Celle que vous croyez, de Camille Laurens

Transcription

Celle que vous croyez, de Camille Laurens
Chronique
Celle que vous croyez, de Camille Laurens
Dans Celle que vous croyez, Camille Laurens mêle une réflexion sur la duplicité des identités sur les
réseaux sociaux à un discours féministe qui, tout retenu qu’il soit, n’en est pas moins frappant.
Elle s'appelle Claire. Elle approche de la
cinquantaine, elle enseigne la littérature à
l'université et elle traverse une crise de doute
concernant sa relation avec Jo, qui a quitté
Paris assez brusquement pour s'installer un
temps dans le Sud-Ouest. Doit-elle encore le
considérer comme son amant, voit-il d'autres
femmes, est-il complètement passé à autre
chose ? Pour tenter d'y voir plus clair, elle
ouvre un faux compte sur Facebook et établit
un premier contact avec Chris, avec qui Jo doit
habiter quelques temps. Une chose en
entraînant une autre, Claire va prendre goût à
cette petite comédie, s'identifiant de plus en
plus volontiers à la jeune photographe de vingtquatre ans imaginée comme appât, et tombant
follement amoureuse de Chris.
Au début du roman, la narration est assurée par
Claire elle-même, qui raconte son histoire à un
psychiatre, un de ses nombreux interlocuteurs
dans l'hôpital où elle a dû être admise. Car,
Camille Laurens ne laisse aucun doute làdessus, le double jeu de Claire l'a menée
jusqu'aux abords de la dépression et de la folie.
Toute la première partie du roman sera
consacrée à la reconstitution par étapes du
long et douloureux glissement vers cet abîme.
Ainsi Celle que vous croyez ne commence pas
sous les meilleurs auspices : tel que les
premiers chapitres semblent le présenter, ce
seizième roman de Camille Laurens ressemble
à une dénonciation pâlichonne des dangers des réseaux sociaux, de la schizophrénie des identités
numériques et autres sujets largement rebattus mais dont la littérature française peine à s'emparer de
manière convaincante - nos romanciers, en général, semblent complètement dépassés par ces enjeux.
Camille Laurens n'échappe pas à cette règle : sur ce sujet-ci, elle n'a pas beaucoup de choses à dire, et
on devra se contenter d'une longue série de poncifs. Mais, fort heureusement, Celle que vous croyez a
d'autres atouts. D'abord, au fil de sa progression, l'auteure empile les niveaux du récit, brouille les
limites entre réalité et fiction. C'est d'abord Claire qui produit un texte autofictif reprenant les grandes
lignes de son histoire ; puis quelques détails qui montrent que Jo et Chris, eux aussi, marient volontiers
la réalité et le mensonge.
Enfin, l'histoire de Claire s'emboîte dans une seconde partie, intitulée "Une histoire personnelle", dans
laquelle Camille Laurens reprend à son compte, avec quelques menues variantes, l'histoire de Claire,
précisant au préalable dans une lettre adressée à son éditeur quelles libertés elle a décidé de prendre
avec la réalité.
Sans révolutionner la question des rapports entre réalité et (auto)fiction, ce jeu de mises en abyme qui
prend le lecteur par surprise donne au roman de Camille Laurens une profondeur inattendue.
Surtout, Celle que vous croyez trouve son intérêt dans ce qu'il dit du désir de Claire et de ses peurs. Si
celle-ci se perd dans la liberté que lui offre sa nouvelle identité, ce n'est pas tant parce qu'elle tombe
amoureuse de Chris : il serait plus juste de dire qu'elle tombe amoureuse du regard que Chris porte sur
elle, sur sa jeunesse retrouvée.
Dans un monologue effréné qui ouvre le roman et qui prend son sens petit à petit, Claire évoque un
rendez-vous avec un homme aux yeux de qui elle semble devenir soudain invisible lorsqu'une femme
plus jeune entre dans la conversation ("il m'a tourné le dos comme ça sans un mot d'une seconde à
l'autre pfft sans un mot sans une excuse j'ai cessé d'exister"). "Qu'est-ce qu'il faut alors", se demande-telle, "il faut vouloir cesser d'exister il faut se retirer de soi-même comprendre qu'on n'a plus rien à faire
là plus de place je n'ai plus de place je ne sais pas où me mettre tiroir cercueil aller dans la boîte il ne
sert à rien d'être jeune sans être belle ni d'être belle sans être jeune".
Incarner Claire, la jeune photographe, devient alors une possibilité d'échapper à de tels diktats, de
contourner encore un temps des impératifs impensés que la narratrice perçoit comme un premier pas
vers la mort. Claire veut continuer à se penser comme un être désirant, éventuellement désiré, ce que
les autres lui dénient. Ce propos, revendicateur mais discret, parcourt l'ensemble du roman en filigrane
et permet à Camille Laurens de composer un personnage plus complexe qu’il n’y paraît au premier
abord, et de dépasser avec intelligence le genre du roman sentimental.
Sélection de références
On en parle... Sur Cunéipage
"C’est très prenant, surprenant, empli de culture et d’érudition et difficile
de ne pas être d’accord avec le constat amer relatif au vieillissement
féminin – ou plus exactement à la façon dont il est perçu par notre
société."
Sur les Lectures d'Antigone
"Mais réduire ce texte à un jeu serait
injuste, car en filigrane il s'agit aussi de
parler du vieillissement, du regard des
hommes, du désir toujours présent, et de
l'envie forte et entière de rester vivante,
à tel point que l'écriture ne suffit plus à
l'écrivain et que seul le contact des corps
semble la solution."
Publié
le
09/03
/2016
LITTÉRATURE
Tags
:
Cyril Tavan
Fonction
:
roman
-
réseaux sociaux
-
féminisme
A propos de l'auteur
Bibliothécaire - Littérature française contemporaine et littérature
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