verbes
d’opinion (croire, juger, penser, savoir...), de perception (constater, observer, vérifier,
voir...), de déduction (argüer, conclure, inférer, induire...), de décision (arrêter, convenir, décider, décréter, parier...). Le correctif de continuing applicability ‘applicabilité
continue’ par lequel B. Comrie assouplit son second principe (Pierre a juré à Marie
qu’il l’aimait → Pierre a juré à Marie qu’il l’aime) trouve notamment à s’illustrer
avec savoir (extraits 7 et 8) :
(7)
(8)
Ne demandiez-vous pas pourquoi, mademoiselle,
Contre ce seul rimeur cent hommes furent mis ?
C’est parce qu’on savait qu’il est de mes amis ! (Rostand, Cyrano de Bergerac,
I, 7)
Cette anecdote de la pomme de Newton est un argument fallacieux : Newton
savait que toutes les pommes tombent de la même manière... (Jonas, Les
systèmes comparatifs à deux termes en ancien français, 1971, p. 362)
5. BILAN
Le terrain, déblayé de ses distracteurs, ne laisse en présence que les quatre
schémas où la phrase matrice émarge aux T présent, passé, futur et futur du
passé.
5.1. T présent
Les t de la sous-phrase relèvent des T présent, passé, futur ou futur du passé.
– Sont ancrés par l’actualité A : le présent (ex. : Pierre jure à Marie qu’il l’aime),
le passé composé, le passé simple (ex. : Pierre jure à Marie qu’il l’a aimée/aima),
le passé antérieur (à la rigueur, avec le soutien d’une expression de rapidité
ou d’un jalon temporel, ? Pierre jure à Marie qu’il l’eut vite aimée ou ? Pierre jure à
Marie qu’il l’eut aimée dès le premier regard), le futur simple, le futur antérieur
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Les discordances de la concordance
(ex. : Pierre jure à Marie qu’il l’aimera et, dressant un état des lieux, Pierre jure à
Marie qu’il l’aura [bien, toujours...] aimée).
– Sont ancrés par l’actualité dépassée (cf. 4.1.2) A’ : l’imparfait, le plus-queparfait (ex. : Pierre jure à Marie qu’il l’aimait/avait aimée), le conditionnel présent,
le conditionnel passé (ex. : Pierre jure à Marie qu’il l’aimerait/aurait aimée [faisant attendre un complément d’hypothèse : « si les choses tournaient bien
(potentiel) ou avaient bien tourné » (irréel)]).
5.2. T passé
Les t de la sous-phrase relèvent des T passé ou futur du passé, aussi du T présent
ou du T futur. Nommément : (1) l’imparfait, (2) le plus-que-parfait, (3) le passé
simple, (4) le passé antérieur, (5) le conditionnel présent, (6) le conditionnel passé
et (7) le présent, (8) le passé composé, (9) le futur simple, (10) le futur antérieur.
5.2.1. L’imparfait
Exemple de t imparfait : Pierre a juré à Marie qu’il l’aimait 4 . La phrase reçoit
deux interprétations. Ou le point d’arrivée de juré coïncide avec l’actualité A’
(= « l’amour de P. pour M. est contemporain de son serment ») ou il lui est
postérieur (= « l’amour de P. pour M. est antérieur à son serment ») 5 . Il arrive
qu’elles coexistent (extrait 9) :
(9)
La reine de la pop (Madonna) a ajouté que Britney avait beaucoup plus de
style qu’elle n’en avait à son âge (La Dernière Heure, 4 janvier 2001, p. 18, apud
Rosier & Wilmet 2003) [le premier avait contemporain de ajouté, le second
antérieur à ajouté.]
5.2.2. Le plus-que-parfait
Exemple de t plus-que-parfait : Pierre a juré à Marie qu’il l’avait aimée. Désambiguïsation de (1) Pierre a juré à Marie qu’il l’aimait : l’auxiliaire avait de avait
aimée étant au niveau de A’, l’auxilié aimée lui est antérieur.
5.2.3. Le passé simple
Exemple de t passé simple : Pierre a juré à Marie qu’il l’aima. Solennisation –
éventuellement parodique – de (2) Pierre a juré à Marie qu’il l’avait aimée, les deux
procès 1° de jurer et 2° d’aimer échelonnés dans le passé de l’actualité A sans
l’entremise de A’.
4. En retenant le passé composé (a juré) comme représentant canonique du T passé, nous éludons de possibles
courts-circuits naissant d’un imparfait, d’un plus-que-parfait ou d’un passé simple matriciels (lire en note 6 un
exemple de Maurras qui désarçonne Damourette & Pichon).
5. Declerck (1999) postule un imparfait « de concordance » avec un imparfait de DD : Pierre a avoué à
Marie : J’ÉTAIS amoureux de toi → Pierre a avoué à Marie qu’il ÉTAIT amoureux d’elle. Joint au correctif
d’« applicabilité continue » de Comrie (supra § 4.4), ce DI achève de réduire à néant les deux « principes » du
linguiste anglais.
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La concordance des temps : vers la fin d’une « règle » ?
5.2.4. Le passé antérieur
Exemples de t passé antérieur (qui parvient mal à concurrencer le plus-queparfait en dépit de renforts lexicaux) : ? Pierre a juré à Marie qu’il l’eut vite aimée ou
?
Pierre a juré à Marie qu’il l’eut aimée dès le premier regard.
5.2.5. Le conditionnel
Exemple de t conditionnel présent : Pierre a juré à Marie qu’il l’aimerait. La
référence de aimerait est l’actualité A’, à hauteur de l’auxilié juré, dans le futur
desquels il se situe sans égard à l’actualité A (la phrase est complétable « et il
l’a effectivement aimée » ou « et il l’aime aujourd’hui » ou « et acceptons-en
l’augure »...).
5.2.6. Le conditionnel passé
Exemple de t conditionnel passé : Pierre a juré à Marie qu’il l’aurait aimée. Privé
d’un complément d’hypothèse intégrant à la phrase matrice une sous-phrase
complexe : Pierre a juré à Marie qu’il l’aurait aimée... si le hasard n’en avait décidé
autrement, etc., le sens le plus probable en DR est celui d’une restriction modale
que l’énonciateur impose au discoureur Pierre (= « P. a juré à M. qu’il l’a aimée
mais, entre nous, j’en doute »). Hors DR, le conditionnel passé entérine un espoir
déçu : Je croyais que Pierre aurait aimé Marie, etc.
5.2.7. Le présent
Exemple de t présent : Pierre a juré à Marie qu’il l’aime. La « discordance » a
suscité des pages de commentaires. C’est que l’aspect sécant de l’imparfait dans
Pierre a juré à Marie qu’il l’aimait ouvre le procès à gauche et à droite de A’, lui
octroyant pleine liberté d’empiéter à gauche sur le plus-que-parfait et d’atteindre
à droite l’actualité A. Ipso facto, l’imparfait de la « concordance toncalisante »
(Damourette & Pichon, 1936 : § 1709) constitue la forme non marquée, fût-ce au
contact immédiat du présent (extrait 10) :
(10)
Quand je levai la main pour la deuxième fois,
Le cœur n’y était plus, j’avais perdu la foi,
Surtout qu’elle s’était enquise, la bougresse :
« Avez-vous remarqué que j’avais un beau cul ? ». (Brassens, Poèmes et chansons, IX, 3)
Un autre t matriciel que le passé composé (rattaché au T présent par son auxiliaire, qu’il revête en surface l’acception d’un antérieur de présent ou d’un présent résultant : Il y a trois jours que Pierre est mort = « P. est mort il y a trois jours »
ou « P. est mort depuis trois jours ») diminuerait encore les chances de la forme
marquée : ? Pierre jurait/jura/avait juré... à Marie qu’il l’aime (mais voir les passés
simples démontra de l’extrait 13 et eut de Maurras en note 6).
Les exégètes en sont réduits à interroger les motivations « des phrases dans
lesquelles la concordance n’a pas lieu » (Damourette & Pichon, 1936 : § 1717).
De prime abord, rien d’évident. Comparez les extraits 11 et 12 :
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Les discordances de la concordance
(11)
(12)
La dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant. (La Fontaine, Fables, VII, 16)
« Eh bien ! ajouta-t-il, la peau de l’animal ?
Mais que t’a-t-il dit à l’oreille ? [...]
– Il m’a dit qu’il ne faut jamais
Vendre la peau de l’ours qu’on ne l’ait mis par terre »
(La Fontaine, Fables, V, 20)
À l’expérience, le repérage sur A plutôt que sur A’ obéit à deux incitants. Il
prévient marginalement le décryptage de Pierre a juré à Marie qu’il l’aimait = « P.
a juré à M. qu’il l’avait aimée » (Noël & Chapsal, 1823 : § 550 : « L’imparfait
exprimerait tout le contraire de ce qu’on veut dire »). Principalement, il étend
la portée d’une maxime au delà de son responsable occasionnel (extrait 13, à
rapprocher des extraits 7 et 8) :
(13)
Des conneries trancha Jérémy, maternité biologique, mes glandes ! Premier
argument d’une tirade enflammée tout au long de laquelle Jérémy [...]
démontra que le père est une hypothèse dont on peut fort bien se passer.
(Pennac, Des Chrétiens et des Maures, p. 13-14)
Dans tous les cas de figure, l’énonciateur reprend la main sur le discoureur ou au
minimum le relaie (l’exemple de Maurois cité en note 6 superpose le discoureur
et l’énonciateur) 6 .
5.2.8. Le passé composé
Exemple de t passé composé : Pierre a juré à Marie qu’il l’a aimée. Forme
marquée de (2) Pierre a juré à Marie qu’il l’avait aimée.
5.2.9. Le futur simple
Exemple de t futur simple : Pierre a juré à Marie qu’il l’aimera. Forme marquée
de (5) Pierre a juré à Marie qu’il l’aimerait, estompant les volets passé et présent
du T futur du passé.
5.2.10. Le futur antérieur
Exemple de t futur antérieur : Pierre a juré à Marie qu’il l’aura [bien, toujours...]
aimée. Variante pourvue des éléments bilantaires mentionnés § 5.1 de (8) Pierre a
juré à Marie qu’il l’a aimée.
6. L’antisémitisme de Damourette & Pichon les mène à stigmatiser une utilisation pourtant assez anodine sous
la plume d’André Maurois : « Je t’ai dit que Jacques et Lolotte viennent dîner ? » : « Nous soupçonnons que
M. Maurois reproduit son propre parler, car les Israélites forment un milieu relativement fermé qui conserve
longtemps des habitudes allogènes ; et précisément en ce qui concerne la question qui nous occupe, il nous a été
donné souvent de remarquer que les Juifs faisaient moins souvent la concordance que le gros des Francimands »
(1936 : § 1721) [font moins souvent la concordance aurait convenu !]. En revanche, épinglant chez Charles
Maurras un emploi « inexplicable d’après les habitudes du français normal », ils se résignent à ne trouver
« aucune explication » (ibid.). La phrase incriminée : « M. Pierre Laffite, qui a dirigé le positivisme depuis
la mort de son maître jusqu’à ces derniers temps, eut coutume de dire que Comte s’est trompé sur la vitesse
des transformations prévues par son génie », serait probablement passée comme lettre à la poste si le verbe
matriciel avait été un imparfait.
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La concordance des temps : vers la fin d’une « règle » ?
5.3. T futur
Les t de la sous-phrase relèvent des T présent, passé, futur, futur du passé.
– Le t présent plante une actualité A2 postérieure à l’actualité A (cf. Wilmet,
20105 : § 242). Ex. : Pierre jurera (un jour) à Marie qu’il l’aime (= « il l’aimera un
jour »).
– Les t passé composé, imparfait, plus-que-parfait, passé simple ou passé antérieur effectuent sur la base de l’actualité A2 un retour aux T présent ou passé :
Pierre jurera (un jour) à Marie qu’il l’a aimée/aimait/avait aimée/aima/? eut aimée.
– Un t futur simple ou futur antérieur prend son essor à l’actualité A2 : Pierre
jurera (un jour) à Marie qu’il l’aimera/aura aimée.
– Les t conditionnel présent et conditionnel passé créent sur A2 une actualité
dépassée A’2 afin de s’intégrer à un système hypothétique : Pierre jurera (un
jour) à Marie qu’il l’aimerait... si le destin le voulait et Pierre jurera (un jour) à Marie
qu’il l’aurait aimée... si le hasard n’en avait décidé autrement (comp. supra § 5.2.6).
5.4. T futur du passé
Le caractère omnitemporel du T futur du passé autorise tous les t dans la sousphrase. En paraphrasant simplement Pierre jurerait/aurait juré à Marie = « il paraît
que P. jure/a juré/jurera à M. », on recrée les conditions d’un T présent, passé ou
futur : Pierre jurerait à Marie qu’il l’aime/l’a aimée/l’aimait/l’avait aimée/l’aima/? l’eut
aimée/l’aimera/l’aura aimée/l’aimerait/ l’aurait aimée.
6. CONCLUSION
La cause est entendue. Une authentique « concordance des temps » nécessiterait
des automatismes qui ne se produisent ni au subjonctif ni à l’indicatif.
6.1. Subjonctif
De la phrase matrice à la sous-phrase, les relations sont de l’ordre soit 1° d’une
convergence qui tantôt épouse, tantôt prend à rebours la ligne du temps, soit
2° d’une divergence des orientations temporelles, que neutralise désormais avec
un subjonctif prospectif l’obsolescence des subjonctifs rétrospectifs.
6.2. Indicatif
Les t s’utilisent en sous-phrase conformément à la valeur qu’ils auraient en
phrase simple ou en phrase matrice. Deux exceptions à cela.
– L’attraction d’un passé matriciel dépossède l’imparfait à sens de présent de la
compréhension spontanée de passé révolu : Pierre était riche = « il est pauvre...
ou mort », etc.
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Les discordances de la concordance
(14)
Ne m’avez-vous pas dit que j’étais orpheline ? (Nivelle de la Chaussée, apud
Damourette & Pichon, 1936 : § 1711) [6= « j’étais orpheline » : sauf coup de
théâtre, une orpheline le reste à vie]
– En sous-phrase dépendant d’une visée future, le français moderne oblige les
verbes à abandonner l’actualité A des adverbes au profit d’une actualité A2
de rechange. Ex. : Pour fournir une excuse à Pierre, qui se porte comme un charme
et a festoyé tout le week-end, il faudrait que Marie dise ce lundi au bureau qu’il est
souffrant (= « il sera fictivement souffrant demain ») et même qu’il était souffrant
aujourd’hui dimanche et hier samedi (= « la veille » et « l’avant-veille ») mais qu’il
sera guéri après-demain mardi (= « le lendemain ») [A dimanche, A2 lundi, A’2
successivement dimanche et samedi].
Au total, pas de quoi encombrer les grammaires et les manuels.
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