LES TRENTE MILLIONS DE GLADIATOR

Transcription

LES TRENTE MILLIONS DE GLADIATOR
LES TRENTE MILLIONS DE GLADIATOR
de
Eugène Labiche
Collaborateur : Philippe Gille
PERSONNAGES :
ACTEURS qui ont créé les rôles :
EUSEBE POTASSE.................................... MM. DUPUIS.
JEAN DES ARCIS.............................................. CHRISTIAN
SIR RICHARD GLADIATOR............................ BERTHELIER.
PEPITT................................................................ LEONCE.
GREDANE, dentiste............................................ BARON.
BIGOURET, pharmacien .................................... SCHEY.
ADOLPHE, coiffeur............................................ MONTY.
UN NEGRE......................................................... BORDIER
UN SPECTATEUR............................................. VIDEIX.
UN GARÇON DE CAFÉ
UN MARCHAND DE BILLETS
SUZANNE DE LA BONDRÉE.........…. Mmes CELINE MONTALAND.
MADAME GREDANE................…................. ALINE DUVAL.
BATHILDE....................................................... ABADIE.
AGNES DE ROSENVAL................................. SCHEWSKA.
JULIETTE, femme de chambre de SUZANNE ...DEGUERCY.
BLANQUETTE, femme de chambre de MADAME GREDANE........M. PERA.
INVITES DES DEUX SEXES.
La scène est à Paris, de nos jours.
ACTE I
Un boudoir élégant. A droite, une table-toilette, sur laquelle sont plusieurs objets de parfumerie; à
gauche une cheminée, un guéridon avec ce qu'il faut pour écrire et des journaux ; à la gauche du
guéridon, un fauteuil, à droite un petit pouf.
Scène première
JEAN, puis EUSEBE POTASSE
Au lever du rideau, JEAN est en livrée et, à genoux près de la cheminée, il frotte avec énergie
une paire de pincettes.
JEAN. — Faut que ça reluise !... faut que ça reluise ! (S'arrêtant.) Ah ! j'ai chaud !... Entré ici
depuis hier soir, je paye ma bienvenue... mais je ne te frotterai pas tous les jours comme ça !...
Voici la neuvième place que je fais depuis un mois. (Avec mélancolie.) Ah ! le temps n'est plus
où les maîtres s'attachaient à leurs domestiques!... on était de la famille, on avait les clefs de la
cave!... et, quand vous mouriez, on vous faisait une pension viagère. Mais la Révolution a passé
par là!... Je crois pourtant que je ne serai pas mal ici, chez madame Suzanne de la Bondrée... Mais
il y a une chose qui me froisse... je crains d'être entré chez une cocotte... A chaque instant, il vient
des petits messieurs qui apportent des bouquets!... si elle n'a qu'une connaissance, passe !... mais,
si ça frise l'inconduite, je partirai... ou je demanderai une forte augmentation... d'autant plus que
cette maison est pleine de courants d'air... on s'y enrhume ! (II se mouche avec un bruit imitant la
trompette.) Personne ne ferme les portes ici.
EUSEBE POTASSE, paraissant à la porte du fond. — Pardon, monsieur !
JEAN. — Fermez la porte !
EUSEBE, fermant la porte. — Oui, voilà... voilà... (A JEAN.) Madame Suzanne de la Bondrée,
s'il vous plaît?
JEAN, le regardant et à part. — Tiens ! un petit crevé ! (A EUSEBE avec compassion.) Pauvre
enfant, vous ne craignez donc pas de faire du chagrin à votre famille?
EUSEBE, étonné. — Moi ! je demande madame Suzanne de la Bondrée.
JEAN. — Elle n'est pas levée !... à neuf heures !... Allons... donnez votre bouquet... on le mettra
dans le tas !
EUSEBE. — Mais je n'apporte pas de bouquet, je suis élève en pharmacie...
JEAN. — Ah ! un travailleur ! Alors, asseyez-vous.
EUSEBE. — Merci.
JEAN. — Si!... j'ai une consultation à vous demander.
EUSEBE. — Votre maîtresse... votre belle maîtresse... est venue hier chez mon patron, M.
Bigouret, et elle a apporté elle-même une recette pour adoucir la peau... alors je rapporte la
mixture...
JEAN. — Très bien!... donnez-moi votre fiole!
EUSEBE. — Non... je ne veux la remettre qu'à elle-même... c'est une potion de confiance... je
reviendrai à midi !
JEAN. — Attendez donc!... je voudrais vous consulter sur un rhume...
EUSEBE, sans /'écouter, regardant l'appartement. — C'est donc ici qu'elle respire ! c'est donc là
qu'elle promène ses petits pieds ! c'est dans ce fauteuil qu'elle daigne parfois reposer ses grâces !
JEAN, à part. — Qu'est-ce qu'il a? (Haut.) Il vous faut dire que j'ai contracté un rhume de
cerveau.
EUSEBE. — Je connais ça !... le rhume de cerveau est une inflammation de la muqueuse...
JEAN. — Ah !
EUSEBE. — La muqueuse est une espèce de tapisserie qui tapisse notre intérieur... et, quand la
tapisserie s'enflamme, on éternue... voilà ce que c'est que le rhume de cerveau !...
JEAN. — Très bien!... et qu'est-ce qu'il faut faire?
EUSEBE. — II faut se moucher... ça dure huit jours!... les gens riches se mettent le nez sur une
infusion de guimauve... alors ça dure neuf jours !
JEAN. — Merci !
EUSEBE. — Ah ! vous êtes heureux, vous !
JEAN. — Moi ?
EUSEBE. — Vous la voyez tous les jours entrer, sortir, boire, manger, dormir.
JEAN. — Qui ça?
EUSEBE. — Votre maîtresse... la plus belle femme qui soit jamais entrée dans la pharmacie
Bigouret.
JEAN. — On dirait que vous en êtes amoureux !
EUSEBE. — Amoureux!... ce n'est pas assez!... abruti... voilà le mot!... je suis un homme sérieux,
moi... quand j'aime un femme, c'est pour toujours... chaque fois que j'ai aimé une femme, c'a été
toujours pour toujours !
JEAN. — Eh bien, voulez-vous que je vous donne un conseil.
EUSEBE. — Donnez... mais je ne le suivrai pas.
JEAN. — Remettez-moi votre fiole... et ne revenez jamais !
EUSEBE. — Je ne vous remettrai pas ma fiole... et je reviendrai à midi ! je ne vous en remercie
pas moins... Adieu !
(Il remonte.)
JEAN. — Bonjour.
EUSEBE, à part, avec transport. — Ce n'est pas de l'air qu'on respire ici... c'est une évaporation
de myrte et de roses !... Je reviendrai à midi !
(Il sort par le fond.)
Scène II
JEAN, puis SUZANNE DE LA BONDRÉE
JEAN, seul. — Pauvre garçon !... Sapristi ! il n'a pas fermé sa porte.
(Il éternue et se mouche bruyamment à plusieurs reprises. SUZANNE entre par la gauche, elle
est en déshabillé du matin, très élégant.)
SUZANNE. — Comment ! Jean, c'est vous qui faites tout ce tapage?
JEAN. — Madame, c'est la porte...
SUZANNE. — Vous m'avez réveillée... je croyais entendre les trompes du mardi gras... Que
diable! on ne se mouche pas de cette façon-là !
JEAN, aimable. — Vous savez... chacun a sa manière.
SUZANNE, descendant. — Eh bien, quand on a cette manière-là, on se mouche dans la cour.
JEAN. — Mais... s'il pleut, madame?
SUZANNE. — On prend un parapluie !
JEAN. — C'est bien... on s'y conformera... (A part.) Je ne crois pas que j'éternue longtemps dans
cette maison-là.
SUZANNE. — Veuillez prier mon oncle, le commandeur, de m'accorder un moment d'entretien.
JEAN. — Ah ! monsieur votre oncle est?...
SUZANNE. — Commandeur... mais oui.
JEAN, à part. — Je m'étais trompé... ce n'est pas une cocotte... c'est une femme du grand monde.
(Il sort par la droite.)
Scène III
SUZANNE, seule. — Commandeur de ma façon!... C'est un oncle que je me suis donné pour aller
dans le monde ; j'ai été obligée de renoncer aux mères... Mes deux dernières étaient
insupportables... l'une prenait du tabac... et l'autre du cassis... Elles ne représentaient pas... alors
j'ai pensé à prendre un oncle... J'ai mis la main sur un trésor... très honnête homme... C'est un
ancien fournisseur des armées... la tête est superbe; cheveux blancs, conversation sérieuse...
ennuyeuse même, ça fait très bien; il n'a qu'un défaut... Quand je le mène à l'Opéra, il marque la
mesure avec son pied et chante en même temps que le ténor... Tout le monde se retourne, on nous
fait : chut !... et j'ai l'air d'une femme de province. Je l'ai fait demander pour lui adresser quelques
représentations à ce sujet.
(Elle descend à droite.)
Scène IV
SUZANNE, JEAN, puis JULIETTE
JEAN, paraissant à droite. — Madame...
SUZANNE. — Eh bien, il va venir ?
JEAN. — Je ne crois pas... M. le commandeur, votre oncle, a déménagé hier soir.
SUZANNE. — Comment, déménagé?...
JEAN. — En ce sens qu'il a emporté tous les meubles de sa chambre.
SUZANNE. — Mais ils sont à moi, ces meubles !
JEAN. — II les aura sans doute emballés par mégarde.
SUZANNE. — C'est impossible ! comment, il n'a rien laissé ?
JEAN. — Oh! si!... les chenets... et une lettre.
(Il va frotter de nouveau les pincettes à la cheminée.)
SUZANNE, prenant la lettre. — Donnez... (Lisant.) « O vous que j'ose appeler ma nièce... je
pars..; il le faut... je sens que je vais vous aimer !... » (Très flattée.) Tiens ! pauvre homme !
(Lisant.) « L'honneur me commande de fuir... J'emporte les meubles... Ils me rappelleront votre
image... Jamais je ne m'en séparerai. » (Parlé.) Vieux filou! (Lisant.) « Je vous renvoie votre
photographie... elle me brise. » Signé : «Le Commandeur de Bondy. » (Parlé.) Et il se moque de
moi par-dessus le marché... Oh! je suis d'une colère!
JEAN, à genoux devant la cheminée et frottant les pincettes, à part. — Pour une femme embêtée,
c'est une femme embêtée !
SUZANNE, à part. — Mais qu'est-ce que je vais devenir sans oncle? Je dois aller au théâtre...
seule... c'est impossible!... (S'asseyant sur le pouf.) Où trouver un oncle ? (Apercevant JEAN qui
polit les pincettes avec acharnement.) Tiens!... mais il n'est pas mal, cet homme-là... en
l'arrangeant... personne ne le connaît... il n'est ici que depuis hier. (Haut.) Jean !
JEAN. — Madame ?
SUZANNE. — Levez-vous !... tenez-vous droit !... pas mal !... Maintenant tournez !... marchez
!... marchez !...
JEAN. — Où ça ?
SUZANNE. — Droit devant vous.
JEAN, marchant, à part. — Quel drôle de service !
SUZANNE. — II ira ! il va ! (Se levant, arrêtant JEAN qui marche toujours.) Assez!... Ditesmoi, êtes-vous un peu lettré?
JEAN, étonné. — S'il vous plaît ?
SUZANNE. — Oui... en parlant, évitez-vous le cuir?
JEAN. — Moi, madame, j'ai été garçon de classe à l'institution Soupaleau.
SUZANNE. — Ah ! ah !
JEAN. — Et sans la fatalité qui s'est acharnée après moi...
SUZANNE. — Voyons... causons... Voulez-vous êtes mon oncle?
JEAN. — Qu'est-ce qu'il y a à faire?
SUZANNE. — C'est bien simple... vous m'accompagnerez partout, au bal, au concert, au
théâtre...
JEAN. — J'adore ce divertissement...
SUZANNE. — Vous souperez avec nous.
JEAN. — Nous ?
SUZANNE. — Avec moi... et, si par hasard quelqu'un se permettait avec votre nièce quelque
propos familier...
JEAN. — Compris... je m'en irais. (A part.) C'est une cocotte !
SUZANNE. — Mais non !... vous fronceriez le sourcil... comme ça !
JEAN, à part. — Alors c'est une femme honnête !
SUZANNE. — Mais pas avec tout le monde... car il y a certaines personnes qu'il ne faut pas
décourager...
JEAN. — Ah !... il y a... ? (A part.) Alors c'est une cocotte.
SUZANNE. — C'est dit... vous acceptez?
JEAN. — Pardon... et les appointements?
SUZANNE. — Sont modestes... cent francs par mois... mais il y a les cadeaux.
JEAN. — Les cadeaux de madame ?
SUZANNE, légèrement. — Mais non !... imbécile !
JEAN. — Ah! (A part.) Décidément c'est une cascadeuse... mais, si elle n'a que deux ou trois
connaissances... je fermerai les yeux sur les autres. (Haut.) Pardon, j'aurais encore quelque chose
à demander à madame.
SUZANNE. — Quoi?
JEAN. — Comme oncle... est-on habillé?
SUZANNE. — Entièrement... Il y a, dans cette chambre, un vêtement tout neuf que je venais de
faire faire pour le commandeur… vous êtes à peu près de la même taille... J'ai pour ami un
secrétaire d'ambassade qui avait fait obtenir à mon oncle... une décoration étrangère, et,
puisqu'elle est restée après l'habit... vous la garderez.
JEAN. — Une décoration?... Je tâcherai de m'en rendre digne.
SUZANNE. — Ah ! j'y pense ! vous ne pouvez continuer à vous appeler Jean... l'oncle Jean... ça
sonne mal.
JEAN. — Mon Dieu ! je sonnerai comme madame voudra.
SUZANNE. — Où êtes-vous né?
JEAN. — Rue des Arcis...
SUZANNE. — Très bien... vous vous appellerez, le commandeur Jean des Arcis...
JEAN. — Commandeur Jean des Arcis... ça sonne les croisades.
JULIETTE, entrant du fond. — Madame, le coiffeur vient d'arriver...
SUZANNE. — Ah ! tant mieux !
JEAN, à part. — Encore une qui ne ferme pas sa porte.
(Il se mouche bruyamment.)
SUZANNE. — Vous êtes agaçant avec votre nez !
JEAN. — C'est l'affaire de huit jours... j'ai consulté.
SUZANNE, à JEAN. — Allez trouver le coiffeur... vous lui direz de vous arranger une tête
honorable... une tête d'oncle, il sait ce que c'est.
(Elle gagne la droite.)
JEAN. — Soyez tranquille... dans cinq minutes, j'aurai l'air d'un portrait de famille.
(Il sort par la droite.)
JULIETTE. — II y a là aussi un jeune homme qui demande à parler à Madame.
SUZANNE. — Un jeune homme!... à cette heure!... comment s'appelle-t-il ?
JULIETTE. — II n'a pas dit son nom, il apporte une bouteille.
SUZANNE, s'asseyant. — Une bouteille ?... Ah ! je sais ce que c'est : faites entrer.
(JULIETTE sort par le fond.)
Scène V
SUZANNE, puis EUSEBE
SUZANNE. — C'est le garçon pharmacien de M. Bigouret qui m'apporte mon eau des Sultanes...
une recette qu'on m'a envoyée d'Orient. (On frappe à la porte du fond.) Entrez ! Il paraît que c'est
merveilleux... (On frappe de nouveau.) Mais entrez donc !
EUSEBE, passant sa tête au fond. — C'est moi !
SUZANNE. — Pourquoi n'entrez-vous pas ?
EUSEBE, entrant. — Je n'ose pas... (A part.) J'ai des frissons.
SUZANNE. — Vous apportez la bouteille ?
EUSEBE, avec mélancolie. — Ah ! oui ! j'apporte la bouteille !
SUZANNE. — Eh bien, donnez-la-moi !
EUSEBE, avec mélancolie. — Oh! oui... je vous la donnerai.
SUZANNE, à part. — Qu'est-ce qu'il a? (Haut.) Voyons... je vous attends.
EUSEBE. — Elle est dans ma poche... la voici... (Tendrement.) La voici !
(Il lui donne le flacon.)
SUZANNE, à part. — II a quelque chose dans le cerveau... c'est dommage, il n'est pas laid, ce
garçon... (Haut.) Vous me rapportez ma recette... j'y tiens !
EUSEBE. — Elle est dans ma poche... sous enveloppe.
SUZANNE, se levant et passant. — Voyons... débouchons ce flacon.
(Elle prend des ciseaux sur le table et coupe la peau qui entoure le bouchon.)
EUSEBE, à part. — O supercherie de l'amour... ce n'est pas sa recette qui est dans cette
enveloppe... j'y ai substitué des vers... des vers que j'ai improvisés ce matin, avec mon cœur, en
pilant des amandes douces... mais je n'oserai jamais les remettre !
SUZANNE, respirant le flacon qu'elle a débouché. — Tiens, ça sent bon !
EUSEBE, prenant ce compliment pour lui. — Ah ! madame... c'est la nature... car je n'ai pas sur
moi d'odeurs...
SUZANNE. — De quoi me parlez-vous ?
EUSEBE. — Vous me faites l'honneur de me dire que je sens bon.
SUZANNE. — Moi?... je parle de ce flacon...
EUSEBE. — Pardon... on pouvait s'y tromper.
SUZANNE, allant à lui. — Comment emploie-t-on ça ?
EUSEBE. — Ça doit être comme pour le baume tranquille... en frictions.
SUZANNE. — Eh bien, essayons... sur le bras...
EUSEBE. — Comment ! devant moi ?
SUZANNE. — Oh ! un pharmacien ! ce n'est pas un homme !
EUSEBE. — Mais je vous demande pardon, madame, je vous demande pardon... il y a encore des
cœurs de pharmacien qui vibrent.
SUZANNE, s'asseyant sur la chaise du guéridon, relevant sa manche et découvrant son bras. —
Ah ! ah ! tenez... prenez ce morceau de ouate... et frottez.
EUSEBE, prenant le flacon et se reculant. — Qui ça ? moi ?
SUZANNE. — Vous devez savoir frictionner !
EUSEBE, s'asseyant sur le pouf. — Certainement... je frictionne tous les soirs le rhumatisme de
M. Bigouret, mon patron...
SUZANNE. — Eh bien?
EUSEBE. — Mais ce n'est pas la même chose...
SUZANNE. — Pourquoi?
EUSEBE. — Mais dame!... parce que... d'abord, lui, c'est un homme; il a la peau noire, rude,
coriace, indigeste... Ah ! la vilaine peau!... tandis que la vôtre... (Il frictionne très doucement.)
c'est d'un doux... d'un doux !... et d'un blanc... d'un blanc !... et d'un rose... d'un rose!...
SUZANNE. — Eh bien, qu'est-ce que ça vous fait ?
EUSEBE. — Ce que ça me fait?
(Il pose la main de SUZANNE sur son cœur.)
SUZANNE, se levant. — Ah bah !
EUSEBE. — Je n'essayerai pas de vous le cacher plus longtemps.
SUZANNE, à part, gaiement. — Tiens ! j'ai enflammé un pharmacien !
EUSEBE, se levant. — Ça m'a pris hier, tout d'un coup, quand vous êtes venue nous voir... je ne
pensais à rien... je battais un looch, pour une vieille femme qui tousse... vous entrez, et paf !
SUZANNE. — Quoi?
EUSEBE. — Au lieu de fleur d'oranger, je verse du vinaigre de toilette !
SUZANNE, s'asseyant à gauche du guéridon. — Oh !
EUSEBE, s'asseyant sur la chaise à droite du guéridon et posant le flacon sur le guéridon. — Ça
ne fait rien... dans ces choses-là, on met tout ce qu'on veut... Que vous dirai-je? j'étais subjugué...
Ce qui m'a plu tout de suite en vous, c'est votre front pur, votre air modeste...
SUZANNE, à part. — II est très amusant !
EUSEBE. — Moi, d'abord, je n'aime que les femmes vertueuses.
SUZANNE, avec compassion. — Ah ! pauvre garçon !
EUSEBE. — Toutes les femmes que j'ai aimées, je les ai respectées... toutes ! sauf une... et
encore je ne le voulais pas... parce que, là où il n'y a pas d'estime, il n'y a pas d'affection vraie !
SUZANNE, à part. — Oh ! mais il est à mettre au Jardin des Plantes !
EUSEBE. — Par conséquent, la femme qui m'aimerait ne serait pas malheureuse.
SUZANNE. — Ah ! vous avez un talisman pour rendre les femmes heureuses ?
EUSEBE. — Oui... je me coucherais à ses pieds... et je resterais comme ça toute ma vie, sans lui
dire un mot.
SUZANNE, à part. — Autant .prendre un sourd-muet.
EUSEBE. — Par exemple, il faut être franc... je n'ai pas mes soirées.
SUZANNE. — Ah ! c'est dommage !
EUSEBE. — Je ne suis libre que le dimanche... et encore tous les quinze jours... à partir de midi.
SUZANNE. — Je vous remercie de cette communication.
EUSEBE. — II n'y a pas de quoi, madame.
SUZANNE, regardant son bras. — Oh ! mais voyez donc l'effet de cette eau... Quel éclat! quelle
blancheur!
EUSEBE, lui prenant le bras. — Des roses sur du lait ! Ce bras... tout autre à ma place le
couvrirait de baisers... Eh bien, moi pas !... je' résiste... je suis un tempérament !
SUZANNE, se levant et passant derrière le guéridon, arrondissant son bras avec coquetterie. —
Oh! vous résistez... Si je le voulais bien !...
EUSEBE. — Non... ce serait inutile!...
SUZANNE. — Oh ! par exemple !
EUSEBE. — Croyez-moi, Suzanne, restons dans nos limites...
SUZANNE, lui mettant son bras devant la figure. — Grand enfant... je le veux!
EUSEBE, lui embrassant le bras avec transport. — Ah !... (Se levant.) Vous me déshonorez !
Scène VI
LES MÊMES, JEAN
JEAN, paraissant à droite en costume d'oncle avec une décoration de fantaisie. — Me voilà!
SUZANNE, jouant la terreur, retirant vivement son bras. — Ciel ! mon oncle !
EUSEBE, à part. — Nous sommes perdus !
(Il saute sur la bouteille et la secoue bêtement pour se donner une contenance.)
SUZANNE, à part, indiquant JEAN. — Je vais voir comment il fonctionne. (Bas, à JEAN.)
Congédiez ce jeune gandin qui vient de me manquer de respect !
(Elle passe.)
JEAN, bas. — Vous allez voir ! (Il fronce le sourcil et s'approche d'EUSEBE.) Jeune homme !
EUSEBE, très intimidé, le saluant. — Monsieur le comte... vous voyez... j'apporte le lait des
Sultanes... je suis employé à la pharmacie Bigouret... et j'essayais... une friction.
JEAN, allant ouvrir la porte, avec majesté. — Et plus vite que ça !
EUSEBE, intimidé. — Oui, monsieur le comte... (A part, en remontant.) Il va la tuer !
(JEAN descend à gauche.)
SUZANNE, à EUSEBE. — Ah ! un instant ! vous oubliez de me rendre la recette que j'ai confiée
à M. Bigouret.
JEAN, d'une voix terrible. — On demande la recette !
EUSEBE. — Voilà, monsieur le comte ! voilà ! (A part, se fouillant.) Et mes vers que j'ai
substitués... devant ce tigre !... (Haut, ayant l'air de chercher.) C'est que... je ne trouve plus...
JEAN. — Et plus vite que ça !
EUSEBE, la lui remettant. — La voilà... la voilà!
JEAN, lui montrant la porte avec dignité. — Et maintenant qu'on se pousse de l'air !
EUSEBE. — Oui, monsieur le comte... (A part, sortant par le fond.) Qu'est-ce que tout cela va
devenir ?
JEAN. — Fermez la porte !
EUSEBE, fermant la porte. — Voilà, monsieur le comte.
Scène VII
SUZANNE, JEAN
JEAN. — Qu'en dit madame?
SUZANNE. — Pas mal... le geste est bon... la voix est peut-être un peu rude... il n'y a pas grand
inconvénient cette fois... un garçon pharmacien !... mais s'il s'agissait d'un jeune homme... ayant
de l'avenir... il faudrait y mettre plus de douceur... Énergique et moelleux, voilà votre devise !
JEAN. — Madame m'excusera... jusqu'alors, je n'avais mis personne à la porte... c'est, au
contraire, moi, que l'on...
SUZANNE. — Et puis il y a un mot que je n'aime pas : « Qu'on se pousse de l'air ! »
JEAN. — Madame n'aime pas cette locution ?
SUZANNE. — Non.
JEAN. — Si madame veut avoir la bonté de m'en indiquer une autre...
SUZANNE. — Dites tout simplement : « Sortez ! »
JEAN. — Je veux bien... mais c'est mou !
(Il va s'asseoir devant la cheminée en lisant un journal.)
Scène VIII
LES MEMES, ADOLPHE, puis AGNES DE ROSENVAL
ADOLPHE, paraissant au fond. — On peut entrer ?
SUZANNE. — Ah ! c'est Adolphe, mon coiffeur. Dépêchez-vous de me coiffer, il faut que je
sorte.
JULIETTE, paraissant au fond. — Madame veut-elle recevoir mademoiselle Agnès de Rosenval
?
SUZANNE. — Mais certainement... une amie... (A AGNES qui paraît.) Entre donc !
(JULIETTE sort.)
AGNES. — Bonjour, Suzanne...
SUZANNE. — Adolphe, un siège pour madame.
AGNES. — Déjà avec ton coiffeur ? (S'asseyant.) Ah ! je suis rompue !
SUZANNE. — Qu'es-tu devenue depuis huit jours?... on ne t'a pas vue...
AGNES. — Ah ! ma chère, j'ai été la proie d'une suite de mésaventures... si tu veux voir la
femme qui n'a pas de chance, la voilà !
SUZANNE. — Ah ! mon Dieu ! qu'est-il arrivé ?
AGNES. — Lundi, j'achète un cheval bai, pour l'appareiller avec le mien... mardi, il pleut, voilà
mon cheval qui déteint ! il devient gris pommelé !
SUZANNE. — Tu l'avais payé?
AGNES, naturellement. — Ah ! non ! mercredi, je fais la connaissance d'un jeune homme... très
bien... un prince russe... et, jeudi, il se trouve que c'est un Polonais !
JEAN, riant. — Ah ! un Polonais ! ce n'est pas de chance !
AGNES, apercevant JEAN. — Qu'est-ce que c'est que ça ?
(Elle se lève.)
SUZANNE, qui s'est levée. — C'est juste... (Désignant JEAN.) Ma chère amie... je te présente le
commandeur Jean des Arcis, mon oncle.
JEAN, saluant. — Madame...
(Il se rassied.)
AGNES. — Eh bien, et l'autre?
SUZANNE. — Je l'ai envoyé en province gérer une de mes propriétés... (A Adolphe.) Prenez
donc garde! vous me tirez les cheveux!
ADOLPHE. — Pardon... je ne croyais pas que c'était à madame...
AGNES, prenant un flacon sur le guéridon. — Lait des Sultanes... qu'est-ce que c'est que ça?
SUZANNE. — Oh ! ma chère, une eau merveilleuse pour donner du lustre à la peau.
AGNES. — Ah ! mais j'en veux ! où trouve-t-on ça?
SUZANNE. — Je n'en sais rien... mais j'ai la recette.
AGNÈS, s'asseyant à côté du guéridon. — Donne, je vais la copier.
SUZANNE, à JEAN. — Commandeur !
JEAN, passant derrière le guéridon. — Chère amie !
SUZANNE. — Dictez donc cette recette à madame!...
(AGNES se met à écrire.)
JEAN. — Avec plaisir. (Il ouvre l'enveloppe et lit.) Air de La Famille de l'apothicaire...
TOUS, étonnés. — Hein ?
JEAN, lisant.
« La fièvre brûle un cœur qui n'a
Plus qu'un espoir pour qu'on le sauve !
Que vos yeux soient son quinquina,
Votre bonté sa fleur de mauve ! »
SUZANNE. — Assez !
AGNES, riant et allant à SUZANNE. — Ah ! c'est charmant !... tu as fait la conquête d'un
pharmacien !
JEAN, riant aussi. — C'est adorable !
SUZANNE, se levant et passant dépitée. — Je ne vois rien de comique là-dedans. (A JEAN.)
Mon oncle, vous passerez ce soir chez M. Bigouret pour retirer ma recette à laquelle je tiens
beaucoup... et vous lui remettrez les inconvenances de son commis.
JEAN. — Soyez tranquille... je serai énergique... et pas moelleux !
(Il va s’asseoir dans un fauteuil près de la cheminée.)
AGNES. — Voyons, calme-toi... je n'en parlerai à personne... Qu'est-ce que nous ferons ce soir ?
(Elle s'assoit sur le pouf.)
SUZANNE, s'asseyant sur la chaise à droite du guéridon. — Je ne sais pas... (Prenant un
journal.) Voyons les théâtres... Français: Zaïre. Opéra-Comique : La Dame blanche...
JEAN. — Est-ce une première ?
AGNES. — Ah! non!...
SUZANNE. — Au Châtelet, on donne Le Trou de la Mort, drame en cinq actes et trois ballets.
AGNES. — Ça doit être gentil !
SUZANNE, qui parcourt toujours le journal, poussant un cri. — Ah !
AGNES. — Quoi donc ?
SUZANNE, lisant. — « II vient de descendre au Grand-Hôtel, un Américain, sir Gladiator, dont
la fortune s'élève, dit-on, à plus de trente millions... »
AGNES, se levant brusquement. — Trente millions !... mazette !
SUZANNE, à part. — Tiens, ça lui fait de l'effet ! (Continuant à lire.) « Cet Américain a fait don
au Jardin... d'Acclimatation... d'un éléphant, qu'il va régulièrement visiter tous les jours, à midi...
»
AGNES, à part, tirant vivement sa montre. — Onze heures et demie ! (Haut.) Je te quitte, chère
amie, une affaire pressée... Adieu, au revoir (A part.) Je crois que la chance me revient !
(Elle sort vivement par le fond.)
Scène IX
JEAN, ADOLPHE, SUZANNE, puis JULIETTE
ADOLPHE, à SUZANNE. — Vous êtes bien imprudente de lui indiquer un pareil trésor... je parie
qu'elle court au Jardin d'Acclimatation.
SUZANNE, se levant en même temps que JEAN. — Je m'en doutais... Mais c'est au Jardin des
Plantes qu'il a donné son éléphant... et j'y vais !
(Elle sonne.)
ADOLPHE. — Oh ! très forte !
JEAN. — Oui... mais c'est l'autre qui n'a pas de chance!
JULIETTE, paraissant au fond. — Madame a sonné ?
SUZANNE, allant à la cheminée. — Vite ! mon chapeau... la voiture !...
JULIETTE. — Bien, Madame !
SUZANNE. — Vous, votre paletot, votre canne !
JEAN. — Mon paletot ! ma canne !
ADOLPHE. — Voilà, monsieur !
SUZANNE. — Je suis en robe du matin... mais bah ! un étranger.
JEAN, offrant le bras. — Ma nièce !
SUZANNE, à JEAN. — Et surtout, quand nous serons là-bas... pour l'Américain, de la dignité, du
moelleux, et pour l'éléphant, du sucre.
JEAN. — J'en achèterai... Allons conquérir l'Amérique!
(Ils remontent et sortent par le fond. ADOLPHE et JULIETTE restent en scène.)
ACTE II
Le carrefour qui est situé derrière le théâtre du Châtelet. De face, au dernier plan, au bout d'une
petite rue très courte, le parapet de la Seine. Au fond, dans le lointain, une des tours du Palais de
Justice, au deuxième plan, à gauche, l'extrémité du théâtre du Châtelet, un arbre, un kiosque de
marchand de journaux. Même plan, à droite et au coin de la petite rue faisant face au public, la
boutique d'un pharmacien ; au premier plan, à gauche, un café au coin de l'avenue Victoria.
Scène première
Pendant un entracte du Châtelet.
UN MARCHAND DE BILLETS, MARCHANDES DE BOUQUETS. D'ORANGES, ETC. ;
SPECTATEURS se précipitant chez le marchand de tabac et dans le café, puis JEAN
PREMIER MONSIEUR, s'asseyant devant le café. — Allons ! vite, garçon !... un bock !...
l'entracte va finir. (Plusieurs consommateurs appelant.) Garçon ! garçon !
LE GARÇON, servant. — Voilà ! voilà !
DEUXIEME MONSIEUR. — Si je pouvais seulement griller une cigarette. Garçon, du feu !
(Il entre dans le café.)
LE GARÇON. — Voilà! voilà!
JEAN, sortant de la boutique de BIGOURET. Il tient une lorgnette de spectacle dans un étui. —
Je viens de remettre au pharmacien Bigouret les poésies de son commis avec prière de lui rincer
la tête...
LE MARCHAND DE BILLETS, à JEAN. — Monsieur, un stalle, moins chère qu'au bureau !
JEAN. — Fichez-moi la paix, vous ! je suis placé... j'ai une loge de face... je suis très bien!... nous
ne sommes que deux, ma nièce et moi... aussi nous nous étalons... j'ai pris deux chaises pour mon
chapeau et ma lorgnette... dans les entractes, nous recevons des visites... c'est une procession de
petits messieurs avec des raies au milieu de la tête... Ils apportent tous des sacs de bonbons
fondants... c'est délicieux... ça fuit sous la langue... mais ça poisse les gants... j'ai des gants... (Il
les tient à la main.) La patronne veut que ça me fasse deux fois ! Alors je les ai ôtés, je les
remettrai pour rentrer.
LES GARÇONS, aux consommateurs. — Messieurs, on sonne au foyer !
JEAN. — Vite ! remettons mes gants.
(Il rentre par la gauche premier plan.)
LES CONSOMMATEURS. — Garçon!... payez-vous! un bock! une groseille !
(Les consommateurs payent et se bousculent pour rentrer au théâtre; pendant ce mouvement,
GLADIATOR et PEPITT entrent en scène.)
Scène II
GLADIATOR, PEPITT, mangeant une orange.
GLADIATOR, arrivant du fond à gauche, suivi de PEPITT. — Oh ! oh !... cette femme!... cette
femme!... je l'ai saluée trois fois, elle ne m'a pas seulement regardé... Psitt!... Pepitt!...
PEPITT. — All right !
GLADIATOR. — Viens par ici, j'ai à te parler...
PEPITT. — Mais, monsieur Gladiator, après la pièce... la pièce... le rideau va se lever et ce Trou
de la Mort est très intéressant.
GLADIATOR. — Moins que ce que j'ai à te dire!... Pepitt, je t'ai amené d'Amérique pour être
mon secrétaire, mon confident... et au besoin mon domestique... je te paye très cher... bien plus
que tu ne vaux !... je te donne vingt-cinq mille francs par an... et tu n'es bon à rien... mais tu as un
mérite... c'est d'écouter... tu écoutes très bien... donc écoute-moi !...
PEPITT. — Allez !
GLADIATOR. — Mon ami ! je suis amoureux !
PEPITT. — Ah ! sapristi !...
GLADIATOR. — Quoi ?
PEPITT. — Mais vous l'êtes toujours... je ne comprends pas...
GLADIATOR. — Parce que tu es du Nord... mais, moi, je suis du Sud... je suis de la zone torride
!
PEPITT. — A propos, j'ai reçu une lettre de la zone torride... votre femme...
GLADIATOR, furieux. — Ne parle jamais de ma femme !... Je ne veux pas qu'on sache que j'ai
une femme.
PEPITT. — Elle est malade.
GLADIATOR. — Ah! sérieusement?...
PEPITT. — Non... on craint de la sauver !
GLADIATOR. — Alors tais-toi ! Ah ! mon ami, qu'elle est belle !
PEPITT. — Qui ça?... votre femme?
GLADIATOR. — Non... mademoiselle Suzanne de la Bondrée!
PEPITT. — Ah ! bon ! celle du Jardin des Plantes... allez !
GLADIATOR. — Quelle scène puissante et dramatique ! Je m'y vois encore. (Donnant son
chapeau à PEPITT.) J'étais devant Capitaine... mon éléphant... que j'ai offert à la Ménagerie... Je
commençais à m'ennuyer... quand tout à coup j'entends le froufrou d'une robe de soie... je me
retourne, c'était elle que le hasard jetait sur ma route... elle était suivie d'un noble vieillard...
PEPITT. — Mais je sais tout ça, puisque j'y étais !...
GLADIATOR. — Ne m'interromps pas...
PEPITT. — Allez !
GLADIATOR. — Elle s'avance comme une déesse... portant sur son chapeau une garniture de
cerises et de raisins... elle tend de sa main blanche... As-tu remarqué sa main?
PEPITT. — Ma foi, non !
GLADIATOR. — Butor ! glaçon ! morceau de neige ! (Reprenant.) Elle tend de sa main blanche
un petit pain de seigle à l'éléphant... il n'en fait qu'une bouchée... puis il avance de nouveau sa
trompe...
PEPITT. — Comme il fait bien l'éléphant !
GLADIATOR. — Et, ne voyant rien venir, il la laisse tomber sur le chapeau garni de fruits... il
l'enlève... les cheveux allaient suivre le chapeau... des cheveux magnifiques... elle pousse un cri...
je m'élance... je parle à Capitaine: à ma voix, il tremble, se met à genoux, et fait des excuses,
elle... me jette un long regard de reconnaissance... son oncle, un homme qui parle peu, qui ne se
livre pas... mais d'un très grand air... me remercie avec effusion... puis elle remonte en voiture en
me laissant voir une jambe... une jambe !... As-tu remarqué sa jambe?...
PEPITT. — Ma foi, non !
GLADIATOR, le prenant au collet. — Misérable !... on te montre une jambe pareille et tu ne la
regardes pas !
PEPITT, se dégageant. — Aïe! vous m'étranglez!... je la regarderai la prochaine fois !
GLADIATOR. — Cette femme!... j'éprouve pour elle une passion sauvage !... il me la faut à tout
prix ! entends-tu ! à tout prix.
(Il reprend son chapeau.)
PEPITT. — Je ne demande pas mieux, moi ! mais si elle ne veut pas...
GLADIATOR. — Allons donc ! j'ai trente millions !
PEPITT. — Ça, c'est une raison.
GLADIATOR. — J'ai déjà soudoyé son concierge... je lui ai donné cinq mille francs...
PEPITT. — Oh ! c'est trop !... on ne donne pas cinq mille francs à un concierge... on donne cent
sous... ou cinq francs!
GLADIATOR. — II me remettra tous les matins une note pour me tenir au courant de ce qu'elle
fera dans la journée. Voici celle d'aujourd'hui. (Il cherche dans son portefeuille.) Écoute ça :
(Haut.) « La personne ira ce soir au théâtre du Châtelet... »
PEPITT. — Comme il écrit bien ce concierge !
GLADIATOR. — « Mes respects à monsieur... » (Embrassant le papier avec transport.) Oh !
cher ange ! cher ange !
PEPITT, à part. — II embrasse la lettre du concierge, à présent.
GLADIATOR. — Pepitt! Pepitt!... Il me vient une idée... tu vas m'aider ! et, ici, c'est au
domestique que je parle !... ôte ton chapeau !
PEPITT, étant vivement son chapeau. — Allez !
GLADIATOR. — Sa voiture stationne au bout de l'avenue Victoria... tu vas aller trouver son
cocher... tu le couvriras d'or.
PEPITT. — Ce n'est pas ça qui nous gêne !
GLADIATOR. — Et tu lui diras d'aller se promener... au Vésinet... De plus, tu vas accaparer tous
les fiacres qui stationnent le long de ce parapet... tu les prendras à l'heure... et tu les enverras
m'attendre derrière le Val-de-Grâce.
PEPITT. — Toute une place de fiacres pour nous deux !... après ça, nos moyens nous le
permettent.
GLADIATOR. — De cette façon, il ne restera plus une seule voiture... la pluie commence à
tomber... et je reconduirai dans ma calèche l'oncle et la nièce.
PEPITT. — Ah ! je comprends !
(Il va au fond du théâtre.)
GLADIATOR. — Va, dépêche-toi ; je rentre au théâtre. (Apercevant la marchande de bouquets
qui sort du café.) Hé ! la marchande ! quarante bouquets dans la loge n° 7... Oh! elle m'aimera
cette femme!... elle m'aimera !
(Il disparaît rapidement à la suite de la marchande.)
Scène III
PEPITT, puis EUSEBE
PEPITT, seul, redescendant. — C'est égal, c'est ennuyeux, ces natures de feu... quand il tombe de
l'eau !
(Il se dispose à sortir; on entend une altercation violente dans la pharmacie,
dont la porte s'ouvre, et EUSEBE, poussé violemment de l'intérieur par les épaules, tombe sur
PEPITT.)
BIGOURET, dans la coulisse. — Ah ! ver de terre, ennemi de la société!...
EUSEBE. — Touchez pas !
BIGOURET. — Je vais me gêner !
EUSEBE. — Non !
BIGOURET. — Si !
EUSÊBE, tombant sur PEPITT. — Non !
PEPITT. — Prenez donc garde !
EUSEBE, à PEPITT. — Vous, laissez-moi tranquille, je ne vous connais pas !
PEPITT. — Imbécile !
(Il sort par la gauche, premier plan.)
EUSÊBE, il a son parapluie à la main. Courant à la porte de la pharmacie et frappant. —
Rendez-moi mes effets !... Je veux mes effets ! butor ! animal ! Il ne répond pas... (Revenant en
scène.) C'est vrai, parce qu'il a été autrefois capitaine dans la garde nationale, il se croit le droit de
piétiner sur ses commis ! (S'adressant à la porte.) Les commis sont des hommes, entends-tu ! ils
votent ! (Au public.) Il vient de se passer là un drame poignant... L'oncle... le commandeur... est
entré dans le laboratoire comme un furieux... avec un revolver caché dans un étui à lorgnette... il
a remis mes vers au patron en lui disant: « Tenez, voilà les saletés que votre commis se permet
d'adresser à ma nièce!... flanquez-lui un poil ! » Et il est sorti avec son air grandiose... et son
revolver!... Alors, M. Bigouret, perdant toute pudeur, m'a appelé «ver de terre ! ennemi de la
société ! ramassis de tous les vices » !... Je me suis fâché... il m'a poussé, je l'ai poussé, et, après
une lutte qui n'a pas été sans éclats... nous avons cassé trois bocaux !... il m'a prié de sortir... par
les épaules !... Il est évident que la comtesse ne m'aime pas ; car, si elle m'aimait, elle n'aurait pas
remis mes vers à son noble parent... si elle m'a fait quelques avances, c'était pour se faire
frictionner... et maintenant elle me rejette comme une orange dont on a exprimé le suc !... Oh !
les femmes !... Je l'aurais pourtant bien respectée, celle-là !... (Pause.) Qu'est-ce que je vais
devenir ? Me voilà sur le pavé... sans domicile... avec... (Il fouille dans sa poche et compte son
argent.) Faisons ma caisse : vingt-sept francs, et quatre sous dans une autre poche... ce n'est pas
une position ça... Où aller?... je ne connais personne à Paris... je sens que je prends la vie en
grippe... et pour un rien... (Changeant de ton.) Tiens ! j'ai faim ! j'ai envie de faire une noce !... Je
vais aller souper dans un grand restaurant... je demanderai des plats inconnus... des vins étranges
et mystérieux, et après... eh bien, après... nous verrons !... On sort du théâtre... Des femmes ! Ah !
je ne veux pas les voir !
(Il sort par la droite, derrière la maison de BIGOURET.)
Scène IV
SPECTATEURS, HOMMES ET FEMMES, sortant du théâtre, puis GREDANE, MADAME
GREDANE, BATHILDE, puis BIGOURET
PREMIER SPECTATEUR, donnant le bras à sa femme. — Dépêchons-nous, il va pleuvoir!...
LA DAME. — Mais il pleut.
DEUXIEME SPECTATEUR. — Pas une voiture sur la place !... C'est incroyable !
PREMIER SPECTATEUR. — Mets ton mouchoir sur ton chapeau... et partons.
(Ils disparaissent; mouvement des spectateurs, les uns se sauvent, les autres entrent dans le café.)
GREDANE, entrant par la gauche au fond; il donne le bras à sa femme; il est suivi de
BATHILDE, sa fille. — Ne nous pressons pas !... Nous avons le temps.
BATHILDE. — Papa, il pleut !
MADAME GREDANE. — Bien ! mon chapeau neuf !
GREDANE. — Ouvrons le parapluie!... (Il ouvre un grand parapluie sous lequel ils s'abritent
tous les trois.) Là, maintenant, tenons conseil... Retournons-nous à pied ou en voiture?
MADAME GREDANE. — A pied? Est-ce que vous auriez l'intention de nous faire barboter
comme des canards ?
GREDANE. — Ne te fâche pas... c'est une question que je pose... Seulement, après minuit, la
course est de deux francs cinquante, et dame ! pour un dentiste qui ne gagne pas des mille et des
cents... Décidément vous voulez une voiture ?
MADAME GREDANE et BATHILDE. — Mais oui !...
GREDANE, prenant le parapluie, et remontant. — Très bien ! je vais chercher un fiacre !
Attendez-moi !
MADAME GREDANE. — Mais si tu emportes le parapluie !
GREDANE. — C'est juste... Oh ! que je suis bête ! mon futur gendre, M. Bigouret, demeure ici...
Entrez chez lui.
BATHILDE. — Mais il dort peut-être, ce monsieur.
GREDANE. — Je vais le réveiller. (Allant à la porte de la pharmacie et frappant.) Hé ! monsieur
Bigouret !... c'est moi !... ouvrez, c'est moi !
VOIX DE BIGOURET, dans la coulisse. — Ah ! c'est encore toi !... tu vas voir !
(La porte s'ouvre et BIGOURET applique à GREDANE un énorme soufflet.)
GREDANE. — Aïe!...
TOUS. — Ah !
BIGOURET. — Mon beau-père!...
GREDANE. — Mon gendre!...
MADAME GREDANE et BATHILDE. — Un soufflet !...
BIGOURET. — Je suis désolé... ce n'était pas pour vous... je me suis trompé ! (Aimable.) Mais
entrez donc vous reposer un moment !
GREDANE. — Jamais!... Après une pareille brutalité!
BIGOURET. — Voyons, monsieur Gredane !
GREDANE. — Ne m'approchez pas !... A l'avenir, je vous défends de m'adresser la parole ! (Aux
dames.) Vous m'entendez... plus de commerce entre vous et monsieur. Je vais chercher un fiacre !
(A part, en sortant.) Moi qui vous croyais un homme du monde.
(Il sort par la gauche au fond.)
Scène V
MADAME GREDANE, BATHILDE, BIGOURET
MADAME GREDANE, à BIGOURET. — Eh bien, vous avez fait un joli coup ! nous voilà bien !
BIGOURET. — Puisque c'est une erreur!... Vraiment il prend la mouche!...
MADAME GREDANE. — Ah ! je vous avais bien dit qu'il était susceptible.
BIGOURET. — Je ne le croyais pas tant que ça !
MADAME GREDANE . — Ah bien ! il a emporté le parapluie...
BIGOURET. — Entrez chez moi !
BATHILDE. — Oh ! non ! papa l'a défendu !
MADAME GREDANE. — II me ferait une scène...
BIGOURET. — Mais vous ne pouvez rester à la pluie, entrons dans ce café... Je serais si heureux
de pouvoir vous offrir un sorbet !
BATHILDE. — Par exemple !
MADAME GREDANE. — Un sorbet... c'est une idée, mais en l'absence de mon mari...
BATHILDE, bas. — Bien, maman !
MADAME GREDANE. — Comme c'est lui qui a le porte-monnaie...
BIGOURET. — Mais j'ai le mien !... (Avec galanterie.) Et le mien, c'est le vôtre !
MADAME GREDANE, à part. — Très distingué, ce garçon-là ! (Haut.) Allons.
BATHILDE. — Tu n'y penses pas, maman ! accepter un sorbet de la main qui a frappé mon père
!
MADAME GREDANE. — Elle a raison ! c'est la situation de Chimène ! d'un autre côté, la pluie
redouble... j'ai soif... et j'ai mon chapeau neuf... Allons, ma fille!
BATHILDE. — Mais, maman!...
MADAME GREDANE. — Suivez-moi !... Je le veux!
(Ils entrent dans le café au moment où SUZANNE et JEAN sortent du théâtre.)
Scène VI
SUZANNE, JEAN, puis GLADIATOR, puis GREDANE, puis PEPITT
SUZANNE, venant du fond à gauche. — C'est inconcevable... pas de voiture ! Vous n'avez donc
pas dit au cocher de nous attendre à la sortie?...
JEAN. — Si !... il faut qu'il y ait un malentendu... j'ai envoyé chercher un fiacre et, dans un
instant... Heureusement la pluie a cessé. Mais qui a pu vous envoyer cette masse de bouquets qui
est tombée sur nous pendant le dernier acte ?
SUZANNE. — Vous ne devinez pas ?
JEAN. — Non.
SUZANNE. — C'est sir Gladiator.
JEAN. — L'Américain?
SUZANNE. — II était dans une première loge... il ne m'a pas quittée des yeux...
JEAN. — II a été héroïque ce matin au Jardin des Plantes.
SUZANNE, voyant entrer GLADIATOR. — Chut !... le voici... de la tenue !
JEAN. — Sans raideur!... convenu !...
GLADIATOR, venant de gauche premier plan, à SUZANNE. — Ah ! madame... je vous
rencontre deux fois en un jour, quel heureux hasard !
SUZANNE. — Heureux pour moi, monsieur, puisqu'il me permet de vous remercier encore du
service que vous m'avez rendu ce matin...
GLADIATOR. — Oh ! ne parlons pas de ça !...
JEAN. — Si, parlons-en ! vous vous êtes conduit en véritable gentilhomme, et je m'y connais !
GLADIATOR, jouant avec sa tabatière. — Ah ! commandeur !... vous me comblez.
JEAN. — Ah ! que vous avez là une jolie tabatière !
GLADIATOR. — Elle vous plaît?
JEAN. — Tout à fait!...
GLADIATOR. — Eh bien, acceptez-la, je vous prie...
JEAN, la prenant. — Volontiers.
SUZANNE. — Mon oncle...
JEAN. — Je l'accepte comme souvenir... (A part.) Tiens ! puisqu'on a les cadeaux...
SUZANNE. — Monsieur Gladiator... vous me voyez bien en peine... j'ai perdu ma voiture...
GLADIATOR. — Vraiment?... Si j'étais assez fortuné pour pouvoir vous faire accepter la
mienne...
SUZANNE. — Ah ! trop bon !...
GLADIATOR. — Elle sera ici dans une minute... Quelle heure est-il?...
(Il tire sa montre.)
JEAN. — Ah ! que vous avez là une jolie montre !
GLADIATOR. — Elle vous plaît?...
JEAN. — Tout à fait...
GLADIATOR. — Eh bien, acceptez-la, je vous prie.
(Il la lui donne.)
JEAN. — Volontiers...
SUZANNE. — Mon oncle...
JEAN, à part. — Elle est en or.
(Il met la montre dans sa poche. Entre GREDANE, venant du fond par la gauche.)
SUZANNE. — Ah ! voilà la pluie qui recommence.
(Elle va s'abriter sous la marquise de la pharmacie.)
GLADIATOR. — Mais vous allez être mouillée!... trempée!...
GREDANE, traversant au fond, son parapluie ouvert. — Pas un fiacre sur la place !... je vais
chercher ailleurs !...
GLADIATOR, l'appelant. — Hé! monsieur!... Psitt! psitt!
GREDANE, descendant. — Monsieur?...
GLADIATOR. — Combien votre parapluie?...
GREDANE, se fâchant. — Mais je ne suis pas marchand de parapluies !
GLADIATOR. — J'en donne mille francs !
GREDANE. — Mille francs! prenez!...
(Il donne son parapluie en échange de mille francs.)
GLADIATOR, donnant le parapluie à SUZANNE. — Madame, en attendant la voiture...
GREDANE, à part, examinant le billet avant de le mettre dans son portefeuille. — Oui... il est
bon...
GLADIATOR, à SUZANNE. — La tête est à l'abri... mais les pieds !... vos petits pieds... sont
mouillés. (A GREDANE qui s'en va.) Hé! monsieur!... Psitt!
GREDANE, revenant. — Quoi?
GLADIATOR. — Combien votre paletot?...
GREDANE, indigné. — Mais il n'est pas à vendre !...
GLADIATOR. — J'en donne trois mille francs !
GREDANE, vivement. — II est à vous !
(Il ôte son paletot et le remet à GLADIATOR, qui lui donne trois mille francs.)
JEAN, à part. — Si j'avais su, je lui aurais offert le mien !...
GREDANE, à part. — Je me sauve... il n'aurait qu'à se dédire!
(Il disparaît par la gauche, premier plan.)
GLADIATOR, déposant le paletot aux pieds de SUZANNE. — Maintenant, madame, en
attendant la voiture, veuillez poser vos pieds sur ce tapis.
SUZANNE. — Comment! c'était pour cela?
(Entre PEPITT par le fond à gauche.)
JEAN, à part. — Ah! j'aime cet homme-là, moi!... Il est d'un Louis XIV !
PEPITT. — La voiture est avancée...
GLADIATOR, à SUZANNE. — Veuillez accepter mon bras, madame ; j'aurai l'honneur de vous
déposer à votre hôtel.
(Il sort avec SUZANNE et JEAN par la gauche au fond.)
SUZANNE. — Venez, mon oncle !
PEPITT, seul. — Tiens, un paletot ! Il est encore très bon ! Je le vendrai à un marchand d'habits.
(Il le ramasse.)
GLADIATOR, dans la coulisse. — Pepitt! Pepitt!...
PEPITT. — All right!...
(II sort.)
Scène VII
EUSEBE, puis GREDANE
EUSEBE, un peu gris, venant du fond à droite. — Je viens de souper!... ma foi !... je suis allé
chez le premier restaurant de Paris !... rue des Prouvaires... c'est là que vont tous les patrons du
quartier; j'ai demandé la carte!... et j'ai choisi des plats... inconnus. (Lisant la carte.) « Potage
Montorgueil aux œufs de vanneau du Caucase ! » Il paraît que c'est bon!... « Azurine de veau à la
Blancafort!... » II paraît que c'est bon !... «Purée de cailles de printemps à la milanaise en timbale
! » C'est une espèce de hachis... avec du gras-double... mais il paraît que c'est bon ; quant au vin...
j'ai pris du tokaï... le garçon prononce tokai... à six francs la bouteille!... je m'en suis collé deux
!... mes vingt-sept francs y ont passé, et tra la la ! il me reste quatre sous... il y a longtemps que je
voulais mener la vie à grandes guides !... ah ! j'ai encore soif!... c'est le tokaï... et maintenant,
puisque je suis ruiné... puisque je suis sans place et que je meurs de soif... je vais me jeter dans la
Seine... et tra la la !
GREDANE, entrant par le fond à gauche. — Pas de fiacre ! (Il éternue.) Je m'enrhume en habit
noir...
(Il éternue.)
EUSEBE. — Dieu vous bénisse !
GREDANE. — Vous êtes bien bon... je viens de pincer un rhume de cerveau !
EUSEBE. — Voulez-vous mon parapluie?
GREDANE. — Avec plaisir... combien?
EUSEBE. — Pour rien... je vous le donne.
(Il le lui donne.)
GREDANE. — Ah ! monsieur, peut-on au moins vous offrir un petit verre?...
EUSEBE. — Merci ! je vais m'en offrir un grand tout à l'heure !... mais on dirait que vous avez
froid !
GREDANE. — Oui, j'avais un paletot... mais je l'ai négocié... assez heureusement, du reste.
EUSEBE, ôtant son paletot. — Tenez, prenez le mien!...
GREDANE. — Combien?
EUSEBE. — Pour rien!... je vous le donne...
GREDANE. — Mais je ne voudrais pas vous en priver.
(Il le met.)
EUSEBE. — Oh !... vous ne m'en privez pas, allez ! au contraire, ça me gênerait... Tenez! voilà
encore quatre sous... c'est mon reste.
GREDANE, à part. — Comment ! il me donne du retour ! je ne souffrirai pas...
EUSEBE. — Maintenant voulez-vous rire?
GREDANE. — Je ne demande pas mieux.
EUSEBE. — Eh bien, regardez-moi faire... je pars du pied gauche. (Se dirigeant vers le parapet
en chantant et dansant.) Tra la la la !
(Il pose son chapeau près du parapet.)
GREDANE. — Mais où va-t-il ?
EUSEBE, enjambant le parapet. — Bonsoir, la compagnie !
GREDANE, laissant tomber le parapluie et l'arrêtant par le pan de sa redingote. — Malheureux
! que faites-vous ?
EUSEBE. — Lâchez-moi !
GREDANE. — Non.
EUSEBE. — Si !
GREDANE, le ramenant. — Je ne vous quitte pas !... un homme qui m'a donné son parapluie et
son paletot !
EUSEBE. — Vous n'êtes pas mon ami !
GREDANE. — Mais au contraire!... Voyons!... pourquoi voulez-vous vous tuer ? On ne se tue
pas sans avoir une raison !
EUSEBE. — Ah ! mon ami !
(Il l'embrasse et pleure.)
GREDANE. — Eh bien, oui... là... soulagez-vous ! (A part.) Ça va lui faire du bien!...
EUSEBE. — Vous saurez tout... J'aime la comtesse... le commandeur a rapporté mes vers.
GREDANE. — Oui !
EUSEBE. — Le patron m'a appelé ennemi de la société !... alors j'ai été rue des Prouvaires...
GREDANE. — Oui.
EUSEBE. — Et tra la la la !... j'ai bu du vin de Tokaï !
GREDANE, à part. — Ah!... il est gris!
EUSEBE. — Vous voyez bien qu'il faut que je meure !... Adieu !...
(Il veut remonter, GREDANE le retient.)
GREDANE. — Non !... vous n'irez pas !... d'ailleurs, on ne se noie pas la nuit ! personne ne vous
voit.
EUSEBE, passant. — Tiens, c'est vrai... les journaux n'en parlent pas... Et puis se noyer un
vendredi, cela me porterait malheur !
GREDANE. — Quand Socrate a bu la ciguë... c'était dans le jour; aussi il a laissé un nom dans
l'histoire...
EUSEBE. — Au fait... Eh bien!.... remettons la chose à demain matin!...
GREDANE. — C'est ça... à la fraîche. (A part.) D'ici là, il sera dégrisé !
(Il va chercher le parapluie.)
EUSEBE. — Ah ! mais non !... ça ne se peut pas... je n'ai pas de domicile.
GREDANE. — Venez chez moi... on vous fera un lit ! (A part.) Pour une nuit !
EUSEBE. — Ah! vous êtes bon, vous! vous recueillez les orphelins !...
(Il l'embrasse et pleure.)
GREDANE, se laissant embrasser. — Oui... Soulagez-vous !... soulagez-vous !
EUSEBE. — Mais... puisque je ne me noie pas... rendez-moi mon paletot.
GREDANE, se dépouillant. — C'est juste...
EUSEBE. — Et mon parapluie.
GREDANE. — Le voilà !... (A part.) Ah !... il est doux de sauver un homme... je sens là une voix
qui me dit... atchoum!
(Il éternue.)
Scène VIII
LES MEMES, MADAME GREDANE, BATHILDE, puis BIGOURET
MADAME GREDANE, sortant du café avec sa fille, et apercevant son mari. — Ah! vous
voilà!... Eh bien, et ce fiacre?
(EUSEBE va chercher son chapeau.)
GREDANE. — Impossible d'en trouver !... Mais je te présente un de mes bons amis!...
Monsieur... (Bas, à EUSEBE.) Comment vous appelez-vous ?
EUSEBE. — Eusèbe Potasse.
GREDANE. — Qui veut bien nous faire l'honneur d'accepter l'hospitalité...
MADAME GREDANE. — Comment! monsieur va demeurer chez nous?
GREDANE. — Oh ! pour une nuit seulement !
EUSEBE. — Je suis sans domicile...
BATHILDE. — Pauvre jeune homme !
MADAME GREDANE, à part. — Je l'envoie chercher un fiacre et il me ramène un vagabond !
(Haut, à son mari.) Eh bien, et votre parapluie ?... votre paletot ?
GREDANE. — Je les ai vendus !... je te conterai ça.
MADAME GREDANE. — Vous vendez vos habits à présent !... un père de famille !... nous
causerons ce soir !
GREDANE. — Oui... quand je t'aurai expliqué...
MADAME GREDANE, avec aigreur. — Puisqu'il paraît qu'on ne trouve plus de voitures dans
Paris... allons à pied !
BATHILDE. — Mais il pleut toujours...
MADAME GREDANE. — Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse?... Sauvons nos chapeaux.
(Elles retroussent leurs robes par-dessus leur tête en manière de parapluie.)
BIGOURET, sortant du café, bas, à GREDANE. — Ah ! mon beau-père ! J'espère que vous avez
oublié notre petit malentendu ?
GREDANE. — Jamais ! Monsieur, vous m'avez donné un soufflet, je ne vous pardonnerai que
lorsque je vous l'aurai rendu !...
BIGOURET. — Oh !
GREDANE. — Devant ma famille assemblée... et quelques invités.
BIGOURET. — Comment ! vous voulez inviter du monde pour ça?
GREDANE. — Je ne vous parle pas d'une grande soirée... quatre ou cinq personne, au plus.
BIGOURET. — Songez que j'ai été capitaine dans la garde nationale !
GREDANE. — C'est mon dernier mot.
BIGOURET. — Saprelotte ! écoutez, monsieur Gredane, je ne dis pas oui, mais je ne dis pas non
; je vous demande la permission d'aller consulter quelques amis experts dans ces matières
d'honneur.
GREDANE. — Allez, et souvenez-vous qu'on hésiterait toujours à donner la première gifle, si
l'on savait qu'il faut recevoir la seconde !
EUSEBE, à MADAME GREDANE, qui a fini ses préparatifs de toilette. — Madame aurai-je
l'avantage de vous offrir mon parapluie ?
MADAME GREDANE, lui arrachant la parapluie. — Mais j'y compte bien!... Viens, ma fille!
(BIGOURET rentre chez lui. Les autres personnages se dirigent vers la gauche au fond.)
ACTE III
CHEZ GREDANE
Un salon de dentiste. A droite, un canapé ; au milieu, une table couverte de journaux et de livres
dorés sur tranche. Sur la cheminée, à gauche, une pendule surmontée d'une buisson d'oiseaux
empaillés. Chaises, fauteuils, tableaux, gravures. Porte au fond. Portes latérales ; une à gauche,
deux à droite. De chaque côté de la porte du fond, un tableau de râteliers.
Scène première
BLANQUETTE, puis GLADIATOR et PEPITT
BLANQUETTE, seule, époussetant les livres qui sont sur la table. — En v'là des livres... avec
des images !... C'est pour les clients de M. Gredane... ils lisent ça en attendant leur tour... ça leur
fait oublier qu'ils ont mal aux dents.
GLADIATOR, entre brusquement par le fond, suivi de PEPITT. — Le sieur Gredane, dentiste,
c'est ici ?
BLANQUETTE. — Ah ! vous m'avez fait peur !
GLADIATOR. —Annonce-moi !...
BLANQUETTE. — Ah ben!... à huit heures du matin!
GLADIATOR. — Tiens! voilà vingt francs!... je suis pressé.
BLANQUETTE, à part, s'en allant. — Faut croire qu'elle lui fait joliment mal.
(Elle sort par la porte, deuxième plan.)
PEPITT. — Ah ça ! monsieur, pourquoi me faites-vous lever à huit heures du matin pour venir en
poste chez un dentiste?... car nous avons pris la poste... flic !... flac !... Vous n'avez pas mal aux
dents?
GLADIATOR. — Non... mais voici la note de son concierge que j'ai reçue ce matin. (Lisant.) «
La personne doit aller aujourd'hui chez M. Gredane, dentiste. »
PEPITT. — Comme il écrit bien, ce concierge !
GLADIATOR, lisant. — « Mes respects à monsieur. »
(GLADIATOR embrasse la lettre avec transport.)
PEPITT, à part. — C'est un tic !
GLADIATOR. — Comme ce concierge n'indique pas l'heure, je suis venu à l'aube... Nous allons
passer la journée ici.
(Il s'assoit sur le canapé.)
PEPITT, s'asseyant sur la chaise, à droite du guéridon. — Ah ! voilà une partie de plaisir !...
mais il faut un prétexte pour rester ici !...
GLADIATOR. — J'en ai un !...
PEPITT. — Lequel ?
GLADIATOR. — Tu te feras arracher une dent !
PEPITT, se levant. — Ah ! mais non !... n'y comptez pas ! je refuse.
GLADIATOR, se levant. — Égoïste ! Le voilà, cet homme qui me parle sans cesse de son
dévouement... incapable de me sacrifier une dent... ce hochet de la vanité !...
PEPITT. — Demandez-moi autre chose!...
GLADIATOR. — C'est bien, je vais prendre un commissionnaire !...
PEPITT. — Ah!... très bien...
GLADIATOR. — Et moi qui t'avais couché sur mon testament pour une forte somme!
PEPITT. — Ah !
GLADIATOR, il se dirige vers la porte. — Je te bifferai !
PEPITT. — Non !... ne biffez pas ! envoyez-moi le dentiste... je suis prêt!
Scène II
LES MEMES, MADAME GREDANE
MADAME GREDANE, entrant par la porte de droite, deuxième plan. — On me dit que vous
demandez M. Gredane.
GLADIATOR, à part. — Tiens ! une seconde bonne ! (Haut.) Oui, c'est pour une dent pressée.
PEPITT. — Oh! pressée... elle peut attendre.
MADAME GREDANE. — J'en suis désolée, mais M. Gredane est sorti, et les salons ne sont
jamais ouverts avant midi.
GLADIATOR. — Et si l'on souffre à onze heures ?
MADAME GREDANE. — Oh ! c'est bien rare !... Si vous voulez prendre la peine de revenir...
on va vous donner des numéros, vous passerez les premiers.
GLADIATOR. — Oh ! je ne tiens pas à passer avant les autres !
PEPITT. — Moi non plus !...
GLADIATOR, s'asseyant à la droite du guéridon. — Ce salon est très gentil... j'y resterai
volontiers une partie de la journée.
PEPITT, s'asseyant en face de lui. — Très gentil, ce salon, très gentil !
MADAME GREDANE, étonnée. — Comment?...
GLADIATOR. — Pourrait-on se faire servir à déjeuner?
MADAME GREDANE. — Mais non!... on ne donne pas à manger ici !... c'est un dentiste!... Le
restaurant est en face.
GLADIATOR, se levant. — Au fait, puisqu'on ne vient pas avant midi, allons déjeuner... (A
MADAME GREDANE.) Tenez, la bonne, voilà vingt francs !
(Il sort par le fond, suivi de PEPITT.)
Scène III
MADAME GREDANE, puis BATHILDE, puis GREDANE
MADAME GREDANE, indignée. — Insolent !... Tiens !... c'est une pièce d'or.
(Elle la met dans sa poche.)
BATHILDE, entrant par la gauche. — Maman !...
MADAME GREDANE. — Quoi ?
BATHILDE. — C'est M. Eusèbe qui fait demander son chocolat...
MADAME GREDANE. — Ah ! mais j'en ai assez, de ce M. Eusèbe ! je ne le connais pas ! un
ivrogne que ton père a ramassé dans la rue...
BATHILDE. — Oh!... maman!
MADAME GREDANE. — II est ici depuis deux jours, et déjà il envahit la maison. Tout est pour
lui !... Hier, à déjeuner, il y avait une tourte, M. Gredane lui a donné l'écrevisse !
BATHILDE. — Dame ! un invité !
MADAME GREDANE. — Mais je ne l'ai pas invité, moi !... Et voilà l'intrus que ton père installe
chez lui ! quand il refuse sa porte à ce pauvre M. Bigouret...
BATHILDE. — Puisqu'il a giflé papa, il n'y faut plus penser !
MADAME GREDANE. — Tu en prends bien vite ton parti. Est-ce que tu ne l'aimerais pas ?
BATHILDE. — Pas beaucoup...
MADAME GREDANE. — Qu'est-ce que tu lui reproches ?
BATHILDE. — II parle toujours du nez !
MADAME GREDANE, sans comprendre. — Mais le nez est un sujet de conversation comme un
autre !
BATHILDE. — Mais, maman...
MADAME GREDANE, apercevant GREDANE, qui entre par la porte du fond. — Silence !
voici ton père.
GREDANE. — Bonjour, mes enfants... Bathilde, donne-moi ma calotte.
(Il lui donne son chapeau qu'elle pose sur la cheminée à la place de la calotte.)
BATHILDE, la lui donnant. — La voilà, papa...
GREDANE. — Eusèbe est-il levé ? Je lui apporte des gants !
MADAME GREDANE, bondissant. — Des gants, à présent ?
GREDANE. — II en désirait, ce pauvre jeune homme !
MADAME GREDANE. — Ah ça ! monsieur, il est temps que nous causions sérieusement.
Pouvez-vous me dire d'où vient l'étrange affection que vous témoignez à ce bohème?...
GREDANE. — Ah ! un soir, cet homme, que vous qualifiez si légèrement de bohème, découragé
par les luttes de la vie, a tenté de mettre fin à ses jours...
MADAME GREDANE, l'interrompant. — Eh ! tu nous as déjà conté ça onze fois! mais
maintenant qu'il est sauvé... nous ne pouvons pas continuer à l'héberger à perpétuité... d'abord à
cause de ma fille.
BATHILDE. — Oh ! moi, maman... il ne me gêne pas.
GREDANE. — Sois tranquille ! Eusèbe est une nature très fière... et je n'aurai qu'un mot à lui
dire.
MADAME GREDANE. — Eh bien, dites-le-lui !
GREDANE. — Je l'entends!... laissez-moi... je vais lui faire comprendre, affectueusement... qu'il
peut chercher un autre domicile.
MADAME GREDANE. — C'est ça... dis-lui que nous ne prenons pas de pensionnaires.
BATHILDE, à part. — Pauvre garçon ! qu'est-ce qu'il va devenir?
(Elle sort avec sa mère par la deuxième porte à droite.)
Scène IV
GREDANE, puis EUSEBE
GREDANE, seul. — C'est une nature très fière, un mot suffira.
EUSEBE, entrant par la gauche. — Je viens de prendre mon chocolat.
GREDANE. — Bonjour, cher ami.
EUSEBE. — Ah! c'est vous... mon sauveur!...
GREDANE. — Ne parlons pas de cela !... Vous devez commencer à vous ennuyer ici?...
EUSEBE. — Moi ? pas du tout ! je m'étends dans mon lit et je pense à elle !... à la comtesse !...
GREDANE. — Ah !... D'un autre côté, nous sommes bien petitement logés.
EUSEBE. — Mais non, ma chambre est fort convenable... Ne dérangez personne pour moi, je
vous en prie ; je vous demanderai seulement un seconde oreiller... je ne peux pas dormir la tête
basse.
GREDANE, à part. — II ne me comprend pas... je vais lui mettre les points sur les i! (Haut.)
Voyons, je suis votre ami... faites-moi part de vos projets... Qu'est-ce que vous comptez faire?
Vous ne pouvez pas rester éternellement ici à soupirer!...
EUSEBE. — Comment ! serait-ce un congé ?
GREDANE. — Non! mais...
EUSEBE. — A la bonne heure, car, voyez-vous, je suis une nature fière, moi ! GREDANE. — Je
le sais.
EUSEBE. — Fière et aimante... Quand un homme m'a fait du bien, je ne le quitte plus jamais !
GREDANE. — Cependant...
EUSEBE. — Ah ! je ne suis pas un lâcheur, moi !
GREDANE, à part. — Ah ! mais il est ennuyeux avec son attachement !
EUSEBE. — Et, s'il fallait me séparer de vous, ne plus voir votre bonne figure à déjeuner, à
dîner, à souper... je retomberais dans mes idées noires, et, ma foi!...
GREDANE. — Encore ! (A part.) Après ça, ça le regarde !
EUSEBE. — Mais, cette fois, je ne me jetterais pas dans la Seine... j'ai réfléchi... non, je veux
mourir dans une maison honnête, tranquille ! chez de braves gens... Et, si je me tue (Avec
sentiment.), ce sera chez vous, mon ami !
GREDANE , effrayé, à part. — Hein ! ici ? eh bien, et ma clientèle?...
EUSEBE. — Ainsi, quand je vous gênerai... dites-le-moi franchement...
GREDANE, vivement. — Mais vous ne me gênez pas... cher ami, au contraire... (A part.) Se tuer
chez moi, merci !...
EUSEBE. — D'ailleurs, je ne vous serai pas longtemps à charge.
GREDANE, naturellement. — Ah ! tant mieux !
EUSEBE. — La vie que je mène ici est trop amère.
GREDANE. — Comment?
EUSEBE. — Je ne gagne pas le pain que je mange, et c'est bien dur pour un homme de cœur !
GREDANE. — Ah ! quelle idée !
EUSEBE. — Voyons, occupez-moi!... faites-moi travailler!...
GREDANE. — Vous faire travailler... à quoi?... Si vous saviez arracher les dents.
EUSEBE, simplement. — Oh ! non !... Dentiste, c'est un état qui me dégoûterait...
GREDANE, froissé. — Bigre! Vous êtes bien difficile!...
EUSEBE. — Cherchez-moi autre chose... un travail honorable dans votre intérieur.
GREDANE. — Dans mon intérieur, je ne vois pas. (Tout à coup.) Ah!... savez-vous poivrer les
habits?
EUSEBE. — Pourquoi ?
GREDANE. — Voici l'été et nous avons l'habitude pour qu'ils ne se mangent pas aux vers...
EUSEBE, l'interrompant. — Ce n'est pas là positivement la profession que j'avais rêvée... mais
enfin...
GREDANE. — C'est entendu, je vais chercher le poivre, les habits, ça vous distraira.
EUSEBE. — Pour un moment... mais après!... je repenserai à la comtesse, et alors !...
GREDANE. — C'est ce qu'il ne faut pas!... Voyons, tâchez d'en aimer une autre, sacrebleu !... il
n'en manque pas !...
EUSEBE. — Une autre? taisez-vous!
GREDANE. — Essayez... essayez... Je vais chercher le poivre. (A part.) Qu'est-ce qui me
débarrassera de cet animal-là ?
(II entre à droite, premier plan.)
Scène V
EUSEBE, puis BATHILDE, puis GREDANE
EUSEBE, seul. — En aimer une autre !... Il croit que je suis comme l'abeille qui fait de l'œil à
toutes les fleurs !
BATHILDE, entrant par le fond avec des fleurs qu'elle va poser sur la cheminée. — Ah ! c'est
vous, monsieur Eusèbe !
EUSEBE. — En effet, mademoiselle, en effet. (A part.) Elle n'est pas mal... cette petite... si je
m'essayais...
BATHILDE. — Qu'est-ce que vous avez donc à me regarder ?
EUSEBE. — Je vous regarde, parce que vous êtes jolie... jolie... jolie...
BATHILDE. — Ah ! vous voulez plaisanter.
EUSEBE. — Non, vrai !... vous avez des yeux... des cheveux... une bouche... des oreilles... (A
part.) Elle ne me dit rien du tout !
BATHILDE, à part. — II m'aime !... (Haut, avec coquetterie.) Ah ! je ne vous savais pas
complimenteur !... C'est la première fois que vous me parlez ainsi!... et ça... m'intimide!...
EUSEBE, à part. — Peut-être qu'en lui prenant la main... Je vais la frictionner !
(Il lui prend la main.)
BATHILDE. — Monsieur Eusèbe !
EUSEBE. — Elle est blanche, votre main... elle est douce... elle est suave, votre main...
(GREDANE entre avec un paquet d'habits.)
GREDANE. — Hein?... que vois-je?...
BATHILDE. — Oh! papa!...
(Elle sort par la gauche.)
Scène VI
EUSEBE, GREDANE
GREDANE, chargé d'habits. — Ma fille!... C'est ainsi, monsieur, que vous respectez les lois de
l'hospitalité!...
EUSEBE. — Non !... ne vous fâchez pas ! c'était pour m'essayer...
GREDANE. — Quoi?...
EUSEBE. — Vous m'avez dit: « Aimez-en une autre! » Alors je m'essayais !
GREDANE. — Avec ma fille?...
EUSEBE. — Eh bien, ça ne m'a pas seulement fait ça !
GREDANE, froissé. — Vous êtes bien difficile... Il me semble que Bathilde...
EUSEBE. — Très gentille ! mais quand la place est occupée.
GREDANE. — Tenez, voici les habits et le poivre. (Il les dépose sur le canapé.) J'ai trouvé par là
une idée pour vous utiliser... Ce n'était pas commode, car, entre nous, vous n'êtes pas bon à
grand-chose !
EUSEBE. — Je ne veux pas discuter avec mon bienfaiteur... Voyons votre idée !
GREDANE. — Je vous fais passer pour un grand personnage, un riche client.
EUSEBE. — Ça n'a rien d'invraisemblable... Après?
GREDANE. — Vous vous promènerez dans mes trois salons. J'ai trois salons... et vous direz : «
Quel génie que ce Gredane !... Il n'y a que lui ! il n'y a que lui ! »
EUSEBE. — Ah ! farceur !... je vous vois venir !
GREDANE. — Quand il y aura du monde !... parce que, quand il n'y aura personne, c'est inutile.
EUSEBE. — Naturellement !... On ne bat pas la caisse dans un coffre à bois !
GREDANE. — Ce n'est pas tout!... de temps à autre, vous ouvrirez la bouche, comme ceci... et
vous montrerez vos dents.
EUSEBE, montrant ses dents. — Comme ça ?
GREDANE. — En criant : « Elles sont toutes fausses ! » aux dames surtout...
EUSEBE. — Oh !
GREDANE. — « Comme c'est bien imité !... quel dentiste !... Il n'y a que lui !... Il n'y a que lui !
» Vous voyez que ce n'est pas difficile...
EUSEBE. — Non!... seulement... il y a les dents fausses...
GREDANE. — Eh bien, quoi?... Les dents fausses... ce sont les plus belles...
(Il passe à gauche.)
EUSEBE, commençant à poivrer les habits. — Les dents fausses sont les plus belles!... ce sont
les dentistes qui disent ça!... Enfin, il faut gagner sa nourriture ! (Il fait un faux mouvement, et
renverse la poivrière sur le canapé.) Ah ! sapristi !... j'ai tout répandu ! (Il éternue.) Ah ! ça me
pique le nez !...
(Il éternue.)
GREDANE, allant à lui. — Comment ! vous avez renversé le poivre ?
EUSEBE, cherchant à ramasser le poivre avec ses mains. — Oh ! ça ne sera rien, je vais le
ramasser !
GREDANE. — Mais vous l'étaler, au contraire !
Voix de GLADIATOR.
GLADIATOR, dans la coulisse. — Par ici, Pepitt !
GREDANE, bas, à EUSEBE. — Des clients !... ne poivrez plus !
(Entrent GLADIATOR et PEPITT par le fond. EUSEBE prend les habits, les pose sur une chaise
derrière le canapé et passe à gauche.)
Scène VII
LES MEMES, GLADIATOR, PEPITT
GLADIATOR. — Le sieur Gredane, dentiste?
GREDANE. — C'est moi ! (A part, le reconnaissant.) Oh ! l'homme qui m'a acheté mon
parapluie!... viendrait-il défaire le marché?
GLADIATOR. — Je vous présente M. Pepitt, mon secrétaire, mon ami... et quelquefois mon
domestique.
GREDANE, à part. — II ne me reconnaît pas !...
GLADIATOR. — II est tourmenté du désir de se faire arracher une dent...
GREDANE. — Ah !... laquelle?...
GLADIATOR. — Peu importe !
PEPITT. — Celle que vous voudrez...
GREDANE. — Mais moi... ça m'est égal !
PEPITT. — A moi aussi !
GREDANE, à part. — Quel drôle de client ! (A PEPITT.) Monsieur, si vous voulez prendre la
peine de passer dans mon cabinet... (Pepitt passe. GREDANE à GLADIATOR désignant
EUSEBE.) Je vous laisse avec M. le marquis Eusèbe de Potasse... un de mes plus riches clients.
(Faisant entrer PEPITT.) Monsieur...
(GREDANE et PEPITT sortent par la droite, deuxième porte.)
Scène VIII
EUSEBE, GLADIATOR
EUSEBE, à part. — Marquis !... encore, s'il m'avait donné les gants qu'il m'a promis !... Mais
avec du chic et de l'élégance...
(Il s'adosse à la cheminée, posant ses coudes sur la tablette et allongeant ses jambes.)
GLADIATOR, allant s'asseoir sur le guéridon pour lui faire face, et posant ses pieds sur la
chaise. — II y a longtemps, monsieur le marquis, que vous fréquentez le sieur Gredane ?
EUSEBE. — Mais depuis mon enfance. (Récitant sa leçon.) Quel dentiste ! quel génie !... Il n'y a
que lui ! il n'y a que lui !
GLADIATOR. — II arrache bien?
EUSEBE. — Ah! on croit manger un bonbon!... Étiez-vous aux courses... hier?...
(Il se redresse.)
GLADIATOR. — Certainement! j'aime le cheval... et vous?...
EUSEBE. — Passionnément... surtout les chevaux russes... je les préfère aux anglais...
GLADIATOR. — Ah!... pourquoi?...
EUSEBE. — Ils supportent mieux le froid !... pour l'été j'ai des chevaux du Sénégal ; ils
supportent mieux le chaud... Ma fortune me le permet.
GLADIATOR, à part. — II me va cet homme-là... il est original. (Haut.) Ce Gredane me paraît
avoir une très belle clientèle.
(Il descend de la table et, s'approchant d'EUSEBE, se met à cheval sur la chaise qu'il avait sous
ses pieds.)
EUSEBE. — Gredane ! (Récitant sa leçon.) Quel dentiste ! quel génie ! Il n'y a que lui ! il n'y a
que lui !
GLADIATOR, à part. — II se répète ! (Haut.) On prétend qu'il a surtout une clientèle de
femmes.
(Faisant tourner la chaise et s'asseyant sur le dossier.)
EUSEBE, se mettant à cheval sur une chaise, près de la cheminée. — Oh ! je vous en réponds !
(A part.) Soyons débauché. (Haut.) Entre nous, c'est même pour cela que je suis ici !...
GLADIATOR. — A l'affût... C'est comme moi!... Ah! marquis, vous m'avez l'air d'un gaillard.
EUSEBE, avec fatuité. — Vous savez, chacun a son petit laisser-aller !
GLADIATOR. — Connaissez-vous la petite...?
EUSEBE, vivement. — Je les connais toutes !
GLADIATOR. — Attendez donc!... la petite Caoutchouc?
EUSEBE. — Parfaitement!... parfaitement!
GLADIATOR. — Et Jus-de-Réglisse ?...
EUSEBE. — Je ne connais que ça ! Jus-de-Réglisse ! Elle est libre... je lui ai envoyé ce matin
vingt-cinq mille... avec deux mots : « Mon bébé, c'est fini !... » ah ! moi, je ne m'envase pas
longtemps avec les femmes!...
GLADIATOR, se levant et posant la chaise près du guéridon. — Mais il y a une femme qui les
éclipse toutes !
EUSEBE. — Laquelle?
GLADIATOR. — Non ! vous ne la connaissez pas...
EUSEBE. — Ça m'étonnerait bien... Dites toujours...
GLADIATOR. — Suzanne de la Bondrée...
EUSEBE, se levant, et allant à GLADIATOR. — Hein?... Suzanne ?...
GLADIATOR. — Qu'avez-vous donc ?
EUSEBE. — Rien !
GLADIATOR. — Quelle femme adorable!... et une jambe !... J'en suis fou.
EUSEBE. — Mais, moi aussi!...
GLADIATOR. — Comment! nous sommes rivaux?
EUSEBE. — Seulement, moi, je vous préviens que c'est sérieux.
GLADIATOR. — Ah ! mais je vous préviens que, moi aussi, j'en suis sérieusement épris !...
EUSEBE. — Mais je ne suis pas homme à vous céder la place...
GLADIATOR. — Alors, mon cher marquis, c'est entre nous une lutte acharnée... mais courtoise...
Je vous jette le gant !
EUSEBE, à part. — Et moi qui n'en ai pas ! (Haut, avec fierté.) Je le ramasse... moralement!
(Il se dirige vers la cheminée.)
Scène IX
LES MEMES, GREDANE et PEPITT
GREDANE, faisant passer PEPITT devant lui. — Passez donc, monsieur ! (A Gladiator
gaiement.) C'est fini! Nous avons fait notre choix... (A PEPITT, lui remettant un petit papier.)
Voici votre dent !... C'est vingt francs.
PEPITT. — Je vous remercie bien !... (Remettant le papier à GLADIATOR.) Voici ma dent...
C'est vingt francs !
GLADIATOR. — C'est pour rien ! Dis-moi ? (Gaiement.) As-tu un peu souffert au moins ?
PEPITT. — Non, j'ai pensé tout le temps à votre testament!...
GREDANE, à EUSEBE. — Et nos conventions ? Mes salons commencent à se remplir... c'est le
moment de travailler.
EUSEBE. — A quoi ?
GREDANE. — Vous savez bien... Quel génie! quel dentiste!
EUSEBE. — Ah! oui !... ma nourriture!... J'y vais... (Il sort à gauche et on l'entend crier.) Quel
génie !... quel dentiste ! quel dentiste !... Il n'y a que lui !... il n'y a que lui !...
Scène X
GREDANE, GLADIATOR, PEPITT, puis SUZANNE et JEAN
GREDANE, l'écoutant, à part. — La voix est bonne... il ira bien!...
SUZANNE, entrant avec JEAN, du fond. — Entrez, mon oncle!
GLADIATOR, feignant la surprise. — Vous, madame !
SUZANNE. — Sir Gladiator !
GLADIATOR. — Ah ! par exemple !... Voilà une surprise à laquelle j'étais loin de m'attendre...
décidément le hasard me favorise...
PEPITT, à part. — Ça me coûte une dent !
JEAN. — Je ne peux pas m'expliquer ça... Sans nous donner rendez-vous, nous nous rencontrons
partout...
GLADIATOR. — J'étais venu pour faire tirer une dent à mon secrétaire...
SUZANNE. — C'est comme moi, mon pauvre oncle n'a pas dormi de la nuit !...
JEAN, étonné. — Moi?...
SUZANNE. — Et il veut aussi se débarrasser d'une dent.
JEAN, protestant. — Ah! mais non... je ne...
GREDANE. — Une dent !...
SUZANNE, bas, à JEAN. — Silence, ou je vous destitue.
GREDANE, s'approchant de JEAN. — Nous disons une dent... laquelle?
SUZANNE, elle remonte vers le guéridon. — Peu importe !
JEAN. — Celle que vous voudrez!...
GREDANE, stupéfait. — Ah bien, je n'ai jamais vu de clients pareils.
GLADIATOR. — Pepitt... accompagnez M. le commandeur et fortifiez-le par de bonnes
paroles...
PEPITT, remontant à la porte de droite, deuxième plan. — All right !
GREDANE, faisant passer JEAN. — Si monsieur veut prendre la peine de passer dans mon
cabinet...
JEAN. — Ah ! si je m'attendais à ça !...
PEPITT. — Soyez sans inquiétude : la main tournée, il n'y pensera plus.
JEAN, à GREDANE. — Si vous me faites du mal, je mords !
(Ils sortent tous les trois par la porte, deuxième plan.)
Scène XI
GLADIATOR, SUZANNE
GLADIATOR, à part. — Nous voilà seuls !... Je la tiens !
SUZANNE, à part, s'asseyant à gauche du guéridon. — Enfin, il va se déclarer!...
GLADIATOR. — Madame, je suis agité par une crainte...
SUZANNE. — Et laquelle?...
GLADIATOR. — J'ai peur de ne pas vous avoir été suffisamment présenté.
SUZANNE. — Comment cela?
GLADIATOR. — Je n'ai d'autre introducteur près de vous que... l'éléphant... et il s'est si mal
comporté!...
SUZANNE. — Oh ! vous avez racheté ses fautes !...
GLADIATOR. — Enfin, il faut que vous sachiez qui je suis... (Se présentant.} Sir Richard
Gladiator, Américain, né dans le Sud, sous les feux de l'équateur !... Trente millions de fortune!
SUZANNE, se levant et jouant l'indifférence. — Ah ! je l'ignorais.
GLADIATOR. — Vous comprenez, .madame, qu'on n'absorbe pas impunément un soleil comme
le nôtre et que les hommes de notre latitude portent en eux deux brasiers ardents !...
SUZANNE, souriant. — Ah ! mon Dieu !... mais vous me faites peur.
GLADIATOR. — Je ne ris pas !... Ces deux brasiers s'appellent la tête et le cœur !
SUZANNE, à part. — II va me faire sa demande.
GLADIATOR. — Je vous ai vue, madame ! J'ai vu vos cheveux, ils tiennent !... Votre jambe !...
c'est un monde !...
SUZANNE, un peu choquée. — Mais, monsieur...
GLADIATOR. — En vous tout est beau ! tout ! (Par réflexion.) Tout ce que j'ai vu !
SUZANNE, riant. — En vérité, vous avez une singulière façon de vous exprimer.
GLADIATOR. — Ai-je été trop loin?
SUZANNE. — Non, mais...
GLADIATOR. — Vous ai-je offensée ?
SUZANNE. — Non... et la preuve... c'est que, si vous avez une soirée à perdre, rappelez-vous
qu'il y a bal ce soir, chez moi.
GLADIATOR, avec véhémence. — Un bal!... un bal!... Je pourrais étreindre votre taille dans mes
bras nerveux...
SUZANNE, passant et se reculant un peu effrayée. — Mais, monsieur...
GLADIATOR, continuant, avec furie, et se rapprochant de SUZANNE. — Sentir craquer vos
hanches ! voir ruisseler vos cheveux ! et brûler comme un damné sous le souffle de votre haleine
!...
SUZANNE, poussant un cri. — Ah !
GLADIATOR, avec calme. — J'accepte, madame, j'accepte !
SUZANNE, à part. — Eh bien, il a une façon particulière d'accepter les invitations. (Haut.) A ce
bal, vous verrez mon oncle.
GLADIATOR, légèrement. — Ça, ça m'est égal !
SUZANNE. — Vous pourrez, si bon vous semble, le prendre à l'écart.
GLADIATOR. — Pour quoi faire?
SUZANNE. — Mais... pour lui faire part de vos projets, de vos sentiments.
GLADIATOR, indifférent. — Oh ! pourquoi parler de ça à monsieur votre oncle?
SUZANNE. — Mais pour obtenir son consentement, car je suppose que vous voulez m'épouser ?
GLADIATOR, vivement. — Moi?... pas du tout!
SUZANNE. — Comment?
GLADIATOR, à part. — Et ma femme ! (Haut.) Non, voyez-vous, j'appartiens à une famille,
où... l'on ne se marie jamais... C'est un vœu !
SUZANNE. — Mais alors, monsieur, que venez-vous faire ici ?
GLADIATOR, souriant. — Dame! vous savez...
SUZANNE. — Quoi?...
GLADIATOR. — Enfin, je mets mes trente millions à vos pieds.
SUZANNE, remontant la scène et montant la porte du fond. — Si j'étais chez moi, je vous dirais
: Sortez, monsieur !
GLADIATOR, à part. — Est-ce que je me serais trompé?...
SUZANNE , descendant à droite. — Remerciez-moi de ne pas instruire mon oncle de vos
projets... car il est terrible sur le point d'honneur !
GLADIATOR. — Croyez-vous m'effrayer?
SUZANNE. — Oh ! non !... Je veux simplement vous prier de cesser vos poursuites... et vous
annoncer qu'un jeune homme... riche... noble, aspire à l'honneur de ma main.
GLADIATOR. — II veut vous épouser... sérieusement?
SUZANNE. — Sans doute.
GLADIATOR, incrédule. — Allons donc !
SUZANNE, à part. — Oh ! tu me payeras toutes tes impertinences !
Scène XII
LES MEMES, EUSEBE
EUSEBE, sortant à reculons du fond et parlant à la cantonade. — Elles sont toutes fausses ! oui,
mesdames ! (Se tournant vers SUZANNE sans la regarder.) Encore une dame ! Toutes fausses !
(La reconnaissant.) Ciel !... Vous !... (S'appuyant sur GLADIATOR.) Soutenez-moi !
GLADIATOR, le soutenant. — Qu'est-ce qu'il a?
SUZANNE, à part. — Le pharmacien !... il va me servir.
GLADIATOR, le faisant passer. — Remettez-vous, monsieur le marquis.
SUZANNE, à part. — II le prend pour un marquis !
EUSEBE. — Merci, monsieur...
SUZANNE, allant à EUSEBE. — Mon cher Eusèbe, je suis bien heureuse de vous voir.
EUSEBE. — Et, moi donc, madame la comtesse, ça m'a donné un coup.
SUZANNE. — Et s'il faut vous l'avouer, cher marquis...
EUSEBE, à part. — Marquis!...
SUZANNE. — Je savais que vous deviez venir ici... Et c'est un peu dans l'espoir de vous y
rencontrer...
EUSEBE. — II serait possible!... (Avec cœur.) Vous me relancez?
SUZANNE. — Vous savez que je vous aime beaucoup... mais beaucoup !
EUSEBE. — Oh !... et moi donc !
GLADIATOR, à part. — Eh bien, ils ne se gênent pas... Ils oublient que je suis là...
(Il tousse et remonte pour rappeler sa présence.)
SUZANNE, à part. — Oui, tousse, va!... (Haut, et tendrement à EUSEBE.) Venez vous asseoir
là... près de moi... sur ce divan... marquis...
EUSEBE, s'asseyant fort près d'elle. — Mais ce divan... quand vous y êtes, c'est le paradis ! Ah !
je dois vous prévenir que mes dents ne sont pas fausses... J'ai dit ça... pour causer...
SUZANNE. — Je donne aujourd'hui une petite soirée. Je compte sur vous et sur vos amis.
EUSEBE. — Très bien. (A part.) J'irai avec la famille Gredane ! le père m'a sauvé; nous serons
quittes.
SUZANNE. — A ce bal, vous verrez mon oncle.
EUSEBE. — II m'intimide.
SUZANNE. — Vous pourrez, si bon vous semble, le prendre à l'écart.
GLADIATOR. — C'est une circulaire!...
(Il désarticule involontairement le dossier de la chaise et il en met un morceau dans sa poche.)
SUZANNE. — Et lui demander ma main !
EUSEBE. — Votre main ! votre main !... Oh ! oh !... (Il frappe sur le divan dans un élan de joie.
Il en sort un nuage dépoussière de poivre qui le fait éternuer.) Non!.. c'est trop!... Atchoum!...
(Éternuant plusieurs fois, à part.) C'est le poivre!...
GLADIATOR, vexé, se place entre SUZANNE et EUSEBE derrière le divan. — Un mariage!...
permettez-moi de vous féliciter, madame!...
SUZANNE, railleuse. — J'espère que vous nous ferez l'honneur d'y assister.
GLADIATOR, éclatant. — On ne se moque pas des gens de cette façon-là. Non ! non ! non !
(Il frappe le divan avec colère et en fait jaillir un nuage de poivre.)
SUZANNE, se levant et passant en éternuant. — Mais, qu'est-ce qu'il y a donc ici?
GLADIATOR, s'asseyant. — Expliquons-nous...
EUSEBE. — Pas tant de bruit, monsieur, si vous croyez nous faire peur!
(Il frappe le divan et éternue de nouveau. Tous les deux éternuent ensemble.)
Scène XIII
LES MEMES, PEPITT et JEAN
PEPITT, entrant par le fond, à droite. — C'est fait ! on a opéré le command...
(Il éternue.)
JEAN. — Ce n'est pas agréable, (Il éternue.) mais j'ai avalé un grand verre d'eau de Botot de
1866, année de la comète, et alors...
(Ils éternuent tous.)
SUZANNE, prenant le bras du commandeur. — Ah ! cette maison est impossible... je me sauve!
A ce soir, marquis !
(Ils sortent par le fond.)
GLADIATOR. — Pepitt, mon chapeau !
PEPITT. — Voilà,
GLADIATOR. — Elle m'aimera, cette femme!...
(Il étemue.)
PEPITT. — Dieu vous bénisse ! elle l'aimera cette femme !
(Ils sortent par le fond, tout le monde sort excepté EUSEBE.)
Scène XIV
EUSEBE, GREDANE, puis MADAME GREDANE et BATHILDE
EUSEBE, seul. — C'est un fameux poivre !... C'est un rêve !... Je suis aimé ! elle demande ma
main !
GREDANE, entrant par la droite, deuxième plan, et tenant un papier rose. — Monsieur, voici
votre dent... c'est vingt francs ! (Regardant autour de lui.) Tiens... il est parti !
EUSEBE. — Vous le reverrez ce soir au bal.
MADAME GREDANE, entrant avec BATHILDE à gauche. — Au bal ?...
TOUS. — Chez qui?...
EUSEBE. — Chez la comtesse... Elle tient beaucoup à vous avoir... et ces dames aussi...
BATHILDE. — Un bal !... ah ! quel bonheur !...
MADAME GREDANE. — Chez une comtesse !... Ah ! mon Dieu !... mais je n'ai pas de toilette.
EUSEBE. — Bah ! en trois heures... on fait une robe !...
BATHILDE. — Et le coiffeur ?
MADAME GREDANE. — Et les bouquets ?
GREDANE. — Et ma barbe ?
EUSEBE. — Et mes gants blancs? Il faut courir !
(Chacun remonte avec empressement.)
Scène XV
LES MEMES, BLANQUETTE, BIGOURET
BLANQUETTE, annonçant du fond. — M. Bigouret !
GREDANE, vivement. — Je n'y suis pas !
BLANQUETTE. — Le voici.
(Tous descendent. BIGOURET entre, il est solennel.)
EUSEBE, à part. — Le patron !
BIGOURET, à GREDANE. — Monsieur, j'ai consulté un tribunal d'honneur, qui a décidé que je
pouvais accepter... la chose sans déchoir... je suis prêt...
GREDANE. — A demain !... nous n'avons pas le temps... nous allons au bal.
MADAME GREDANE, intercédant. — Voyons, mon ami?... un peu de complaisance, ce n'est
pas bien long!...
EUSEBE, à part. — II vient pour une dent !
GREDANE, de mauvaise humeur. — D'ailleurs, il nous manque les invités.
MADAME GREDANE. — Nous avons M. Eusèbe.
BIGOURET, à part. — Devant mon commis !...
GREDANE. — Allons ! puisque vous le voulez !... (Il retrousse sa manche et applique à
BIGOURET une formidable gifle... BIGOURET emporté par la douleur la rend immédiatement.)
Oh !
TOUS. — Oh!...
MADAME GREDANE. — C'est à recommencer !...
GREDANE, remontant et montrant la porte à BIGOURET. — Sortez, monsieur !
BIGOURET, s'excusant en sortant par le fond. — J'ai été entraîné... la douleur...
GREDANE. — Sortez!... (Avec le plus grand calme.) Maintenant, mes enfants, occupons-nous de
notre bal !
ACTE IV
Chez la comtesse SUZANNE ; un salon très élégant disposé pour un bal ; trois portes au fond
donnant sur le salon où l'on danse; porte latérale à gauche ; un buffet avec des rafraîchissements à
droite, une porte également à droite ; une table de jeu à gauche. Chaises, fauteuils, etc. Au milieu
deux divans entre lesquels est placée une table supportant une jardinière pleine de fleurs.
Scène première
SUZANNE, JEAN, GREDANE, AGNES, puis BIGOURET et PEPITT, INVITES
Au lever du rideau, deux invités jouent à l'écarté à la table de gauche; ils sont entourés de
parieurs.
UN JOUEUR. — Messieurs, il manque deux louis !
JEAN. — Je parie un franc sur parole. (A part.) Il faut animer le jeu.
GREDANE, à part, descendant. — Je gagne quarante francs!... deux dents ! (Haut.) Je ne joue
plus. (A SUZANNE.) Mon compliment, comtesse, votre fête est splendide.
SUZANNE. — Félicitez mon oncle... qui en a surveillé les apprêts.
GREDANE. — Ah! commandeur...
JEAN. — Oui, ce n'est pas mal !
GREDANE. — Ma fille ne manque pas une contredanse... Mais ce qui m'étonne, c'est qu'on vient
d'inviter ma femme... Il est vrai que c'est un nègre.
(Il va à SUZANNE.)
AGNES, à JEAN. — Dites donc, l'oncle !
JEAN, bas. — L'oncle ! appelez-moi commandeur !
AGNES. — Indiquez-moi celui des deux Américains qui a les trente millions !
JEAN. — Vous ne l'avez donc pas rencontré, l'autre jour, au Jardin d'Acclimatation ?
AGNES. — Non, il venait de partir !
JEAN. — Venez, je vais vous le faire voir. (A part.) Je vais lui montrer le secrétaire. (Haut.)
Vous voyez bien ce petit bonhomme là-bas, qui a l'air d'un singe? Eh bien, c'est lui.
AGNES, elle entre vivement dans le bal, par la droite au fond. — Merci, commandeur !
JEAN, à part. — Elle va s'emballer avec l'autre ! nous allons rire !
SUZANNE, s'approchant de JEAN et bas. — Où diable avez-vous été chercher ce costume-là ?
JEAN. — Chez Babin.
SUZANNE. — Qu'est-ce que c'est que ce nègre qui gigote dans le salon ?
JEAN. — C'est une idée à moi !... Comme nous manquions de danseurs... j'ai invité quelques
gens de maison.
SUZANNE. — Des domestiques ! Et un nègre, encore ! Balayez-moi ça!
JEAN. — Soyez tranquille, après la contredanse. (A part.) Je vais l'utiliser.
(Musique.)
SUZANNE, aux invités. — Mesdames, messieurs, voici l'orchestre. (A part.) L'Américain et le
pharmacien se dévorent des yeux, je vais voir s'il en reste quelque trace. (Aux invités.) Mesdames,
messieurs...
(Tout le monde rentre dans le bal, excepté GREDANE. SUZANNE donne le bras à JEAN, ils
sortent par la droite au fond.)
GREDANE, dégustant un verre de sirop. — Ces sirops sont exquis, on voit tout de suite qu'on est
dans une grande maison !
BIGOURET, entrant par le côté gauche, première porte. — Monsieur Gredane...
GREDANE. — Vous ! Comment êtes-vous ici ?
BIGOURET. — C'est moi qui fournis les sirops, et alors...
GREDANE. — Un pharmacien ! Pouah !
(Il dépose son verre avec dégoût sur le buffet.)
BIGOURET, suppliant. — Monsieur GREDANE !
GREDANE. — Quoi?
BIGOURET, suppliant. — Si vous voulez passer dans la salle de jeu, il n'y a que cinq personnes.
GREDANE. — Non !
BIGOURET, suppliant. — Rendez-la-moi !
GREDANE. — Merci, j'y ai été pincé une fois !...
BIGOURET, suppliant. — Je vous promets d'être calme !... Voyons, monsieur Gredane ?
GREDANE, impatienté. — Non, laissez-moi, vous avez l'air d'un mendiant... Fi ! que c'est vilain
!... Je suis dans le monde et je ne cause jamais d'affaires dans le monde !
BIGOURET. — Oh ! ce n'est pas votre dernier mot !... Je reviendrai.
(Il sort par la gauche. GREDANE remonte et passe dans le deuxième salon.)
AGNES, entrant par le fond, à droite, cramponnée au bras de PEPITT. — Monsieur est étranger
?
PEPITT. — Oui, mademoiselle, je suis du Nord.
AGNES. — Monsieur ne danse pas ?
PEPITT. — Jamais !
AGNES. — Oh ! si je vous en priais bien ?
PEPITT. — Ce serait inutile... Ne me serrez pas le bras, je suis très chatouilleux. (A part.) Je ne
sais pas ce qu'elle a après moi cette demoiselle !
AGNES. — Conduisez-moi dans le petit boudoir ! (Tendrement.) Nous causerons de votre
éléphant !
PEPITT, à part. — C'est un crampon!... je vais la lâcher.
(Ils entrent à gauche, première porte.)
Scène II
GREDANE, puis MADAME GREDANE, UN NEGRE, puis PEPITT et AGNES
GREDANE, seul, venant par le fond à droite. — La vue d'un bal est un sujet de méditations
continuelles pour le philosophe et pour le dentiste.
(La musique cesse.)
MADAME GREDANE, à UN NEGRE qui l'accompagne, venant de gauche au fond. —
Monsieur, je vous remercie.
(LE NEGRE salue.)
LE NEGRE, riant. — Hi hi !
(Il disparaît.)
GREDANE, à sa femme. — Eh bien, tu as étrenné... En t'amenant, je n'osais pas l'espérer !
MADAME GREDANE. — Et pourquoi donc? Il est fort bien, ce monsieur... Il vient de m'inviter
pour la mazurka...
GREDANE. — Diable ! tu as de la chance à la noire !
MADAME GREDANE. — Ce doit être un prince africain... Il ne danse pas comme tout le
monde... En me reconduisant, il m'a passé la main sur le bras et il m'a dit : «Jolie blanche ! »
GREDANE. — C'est un étranger.
JEAN, entrant par la gauche, première porte, dirigeant LE NEGRE qui porte un plateau. — Par
ici, par ici... Offrez!
LE NEGRE, à MADAME GREDANE. — Jolie blanche !
MADAME GREDANE, le reconnaissant. — Ciel ! mon danseur, un domestique !
GREDANE. — Un domestique?
MADAME GREDANE. — Votre bras et rentrons dans le bal !
(Ils sortent par la droite au fond.)
JEAN. — Chipie!... (Au nègre.) Maintenant, dans la salle de jeu, allez, mon ami, allez.
(Il sort par la droite au fond.)
JEAN, seul, s'approchant du buffet. — Comment peut-on aimer les sirops, ça empâte! (Avisant
une bouteille et la prenant.) Cognac! une ancienne que j'ai lâchée, c'est de la vieille ! Tu m'aimes
donc bien? Moi aussi, je t'adore. Oh ! du monde. (Il boit vivement.) Ah ! qu'on est faible quand on
s'aime !
(Il passe à gauche, et pose son verre sur la console.)
Scène III
JEAN, EUSEBE
EUSEBE, entrant vivement du fond à droite. — Ah ! je suis en nage ! (Allant au buffet.) Une
groseille, s'il vous plaît? (Apercevant JEAN.) Ah ! c'est vous, commandeur !... ne vous en allez
pas... j'ai à vous parler.
(Il boit le verre de sirop qui lui a été versé par un domestique venu pour cette fois seulement au
buffet, à son appel.)
JEAN, à part. — J'ai peur de sentir l'eau-de-vie !
EUSEBE. — Commandeur, je vous prie de ne pas prendre en mauvaise part la communication
que je vais vous faire.
JEAN. — Allez !
EUSEBE. — Croyez que si je n'avais pas été encouragé par mademoiselle votre nièce... elle m'a
dit de vous prendre à l'écart... Enfin, nous nous aimons !... Voilà !
JEAN, à part. — Eh bien, qu'est-ce que cela me fait à moi?
EUSEBE. — Et je viens de sa part vous demander sa main.
JEAN. — Pour quoi faire?
EUSEBE. — Eh bien, pour l'épouser !
JEAN. — Vous ?
EUSEBE. — Elle ne vous en a pas parlé ?
JEAN. — Non !
EUSEBE. — C'est bien extraordinaire... Elle m'a pourtant bien dit : « Voyez mon oncle. »
JEAN, à part. — Je n'ai pas d'instructions !... (Haut.) Mon cher, je ne vous dis ni oui ni non... Le
mariage est une chose tellement sérieuse... Je vous demande cinq minutes pour réfléchir.
EUSEBE. — Comment donc ! c'est tout naturel. (On entend l'orchestre.) Ah! l'orchestre... J'ai
invité... Réfléchissez, je reviens dans cinq minutes ! (A part.) Il a une drôle d'odeur... Il sent
l'omelette au rhum !
(Il sort vivement par la droite au fond.)
Scène IV
JEAN, puis GLADIATOR, puis EUSEBE
JEAN, seul. — Mademoiselle de la Bondrée épouser un pharmacien!... C'est bien extraordinaire...
Après ça, les femmes!...
GLADIATOR, entrant vivement par la gauche au fond. — Ah! commandeur... je vous cherche.
JEAN. — Moi?
GLADIATOR. — Le temps presse, il faut en finir !... Commandeur, j'aime votre nièce!
JEAN. — Très bien... vous avez le numéro deux... (Tirant son carnet.) Attendez... je vais vous
inscrire... Je n'ai pas besoin de vous demander si c'est pour le bon motif !
GLADIATOR. — Hélas ! non !
JEAN. — Alors, c'est pour l'autre... Parfait ! (Tout en inscrivant.) Moi, ça m'est égal.
GLADIATOR, à part. — II est très bien, cet oncle-là !... Il voit de haut.
JEAN. — Seulement, je dois vous prévenir que le numéro un épouse, lui!
GLADIATOR. — Je ne le sais que trop !... Tenez, vous m'avez l'air d'un homme de cœur...
JEAN. — Oh ! oui !
GLADIATOR. — II y a longtemps que je ne vous ai rien donné...
JEAN. — Depuis la montre...
GLADIATOR. — Eh bien, je vais vous proposer une affaire, à l'américaine !
JEAN. — Parlez...
(Il s'approche.)
GLADIATOR. — II y a cinquante mille dollars... (S'interrompant.) Sapristi ! que vous sentez le
kirsch !
JEAN. — Ce n'est pas étonnant, je viens de prendre un verre de limonade !
GLADIATOR, reprenant. — II y a cinquante mille dollars pour celui qui parviendra à rompre le
mariage de la comtesse.
JEAN. — Cinquante mille dollars! Saprelotte!... C'est qu'il est amoureux comme un chat, le
numéro un ! Quel moyen ?
GLADIATOR. — Ah ! cela vous regarde ! Moi, j'apporte mon capital, apportez votre industrie!...
Je reviendrai dans une heure... (Remontant.) Cinquante mille dollars ! Songez-y.
(Il sort par le fond à gauche.)
Scène V
JEAN, puis EUSEBE
JEAN, seul. — « Songez-y! » parbleu! je ne songe qu'à ça!... Il n'est pas fort, l'apothicaire, si je
pouvais lui faire croire que ma nièce a un vice rédhibitoire... quelque chose d'énorme... un coup
de massue! Ah! j'ai trouvé!... Oh! non, c'est trop fort!... Il n'avalera jamais ça !
EUSEBE, entrant par la droite au fond. — Ah ! je suis en nage. (Courant au buffet.) Une
groseille, s'il vous plaît ?
(Il boit.)
JEAN. — Une groseille ! c'est lui !
EUSEBE. — Eh bien, commandeur, avez-vous réfléchi?... Vous me devez une réponse !
JEAN, à part. — Essayons. (Haut.) Mon ami, dans ces sortes d'affaires, il ne faut pas se
tromper... Il faut jouer cartes sur table!... Connaissez-vous bien ma nièce ?
EUSEBE. — Mais, dame!... autant qu'on peut connaître une femme... qu'on respecte.
JEAN. — Certes, elle a pour elle l'esprit, la douceur, la gaieté, la bonté, la santé, tout enfin!...
Mais c'est sa jambe!... Avez-vous regardé sa jambe ?
EUSEBE. — Oh ! je ne me serais pas permis !...
JEAN. — Elle est musicienne, elle chante, elle dessine, elle parle l'anglais, l'italien, l'espagnol...
Mais c'est sa jambe!
EUSEBE. — Quoi ! sa jambe ? Qu'est-ce qu'elle a sa jambe ?
JEAN. — Chut!... Il s'agit d'un secret de famille... Voyez si personne ne peut nous entendre.
(EUSEBE remonte pour s'assurer qu'on n'écoute pas; à part.) Il n'avalera jamais ça... c'est trop
épais !
EUSEBE, revenant. — Personne ! parlez !
JEAN. — Jurez-moi d'abord de ne révéler à qui que ce soit que je vous ai fait cette confidence.
EUSEBE. — Je le jure !
JEAN. — Eh bien, elle a...
EUSEBE. — Quoi ?
JEAN. — Non, venez par ici !
(Il l'emmène au bout de la scène à droite.)
EUSEBE. — Vous me faites peur.
JEAN. — Eh bien... elle a... (Il lui parle à l'oreille.) Chut !
EUSEBE. — Allons donc ! ce n'est pas possible ! une jambe de...
JEAN. — C'est de naissance !
EUSEBE. — Je m'en serais bien aperçu en dansant !
JEAN. — Ah ! mon ami, on travaille si bien ces petits objets-là aujourd'hui !... C'est en bois de
charme !... avec des incrustations !...
EUSEBE. — J'aimerais mieux la nature !
JEAN. — Ça coûte quatre mille francs... Voulez-vous voir la facture? j'ai la facture !
EUSEBE. — Non... Ça me ferait trop de peine. (A part, se grattant la tête.) Saperlotte ! une
jambe... ce n'est pas drôle !
JEAN, à part. — Ça a passé ! (Haut.) Mon devoir était de vous prévenir... parce qu'à la longue
vous auriez fini par vous en apercevoir...
EUSEBE. — Peut-être... Enfin, je ne vous en remercie pas moins.
JEAN. — Du reste, excellente musicienne... Elle peint comme un ange.
EUSEBE. — Certainement... mais c'est la jambe!
JEAN. — Ah ! voilà !... La jambe ! voyez... réfléchissez ! (A part.) Il est abruti !
(Il sort à droite au fond. Entre GLADIATOR, par le fond à gauche.)
Scène VI
EUSEBE, puis GLADIATOR
EUSEBE, seul. — Nom d'un petit bonhomme!... Épouser une femme... bâtie sur pilotis !
GLADIATOR, entrant par la gauche au fond. — Qu'avez-vous donc, marquis?... Cette figure
renversée...
EUSEBE. — Ah! mon ami, je suis aplati, abasourdi...
GLADIATOR. — Quoi donc ?
EUSEBE. — Vous savez bien, la comtesse... la belle comtesse... celle que nous aimons... tous les
deux.
GLADIATOR. — Eh bien ?
EUSEBE. — Eh bien, elle a...
(Remontant.)
GLADIATOR. — Elle a?...
EUSEBE. — Chut ! Venez par ici !
(Il l'entraîne de l'autre côté du théâtre à gauche.)
GLADIATOR. — Voyons... Parlez!
EUSEBE. — Eh bien !... elle a une jambe de bois !
GLADIATOR, pouffant de rire. — Qu'est-ce que vous me chantez là ! Une jambe !... la
comtesse?... (A part.) Ah ! j'y suis ! (Haut.) Je parie que c'est l'oncle qui vous a révélé ce secret?
EUSEBE, à part. — J'ai juré de ne pas le compromettre. (Haut.) Non... c'est sa femme de
chambre que j'ai soudoyée.
GLADIATOR, inquiet. — Hein ! ce n'est pas le commandeur ?... Ah, ça ! voyons !... on s'est
moqué de vous !...
EUSEBE, avec conviction. — Elle est en bois de charme... avec des incrustations... ça coûte
quatre mille francs !... J'ai vu la facture !
GLADIATOR. — Avez-vous vu la jambe?
EUSEBE. — Non ! mais j'ai vu la facture.
(Il remonte un peu.)
GLADIATOR, à part. — Sapristi ! si c'était vrai !
(SUZANNE paraît au fond à droite.)
EUSEBE et GLADIATOR. — Elle !
Scène VII
LES MEMES, SUZANNE
SUZANNE. — Eh bien, messieurs... Vous restez là, dans ce salon, comme deux boudeurs...
GLADIATOR, bas, à EUSEBE. — II me semble qu'elle boite un peu.
EUSEBE, bas et descendant à gauche. — C'est positif !
SUZANNE, passant. — Vous ne dansez donc plus ?
EUSEBE. — Je me sens légèrement fatigué.
GLADIATOR. — Moi aussi.
SUZANNE. — Ah ! je ne vous reconnais plus... Vous, que je croyais intrépides...
GLADIATOR, avec intention. — II y a des jambes qui résistent plus que d'autres à la fatigue... ça
dépend de l'essence!
EUSEBE, à part. — II a tort de lui dire ça.
GLADIATOR. — Mais je comprends qu'on soit infatigable quand on a, comme vous... le
charme... pour se soutenir !
SUZANNE. — Ah ! très gracieux !
EUGENE, à part. — II est méchant comme une gale !
GLADIATOR, à part. — Je voudrais bien savoir laquelle ?
EUSEBE, à part. — Celle en bois doit faire toc toc !... Si je pouvais...
SUZANNE. — Sans indiscrétion, puis-je savoir quel était le sujet de votre conversation ?
GLADIATOR. — Oh!... nous parlions d'un accident!
EUSEBE. — Arrivé par suite... d'allumettes chimiques...
GLADIATOR. — Un pauvre enfant de huit ans. (Il donne un petit coup de son gibus dans la
jambe de SUZANNE, qui se recule du côté d'EUSEBE; à part.) C'est l'autre !
EUSEBE. — Oui... Un pauvre enfant de huit ans, que sa sœur avait laissé seul pour aller à son
ouvrage... (Il donne un petit coup de son gibus dans la jambe de SUZANNE. A part.) C'est l'autre
!
GLADIATOR. — Elle avait eu l'imprudence de laisser un paquet d'allumettes... comme qui dirait
sur ce buffet.
(Il passe à droite.)
EUSEBE. — Le malheureux s'en empare... et se dirige vers le berceau de sa jeune sœur... comme
qui dirait cette table.
(Il passe à gauche.)
GLADIATOR. — II allume...
(Donnant un coup de son gibus sur la jambe de SUZANNE.)
EUSEBE. — Le feu se communique aux rideaux.
(Il donne un coup de son gibus.)
SUZANNE, se reculant, étonnée. — Mais qu'est-ce qu'ils ont donc?
GLADIATOR, à part. — C'est la droite !
EUSEBE, à part. — C'est la gauche, ça sonne le bois !
GLADIATOR. — Et tout a été brûlé !
EUSEBE. — Tout, tout brûlé.
GLADIATOR, à part. — J'allais faire là une jolie campagne !
(Il remonte.)
SUZANNE, à GLADIATOR. — Où allez-vous donc ?
GLADIATOR. — Prendre mon paletot... Je ne disputerai pas plus longtemps... vos charmes à
mon courageux rival... (Saluant.) Madame...
(Il sort par la droite.)
Scène VIII
SUZANNE, EUSEBE
SUZANNE, inquiète. — Mais qu'y a-t-il? que s'est-il passé?
EUSEBE. — C'est votre jambe !... Moi, je passe par-dessus... Vous en auriez deux que ça ne me
ferait rien.
SUZANNE. — Ah ça ! de quoi parlez-vous ?
EUSEBE. — C'est votre âme que j'épouse!... Et elle n'est pas en bois, votre âme !
SUZANNE. — Mais ma jambe non plus, j'espère bien !
EUSEBE. — Oh ! c'est inutile... Je connais le secret de famille...
SUZANNE. — Quel secret?
EUSEBE. — Le commandeur m'a tout dit... Il a la facture!
SUZANNE, furieuse. — Comment, c'est lui?... A moi, une jambe de... L'imbécile! l'animal!
EUSEBE. — Oh ! un vieillard !
SUZANNE. — Une brute... que je vais mettre à la porte ! Mais tout est perdu... M. Gladiator va
partir, persuadé que... (Avec désespoir.) Mais je ne peux pourtant pas lui montrer ma jambe !
EUSEBE, tendrement. — A lui, non... mais à moi !
SUZANNE, passant à gauche. — Vous ? Ça m'est égal ! laissez-moi tranquille !
EUSEBE, à part. — Voilà ses caprices qui la reprennent.
SUZANNE. — Rentrons dans le bal... Il faut que je le voie, que je lui parle à tout prix... Donnezmoi votre bras!
EUSEBE. — Mais vous me faites faire là une démarche... C'est donc lui que vous aimez ?
SUZANNE. — Qu'est-ce que ça vous fait? Est-ce que cela vous regarde ?
EUSEBE. — Mais, comtesse...
SUZANNE, l'entraînant dans le bal. — Venez ! venez !
(Ils sortent tous les deux par la droite au fond, au moment où JEAN entre de côté.)
Scène IX
JEAN, puis GLADIATOR, puis EUSEBE
JEAN, venant du fond à gauche, en titubant un peu. — Je ne sais pas ce que j'ai... Depuis que j'ai
bu ce verre d'eau-de-vie... j'éprouve le besoin de m'asseoir sur tous les meubles...
GLADIATOR, entrant par la droite, première porte, en mettant son paletot. — Je ne resterai pas
une minute de plus ici !... (Apercevant JEAN.) Ah ! c'est vous, commandeur!...
JEAN. — L'Américain !
GLADIATOR. — Je n'ai qu'un mot à vous dire, monsieur !... Quand on a une nièce en bois... on
prévient les gens !
JEAN. — Comment, en bois ?
GLADIATOR. — La jambe!...
JEAN. — Mais c'est une ruse !... J'ai dit ça à l'autre pour le décourager... Et il l'a cru, l'imbécile!
GLADIATOR, éclatant de rire. — Ah ! qu'il est bête !... Mais, moi aussi, je l'ai cru !
JEAN. — Ah ! que vous êtes... crédule!
GLADIATOR. — Ah ! mais je ne pars plus ! Je m'implante ici, je lutte plus que jamais !
JEAN. — Retirez votre paletot !
(Gladiator donne son paletot et son chapeau à JEAN.)
EUSEBE, venant de droite par le fond, sans les voir. — Ah ! je suis en nage !... (Courant au
buffet.} Une groseille, s'il vous plaît !... (Il boit en mettant la main sur son estomac.) Je m'en
repentirai peut-être dans la solitude !
GLADIATOR. — Le marquis !... Il faut en finir ! (A JEAN.) Laissez-moi seul avec lui...
JEAN, bas. — Oui... Surtout pas de coups !
(Il sort.)
Scène X
EUSEBE, GLADIATOR, puis AGNES
GLADIATOR. — Monsieur le marquis...
EUSEBE, à part. — L'Américain ! C'est lui que la comtesse aime pour le moment!... Oh! rage!
GLADIATOR. — Je n'ai pas besoin de vous dire toute la haine que vous m'inspirez...
EUSEBE. — Croyez que, de mon côté, si je pouvais vous étrangler... légalement... ce serait avec
plaisir.
GLADIATOR. — II faut que cette lutte ait un terme !
EUSEBE. — Oui... Tantôt on vous adore, tantôt c'est moi !... Ça ne peut pas durer comme ça !
GLADIATOR. — Donc, un de nous est de trop sur la terre.
EUSEBE, vivement. — C'est vous !... Allez-vous-en !
GLADIATOR. — Je ne ris pas !
EUSEBE. — Moi non plus !
GLADIATOR. — Je ne vous propose pas un duel...
EUSEBE. — Vous faites bien, je ne l'accepterais pas !
GLADIATOR. — On se blesse, on se guérit, et c'est à recommencer.
EUSEBE. — Voilà ! oui, cherchons autre chose !
GLADIATOR, d'une voix sombre. — II est un moyen plus sûr de se débarrasser de son ennemi...
EUSEBE, effrayé. — Ah!... l'assassinat?
GLADIATOR. — Savez-vous jouer à l'écarté ?
EUSEBE. — C'est mon jeu... Pourquoi?
GLADIATOR, sombre. — Je vous propose de jouer ma vie contre la vôtre ?
EUSEBE. — Tiens ! c'est une idée !... J'accepte ! mais il ne faut pas que ça dure longtemps!
GLADIATOR. — En cinq sec !
EUSEBE. — Ça va !
GLADIATOR. — Avez-vous une carte de visite?
EUSEBE. — Certainement. (A part.) M. Gredane m'en a fait faire un cent... à la minute. (Tirant
une carte de sa poche.) En voici une.
GLADIATOR. — Écrivez sur cette carte, comme je vais le faire sur la mienne.
EUSEBE, mouillant son crayon. — Allez !
GLADIATOR, dictant et écrivant. — « Je m'engage... »
EUSEBE, répétant. — « Je m'engage... »
GLADIATOR. — « A me faire sauter la cervelle... »
EUSEBE, appuyant. — Toute la cervelle!...
GLADIATOR, dictant. — « Dans les deux heures qui suivront la partie que j'ai perdue... »
EUSEBE, répétant. — « Perdue. »
GLADIATOR. — Je signe... Signez.
EUSEBE. — « Potasse... » C'est fait.
GLADIATOR. — Maintenant, je vous joue ma carte contre la vôtre... c'est l'enjeu.
EUSEBE. — C'est parfaitement clair. (Donnant sa carte à GLADIATOR, gui va la poser sur la
table ; à part.) J'ai une chance inouïe à ce jeu-là... mais il faut que j'ôte une manche de mon habit.
(Il va poser son chapeau sur le guéridon.)
GLADIATOR, à part. — Je gagne toujours à la condition de mettre un soulier sur la table. (Il
prend la table et la pose à quelques pas devant lui; EUSEBE prend la chaise et la recule.)
Songez que l'engagement que nous prenons est sérieux !
EUSEBE. — Je le sais, monsieur.
GLADIATOR, indiquant la table de jeu; prenant les cartes. — Commençons !
EUSEBE. — J'ai un peu chaud au bras gauche... Je vous demanderai la permission d'ôter une
manche?
(Il se lève, ôte sa manche et se rassied.)
GLADIATOR. — Faites donc!... De mon côté, mon soulier me gêne...
(Il se lève, défait son soulier et le pose sur la table.)
EUSEBE. — Faites donc!... Maintenant que nous voilà à notre aise... jouons ! (Ils se mettent à la
table de jeu. Prenant les cartes.) A qui fera ?
GLADIATOR, retournant une carte. — Un neuf !
(Entre AGNES.)
EUSEBE, de même. — Un as !... A moi de donner !
(Il donne les cartes.)
AGNES, paraissant au fond à droite, et indiquant GLADIATOR. — C'est celui-là qui a les trente
millions !... je me suis trompée.
EUSEBE, retournant une carte. — Le roi !... je le marque !
GLADIATOR. — Malédiction !
AGNES, s'approchant d'eux; d'un air très aimable. — Eh bien, et les dames ! nous les
abandonnons, les dames?... Ah ! que c'est vilain !
GLADIATOR, sans la regarder. — Laissez-moi tranquille !
EUSEBE. — Vous ! fichez-nous la paix... La partie est sérieuse !...
AGNES, à part, descendant à gauche. — Ah ! ils jouent des souliers !... (A GLADIATOR.) J'ai
bien envie de parier pour vous...
GLADIATOR, exaspéré. — Mais, sapristi ! madame...
AGNES. — Oh ! je m'en vais !... (A part.) Ah ! quand les hommes jouent!... Je reviendrai.
(Elle sort par la première porte de gauche).
EUSEBE, jouant. — Pique et pique! J'ai la vole ! ça m'en fait trois !
GLADIATOR, se levant. — Sapristi ! attendez.
(Il ôte son second soulier et le place sur la table.)
EUSEBE. — Vous avez des cors ?
GLADIATOR, donnant les cartes. — Oui. (Retournant.) Le roi !
EUSEBE. — Aïe !
GLADIATOR. — Atout!... atout... pique... carreau!... J'ai le point... ça m'en fait deux !
(Il prend un de ses souliers et l'embrasse à la dérobée.)
EUSEBE, inquiet. — Deux à trois... saprelotte ! attendez ! (Se levant.) J'ai chaud au bras droit
maintenant... (Il ôte la seconde manche de son habit.) Nous allons voir. (Il se rassied, donne et
retourne une carte.) Le roi !... Quatre à deux. (A part.) J'en étais sûr !
(Il embrasse une manche de son habit.)
GLADIATOR, furieux, prend ses souliers et les frappe avec colère l'un contre l'autre. — Tiens !
tiens ! tiens !
EUSEBE, à part. — II touche toujours à ses souliers !... Il n'a pas le moindre usage du monde !
(Jouant.) Trèfle !
GLADIATOR. — Je prends. (Jouant.) Pique !
EUSEBE. — A moi... Cœur... et cœur !... J'ai le point ! ça m'en fait cinq !... Vous êtes ce qu'on
appelle ratissé !
(Il se lève.)
GLADIATOR, se levant. — Soit... j'ai perdu ! Voici ma carte.
(Il remet les deux cartes à EUSEBE.)
EUSEBE, les prenant. — Vous avez deux heures pour vous acquitter... (Remettant son habit.) Je
rentre dans le bal pour annoncer cette bonne nouvelle à la comtesse... (A GLADIATOR, de la
porte.) Remettez vos souliers... Il peut venir du monde!
(Il sort par la droite, au fond.)
Scène XI
GLADIATOR, puis SUZANNE
GLADIATOR, tout en remettant ses souliers. — Tout est fini !... Dans deux heures!... Voyons, à
quelle ville vais-je léguer mes trente millions ?
SUZANNE, entrant par la première porte de gauche. — Enfin, je vous trouve !... Je craignais
que vous ne fussiez parti !
GLADIATOR. — Je vous cherchais pour vous faire mes adieux.
SUZANNE. — Vos adieux ! J'espère que vous n'avez pas cru à cette fable ridicule inventée par
mon oncle ?
GLADIATOR. — Oh ! il s'agit bien de cela ! Depuis que je vous ai quittée, il s'est passé des
événements...
SUZANNE. — Quels événements?...
GLADIATOR. — J'avais un rival... je n'en ai plus !
SUZANNE, vivement. — Vous l'avez tué ?
GLADIATOR. — Non, au contraire...;
SUZANNE. — Comment, au contraire?
GLADIATOR. — J'ai joué ma vie contre la sienne... Et j'ai perdu !
SUZANNE. — Allons donc ! Quelle folie !
GLADIATOR. — C'est très sérieux... Le marquis a mon engagement écrit...
SUZANNE. — Le marquis?... D'abord, ce n'est pas un marquis... c'est un pharmacien...
GLADIATOR. — Un pharmacien ?
SUZANNE. — Vous avez trente millions... Il n'a pas le sou... La partie n'était pas égale... Donc,
ça ne compte pas !
GLADIATOR. — J'ai donné ma parole... et dans deux heures...
SUZANNE. — Oh ! ne dites pas cela ! Il faut que vous viviez, je le veux!
GLADIATOR. — Vivre ! à quoi bon ?
SUZANNE. — Mais parce que... Vous ne voyez donc pas que je vous aime?
GLADIATOR, transporté. — Vous m'aimez? Ah! Suzanne! que m'importe la fortune maintenant
!... Je vais offrir à cet homme mes trente millions !
SUZANNE, vivement. — Ah ! non !... (Très doucement.) Cela me contrarierait !
GLADIATOR. — Ah ! quel ange !
SUZANNE. — D'ailleurs, votre engagement n'est pas sérieux... Je me charge de le faire annuler.
GLADIATOR. — Vous ! comment ?
SUZANNE, apercevant EUSEBE. — Le voici... Laissez-moi faire.
Scène XII
GLADIATOR, SUZANNE, EUSEBE, puis PEPITT
EUSEBE, à part, venant de droite par le fond. — Ils sont ensemble !... (Tirant sa montre; bas, à
GLADIATOR.) Vous avez encore une heure quarante-cinq minutes à me raser.
(GLADIATOR remonte et descend à gauche.)
SUZANNE. — Eusèbe...
EUSEBE. — Comtesse?
SUZANNE, allant à lui. — Approchez... (EUSEBE s'approche.) Vous venez de jouer avec
monsieur une partie insensée...
EUSEBE. — Mais...
SUZANNE. — Taisez-vous ! Vous avez entre les mains un engagement. (Cherchant à le
magnétiser du regard.) Cet engagement, si je vous priais de me le remettre?
EUSEBE. — Ah ! permettez...
SUZANNE. — Regardez-moi !
EUSEBE. — Oui, comtesse...
SUZANNE, très câline. — Si je vous en priais bien... Si je vous disais : « Mon cher Eusèbe,
accordez-moi la première demande que je vous adresse... »
EUSEBE. — Vous savez bien que je ne peux rien vous refuser... Cet engagement, je le déchirerai
le jour de notre mariage...
GLADIATOR, à part. — Bravo ! (Bas, à SUZANNE.) Épousez-le tout de suite !
SUZANNE, bas, à GLADIATOR. — Je vous remercie, vous êtes galant ! (A EUSEBE.) Eusèbe...
j'ai à vous parler sérieusement... Vous tenez donc beaucoup à m'épouser ?
EUSEBE. — Oh!... Je vous ai jouée en cinq sec! ainsi!...
SUZANNE. — Voyons, qu'est-ce qui vous plaît en moi?
EUSEBE. — Je vous l'ai dit, c'est votre modestie, votre front pur... Parce que là où il n'y a pas
d'estime...
SUZANNE. — Eh bien, mon ami, je vous ai caché quelque chose...
EUSEBE, à part. — Ah ! mon Dieu ! est-ce que l'autre jambe... ?
SUZANNE. — Je ne suis pas la femme que vous croyez...
EUSEBE. — Comment ?
SUZANNE. — J'ai commis une faute...
GLADIATOR. — Ah ! fichtre !
SUZANNE, bas, à GLADIATOR. — Dites comme moi, je vous sauve !
EUSEBE. — Une faute?... Une petite faute?
SUZANNE, baissant les yeux. — Hélas !
EUSEBE. — Ah !... Je comprends.
SUZANNE. — Sous l'égide d'un oncle... qui est l'honneur même...
EUSEBE. — Le commandeur ?
SUZANNE. — ... J'ai su longtemps rester digne de vous... Mais un étranger parut...
GLADIATOR, à part. — Un étranger !
SUZANNE. — II était beau, il était bien fait, il était spirituel...
GLADIATOR, à part. — C'est moi... Elle veut lui fait croire que... C'est très fort !
SUZANNE. — Malgré le charme de sa personne, j'eus la force de lui résister...
EUSEBE. — Ah!... je respire!
SUZANNE. — Mais il m'attira dans un piège... à la Maison-d'or.
EUSEBE. — Aïe !
GLADIATOR. — Oui, à la Maison-d'or.
SUZANNE. — Et là... à l'aide d'un puissant narcotique... dont les naturels de son pays ont seuls le
secret...
EUSEBE. — Ah ! c'est horrible !
GLADIATOR. — Un petit narcotique du Sud !
EUSEBE. — Et cet homme? cet homme?
GLADIATOR, souriant à part. — Nous le roulons ! (Haut.) C'est moi.
EUSEBE. — Vous?... Ah bien, nous allons rire !... ah ! vous offrez des narcotiques du Sud, à la
Maison-d'or. (Tirant sa montre et avec une fureur concentrée.) Monsieur vous n'avez plus qu'une
heure vingt-deux...
GLADIATOR. — Mais, monsieur!...
EUSEBE. — Je suis sans pitié ! sans pitié !
GLADIATOR, à part. — Si c'est comme ça qu'elle arrange l'affaire !
SUZANNE. — Oui, pas de pitié ! car cet homme, malgré mes prières, malgré mes larmes, il a
refusé de me rendre l'honneur, de réparer sa faute !
EUSEBE. — II a refusé !... c'est ce que nous allons voir ! J'ai une idée... (A GLADIATOR.)
Monsieur, si dans une heure vingt-deux, vous n'avez pas réparé madame... je vous signifie votre
carte par huissier !
GLADIATOR. — Mais permettez...
EUSEBE. — Alors épousez... épousez, et je déchire !
SUZANNE, à part. — Cette fois, je le tiens !
GLADIATOR. — Mais je ne le peux pas ! je suis marié !
SUZANNE et EUSEBE. — Marié !
PEPITT, entrant vivement, à GLADIATOR. — Monsieur ! monsieur !
GLADIATOR. — Toi, laisse-moi tranquille !
PEPITT. — J'apporte des nouvelles ! (Très gaiement.) Vous êtes veuf.
GLADIATOR. — Veuf? (Se jetant dans ses bras.) Ah! mon ami!... je te donne un million !
PEPITT. — Un million ? ça vaut bien ça !
(Il remonte.)
GLADIATOR. — Ah! Suzanne!...
SUZANNE. — Ah ! mon ami !
EUSEBE. — Adieu, Suzanne. (Il l'embrasse. A GLADIATOR.) Vous permettez ?
GLADIATOR. — Faites donc ! faites donc !
EUSEBE, s'attendrissant. — Adieu, Suzanne...
(Il l'embrasse cinq ou six fois.)
GLADIATOR, passant au-dessus d'eux et les séparant. — Ah ! mais assez !
EUSEBE. — Ah ! ne craignez rien, je quitte la France, je vais finir mes jours dans un désert...
SUZANNE. — Oh !
EUSEBE. — A Melun... où reste un oncle que je n'ai jamais vu... Et qui n'aura aucun plaisir à me
recevoir.
SUZANNE, passant. — Vous êtes un enfant... Il faut vous marier aussi.
EUSEBE, avec indignation. — Moi?... jamais!
SUZANNE. — Je connais une jeune fille qui vous aime...
EUSEBE. — Qui ça?
SUZANNE. — La petite Bathilde.
EUSEBE. — Tiens ! j'y pensais !
(Entre GREDANE venant de droite au fond.)
Scène XIII
LES MEMES, GREDANE, MADAME GREDANE, BATHILDE, JEAN, puis BIGOURET
EUSEBE, voyant entrer GREDANE. — Justement voilà le père !... Monsieur, je vous demande la
main de votre fille !
GREDANE. — Vous ? allez vous promener !
MADAME GREDANE, entrant par le fond à gauche. — Ah ! elle est bonne, celle-là!
BATHILDE. — Mais, maman...
EUSEBE. — Vous me refusez?... Pourquoi?
GREDANE. — Tiens ! parce que vous n'avez pas le sou !
GLADIATOR. — Pardon... monsieur a deux cent mille francs, c'est moi qui les donne.
(PEPITT descend à gauche.)
GREDANE, avec force, et le faisant passer. — Eusèbe, embrassez ma fille !
MADAME GREDANE, ouvrant ses bras. — Moi, d'abord !
EUSEBE, à part. — C'est juste, on commence toujours par l'absinthe. (Il l'embrasse. MADAME
GREDANE faisant passer BATHILDE qu'EUSEBE embrasse.) Maintenant, voilà le miel !
JEAN, venant de droite par le fond, bas, à GLADIATOR. — Et mes cinquante mille dollars ?
GLADIATOR. — Vous les aurez demain !
(BIGOURET paraît au fond.)
JEAN. — J'ai envie d'acheter une terre.
GLADIATOR. — Où ça ?
JEAN. — Du côté de Cognac.
BIGOURET, regardant GREDANE. — II a l'air de bonne humeur. (A GREDANE.) Monsieur,
serais-je plus heureux dans ce moment ?
GREDANE, l'apercevant. — Tiens, Bigouret!... Ma foi! Je suis si content que je ne peux rien
vous refuser.
BIGOURET, tendant la joue. — Ah ! que vous êtes bon !
GREDANE. — Vous y êtes ?
(Il lui donne une gifle formidable.)
BIGOURET, portant la main à sa joue. — Sapristi !
GREDANE, lui présentant EUSEBE. — Je vous présente mon gendre!
BIGOURET. — Oh !
FIN

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