« celle qui est dame de totes terrienes choses, c`est Amors » (XLVIII

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« celle qui est dame de totes terrienes choses, c`est Amors » (XLVIII
Séminaire de formation académique (Bordeaux III, 6 mars 2012)
Marie Dupuy
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« celle qui est dame de totes terrienes choses, c'est Amors » (XLVIII, 17) : entre terrien et celestiel, la place de l’amour dans le
Lancelot en prose.
Annexe II
Lancelot en prose (Analyse (J. Frappier)
Malgré son haut lignage qui remonte au roi David, Lancelot apparaît au début du roman comme un enfant du malheur : il est encore
au berceau quand son père, le roi Ban de Benoïc (une contrée vaguement située dans l’Ouest de la France), est vaincu par Claudas, roi de la
Terre Déserte (qu'on identifie avec le Berry) et meurt tragiquement. Le même jour, le petit Lancelot est emporté par la Dame du Lac sous les
yeux de sa mère désespérée. La reine veuve et privée de son fils se retire dans une abbaye. La fée élève l'enfant que rejoignent un jour ses
cousins Lionel et Bohort ; victimes eux aussi de Claudas, qui s’est emparé de Gaunes, le royaume de leur père, ils se sont vengés de
l'usurpateur en tuant son fils. A l'âge de l'adoubement, dix-huit ans, Lancelot est conduit par la Dame du Lac à la cour du roi Arthur.
Une fois la mer franchie et le valet conduit, en brillant équipage, à la cour d'Arthur, la Dame du Lac, au moment des adieux,
impose des prescriptions, qui donneront leur style aux futures chevaleries de son protégé. Il sera adoubé sous l'armure blanche dont elle l’a
revêtu. Le roi a beau objecter que, selon la coutume, tout nouveau chevalier doit recevoir ses armes de lui, il ne tarde pas à céder.
L'adoubement de Lancelot va se dérouler de telle sorte qu'il ne sera pas lié moralement au roi par des liens trop étroits et qu’il tiendra son
épée de Guenièvre. Il sera le chevalier de la reine. La Dame du Lac l’exhorte en outre à garder l'anonymat tout en lui révélant qu'il est le fils
d’un très haut prudhommc et d’une très noble dame ; lui-même ne connaîtra son nom qu'après avoir remporté sa première victoire, car la
conquête du nom doit se confondre avec celle de la renommée due à l’exploit individuel et au mérite personnel. Enfin, l’anneau magique
confié par la fée au valet le rend capable de délier les enchantements, mais ne lui confère aucun privilège de supériorité dans le domaine
purement humain de la prouesse.
Il ne reste plus à Lancelot qu'à devenir amoureux avant de commencer la quête des aventures : c'est chose faite la veille même de
son adoubement. La page est jolie où est contée la première rencontre du héros et de Guenièvre dans la salle du palais : lui, ébloui d'amour,
presque paralysé par la timidité, ne pouvant s'empêcher de porter des regards furtifs sur tant de beauté ; elle, intriguée et touchée par la grâce
et la gaucherie du jeune inconnu, souhaitant, premier élan de son cœur, que Dieu le fasse aussi vaillant que beau, devinant que déjà elle est
aimée. Scène juste et fine dans sa sobriété : la reine a paru à Lancelot la dame parfaite, seule digne de son idéal de chevalier ; c'est à la
mériter qu’il va consacrer sa prouesse.
Impatient de prouver sa valeur, il ne souffre aucun délai : non sans des subterfuges naïfs, qui réussissent grâce à son air
d’innocence, il obtient de s'engager dans de grands périls. Une première série d'aventures compliquées le conduit à la conquête du château de
la Douloureuse Garde qui devient la Joyeuse Garde une fois qu'il en a tait tomber les enchantements. C’est là qu'il apprend son nom en
soulevant la pierre de la tombe où il reposera un jour. Après bien des péripéties, des incognitos, des joutes et des quêtes, l'identité du
mystérieux héros est connue, malgré lui, de Gauvain, d'Arthur, de Guenièvre et de toute la cour ; dés lors, il promet d'être le meilleur
chevalier du monde.
En réalité, l'auteur sait répartir et équilibrer les masses narratives de son roman, comme le prouve, après le récit des enfances de
Lancelot et de ses premières chevaleries, la longue histoire de Galehaut. Elle commence peu après que la cour n'ignore plus l'identité du
vainqueur de la Douloureuse Garde et que deux songes effrayants ont révélé à Arthur qu'il était menacé de perdre son royaume et toute honor
terriene.
Le rôle et le destin de Galehaut, le fils de la Géante et le seigneur des Lointaines Iles, ne sauraient être séparés en aucune façon de
l’intrigue principale ; nulle part ailleurs peut-être l'entrelacement ne joue avec plus de bonheur. Le royaume de Logres, envahi par Galehaut,
n'est sauvé que par l'admiration du conquérant pour les exploits de Lancelot, qui obtient même qu'Arthur puisse compter son redoutable et
généreux adversaire parmi les chevaliers de sa maison (sans l'avoir cependant pour vassal). Une amitié passionnée et délicate est née dans le
cœur de Galehaut. Il devine bientôt la raison cachée du désespoir où a sombré Lancelot. Celui-ci n'osait toujours pas avouer son amour :
timide et exalté, enivré d’une simple formule d’adieu – beau doux ami –, obsédé, loin d’elle, par la pensée de sa dame et perdant auprès
d’elle la notion de la réalité, il ne voulait la mériter que par ses prouesses. Cette conduite conciliait sa noblesse de cœur, son obstination, son
goût du secret, sa fierté et son inexpérience de la vie mondaine. Et voilà qu’il est désemparé, accablé d’une souffrance sans issue en
constatant que ses exploits ne l’ont pas rapproché de Guenièvre et qu’il lui demeure aussi étranger qu’au premier jour. Il est heureux pour lui
que son nouvel ami le confesse, lui redonne confiance et lui ménage une entrevue avec la reine. Ensi fu li premiers acointemens de Lancelot
et de la roïne par Galahot. Le séjour des deux amis au royaume de Sorelois, terre de Galehaut, approfondit l’amour de Lancelot et de
Guenièvre par l’absence, le souvenir et la nostalgie. Après un éloignement de presque toute une année – intervalle que le récit le remplit
d’aventures multiples dont Gauvain et Hector sont les héros principaux –, ils se retrouvent en Écosse, devant le château de la Roche-auxSesnes qu’assiège Arthur contre les Saxons et les Irlandais. La nuit même où le roi, lui aussi infidèle à la loi du mariage, est victime des ruses
de l’enchanteresse Camille, la reine reçoit Lancelot dans sa chambre et leur amour est enterine. Les deux parties se sont rejointes du
symbolique et merveilleux écu fendu que la dame du Lac avait envoyé à Guenièvre. De nouveaux exploits de Lancelot consacrent sa
renommée. Il devient compagnon de la Table Ronde avec Galehaut et Hector.
Malgré les traces de remaniement qu'a conservées la tradition manuscrite - il existe au moins deux versions des épisodes du Voyage en
Sorelois, et de la Fausse Guenièvre, une version courte et une version longue, celle-ci de beaucoup la plus répandue -, les aventures du tome
IV, jusqu'à la mort de Galehaut, ne sont pas séparables de ce qui les précède et de ce qui les suit. Si leur multiplicité aboutit par endroits à un
morcellement excessif du récit, les scènes où s’affirme le talent ne font pas défaut. On y reconnaît une manière analogue à celle du tome III,
avec une intensité dramatique accrue. Des menaces pèsent sur le périlleux bonheur des amants. Abusé par les machinations et les
enchantements d'une demoiselle qui se fait passer pour la véritable Guenièvre, Arthur chasse la reine du trône. Sauvée des dangers les plus
grands par Lancelot et par Galehaut, elle doit se réfugier pendant plus de deux ans au royaume de Sorelois avant que l'imposture de la Fausse
Guenièvre ne soit démasquée. La sœur d'Arthur, la fée Morgain, qui hait la reine, réussit à retenir Lancelot prisonnier. Elle dépêche à la cour
une messagère pour accuser Guenièvre de relations coupables avec lui. Torturé moralement, halluciné sous l’effet d’un philtre, il croit
assister à la trahison de sa dame. Mais la passion privilégiée des amants triomphe de toutes les épreuves ; Guenièvre répond à la lâche
dénonciation par une apologie fière et voilée de son péché ; loin d'elle, Lancelot résiste à toutes les tentations et sa fidélité inébranlable lui
vaut de libérer les cent cinquante chevaliers enfermés dans le Val-sans-retour ou Val des Faux Amants. Vers la fin de l'épisode de la Fausse
Guenièvre il sacrifie son bonheur à l'honneur de la reine en lui conseillant de revenir auprès d'Arthur.
Au Galehaut fait suite le Conte de la Charrette , où le roman de Chrétien est incorporé au Lancelot en prose avec tant d’adresse
qu’une trace de raccord ne se discerne ni au commencement ni à la fin de l’imitation. L'hypothèse qu’une addition aussi importante aurait été
insérée après coup ne paraît pas défendable. Une idée directrice a présidé à l'agencement de la Charrette en prose ; entre autres arguments,
rien ne le prouve mieux que l'aventure du Cimetière : en effet, la tombe unique et anonyme dont Lancelot réussit à soulever la pierre chez
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-2Chrétien - ce qui le désigne comme le libérateur des prisonniers de Gorre - est remplacée dans la Charrette en prose par deux tombes, celle
de Galaad le Fort et celle de Siméon. Après avoir surmonté la première épreuve, Lancelot ne peut s’approcher de la tombe de Siméon
environnée de flammes. Une voix lui annonce que sa luxure est la cause de son échec et qu'un autre héros, très proche de lui, mais d'une
pureté absolue, sera seul capable de mettre fin au martyre de Siméon, de s'asseoir au Siège Périlleux de la Table Ronde et d'achever la haute
queste del Saint Graal. Ces deux tombes posent soudain tout le problème de l'unité du Lancelot en prose ; non seulement le Conte de la
Charrette est soudé ainsi au thème central de la trilogie, mais il est évident aussi que l'auteur est conscient de son architecture générale, au
moins jusqu’à la Queste inclusivement.
Lancelot sait désormais qu'il ne restera pas le meilleur chevalier du monde. Ce modèle de toute perfection ne connaîtra pas la gloire
suprême d’être l'aboutissement d'un lignage messianique. La révélation est rude pour lui : il réfléchit, il hésite ; son obstination coutumière le
pousse à tenter malgré tout l'épreuve, mais il doit céder. Il traverse une crise de honte et de désespoir. Cependant ses éclatantes victoires au
royaume de Gorre semblent lui enlever la conscience de son humiliation. De nouveau réunis, les amants ne ressentent nul remords ni
lassitude de leur péché.
Les Suites de la Charrette, qui mènent jusqu'à la Préparation à la Queste, continuent à multiplier et à entremêler les aventures.
Lancelot accomplit toujours des exploits, mais il semble condamné à une conduite moins noble que par le passé. Il châtie coup sur coup avec
une morne satisfaction plusieurs ennemis de la reine ; il ne fait plus grâce à ses adversaires abattus. Il lui manque la ferveur ingénue de son
cousin Bohort. Celui-ci devient maintenant une figure de premier plan : aussi vaillant que les meilleurs, il se distingue par son horreur de la
cruauté inutile, sa modestie et son admiration pour Lancelot.
L'entrelacement est toujours employé avec adresse ; des épisodes antérieurs trouvent ici leur prolongement : Baudemagus, le sage
roi, sait pardonner au meurtrier du haineux Méléagant, son fils ; Lancelot, visitant une église, voit la tombe de Galehaut et il fait transporter
le corps à la Joyeuse Garde où lui-même reposera un jour auprès de son ami ; tel épisode ramène l'attention sur le personnage un peu oublié
de Claudas ; l’aventure de Bohort et de la fille du roi Brangoire se termine par la conception d’Hélain le Blanc : pour avoir perdu, sans le
vouloir, sa virginité en cette circonstance, Bohort, héros chaste, mais non parfaitement pur, ne sera que le dernier dans la hiérarchie des trois
élus de la Queste.
La Préparation à la Quête
Toute la machinerie romanesque fonctionne de plus belle : tournois, défis, quêtes, méprises, incognitos ; nains, géants, pucelles
persécutées, prisons cruelles, fontaines empoisonnées, philtres, longue démence de Lancelot ; échiquiers, anneaux magiques, carole
enchantée. Comme les danseurs de cette dernière, il semble que les chevaliers arthuriens soient pris dans une ronde sans fin. Beaucoup de
leurs aventures sont interchangeables On dirait que le temps s’est arrêté dans les forêts et les châteaux du royaume de Logres. C'est qu'à cette
époque il est comme figé dans l'attente de l'élu et qu'un intervalle nécessaire d’une quinzaine d'années doit être rempli de péripéties.
Pourtant, de ces lianes entrelacées, par un virtuose en possession de son métier, il est aisé de dégager des scènes centrales qui
assurent la continuité et la progression du vaste dessein. C’est alors que la partie mystique est rattachée à la partie profane. L'épisode capital,
charnière de tout le Lancelot en prose, est la conception de Galaad. Arrivé chez le roi Pellès, au château de Corbenic, Lancelot engendre
providentiellement le futur conquérant du Saint Graal en confondant, sous l’effet d’un philtre, la fille de son hôte avec Guenièvre. A coup
sûr, la situation est équivoque et l’invention est gauche ; mais cet écueil était difficile à éviter. De toute façon, la primauté revenait ici à l’idée
architecturale.
Désormais, la pensée de l’auteur gravite de plus en plus autour du Graal. Les trois plus brillants chevaliers de la Table Ronde,
Gauvain, Lancelot, Bohort parviennent à Corbenic. Des visions de cauchemar se déroulent pour Gauvain et pour Bohort dans ce Palais
Aventureux qu’est devenue la partie haute du château (elles sont coupées, il est vrai, par les augustes, les apaisantes cérémonies qui
renouvellent de nuit l’office du Saint Graal). L’issue des épreuves est différente pour chacun des chevaliers ; Gauvain, tenté par le démon de
la luxure, est honteusement châtié ; Bohort est initié, après ses angoisses, à quelques-uns des mystères de Corbenic. Lancelot n’obtient pas le
même privilège, mais il a su, contrairement à Gauvain, comprendre le sens religieux des merveilles et observer le recueillement qui convenait
quand est passé, porté par la fille du roi, le vaisseau en samblance de calice. Ces scènes parallèles de Corbenic, qui regardent à la fois le côté
courtois et le côté mystique du Lancelot en prose, sont les pierres angulaires du grandiose édifice.
Les prophéties et l’art des préparations ne concernent pas seulement la Queste ; ils se rapportent aussi à la Mort Artu. Tombé au
pouvoir de Morgain, Lancelot peint ses faits et ses dits sur les murs de sa prison : la fée projette de mettre un jour son frère en présence de
ces images et il en sera ainsi dans la Mort Artu. Il ressort de plusieurs passages que les grandes lignes de ce roman, pour ses deux derniers
tiers environ, sont déjà tracées : découverte de l’adultère ; guerre d’Arthur et de Lancelot ; trahison de Mordret et catastrophe finale. Plus
loin, le thème de la naissance incestueuse de Mordret, qui resurgira vers la fin de la Mort Artu, se précise dans l’épisode où un religieux très
âgé annonce à Mordret qu’il n’est pas le fils du roi Loth d’Orcanie et que son père et lui sont destinés à s’entretuer.
L’épisode qui conte l’emprisonnement de Lancelot chez Morgain offre une variation très originale sur la toute-puissance de
l’amour. C’est grâce à celle-ci que le héros découvre les secrets de l’art et console sa captivité en peignant sur les murs de sa chambre
l'histoire de sa vie et l’image de sa dame ; c’est grâce à elle qu’il rompt les barreaux de sa prison pour cueillir au jardin de Morgain la rose
qui ressemble à Guenièvre et qu’il gagne sa liberté comme de surcroît. Exaltante ici, la force d’amors provoque ailleurs des états
pathologiques curieusement notés. Guenièvre est idolâtrée, mais elle est aussi une amante anxieuse, ravagée de jalousie, éperdue de joie au
retour inespéré de l’être aimé. Longtemps la cour demeure sans nouvelle de Lancelot et certaines apparences font croire à sa mort : la reine
est sur le point de se tuer, dépérit de langueur. Un songe lui fait croire que Lancelot la trahit avec une demoiselle : soudain réveillée, elle voit
dans une hallucination, près de son lit, une statue d’homme qu’elle prend pour Lancelot et qu’elle étreint avec des paroles d’amour. Ce songe
prémonitoire annonce la seconde rencontre de Lancelot et de la fille du roi Pellès, car, de nouveau victime des manœuvres de Brisane,
gouvernante de la demoiselle, il trahit encore la reine malgré lui. Guenièvre, en proie à la jalousie, chasse celui qu’elle juge infidèle ; la
conséquence de cette disgrâce est une troisième forsenerie de Lancelot ; elle dure plusieurs années avant qu’il ne soit guéri par le passage du
Saint Graal au Palais Aventureux.
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EXEMPLIER
Texte 1. La leçon de chevalerie (extraits)
XXIa. 8 – Dame, fait il, ches choses que a chevalier affierent peuent eles estre en cuer ne en cors d’ome trovees ? – Oïl, fait la
dame, moult bien, car Dame Diex a fait les uns plus vaillans que les autres et plus preus et plus gratieus. – Dame, fait il, dont
se doit chil sentir a moult malvais et a moult vuis de boines teches qui por ceste paor laisse a predre chevalerie, car chascuns
doit baet tous jors a enforchier et a amender de boines teches, et moult se doit haïr qui par sa pareche pert che que chascuns
poroit avoir, che sont les vertus del cuer qui a chent double sont plus legieres a avoir que cheles del cors ne sont. – Quel
devision, fait la dame, a il entre les vertus del cuer et cheles del cors ? 9. – Dame, fait il, jel vous dirai chou que j’en quit. Il
m’est avis que tex puet avoir les bontés del cuer qui ne puet pas avoir cheles del cors, car tex puet estre cortois et sages,
deboinaires et loiaus, preus et larges et hardis – tout che sont les vertus del cuer – qui ne puet pas estre grans et corsus ne
isniaux ne biax ne plaisans. Et toutes m’est il avis que che sont les bontés del cors ; si quit que li hons les aporte avoeques li
hors del ventre sa meire, des chele eure que il naist. Mais les teches del cuer m’est il avis que chascuns les poroit avoir, se
pereche ne i toloit, car chascuns puet avoir cortoisie et deboinareté et les autres biens qui del cuer muevent, che m’est avis ; por
che quit je que l’en nel pert se par pereche non a estre preus, car a vous meismes ai je oï dire pluseurs fois que riens ne fait le
preudom se li cuers non. Et neporquant se vous me devisiés le grant fais qui est en chevalerie, par quoi nus ne devroit estre si
hardis que chevaliers devenist, je l’oroie moult volentiers.
18. […] mais de tous cuers doit estre les plus esmerés et le nes chil qui veut estre chevalier.
XXIIa. 12. Et gardés que vous soiés de cuer autresi biaux com vous estes de cors et d’autres membres, car de la biauté avés
vous tant com Diex en porroit mettre en un enfant : se sera moult grant damage se la proeche ne se prent à la beauté.
Lancelot, T. I, édition critique par Alexandre Micha, Genève, Droz, 1980.
XXIa. 8 – Dame, ces qualités qui conviennent à un chevalier, peut-on les trouver dans un cœur et dans un corps humain ? – Oui, fort bien,
car le Seigneur Dieu a fait les uns plus vaillants, plus preux et plus aimables que les autres. – Dame, celui-là doit donc se sentir vil et bien
dépourvu de qualités à qui cette crainte interdit de recevoir le nom de chevalier : chacun doit en effet aspirer sans cesse à croître en valeur
et se détester si, faute d’énergie, il n’acquiert ce à quoi tout homme peut prétendre, à savoir les vertus morales, cent fois plus faciles à
posséder que les vertus physiques. – Quelle différence, dit la dame, y a-t-il entre les unes et les autres ?
9. – Ma dame, je vais vous en dire mon avis. Tel, je crois, peut posséder les premières à qui les secondes sont refusées, car tel peut être
courtois, sage, bon et loyal, preux, généreux et hardi – ce sont les secondes – qui ne peut être grand, bien bâti, agile, beau et plein de
charmes – ce sont les premières –, celles que l’on apporte avec soi à sa naissance. Or les qualités morales sont à la portée d’un chacun, sans
l’obstacle du manque de volonté, puisque chacun peut faire preuve de courtoisie et des autres vertus qui procèdent du cœur ; on ne s’en
prive que par laisser-aller, à mon avis, et j’ai entendu plusieurs fois de votre bouche que le cœur seul fait prudhomme. Néanmoins si vous me
décriviez la charge qui incombe au chevalier et qui devrait éloigner ceux qui manquent de hardiesse, je l’apprendrais volontiers.
18. Qui veut être chevalier doit avoir un cœur parfaitement net et pur […].
XXIIa. 12. Prenez garde de devenir aussi beau de cœur que vous êtes beau de corps, car vous avez autant de beauté que Dieu peut en mettre
en un enfant : ce serait un grand dommage si la prouesse n’égalait pas la beauté1
1
Traduction d’Alexandre Micha dans Lancelot, roman du XIIIe siècle, présenté et traduit par Alexandre Micha, 2 vol., Paris,
10/18, « Bibliothèque médiévale », 1983. Toutes les traductions du Lancelot propre sont empruntées à cette édition.
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Texte 2. Le magnifique amour de Lancelot
LXXXV. 2. Celui jor ot laienz grant joie et grant feste et parlerent de plusors choses tant qu’il avint que la roine fu as festres
del palais et Lanceloz o li et furent sol a sol et si loing des autres que nus fors aux n’antandist ce qu’il deissent. Lors li dist la
roine : « Ha, Lancelot, antandites vos hui la parole que ma mes sire Gauvain dist quant il trouva l’aventure en la Gaste
Chapele, qui dist que ja hom n’an vandroit a chief de cele aventure devant que li maleureux chevaliers i vendroit qui par sa
chetive luxure avoit perdu a achever les aventures del Saint Graal ? Et en autre leu apeloit on le chevalier le fil a la Roine
Dolereuse. Dites moi se vos savez qui cil chevalier est. – Dame, fait il, nenil. – Par mon chief, fait ele, ce este vos dont les
lestres parloient, car vos futes filz a la Doloreuse Roine ; si me poise moult, quant vos par eschafement de char avez perdu a
mener a chief ce por quoi toute terrienne prouesce sera travaillie : si poez or bien dire que chier avez achatee m’amor, quant
vos par moi avez perdu ce que vos ne porrez recouvrer. Si sachiez que je n’an sui mie moins dolante que vos estes, mes plus
par aventure, car c’est granz pechiez, quant vos avoit fait Diex le millor et le plus bel et le plus gracieux de touz et ancor vos
avoit il donné tel eur que vos veissiez les merveilles del Saint Graal apertement : et or l’avez perdu par l’assamblee de nos .ii..
Si me venist mielz, ce me samble, que onques ne fusse nee que par moi remainsissent tant de bien a faire come il remandront.
3. – Dame, fait Lanceloz, vos dites mal. Sachiez que je ja ne fusse venuz a si grant hautesce com je sui, se vos ne fussiez, car je
n’eusse mie cuer par moi au conmancement de ma chevalerie d’amprandre les choses que li autre laissoient par defaute de
pooir. Mais ce que je baoie a vos et a vostre grant biauté mist mon cuer en l’orgueil ou j’estoie si que je ne poïsse trouver
aventure que je ne menasse a chief ; car je savoie bien, se je ne pooie les aventures passer par prouesce, que a vos ne vandroie
je ja, et il m’i couvenoit avenir ou morir. Dont je vos di vraiement que ce fu la chose qui plus acroissoit mes vertuz. – Donc ne
me poise il mie, se vos m’amastes, quant en tel prouesce en estes venus, mais il me poise quant vos en avez perdu a mener a
chief les hautes aventures del Saint Graal por quoi la Table Reonde fu establie. – Vos dites merveilles, fait Lanceloz, et si vos
monsterrai coment. Je cuit que ja ne fusse venuz en la grant prouesce ou je sui se par vos ne fust, car je estoie jones anfes et
nices et fors de mon païs et sanz grant prouesce ne poïsse je mie mener a fin ceste chose dont vos parlez, ne n’an feisse riens,
se je ne fusse de vos si bien come je sui. »
Lancelot, T. V, édition critique par Alexandre Micha, Genève, Droz, 1980.
LXXXV. 2. Ce jour-là, il y eut à la cour grande joie et grande fête et on parla de plusieurs choses. Il advint que la reine était aux fenêtres du
palais, et Lancelot avec elle, seule à seul, assez loin des autres pour qu’on ne puisse entendre leurs propos. « Ah, Lancelot, dit la reine, avezvous entendu la réflexion de mon seigneur Gauvain, quand il trouva l’aventure dans la Gaste chapelle ? Il dit que personne ne viendrait à
bout de cette aventure avant la venue du malheureux chevalier qui par sa misérable luxure avait perdu toute chance d’achever les aventures
du Saint Graal. Ailleurs on appelait ce chevalier le fils de la Reine Douloureuse. Dites-moi si vous savez qui est ce chevalier. – Non, ma
dame, fait-il. – Par ma tête, c’est vous dont parlait l’inscription : vous êtes le fils de la Reine Douloureuse et je suis chagrinée de ce que par
échauffement de chair vous avez perdu toute chance de mener à bien ce pourquoi toute la prouesse d’ici-bas sera tourmentée : aussi pouvezvous dire maintenant que vous avez chèrement acheté mon amour, puisqu’à cause de moi vous avez perdu ce que vous ne pourrez plus
recouvrer. Sachez que je n’en souffre pas moins que vous, davantage peut-être, car c’est grand péché, alors que Dieu vous avait fait le
meilleur, le plus beau, le plus gracieux de tous et vous avait donné encore le privilège de voir les merveilles du Saint Graal, que vous l’ayez
perdu par notre liaison à tous les deux. Il eût mieux valu pour moi, il me semble, que je ne fusse jamais née qu’à cause de moi restent tant de
biens à faire.
3. Vous n’avez pas raison, ma dame, fait Lancelot. Sachez que sans vous je ne me serais pas haussé à une si noble grandeur, je n’aurais pas
eu de moi-même, au commencement de ma vie de chevalier, le courage d’entreprendre les choses auxquelles renonçaient les autres faute de
pouvoir. Mais le désir qui me poussait vers vous et vers votre grande beauté mit mon cœur en l’orgueil où j’étais et je venais ainsi à bout de
n’importe quelle aventure qui s’offrait à moi : je savais en effet que si je ne pouvais surmonter les aventures par prouesse, jamais je ne
parviendrais jusqu’à vous, et il m’y faillait parvenir ou mourir. Telle est la raison, je vous le dis sincèrement, qui accroissait le plus mes
mérites. – Alors je ne suis plus chagrinée, si vous m’avez aimée, puisque vous vous êtes élevé à une telle prouesse, mais je le suis de ce que
vous avez perdu la faveur d’accomplir les hautes aventures du Saint-Graal, pour lesquelles la Table Ronde fut établie. – Vos paroles
confondent l’imagination, fait Lancelot, et je vais vous dire pourquoi. Jamais, je crois, je n’aurais acquis l’éminente prouesse qui est la
mienne autrement que par vous, car j’étais un enfant, jeune et sans expérience, loin de mon pays, et sans une exceptionnelle prouesse je
n’aurais pu mener à bien ce dont vous parlez, et je n’aurais rien fait, si je n’avais pas été dans vos bonnes grâces comme je le suis. »
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Textes 3 et 4. Le Blanc Cerf
XCVI. 1. Or dit li conte que quant li vallez qui fu anvoiez ou Tertre Deveé se fu partiz de Lancelot, que li dui compaingnon
chevauchierent jusqu’a la nuit par mi la forest qui estoit grande et merveilleuse. Et quant la lune fu levee, si vindrent a .I. petit
tertre et lors regarderent devant aux et virent venir le blanc cerf et li .VI. lions qui le conduisoient ; si passerent par devant les
.II. chevaliers sanz fere lor mal et se mistrent en l’espoisse de la forest. Et quant li dui compaingnon nel porent mes veoir, si
parla Lanceloz premierement et dist a Mordret : « Par Dieu, ci a la plus bele aventure que je onques veisse et ja Diex ne m’aïst,
se vos me volez croire, se je ne vois savoir ou cil lyon repairent. – Par Deu, fait Mordrez, ausi les ai je veu n’a pas lonc tans et
les eusse sivi, mes je aloie aprés .I. chevalier qui amportoit .I. nain que je devoie conduire ; et s’il vos plest, je sui prest que je
vos face compaingnie. – Alons dont », fait Lancelot.
8. Lors descendent li compaingnon, et quant il orent lor chevaux mis en la meson a l’ermite qui n’estoit mie moult grand, si
entrent aprés et se desarment. Et li hermites lor donna pain et eve, car d’autre chose nes pooit aeisier. Et cil qui toute jor
avoient jeuné et estoient lassez et travilliez le pristrent en bon gré.
9. « Sire, fait Lanceloz, car me dites une aventure qui m’est hui avenue, se vos savez. – Quele fu ele ? fait li prodom. –Sire, je
vi par devant moi passer .I. cerf plus blans que noiz et avoir entor son col .I. chaienne d’or et le conduisoient .VI. lions ausi
chierement par samblant come se fust uns saintuaire. – Ha, sire, fait cil, veistes vos dont le blanc cerf ? – Oïl certes, fet il, de
voir le sachiez. – Or sachiez que ce est une des graindres merveilles que vos onques veissiez ne ce n’est mie chose que vos
puissiez achever ne vos ne home, fors seulement li bons chevaliers qui de bonté et de chevalerie passera touz les chevaliers
terriens. Ici achevera l’aventure des lyons et dou cerf et fera savoir au monde par quel manniere li lion pristrent en garde le
cerf : que bien saichiez vraiement que ce n’est mie anchantement ne oscure dyablie, ainz est miracle mervilleux qui avint jadis
par la volenté Nostre Signor. – Sire, fait Lanceloz, puis que nos ne poons savoir par vos ne par autre, fos par cest bon chevalier
cui Diex en donra l’onnor, je ne vos en esforcerai pas dou dire, car bien croi que ce seroit painne gaste. […] »
Lancelot, T. V, édition critique par Alexandre Micha, Genève, Droz, 1980.
1. Quand le valet envoyé au Tertre Interdit (cf. XCV, milieu) eut quitté Lancleot, dit le conte, Lancelot et Mordret chevauchèrent jusqu’à la
nuit par la forêt immense et mystérieuse. Quand la lune fut levée, ils arrivèrent à un petit tertre, et, regardant devant eux, virent le blanc cerf
et les six lions qui l’escortaient ; ils passèrent devant les deux chevaliers sans leur faire de mal et se lancèrent dans l’épaisseur de la forêt.
Quand ils échappèrent à leur vue, Lancelot parla le premier : « Par Dieu, dit-il à Mordret, voici la plus belle aventure que j’aie jamais vue
et, je le jure, si vous voulez me croire, je vais savoir où vont ces lions. – Par Dieu, fait Mordret, je les ais vus moi aussi il n’y a pas
longtemps et je les aurais suivis, mais je poursuivais un chevalier qui emportait un nain que je devais conduire. Si c’est votre plaire, je suis
disposé à vous faire compagnie. – Eh bien, allons », fait Lancelot.
2. Ils suivent les lions aussi vite qu’ils peuvent et parviennent à un boqueteau aux arbres denses. […]
8. Les compagnons descendent alors de cheval et après les avoirs remisés dans la demeure de l’ermite, qui n’était pas grande, ils entrent et
se désarment. […] L’ermite leur servit du pain et de l’eau, tout le régal qui lui était permis. Fatigués, fourbus et à jeun toute la journée, ils
l’acceptèrent avec reconnaissance.
9. « Seigneur, dit Lancelot, expliquez-moi une aventure qui m’est arrivée aujourd’hui, si vous le pouvez. – Laquelle ? fait le prud’homme. –
J’ai vu passer devant moi un cerf plus blanc que neige, il avait autour du cou une chaîne d’or et six lions le conduisaient avec autant
d’égards qu’un objet sacré. – Ah, seigneur, vous avez donc vu le Blanc Cerf ? – Sans doute. – Eh bien, c’est une des plus grandes merveilles
qui se soient présentées à vos yeux, mais ni vous ni un autre homme, ne résoudrez ce mystère, sauf le Bon Chevalier qui dépassera en vertus
et en bravoure chevaleresque tous les chevaliers profanes. C’est lui qui éclairera le mystère des lions et du cerf et fera savoir au monde
pourquoi les lions prirent le cerf sous leur protection : ce n’est pas, croyez-le, sortilège ni ténébreuse sorcellerie diabolique, mais
merveilleux miracle qui fut jadis voulu par Notre Seigneur. – Puisque, fiat Lancelot, nous ne pouvons rien en apprendre par vous, ni par
quiconque, sauf par ce Bon Chevalier à qui Dieu en accordera l’honneur, je ne vous forcerai pas à le révéler, ce serait peine perdue. »
A lendemain se partirent de laienz li troi compaignon et se remistrent en lor chemin, et adés aloit o aux la suer Perceval. Si
chevauchierent tant que en la Forest Gaste vindrent. Et quant il i furent entré, si regardèrent devant els et virent venir le Blanc
Cerf que li quatre lyon conduisoient, celui que Perceval avoit veu autrefoiz. « Galaad, fet Perceval, ore poez vos veoir
merveilles : car par mon chief onques mes ne vi ge aventure plus merveilleuse. – Si cuit veraiement que cil lyon gardent le
Cerf ; et ce est une chose dont je ne serai ja mes granment aeise devant que je en sache la verité. » – « A non Dieu, fet Galaad,
ausi le desirroie je mout a savoir. Or si alons aprés lui et le sivons tant que nos sachons son repere. Cer je cuit que ceste
aventure est de par Dieu. » Et il l’otroient volentiers.
Lors s'en vont après le Cerf tant qu'il vienent en une valee. Lors regardent devant ax et virent en une petite brouce un hermitage
ou uns preudons vielx et anciens manoit. Et li Cers entre dedenz et li lyon ausi, et li chevalier qui les sivoient descendent quant
il vindrent près de l'ermitage. Si tornerent vers la chapele, et voient le preudome vestu des armes Nostre Seignor, qui voloit
comencier la messe dou Saint Esperit. Et quant li compaignon voient ce, si dient qu'il sont bien venu a point : si vont oïr la
messe que li preudons chanta. Quant il vint ou secré de la messe, li troi compaignon se merveillerent assez plus qu'il ne firent
devant. Car il virent, ce lor fu avis, que li Gers devint bons propres, et seoit desus l'autel en un siege trop bel et trop riche, et
virent que li lyon furent mué li uns en forme d'orne, et li autres en forme d'aigle, et li tierz en forme de lyon, et li quarz en
forme de buef. Ainsi furent mué li quatre lyon, et il avoient eles, si qu'il poissent bien voler, s'il pleust a Nostre Seignor. Si
pristrent le siege ou li Cerf se seoit, li dui as piez et li dui au chief, et ce estoit une chaiere ; si en issirent par une verrière qui
laienz estoit, en tel manière que onques la verrière n'en fu maumise ne empoiriee. Et quant il s'en furent aie et cil de laienz n'en
virent mes riens, une voiz descendi entr'ax, qui lor dist : « En tel manière entra li filz Dieu en la beneoite Virge Marie, que
onques sa virginité n'en fu maumise ne empoiriee. »
Quant il oïrent cele parole, si chaïrent a la terre toz estenduz. Car la voiz lor ot donee si grant clarté et si grant escrois que il lor
fu bien avis que la chapele fu cheue. Et quant il furent revenu en lor force et en lor pooir, si virent le preudome qui se
desvestoit come cil qui avoit la messe chantee. Lors vindrent a lui et li prierent qu'il lor deist la senefiance de ce qu'il avoient
veu. « Quel chose, fist il, avez vos donc veue ? » – « Nos avons, font il, veu un cerf muer en forme d'ome et devenir home, et
ausi muerent li lyon en aucunes choses. » Quant li preudons ot ceste parole, si lor dist : « Ha ! seignor, vos soiez li bien venuz.
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Marie Dupuy
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Or sai je bien, a ce que vos me dites, que vos estes des preudomes, des verais chevaliers qui la Queste dou Saint Graal menront
a fin, et qui soffreroiz les granz peines et les granz travauz. Car vos estes cil a qui Nostre Sires a mostrez ses secrez et ses
repostailles. Si vos en a mostré partie ; car en ce qu'il mua le cerf en home celestiel, qui n'est pas mortiex, vos mostra il la
muance qu'il fist en la Croiz ; la ou il fu coverz de coverture terriane, ce est de char mortel, veinqui il en morant la mort et
ramena la vie pardurable. Et bien doit estre senefiez par le cerf. Car tot ausi come li cers se rajuvenist en lessant son cuir et son
poil en partie, tout ausi revint Nostre Sires de mort a vie, quant il lessa le cuir terrien, ce fu la char mortel qu'il avoit prise ou
ventre de la beneoite Virge.Et por ce que en la beneoite Virge n'ot onques point de pechié terrien, aparoit il en guise de cerf
blanc sanz tache. Et par cels qui estoient o lui devez vos entendre les quatre evangelistes, boneurees persones qui en escrit
mistrent partie des oevres Jhesucrist, qu'il fist tant com il fu entre nos come bons terriens. Si sachiez que onques mes chevaliers
n'en pot savoir la vérité ne que ce puet estre. Si en a li bonseurez, li Hauz Sires, en cest païs et en maintes terres, mostré as
preudomes et as chevaliers en tel semblance come de cerf et en tel compaignie come de quatre lyons, por ce que cil qui le
veissent i preissent essample. Mes bien sachiez que des or en avant ne sera nus qui en tel semblance le voie nule foiz. »
Quant il oient ceste parole, si plorent de la joie qu’il ont et rendent graces a Nostre Seignor de ce qu’il lor a ceste chose
mostree apertement.
La Queste del Saint Graal, publié par Albert Pauphilet, Paris, Honoré Champion, 1984, p. 234-236.
Le lendemain, les trois compagnons reprirent leur route, toujours accompagnés de la sœur de Perceval, et chevauchèrent
jusqu’à la Forêt Gaste. Une fois dans la forêt, ils virent le Cerf Blanc conduit par quatre lions, celui que Perceval avait vu
jadis.
« Galaad, dit Perceval, regardez, voici la plus extraordinaire aventure que j’aie jamais vue ! On dirait vraiment que ces lions
gardent le cerf. Pour ma part, je n’aurai de cesse de savoir le sens de cette apparition.
– Moi de même, répondit Galaad. Suivons-le donc jusqu’à son gîte car, sans aucun doute, cette aventure est d’origine céleste.
– Bien volontiers », dirent ses compagnons ;
Suivant le cerf à la trace, ils arrivèrent dans une vallée et aperçurent devant eux, dans un petit bosquet, un ermitage, là vivait
un ermite d’un grand âge. Le cerf pénètre dans l’ermitage suivi par les lions. Les chevaliers mettent pied à terre puis se
dirigent vers la chapelle où ils trouvent l’ermite, revêtu des armes de Notre Seigneur, sur le point de commencer la messe du
Saint-Esprit. Les compagnons, se disant qu’ils arrivent au bon moment, écoutent donc le service. Au moment de la secrète,
leur étonnement fut encore plus vif qu’auparavant ; Ils virent en effet, à ce qu’il leur sembla, le cerf se changer en homme et
s’asseoir sur l’autel dans un siège somptueux tandis que les lions étaient changés l’un en homme, l’autre en aigle, le troisième
en lion ailé, le quatrième en bœuf. Les quatre lions ainsi métamorphosés avaient des ailes qui leur auraient permis de voler si
Dieu en avait décidé ainsi. Ils prirent ensuite le siège, – c’était un trône –, dans lequel le Cerf était assis, deux par le dossier,
deux par les pieds, et passèrent à travers une verrière qui se trouvait dans la chapelle sans l’endommager le moins du monde.
Comme ils étaient déjà hors de vue, une voie descendit qui dit aux compagnons : « c’est ainsi que le Fils de Dieu s’est incarné
dans la Sainte Vierge Marie sans que sa virginité ait été touchée ».
Aussitôt ils se prosternèrent contre terre car une telle clarté et un tel fracas avaient accompagné la voix qu’ils avaient bien cru
que la chapelle s’écroulait. Reprenant leurs esprits, ils virent que l’ermite s’était dévêtu, sa messe terminée. Ils vinrent donc
lui demander de leur dire la signification de ce qu’ils avaient vu.
« Qu’avez-vous donc vu, leur demanda-t-il ?
– Nous avons vu un cerf se changer en homme et quatre lions se métamorphoser eux aussi.
– Ah ! seigneurs, s’écria alors l’ermite, soyez les bienvenus car je sais maintenant, d’après ce que vous me dites, que vous à
qui Notre Seigneur a montré partie de ses secrets et de ses mystères, vous faites partie des justes, des vrais chevaliers, des
hommes de haute vertu qui mèneront à bien la Quête du Saint-Graal après avoir subi de si pénibles épreuves. En changeant en
effet le cerf en un être spirituel et non mortel, Il vous a montré la métamorphose qu’Il a subie sur la Croix au moment où,
portant une enveloppe terrestre, – sa chair mortelle –, il triompha de la mort en mourant et restaura la vie éternelle. Ce qui est
très justement signifié par le cerf. Car, de même que cet animal rajeunit en abandonnant partie de sa peau et de son pelage, de
même Notre Seigneur passa de la mort à la vie quand Il laissa son enveloppe terrestre, la chair périssable qu’Il avait revêtue
dans le ventre de la bienheureuse Vierge. Et de même que la Sainte Vierge ignora le péché, Il apparaît sous la forme d’un cerf
blanc sans tache. Enfin, ceux qui L’accompagnaient représentent, apprenez-le, les quatre Évangélistes qui eurent le privilège
de mettre par écrit une partie des actes qu’accomplit Jésus-Christ tant qu’Il partagea notre vie terrestre. Jamais chevalier,
sachez-le, n’a pu connaître le sens de cette apparition. Pourtant, le Tout-Puissant, ici et ailleurs, s’est montré à plusieurs
reprises aux justes et aux bons chevaliers sous les apparences d’un cerf et en compagnie des quatre lions afin que ceux qui le
voient ainsi en recherchent la signification. Mais sachez aussi que nul, désormais, ne le reverra sous cette forme ».
A ces mots les compagnons se mirent à pleurer de joie, rendant grâces à Dieu de leur avoir montré si manifestement ce
mystère.
La Quête du Saint Graal, Texte traduit par Emmanuelle Baumgartner, Paris, Honoré Champion, 1979.
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Marie Dupuy
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Texte 5. Premiers regards
XXIIa. 21. Quant li vallés est deschendus, si le prent par le main mesire Yvain et l’enmaine en la sale amont. Li rois vient
encontre et la roine, si le prenent andoi par les .II. mains et s’en vont aseoir en une couche et li vallés s’asiet devant els sor
l’erbe vert dont la sale estoit jonchie. Et li rois l’esgarde moult volentiers ; s’il li avoir semblei biax en son venir, noiens estoit
envoirs la biauté qu’il avoir ore : si li est avis qu’il soit creus et enbarnis a grant plenté. Et la roine prie que preudomme le
fache Diex, car grant plenté de biauté li douné. 22. La roine regarde le vallet moult doucement et il, li, toutes les fois qu’il puet
vers li mener ses iex covertement, si se merveille moult dont si grans biautés puet venir com il voit en lui paroir, ne de la biauté
sa dame del Lac ne de nul qu’il onques veist mais ne prise il rien envers chestui. Et il n’avoir mie tort, se il ne prisoit envers la
roine nule autre dame, car che fu la dame la dame des dames et la fontaine de biauté. Mais s’il seust la grant valor qui en li
estoit, encore l’esgardast il plus volentiers, car nule n’estoit, ne povre ne riche, de sa valor. Ele demande a mon signor Yvain
comment chis vallés a a non et il respont qu’il ne seit. « Et savés vous, fait ele, qui fiex il est ne dont il est neis ? – Dame, fait
il, naie, fors tant que je sai bien qu’il est del païs de Gaule, car moult en parole droit la parleure. »
23. Lors le prent la roine par le main, si li demande dont il est. Et quant il le senti, si tressaut tout autresi com s’il s’esveillast,
et tant pense il a li durement qu’il ne seit qu’ele li a dit. Et ele aperchoit qu’il est moult esbahis, si li demande autre fois :
« Dites moi, fait ele, dont vous estes. »Et il le regarde moult simplement, si li dist en sospirant qu’il ne seit dont ; et ele li
redemande comment il a a non et il respont que il ne seit comment. Maintenant aperchoit bien la roine qu’il est esbahis et
trespensés, mais ele n’ose pas quidier que che soit por li et neporquant ele le soupechoune un poi, si en laise la parole ester
atant ; et por chou qu’ele nel veut en grignor folie mettre, ele se lieve de la plache et dist, por che qu’ele ne veut que nus i
pense a vilounie et que nus ne s’aperchoive de che dont ele soupechounoit, que chis vallés ne li samble pas estre senés tres bien
et quels que il soit, ou sages ou fols, il a estés malvaisement enseigniés.
Lancelot, T. I, édition critique par Alexandre Micha, Genève, Droz, 1980.
XXIIa. 21. A sa descente de cheval, Yvain le prend par la main et le fait monter dans la salle. Le roi et la reine vont à sa rencontre, le
prennent chacun par une main et s’assoient sur une couche, le valet s’assied devant eux sur l’herbe verte dont la salle était jonchée et le roi
le contemple avec plaisir. Frappé par sa beauté à son arrivée, elle lui semble incomparablement plus éclatante à présent et il lui paraît plus
et plus fort ; la reine prie Dieu de faire de lui un homme valeureux pour la plénitude de beauté dont il l’a favorisé.
22. Elle jette sur lui de doux regards, et lui de même, toutes les fois qu’il peut discrètement tourner les yeux vers elle, émerveillé d’une si
mystérieuse beauté ; celle de sa dame du Lac ou de tant d’autres femmes s’effacent devant celle-ci. Il n’avait pas tort de priser la reine plus
que toute autre dame, car elle était la dame des dames et la source de beauté. Mais s’il avait su les mérites qui étaient en elle, il l’aurait
regardée avec plus d’admiration, car elle surpassait en ce domaine toute femme, pauvre ou riche. Elle demande le nom du valet à mon
seigneur Yvain et il répond qu’il l’ignore. « Et savez-vous, fait-elle, quel est son père et sa patrie ? – Non, ma dame, je sais seulement qu’il
est du pays de Gaule car il en a l’accent. »
23. la reine prend alors Lancelot par la main et l’interroge sur son pays d’origine. Quand il sentit cette main, il tressaille comme s’il sortait
d’un sommeil et il pense à elle si intensément qu’il ne sait plus ce qu’elle a dit. Sa stupeur n’échappe pas à la reine qui lui demande à
nouveau : « Dites-moi de quel pays vous êtes. » Il la regarde avec candeur et dit en soupirant qu’il n’en sait rien. « Quel est votre nom ? »
poursuit-elle : il n’en sait rien non plus, répond-il. Elle s’aperçoit alors qu’il est perdu dans ses pensées, mais n’ose pas croire que ce soit à
cause d’elle ; elle s’en doute un peu cependant et interrompt là l’entretien. Mais pour le mettre en plus grand désarroi, elle quitte la place et,
désirant qu’on n’interprète pas mal sa conduite et qu’on ne découvre pas ses soupçons, elle déclare que ce valet ne lui semble pas très sensé
et que, sage ou fou, il a reçu une mauvaise éducation.
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Annexes
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Q, 125 – 126. Lors entra en la reine Guenievre, qui ne s'ert pas bien fete confesse puis que ele entra primes en mariage, et
l'esmut a ce qu'ele te resgarda volentiers tant come tu demoras en son ostel, le jor que tu fus chevaliers. Quant tu veis qu'ele te
resgarda, si i pensas ; et maintenant te feri li anemis d'un de ses darz a descovert, si durement qu'il te fist chanceler. Chanceler
te fist il, si qu'il te fist guenchir fors de droite voie et entrer en cele que tu n'avoies onques coneue : ce fu en la voie de luxure,
ce fu en la voie qui gaste cors et ame si merveilleusement que nus nel puet très bien savoir qui essaié ne l'a. Des lors te toli li
anemis la veue. Car si tost corne tu eus tes eulz eschaufez de l'ardor de luxure, maintenant enchaças humilité et atresis orgueil
et vousis aler teste levée ausi fièrement come un lyon, et deis en ton cuer que tu ne devoies riens prisier ne ne priseroies ja mes,
se tu n'avoies ta volenté de cele que tu veoies si bele. Quant li anemis, qui ot toutes les paroles si tost come la langue les a
dites, conut que tu pechoies mortelment en pensee et en volenté, si entra lors toz dedenz toi, et en fist aler celui que tu avoies si
longuement ostelé.
« Einsi te perdi Nostre Sires, qui t'avoit norri et escreu et garni de toutes bones vertuz, et t'avoit si haut levé que en son servise
t'avoit mis. Si que quant il cuida que tu fusses ses serjanz et le servisses des biens que il t'avoit prestez, tu le lessas maintenant,
si que quant tu deus estre serjanz Jhesu-crist tu devenis serjanz au deable, et meis en toi tant des vertuz de l'anemi com Nostre
Sires i avoit mis des soes. Car contre virginité et chasteé herberjas tu luxure, qui confont l'une et l'autre ; et contre humilité
receus tu orgueil, come cil qui ne prisoit nul hom avers soi.
XXXVII, Révélation de Symeu
XXXVII. 29. Laiens avoir .II. lames sur .II. tombes ; si estoient assez merveilloses, kar nus ne savoit de quoi eles estoient : si
estoit l’une en haut, en mi lieu d’un trop bel prael, et l’autre estoit desos terres, en une cave molt parfonde. En cele qui estoit el
prael avoir letres qui disoient que cil qui la leveroit geteroit tos les enprisonés del Roialme sans Retor ; et en cele qui estoit en
la cave avoir letres qui disoient que cil qui la leveroit abatroit les enchantements del Roialme Aventureus et metroit fin as
aventures et acompliroit le siege de la Table Reonde.
34. « Cestes aventure, fet il, vueil je veoir. »
37. Et quant il vint pres, si li escrie la vois qui de la tombe issoit, et il escote, si entent qu’ele disoit : « Fui, va arriere, kar tu
n’as ne le pooir ne le congié de ceste aventure achever. – Por quoi ? fet il. – Ce te dirai je, get la vois, mes avant me di por quoi
tu dei sore « Bials sire Diex, com grant damage ! » Lors commence a plorer li chevaliers, si a duel et honte. « Di, fet la vois,
seurement, ne me mente mie. – Certes, fet li chevaliers, jel dis por ce que je ai le siecle trop vilement traï et deceu, kar il me
tienent al meillor des buens chevaliers : or sai je bien que je nel sui mie, kar il n’est pas buens chevaliers qui poor a. 38. – Or,
fet la vois, tu ne dis preu, et si dis bien de ce que tu dis que buens chevaliers n’a pas poor, et si ne dis preu de dire « com grant
damage » de ce que tu n’est pas li mieldres des buens, mais de tel cors et de tel vertu comme tu as, enpren besoigne a achever,
kar cil qui sera buens chevaliers n’est pas encore avant venus et molt est sa venues pres. Cil buens et bials et de si vertuoses
teches que, si tos com il metra le pié dedens ceste chambre, estaindra ceste anguoissosse flambe qui ci art et degaste m’ame et
mon cors.
34. « Cette aventure, fait Lancelot, je veux m’y confronter ! »[…]
37. Une fois tout près, la voix qui sortait de la tombe lui lance un cri et il entend qu’elle disait : « Fuis, reviens sur tes pas, tu
n’as ni le pouvoir, ni la permission d’achever cette aventure. – Pourquoi ? fait-il. – Je te le dirai, fait la voix, mais d’abord
pourquoi avoir prononcé ces mots « Cher seigneur Dieu, quel grand dommage ? » le chevalier se met alors à pleure, de douleur
et de honte. « Dis-le-moi, fait la voix, avec assurance, ne mens pas. – Je l’ai dit, fait Lancelot, parce que j’ai trahi et abusé
vilainement le monde. On me tient pour le meilleur chevalier, or je sais bien que je ne le suis pas, car n’est pas bon chevalier
qui ressent la peur.
38. – Tu as raison, fait la voix, et ce que tu dis est vrai, un bon chevalier ne connaît pas la peur ; mais tu n’as pas raison de dire
« Quel grand dommage ! », sous prétexte que tu n’es pas le meilleur parmi les bons. Avec la force physique et le courage que
tu possèdes, entreprends d’affronter les épreuves. Le Bon Chevalier n’est pas encore venu, mais sa venue est proche. Il sera
bon et beau et pourvu de toutes les vertus : aussi, dès qu’il mettra le pied dans cette salle, il éteindra cette flamme de torture qui
brûle ici et ravage mon âme et mon corps.
LXXXVIII. Evasion de Lancelot
2. Après Pâques, au début de mai, quand il vit les arbres couverts de feuilles et de fleurs, la verdure qui lui réjouissait le cœur
et la rose chaque jour épanouie, fraîche et vermeille, le souvenir s’imposa de sa dame la reine, de son visage clair et éclatant
que lui évoquait la rose. Quand il regardait la fleur, il lui semblait que ce fût le teint de sa dame et il ne savait laquelle des
deux, la rose ou sa dame, avait le plus d’éclat, ce qui était à l’origine de ses transports. Un dimanche matin, Lancelot se leva
sitôt qu’il entendit chanter les petits oiseaux, il s’approcha de la fenêtre aux barreaux de fer, s’assit pour admirer la verdure et
resta là jusqu’à ce que le soleil se fût répandu à travers le jardin. Il contempla le rosier et vit une rose nouvellement éclose,
deux fois plus belle que les autres. « Ainsi, pensa-t-il, je vis ma dame plus belle que les autres au tournoi de Camaalot, et
puisque je ne puis l’avoir ici à moi, il me faut avoir cette rose qui m’évoque son souvenir. »
3. Il jette la main à travers la fenêtre, la tend pour prendre la rose, mais ne parvient pas à l’atteindre, car elle était trop loin. Il
retire alors sa main, et considérant les barreaux, constate qu’ils sont d’une solidité à toute épreuve. « Quoi ! fait-il, cette
forteresse m’empêchera de satisfaire mon désir ? Non, à coup sûr ! » Et il saisit deux des barreaux de ses deux mains, les tire si
fort qu’il les casse et les jette au milieu de sa chambre ; la peau de ses doigts est tout écorchée et le sang jaillit à terre, mais il le
sent à peine. Il se glisse alors hors de la chambre, marche vers la rose et la baise pour l’amour de sa dame, dont elle était
l’image ; il la porte à ses yeux et à sa bouche et la serre dans son sein, tout contre sa chair.