l`enfance nue

Transcription

l`enfance nue
AU COLLÈGE
Collège au cinéma
Auteur
Frédéric Sabouraud
Date
2009
Descriptif
« L’ENFANCE NUE »
DE MAURICE PIALAT
Ce document propose une synthèse de la formation organisée dans le cadre de "Collège au cinéma". Différents thèmes y
sont développés : le documentaire et la fiction, la vérité et le faux, la représentation de l'enfance...
Le grand malentendu
Les films de Pialat sont victimes de l’énergie qui les habite : la puissance du réalisme qui émane des plans, conjuguée avec
l’apparente déconstruction du récit cinématographique donnent l’impression – l’illusion – au spectateur qu’il est face à un
objet qui existe de lui-même, qu’une caméra et un micro qui passaient par là ont saisi à la volée. Puissance de vérité des
plans, refus d’une forme lissée, peaufinée qui serait l’application stricto sensu du scénario, sont à l’origine de ce
malentendu. Dans le même temps, la violence du saisissement qui peu à peu nous étreint amène parfois à rejeter le film
dont la puissance l’emporte, dans la noirceur, les conflits, l’impasse, la tragédie. On s’y sent balloté, embarqué au-delà de
nos désirs et des conventions de la fiction cinématographique, pris entre moments de joie fugaces et inoubliables, d’autant
plus émouvants qu’ils sont éphémères, et d’autres temps qui glissent irrémédiablement vers le chaos. Au sein du film,
l’individu (le personnage), soumis à ces tensions inhumaines, n’a d’autre choix que de céder à la compromission ou de se
révolter en vain, jusque dans le geste gratuit et sublime qui consiste à produire de soi l’accélération du mouvement de la
perte, en apportant – ultime geste de vie – de l’eau au moulin qui mène à sa propre destruction.
Documentaire / fiction
Dans L’Enfance nue, ce qui saisit le spectateur, dès les premiers plans, c’est la puissance d’incarnation de ces corps à
l’écran. Ils sont vrais, puissamment vrais, selon une logique de signification qui rappelle, qui semble même reproduire, la
puissance d’incarnation du cinéma documentaire. Ceci est, sans aucun doute ; ce personnage est ce que le scénario, la
situation, l’apparence prétend qu’il est. Ce corps est habité et chaque signe, chaque regard, chaque manière de prononcer
les mots viennent nourrir cette certitude immédiate. On pourrait se contenter d’expliquer ce phénomène par le fait que les
gens que nous voyons là jouent, pour la plupart, leur propre rôle (ce qui est d’ailleurs en partie inexact, puisque plusieurs
acteurs professionnels incarnent des personnages importants). Chacun sait pourtant bien qu’il ne suffit pas de recourir à
des amateurs pour obtenir une telle puissance de vérité. Là où l’affaire se complique, c’est que même dans les moments
où l’acteur de circonstance a du mal face aux contraintes du film – texte à dire, situation à jouer – dans ces instants où
nous percevons sous les traits du personnages la silhouette d’un être qui a du mal à se glisser dans le costume, la vérité
demeure. Même dans le faux, l’hésitation, la maladresse, une vérité se raconte au spectateur, rendant encore plus
émouvant cet être qui s’invente, se révèle devant nous, oscillant entre l’être de l’acteur non professionnel et le personnage
qu’il est censé jouer, pris dans la logique narrative du scénario. La gène, la timidité, loin de nuire au personnage, ne font
qu’en renforcer le pouvoir de vérité. A d’autres moments, c’est l’être de l’acteur qui l’emporte et tire le personnage dans
une direction que le scénario n’avait pas envisagée, méandre imprévue qui enflamme le film d’une puissance de vérité
1/4
inouïe : voir la scène où Monsieur Thierry évoque ses souvenirs de Résistance (ceux de l’acteur) et se trouve submergé par
l’émotion lorsqu’il montre et revoit en même temps les photos de ses anciens compagnons disparus ; voir encore les rires
complices entre Mémère la vieille et François dont on perçoit qu’ils surgissent à l’insu de tous, eux y compris.
Ainsi, d’une manière bien plus complexe qu’il n’y paraît, le film ne nous touche pas seulement par sa capacité à nous
montrer durablement des situations auxquelles nous croyons parce qu’elles sonnent justes, paraissent vraies mais plutôt
par ce mouvement de balancier propre à toutes les réalisations de Pialat qui nous amène à entrevoir, à une des extrémités
de ce mouvement, de manière fugace, le film en train de se faire. Dans ce regard inquiet de l’acteur en direction du horscadre où se tient le réalisateur, dans cette hésitation, cet effort de concentration visible à l’œil nu d’une personne peu
habituée à apprendre un texte et à le jouer, une autre vérité apparaît qui se superpose à l’autre (celle des personnages) qui
vient la renforcer. Nous sommes tout autant émus par ces gens ordinaires dans la générosité qu’ils mettent à rendre
crédibles ces situations que par les personnages qu’ils incarnent magnifiquement. Ainsi avons-nous à faire, d’une manière
plus moderne que dans la production classique, à la révélation de cette dualité propre au cinéma que l’être-acteurpersonnage porte en lui, qui le traverse. Bien sûr déjà chez Renoir, Stroheim ou Chaplin, nous avons eu le sentiment
d’entrevoir cet écart, cette dualité. Mais elle semble beaucoup plus affirmée dans les films de Pialat.
Tous ses films, qu’il utilise des non professionnels ou des acteurs célèbres, produisent cet effet. Car même lorsqu’il dirige
des acteurs connus, il les pousse à bout jusqu’à les faire littéralement craquer, parvenant à faire éclater l’écorce de la
maîtrise, obligeant l’autre à se dépasser en lâchant prise, en perdant pied, en se noyant. On mesure bien la dose de
cruauté nécessaire pour y parvenir, et les récits biographiques et les témoignages de ses collaborateurs ne sont qu’une
succession de litanies sur les colères, les comportements injustes, déstabilisateurs, cruels et disons-le, pervers du
réalisateur pour arriver à ses fins. Il plane sur Pialat, à propos du « réalisme », le même malentendu qu’avec Rossellini,
Eustache et, plus tard, Kiarostami. Tous quatre savent dès le début que, pour obtenir une vérité profonde à l’écran, il faut
casser la logique ronronnante de la production cinématographique. Cela passe par le refus de coller au scénario, aux
conventions du découpage et des raccords, mais aussi par la cruauté vis-à-vis de ceux qu’on filme. Insultes, provocations,
bagarres, manipulations, Pialat multiplie les traquenards pour amener à voler aux acteurs, qu’ils soient professionnels ou
pas, cette substance qu’ils possèdent et qu’ils ignorent recéler en eux. Comme s’il s’agissait aussi de tester de manière
quasi suicidaire, dans le même temps, le niveau d’investissement qu’ils étaient prêts à lui accorder – demande d’amour
violente, ultime et hystérique du metteur en scène – et ce, jusqu’à la rupture et même au-delà.
Cette violence, Pialat l’exerce aussi contre la matière même de ses films (scénario, plans, sons et images), dans son refus
de les lisser, et même, à l’inverse, dans son choix de déconstruire l’intrigue, de la faire exploser, tant au tournage qu’au
montage pour capter l’essentiel.
Déconstruction / reconstruction / inachèvement
D’où vient que tout film de Pialat donne l’impression qu’il s’autodétruit ? On pourrait s’en tenir, pour l’expliquer, à l’étude de
la fin de ses longs ou courts métrages, qui ne s’énonce jamais comme une solution, une résolution mais plutôt une butée
sèche qui renvoie le spectateur, plus qu’à la tragédie du personnage, au tragique en lui-même. La coupe abrupte qui
conclut le dernier plan de L’Enfance nue en témoigne, le film étant même privé de générique de fin. La réalité dont parle
Pialat, la souffrance qui l’anime, demeurent sans solution. La réalité est toujours plus forte, la mort aura toujours raison. Et
si la joie surgit au coin d’un chemin ou autour d’une table ou d’un repas bien arrosé, c’est pour être vite rattrapée par la
guerre, la mort, la destruction qui font irruption sans crier gare, sèchement, comme des échos de voix, des portes qui
claquent. La souffrance est consubstantielle de l’existence, elle en est la matière, la chaux vive qui ronge les tissus, qui
consume comme un feu silencieux, que parfois on oublie mais jamais ne s’éteint. Tout tient dans cette manière de traiter
de l’alternance, du déséquilibre, du rythme, de la tension entre forces de vie et forces de mort, celles qu’incarne la société
et ceux qui ont trop vite renoncé à se battre, mais aussi celles – vie et mort – qui déchirent chaque individu.
Un autre élément contribuant à produire ce sentiment de chaos tient à la structure même du film. Pas de transition, pas
d’explication, pas de liant ni de lien d’une séquence à l’autre. Le film avance à coups de hache, brutalise le spectateur
comme Pialat ses collaborateurs, là encore pour ne rien perdre de l’essence de la réalité qu’on déplie devant nous ; ne pas
feindre l’harmonie, retrouver l’énergie du chaos. Ellipses, cassures, bonds en avant, perte des repères spatio-temporels,
2/4
tout contribue, par ce travail systématique de laminage du scénario initial au tournage, puis par la recomposition de la «
musique » dissonante, arythmique du film au montage, à ne pas nous laisser bercer par la douce mélodie d’une narration
trop sage, affadie par la souplesse et l’apparente cohérence de ses enchaînements. Comme chez Malher ou Bartok, on
saute, on disjoint, on casse. Pas simplement d’une séquence à l’autre, mais au sein même du plan qu’on détruit, qu’on
cisaille, où l’on tranche dans le vif le « beau raccord » au profit du geste en suspens, du regard opaque et du malaise qui
en émane (avec notamment la complicité d’un de ses nombreux monteurs, Yann Dedet). Cette approche du récit n’a rien
d’une figure de style, d’une théorie ou d’une posture maline. Elle est partie inhérente de l’approche viscérale que Pialat
pratique vis-à-vis de l’art et plus singulièrement du cinéma. Garder la rage, retrouver la chair, à vif (comme Bacon retrouve,
en peinture, « la viande »).
On croit deviner chez Pialat, dans cette cruauté pratiquée sur soi-même à travers la matière du film, une part de
masochisme, de haine de soi, de culpabilité contre sa propre violence. Elle ne nous intéresse, nous spectateurs, que parce
qu’elle contribue à mieux saisir cette dimension tragique de l’existence prise entre violence du monde et violence intérieure
dont tous les plans de ses films sont les échos. Refuser la forme lisse, c’est s’affronter au spectateur sans artifice, donner
prise à sa critique mais surtout ne pas se rendre aimable. Il y a viscéralement chez Pialat un refus de recourir à la
séduction, fruit d’une énergie à la fois morale et, par excès, masochiste de s’interdire tout ce qui pourrait apparaître
comme l’infime geste consistant à caresser le spectateur dans le sens du poil. Pas de film de Pialat sans expérience d’une
tension permanente pour celui qui le regarde, jusqu’au malaise d’assister à de grands déballages hystériques où les mots
vont marquer de manière irréversible la relation, où le côté « beauf » des personnages (les hommes notamment) ne tardera
pas à pointer. Les mots et les gestes. Les mots et les coups. « Le mal est fait », comme l’a écrit Jean Narboni. Il est fait
dans l’instant de la prise, il concerne tant l’acteur et le metteur en scène que les personnages qui s’affrontent, et ce mal,
dans les deux cas, n’est que l’écho d’un autre mal, ancien, enfoui, une plaie vive qui ne peut pas cicatriser et qui vient se
rouvrir, qui vient tout détruire, emporter, laminer. Le mal est fait, oui, mais bien avant déjà, et il ne vient resurgir que comme
une réplique au sens sismique du terme, à la différence près que ces répliques continuerons encore, plus tard, de se
manifester. Là est la tragédie, dans le sentiment de ne jamais en finir avec la plaie originelle, la souffrance de l’enfance. La
haine et la cruauté à l’échelle de l’individu n’en sont souvent que la résultante, inexorable autant qu’inacceptable. Là est
l’intransigeant constat des films de Pialat, d’autant plus qu’il résonne si fort en chacun de nous.
L’enfance comme tragédie / la blessure intime / l’irréparable
Non réconciliés, ainsi avancent les films de Pialat, puisque c’est de ces blessures qui ne cicatrisent pas dont il est question,
ces blessures dans lesquelles, faute de pouvoir s’en défaire, on finit par s’installer, ou par cohabiter au risque de s’isoler du
Monde, de se replier, de se fermer en soi et de s’y perdre. Ce cinéma n’est beau que parce qu’il est porté par le sentiment
tragique qu’il n’y arrivera pas, que le combat est perdu, qu’à terme il s’effondrera comme un château de cartes face aux
forces plus fortes, mystérieuses et enfouies des blessures de l’âme, âme malmenée, souffrante, privée à jamais de cet
amour essentiel de l’enfance, ce manque qu’on ne pourra jamais combler, qui vous marque au fer rouge, fait porter sur
vous (fantasmatiquement) le masque de l’infamie et vous amène à produire, reproduire, sans cesse, le conflit, allumer le
feu, souffler sur la braise, s’enflammer et tout brûler sur son passage. Dans L’Enfance nue, le film n’est jamais si
bouleversant que lorsqu’il parvient à alterner, sous l’apparence du naturel, les gestes d’une cruauté gratuite – celle de
François tuant le chat devant ses copains en le balançant du haut de l’escalier – et cet autre geste, qui surgit comme une
incandescence, de l’enfant offrant à sa mère d’adoption, celle-là même qui l’a lâché et souvent maltraité, un cadeau payé
avec ses quelques économies. Et ce regard sans pathos s’imprime en nous pour toujours, celui de l’enfant derrière la vitre
regardant s’éloigner, rapetisser la maison tandis qu’une voiture l’emmène vers un nouveau et mystérieux destin, agité, sans
aucun doute, et souffrant.
Il ne faudrait pas négliger le sens aigu qu’a Pialat du cinéma, de la mise en scène, du découpage, du cadre, de la lumière,
des mouvements de caméra. Ce travelling déchirant de la voiture qui s’éloigne vaut bien celui, mythique, de Doinel courant
vers la mer à la fin des 400 coups. Sans doute est-il même moins « rhétorique » que chez Truffaut, moins conceptuel, plus
viscéral, oui, décidément, le cinéma de Pialat est une affaire de tripes. Mais qu’on n’en oublie pas pour autant sa maîtrise
du cinéma, comme en témoigne ce basculement sublime du mariage à la mort de Mémère la vieille, abordée tout en creux,
3/4
en ellipse, mise en scène d’un évènement que l’enfant apprend toujours trop tard, dans l’après-coup irréversible et que les
quelques mesures de Wagner annoncent comme un mauvais présage. L’enfance est avant tout instinctive et muette.
Montage, friction, enchaînements, ruptures, tout le système de Pialat, que l’énergie de ses plans tend à faire oublier, tient
là, dans ce sens de l’articulation, du plan, du cadre. Comme il demeure, d’une manière à la fois plus perceptible et pourtant
si difficile à obtenir, d’un plan-séquence fixe quand, devant la caméra, tout se raconte en soi, dans une vérité puissante,
une justesse parfaite (François interrogeant Mémère la vieille sur les deux sens du mot « maîtresse »). Dans ce cas, on ne
sait plus si en face de nous, se tient l’acteur ou le personnage, tant la gène, l’amusement, l’ironie partagée entre ces deux
êtres déchire l’écran pour venir à nous, nous saisir. Il y a dans le cinéma de Pialat quelque chose de profondément charnel,
comme s’il s’agissait – autre combat perdu – de faire croire au spectateur que ce qu’il a devant lui contient
l’incandescence des grands moments de la vie. Le réalisateur, pourtant, s’en défend : « Car il n’est pas vrai que le cinéma
restitue (les sentiments, les sensations), c’est quelque chose qui paraît être mais qui n’est pas ». Tout est illusion, certes,
mais c’est dans ce leurre que le cinéma mérite d’être tenté, comme un combat perdu d’où surgissent des moments de joie
fugaces qui semblent déjà, à peine entamés, renvoyer à un âge d’or à jamais disparu. Si « le mal est fait », la joie semble
elle aussi déjà passée, filant entre nos doigts. Comme le film, comme le cinéma, comme la vie.
4/4

Documents pareils