Éva Darlan « osez pour tout tout le temps
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Éva Darlan « osez pour tout tout le temps
Interview Éva Darlan « osez pour tout tout le temps ! » Seule en scène Dans son spectacle « Crue et nue », elle dénonce les diktats qui nous amènent à malmener notre corps et la violence que lui font les hommes parfois. avec humour, même si Les blessures affleurent sous son sourire. « Si on se retrouvait dans le parc, ce serait bien. » Éva Darlan n’aime pas les murs qui enferment. À 66 ans, la comédienne préfère la liberté des espaces verts. Malheureusement, aujourd’hui, l’automne est là. Nous nous replions donc dans un café face au parc Montsouris. Au menu, les femmes, les hommes, notre corps qui n’appartient qu’à nous, pâté de campagne, pata negra, café gourmand… et pour le régime, comme le dit Éva, « on commencera demain ! » Votre spectacle, aux accents drôles et insolents, est tiré de votre livre, sous-titré Le Manifeste de mon corps. Comment est née l’idée d’écrire Crue et nue ? En 2012, j’en ai eu assez de tout ce que véhiculaient les magazines féminins, j’ai même trouvé incroyable ce titre en couverture de Elle, auquel personne n’a réagi : « La pipe, ciment du couple » ! Je ne veux pas qu’on me dise quoi faire avec mon corps ! J’ai eu envie de réagir en faisant une photo de moi nue agrémentée de flèches avec des commentaires : « Chocolat » sous les bras, « Champagne » sur les cuisses, « Saucisson » sur le ventre, « Cancer » près des seins… Et puis j’ai réfléchi et je me suis dit : « Je vais écrire. » Pour chaque partie de mon corps, j’ai commencé à rédiger des commentaires. Mais cette nomenclature avait des limites alors je l’ai dépassée en ouvrant sur la prostitution, le voile, l ’excision…, tous les cas de Stéphane Potier / Visual Propos recueillis par Véronique Guichard et Murièle Roos N o23 ✦ n o v e m b r e - d é c e m b r e 2014 ✽ FemmeMajuscule 41 Interview maltraitance des femmes dans le monde. Tout cela en faisant rire, j’y tiens beaucoup. L’insolence et le rire permettent de faire passer les sujets les plus durs. Vous évoquez d’ailleurs dans Crue et Nue les maltraitances et les abus dont vous avez été victime… Ce sont deux moments difficiles pendant mon spectacle, quand je parle de l’enfance et des coups de mon conjoint. Il est dur de mettre de la distance en évoquant ce qu’on a vécu, que ce soit lointain ou récent. Mais de mon expérience, j’ai fait une universalité. Vous vous impliquez beaucoup dans la cause des femmes. Vous avez toujours été une militante ? Récemment, j’ai marché avec Rosen Hicher, ex-prostituée qui se bat pour la pénalisation du client. Quand je le peux, je m’engage. Mais avant, il a fallu que je m’occupe de moi. J’ai fait des cauchemars jusqu’à 40 ans. J’avais peur de dormir. J’ai suivi une analyse qui m’a beaucoup aidée. D’ailleurs en janvier, je publie un second livre, Je krach aux Éditions du Moment, où je témoigne de l’itinéraire que j’ai traversé ces sept dernières années, de mon mal-être, qui m’a presque menée à la rue. Comment en êtes-vous sortie ? J’étais dans un état terrible. Je n’avais pas l’impression de vivre mais d’écoper en permanence. J’en étais même arrivée à me dire que ce n’était pas bien que je sois là pour mes filles car je ne savais plus comment me lever le matin. Au point que, à la veille d’un week-end, je suis allée voir mon psy pour organiser mon hospitalisation pour le lundi suivant. J’avais laissé mes antidépresseurs et mes anxiolytiques sur la table de la Bio express À 14 ans, Éva fréquente le Cours Simon puis entre au Conservatoire. En 1976, elle incarne sur scène l’une des 3 Jeanne dans le spectacle du même nom qu’elle coécrit, l’un des premiers grands succès « féminins et féministes ». Nommée aux César pour Une histoire simple de Claude Sautet en 1979, elle séduit aussi bien des cinéastes comme Claude Lelouch (Les Uns et les Autres), Jean-Pierre Mocky (Les Saisons du plaisir), Bertucelli et Blier qu’Isabelle Mergault, Claude Zidi ou Jean-Michel Ribes, qui l’enrôle au théâtre dans sa bande. Il lui donne dans l’iconoclaste émission Palace ! le rôle de Thalie, prêtresse du bon goût… La télévision la rend populaire grâce à sa participation dans de nombreuses séries telles que Le Château des Oliviers, Madame la proviseure ou encore, Fais pas ci, fais pas ça et Scènes de ménage. Au théâtre, elle joue des pièces d’auteurs contemporains comme Harold Pinter, des comédies ou des classiques. En 2009, elle se lance dans le monologue et coécrit Divins Divans avant d’adapter son livre Crue et Nue, qu’elle présente au Festival d’Avignon en 2013. « Notre corps est un enjeu, une multinationale qui rapporte de l’argent aux hommes. Il n’y a aucune raison qu’on n’en profite pas ! » c uisine. Lorsque je suis rentrée, j’ai découvert que notre petite chienne, qu’adorait ma fille, les avait avalés et était à l’agonie. Et là, il s’est passé une chose étrange. Il fallait que je la sauve, c’était une obligation, une question de vie ou de mort. Je ne sais pas si je l’ai fait pour moi, pour ma fille ou pour le chien, mais je l’ai fait. Nous avons passé tout le week-end à la clinique vétérinaire. Après plusieurs réanimations, son cœur est reparti. Ils ont réussi à la sortir de là, et d’un coup, je suis sortie de ma dépression profonde. En s’occupant des autres, même au fond du trou, on s’aide soi-même. Jouer la comédie a constitué une évasion salvatrice dès votre jeunesse ? À 12 ans, à l’école, j’ai joué Le Cid. Je voulais incarner tous les rôles. Je montais des spectacles à la maison, je m’évadais pour survivre comme quand, plus petite, trop petite, je passais mes nuits au-dessus de mon corps, à regarder ce qui se passait en bas. Plus tard, si je voulais être toujours vivante, je devais vivre ailleurs que dans mon corps, être une autre. J’ai eu la chance de faire ce métier pour survivre, sinon je ne sais pas ce que je serai devenue. Peut-être délinquante. Ce métier m’a sauvée. Il n’est pourtant pas toujours tendre avec les femmes… Oui, notre place y est difficile. L’artiste est normalement censé montrer la voie, eh bien il est en retard ! Le premier rôle féminin d’un film est en réalité le quatrième ou le cinquième rôle. Au début d’une carrière, on est jeune et désirable, puis on incarne les mères et enfin on passe sans transition à grandmère qui s’occupe des petits-enfants ! Entre ces deux statuts, à la ménopause, nous n’intéressons personne. Et j’ai personnellement une autre particularité : ils ne savent pas comment me classer. De toute façon, maintenant, je vais à l’essentiel. Il n’y a que ce que je fais qui m’intéresse. Comment le spectacle est-il reçu par les spectateurs, hommes compris ? Je ne me suis pas trompée en l’écrivant. Franchement, ça marche, ça les touche. Toutes les femmes sont avec moi sur scène, je sens leur présence, vraiment. On se reconnaît les unes les autres dans une sorte de communication non verbale. Elles font partie de moi et je fais partie d’elles. On a une expérience commune puisqu’on a reçu un traitement commun. À Avignon, où j’ai joué le spectacle en 2013, j’ai donné des tracts aux jeunes, je suis allée vers eux en leur disant : « J’ai besoin de vous, venez, il faut qu’on parle du corps des femmes, de leur liberté… » Évidemment plus de filles que de garçons sont venues mais cela a été une réaction énorme. C’est un spectacle féministe ? Être féministe, c’est exiger l’égalité avec les hommes. Nous ne sommes pas en démocratie si nous ne sommes pas traitées à égalité. Les hommes agissent en toute-puissance. Notre corps est un enjeu, c’est une multinationale, comme je le dis sur scène, qui rapporte de l’argent à ceux qui dirigent les sociétés qui nous vendent journaux, maquillage, chirurgie esthétique… Il n’y a aucune raison qu’on n’en profite pas ! La fonction de mon spectacle est d’oser dire, d’avoir une parole libre en se servant du rire car le rire, c’est plus énergisant, c’est consolateur. Je peux ainsi aborder la description du sexe féminin en organisant une visite guidée ou l’excision en la comparant avec l’ablation du gland chez les hommes. Je suis féministe mais j’aime les hommes. J’ai essayé les femmes, mais je n’aime pas ça. Un monde sans hommes, quelle horreur ! Que j’aime entendre leurs rires dans la salle ! Dans ma militance, il m’est arrivé de côtoyer des groupes composés uniquement de femmes, eh bien je préfère quand il y a des hommes, l’ambiance est différente. « Les hommes que j’ai connus ne se sont jamais abandonnés à moi comme je me suis abandonnée à eux » Quels sont vos projets ? Parlons des hommes, justement. Quel est votre rapport à l’amour aujourd’hui ? Au fond, j’ai peur d’eux. Mon premier mari m’a piqué tout mon argent. Quand j’étais au fond du gouffre, j’ai rencontré le chevalier blanc. Le lendemain du mariage, il ne m’adressait plus la parole et s’est révélé être un pervers narcissique. Il m’a trompée outrageusement et a fini par me frapper. En fait, je n’ai jamais été aimée. Les hommes que j’ai connus ne se sont jamais abandonnés à moi comme je me suis abandonnée à eux. Les plus beaux moments de ma vie, je les ai connus avec mes filles. Malgré tout, ceux qui ont essayé de m’anéantir m’ont renforcée. Je crois encore à la séduction et au plaisir partagé. Je veux écrire, écrire et écrire encore. J’adore ça plus encore que la comédie. J’ai d’ailleurs deux scénarios terminés. J’aimerais diriger aussi un long métrage et porter Crue et Nue encore longtemps, l’emmener en tournée. Qu’aimeriez-vous transmettre aux lectrices de Femme Majuscule ? Quand je fais des master class d’art dramatique, je dis aux garçons que je ne m’en fais pas pour eux. Aux filles je dis : « Prenez le pouvoir ! Écrivez, apprenez la gestion, montez vos projets ! » Aux Femmes Majuscules, je voudrais envoyer ce message : « Ayez confiance en vous, osez ! Osez pour tout, tout le temps, n’ayez pas de barrière, allez-y carrément ! Cette “histoire”, la vie, ne dure pas très longtemps, alors, allez-y ! » ✦ ACTU Éva Darlan joue son spectacle Crue et Nue jusqu’au 11 janvier 2015 au théâtre Essaïon, à Paris. Seule en scène, elle emmène les spectateurs à la découverte du corps des femmes et du sien. Tout y passe, des pieds (grecs ou égyptiens ?), aux cheveux (fins, le cauchemar) en passant par les rides (qu’elle aime), les seins (qui suivent la mode) et le sexe, qu’elle nous fait visiter… Elle se raconte, s’indigne et s’enthousiasme et parle de toutes les femmes avec insolence, sincérité et drôlerie. Crue et Nue, mise en scène de Jean-Paul Muel, au théâtre Essaïon, 6, rue Pierre-au-Lard, Paris 4e Réservations : 01 42 78 46 42 N o23 ✦ n o v e m b r e - d é c e m b r e 2014 ✽ FemmeMajuscule 43