Françoise Huguier

Transcription

Françoise Huguier
JULIAN LINEROS, COLOMBIE, 2002
« ESCUELAS DE GUERRA PARAMILITARES »
«Tout le monde pensait que c’étaient des photos organisées,
mais pas du tout. Le photographe voulait travailler sur les
Farc. Il est tombé sur les paramilitaires: “Si tu veux, passe
une journée avec nous.“ Eux, c’est l’armée de la drogue, ils
recrutent des enfants et l’entraînement a lieu dans la jungle.»
SERGEY LOIER, RUSSIE, 2008
«IMPERCEPTIBLE/WAITING LITTLE PEOPLE »
«J’ai ouvert une porte, a-t-il dit, et tous les instants
précieux de mon enfance sont arrivés.»
CHAO-LIANG SHEN
TAÏWAN, 2008-2010
« STAGE »
«Ce cabaret itinérant
tient dans un camion.
On le déplie dans la rue
pour célébrer des fêtes,
des cérémonies
religieuses.»
18 I polka magazine #14
polkaparlez-moid’images
Françoise Huguier
“J’ai voulu des
photos qui se tiennent debout”
Directrice artistique de Photoquai 2011,
le grand événement de la rentrée à Paris, la photographe explique
comment elle orchestre le bruit du monde.
propos recueillis par J o ë l l e O d y
P
lace du Forum, terrasse du
Nord-Pinus, le mythique hôtel
arlésien, première semaine des
Rencontres photographiques.
Ça commence mal. Mon verre
vient de se renverser. Françoise Huguier se lève. Son
pantalon blanc a été épargné, mais elle a du
jus d’orange sur les pieds. Grande dame, les
yeux toujours cachés derrière de grosses
lunettes noires, elle me rassure : « Pas
grave. » En fait, mais oui, elle trouve ça
drôle. « Maintenant, ajoute-t-elle avec un
demi-sourire, interdiction de verre.»
Photoquai, en 2011, c’est elle. Grande
photographe et réalisatrice, voyageuse au
long cours et même reporter de mode (voir
Polka #7), Françoise Huguier sait faire. Elle
l’a montré entre autres à la Biennale de
Bamako, créée par elle en 1994, au Mois
de la photographie à Paris, à la Biennale
de Luang Prabang en 2010. Directrice
artistique de la troisième biennale du
Quai Branly, elle en rappelle la feuille
de route: ouvrir les cimaises à des photographes non occidentaux, peu ou pas
connus, jamais exposés en France. « J’ai
choisi, précise-t-elle, toutes sortes de photos, un large spectre. En retenant, que ce
soit dans le conceptuel ou dans le reportage,
deux critères : une valeur esthétique bien
précise et une dimension sociologique. Des
photos qui se tiennent debout, quoi.»
Quarante-six photographes dont la
plupart ont entre 20 et 30 ans, vingt-neuf
pays représentés, sous un beau titre : « Le
bruit du monde ». Car, souligne encore
Françoise Huguier, « mon profil fait que,
ayant travaillé pour “Libération”, j’ai un
sens du photojournalisme. Ce qui se passe
à travers le monde m’intéresse, les luttes,
l’évolution des mentalités, la vie et la culture ailleurs. Cela explique que j’ai voulu,
pour mon équipe, des commissaires engagés dans le même type de recherche que
moi, à l’écoute de l’atmosphère d’un pays,
des revendications des gens, attentifs à
l’évolution de la photographie. Grâce à la
YUE LIU, CHINE, 2007
« MOUNTAIN BLOSSOM »
«Elle travaille sur les couettes, objet traditionnel jadis
indigo, aujourd’hui coloré et imprimé. Elle en a fait des
montagnes, un classique de la peinture chinoise.»
générosité, à l’intelligence du Quai Branly,
ils ont pu se rendre sur place, rencontrer les
photographes. Ainsi, même dans la photo
“conceptuelle”, on trouve un discours, une
critique de la société, celle dont fait partie le
photographe, mais aussi la société mondiale. Il y a un recul, une dérision».
Ces nouveaux talents ont été recommandés au comité de programmation par de
grands spécialistes de l’image – Christine
Barthe, Christian Caujolle, Olivier Culmann
et Christine Eyene –, commissaires euxmêmes associés à des « correspondants »,
parmi lesquels Sylvie Rebbot, Mouna
Mekouar, Anna Shpakova ou Zeng Nian.
Françoise Huguier a voulu aller au contact
des artistes en Asie du Sud-Est – où elle a
passé son enfance et où elle a été retenue prisonnière à l’âge de 8 ans par le
Viêt Minh –, en Tanzanie et en Colombie. «Etre photographe donne un
œil différent et puis, pour la fabrication – moi je m’en occupe jusqu’au
bout –, commande de ne rien laisser
passer. » Ce qui n’a pas toujours été
facile: les conditions techniques des
prises de vue laissent souvent à désirer.
Ou encore leur auteur n’a pas prévu les
tirages géants de Photoquai. « Le Russe
Sergey Loier, par exemple, avait ajouté du
grain et encore du grain dans son travail sur
l’enfance. A l’agrandissement, cela ne passait pas, ses petites filles avaient l’air d’avoir
la vérole. Il a fallu refaire tous les masques.»
Invités pour le vernissage, la plupart
des artistes font le voyage. Là encore, >>
septembre - octobre 2011 I
19
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“Les photographes sont
comme des chats. Il faut qu’ils
tournent autour des choses,
qu’ils les sentent”
>> l’organisation n’a pas été évidente.
Ainsi au Laos. « Le gouvernement exige,
pour délivrer un visa, que le chef du village
d’où vient le photographe remette un certificat assurant que l’artiste reviendra dans
son pays. Et, comme de Luang Prabang à
Vientiane il y a 600 kilomètres, la distance
et le temps compliquent tout.»
Tant Stéphane Martin, président du
Quai Branly, qu’Hélène Fulgence, directrice
du développement culturel, souhaitaient
une véritable explication sur la manière de
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travailler des artistes sélectionnés et la symbolique de leur œuvre. Quant à Françoise
Huguier, elle leur donne toujours la parole.
« Les photographes sont comme les chats.
Il faut qu’ils tournent autour des choses,
qu’ils les sentent. Quand je dirige des workshops, des ateliers, je leur dis toujours :
“Ecrivez !” Ils répondent qu’ils ne savent
pas. Et j’ai beau jeu de répliquer : “Vous
écrivez bien à votre mère !” Pourtant, ce
qu’ils disent quand ils reviennent d’un
événement est toujours passionnant, en
prise directe avec le sujet. Ils ne peuvent
pas rester dans un coin. Pour faire la photo,
il faut être là.»
A Photoquai, les commissaires se sont
chargés d’écouter les photographes puis
d’écrire. Résultat: des textes qui, eux aussi,
se tiennent debout, accompagnent les
photographies dans le catalogue qui est
édité avec trois couvertures. En noir et
blanc, la danseuse « contemporaine urbaine» du Congolais Christian Tundula; en
couleurs, dans un décor de théâtre, le corps
sans visage de l’Indien Mohan Verma – on
pourra se faire photographier Quai Branly
dans un Photomaton sur le même principe,
en glissant sa tête dans un trou pratiqué à
l’endroit où n’est pas le visage; en couleurs
encore, mais si peu, blanc >>suite page 22
JAMES K. LOWE, NOUVELLE-ZÉLANDE,
2008-2009, « IN AN HONEST WORLD »
«Très inspiré de Sofia Coppola,
il raconte l’histoire d’une famille imaginée.
Il hésite entre cinéma et photo.»
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“Un choix audacieux
qui peut m’être reproché:
j’ai parfois mélangé le noir et
blanc avec la couleur”
>> le tissu, noire la crinière, la chevelure
qui seule jaillit du voile intégral dans la
mise en scène de l’uniforme intégriste par
Jim Allen Abel. Cet Indonésien présente
une série de portraits qui détournent les
stéréotypes vestimentaires de la société de
son pays en masquant les traits du personnage – c’est lui-même qui pose – par des
ajouts incongrus. En montrant ses photos,
Françoise Huguier s’arrête sur la combinaison orange d’un éboueur de Jakarta, au
masque composé de centaines de cigarettes, et ne résiste pas à l’autodérision.
« Spécial Huguier », dit-elle en rangeant
soigneusement le mégot mordillé qu’elle
vient d’éteindre à côté des nombreux autres
bien alignés dans le cendrier... On aimerait
qu’elle confie ses préférences, qu’elle parle
de ses coups de cœur. Mais, pour les élus de
Photoquai 2011, Françoise Huguier a le
cœur innombrable. Ils sont tous ses chouchous, elle parle de chacun avec passion.
Chao-Liang Shen, par exemple, le
Taïwanais qui montre un cabaret itinérant
s’installant en plein air pour la nuit : « Un
très beau travail en couleurs. Le même
photographe a fait des photos en noir et
blanc de la population alentour et j’ai
mélangé les deux sur les cimaises. Un
choix un peu audacieux qui me sera peutêtre reproché, car le noir et blanc a du grain
et pas la couleur, mais qui ajoute du sens.»
Et Edwin Koo, de Singapour, basé à
Katmandou et qui travaille sur les immigrés
tibétains, très conscient de la spécificité de
leur culture : « Il a un remarquable sens du
cadrage, de la lumière, c’est un grand.» Et
puis le Chinois Mingyi Luo: «Il travaille au
négatif, au 6 x 6, au grand angle. Il s’est
baladé en Chine à l’arrivée de la mode
occidentale. Pas très récent, car maintenant
les filles sont toutes punks, mais sublime,
complètement sublime.»
Ou encore le Russe Mikhail Galustov,
qui vit à Kaboul : « Ses paysages pris en
hélico sont presque des dessins et après il
est allé photographier en noir et blanc les
gens qui vivent dans cette région. C’est un
immense portraitiste, qui a un talent fou. »
L’Australienne Marian Drew, qui ramasse
sur les routes les animaux tués par les automobilistes et en fait des natures mortes :
«Très beau travail, à la façon de la peinture
hollandaise du XVIIe siècle. C’est une
artiste connue dans son pays, pas une petite
jeune. Elle a une vraie maturité photographique.» Et les trois Cubains, les autres
Russes – «En tout, les Russes sont quatre:
deux trash, deux poétiques, comme dans la
vie » –, les Asiatiques, les Africains, les
Sud-Américains... tous embarqués dans
l’aventure des berges de la Seine qui, cette
année, et pour la première fois, s’étend
jusqu’au jardin du musée. Tous portés par
l’enthousiasme et l’énergie de la femme qui
leur a largement ouvert ses cimaises.
«J’ai tenu à ce qu’il y ait beaucoup plus
de photos par photographe, j’ai voulu donner à chacun plus de place, bien les mettre
en valeur. Autre amélioration, on trouve en
bas des cimaises le nom du photographe,
son pays et son sujet. Tout le monde se plaignait de ne pas savoir ce qu’on voyait.Alors
J.O.
j’ai été radicale. Soyons radicale!»
•
«Le bruit du monde», Photoquai 2011,
3e biennale des images du monde organisée par
le Musée du quai Branly, du 13 septembre
au 11 novembre. Exposition gratuite sur les berges
de la Seine et dans le jardin du musée.
A Polka Galerie, partenaire de l’événement,
du 11 octobre au 5 novembre, «Corps et âmes»,
photos de Kosuke Okahara et Valery Katsuba.
MINGYI LUO, CHINE, 1993-1997
« PEOPLE ON THE QINQNIAN
ROAD-LOST DESIRE »
«Dans les rues de Chengdu, Mingyi Luo a saisi
au vol les gens qui passent et l’arrivée de la mode
occidentale.»
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