en voie de disparition

Transcription

en voie de disparition
SOCIÉTÉ
L'agriculture
ILLEETVILAINE
en voie de disparition ?
Chaque année, 320 exploitations
agricoles disparaissent en
Ille-et-Vilaine. Face à la
concurrence internationale,
à la chute de leurs revenus et
à une image qui se dégrade,
les agriculteurs doivent
révolutionner leur métier.
Objectif : survivre.
Par Emmanuel Schmitt
Photos Romain Joly
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Le Mensuel
Mensuel/avril
/avril 2010
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L
es agriculteurs traversent
l'une des plus graves crises
de leur histoire. Certains
d'entre eux se sont engagés dans la campagne des
régionales, pour crier leur désarroi aux quatre coins de la péninsule. Initiative inédite en France, la
liste Terres de Bretagne a incarné ce
malaise profond, confirmé par les
chiffres ministériels. Chaque année,
en Ille-et-Vilaine, 320 exploitations
agricoles meurent. Environ 550 sont
mises en ventes. Seules 225 trouvent
un repreneur. L’autre moitié est avalée par l'urbanisme galopant ou phagocytée par des fermes voisines…
Ce phénomène de concentration se
traduit par une flambée de la surface des exploitations. En Bretagne,
le nombre de fermes de plus de
cent hectares a doublé entre 2000 et
2007. Dans le même temps, la taille
moyenne des exploitations est passée de 45 à 56 ha.
Revenus divisés par deux
Touchés par la crise, les agriculteurs
ont également vu leurs revenus chuter. Il existe encore peu de chiffres
pour 2009, mais les stat ist iques
avancées font état d'une baisse de
30 à 55% selon les fi lières. La faute,
notamment, à la baisse des prix, qui
varie entre 105 € et 140 € la tonne. »
Dans les cours des fermes, on pointe
régulièrement du doigt un coupable,
la mondialisation et son corollaire :
l’ouverture des marchés. Les fluctuations imprévisibles des prix en
seraient la conséquence. Les syndicats accusent également l’application différenciée, suivant les pays
européens, de la Politique agricole
commune (Pac), alors que tous les
farmers du « Vieux Continent » sont
assujettis à des prix de vente semblables. L'uniformisation de la réglementation européenne régleraitelle le problème ? Peut-être... Mais
celle-ci ne semble pas prévue pour
demain. Régis Chedmail, président
des Jeunes agriculteurs d’Ille-etVilaine (JA), formation proche de
la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA),
confirme avec ironie : « C’est impossible ! Pas dans la décennie à venir. »
Cette ouverture des marchés pose
aussi le problème de la concurrence avec les pays où le coût de
la main-d'œuvre est moins élevé.
C'est notamment le cas en Europe
de l’est.
Plus gros, plus grands,
plus productifs
frappe les exploitations laitières de
plein fouet. L'Ille-et-Vilaine, en l’occurrence, est le premier département
producteur de lait en France. La
situation des producteurs y est particulièrement préoccupante. Entre
2000 et 2007, un tiers des fermes du
département (soit 1 547 exploitations) ont cessé de produire. Une
situation que Jean Pannetier connaît
bien (lire p.41). La baisse des prix ?
Ce producteur de Noyal-sur-Vilaine,
qui exploite 150 ha de terre et autant
de vaches laitières, l'a subie. « Mes
parents vendaient la tonne de blé
1 250 F, soit 190 €, il y a une quarantaine d’années. Cette saison, le tarif
Ce marasme, couplé à l’image souvent négative du métier due, notamment, aux polémiques autour des
algues vertes, ne favorise pas les
vocations. En outre, l'installation
des nouveaux agriculteurs est rendue difficile par le phénomène de
concentration des exploitations. La
proximité de la campagne et de la
ville permet encore à l'Ille-et-Vilaine
d'attirer des jeunes agriculteurs, se
félicite Joseph Ménard, président de
la Chambre départementale d’agriculture. Mais ces derniers éprouvent
« beaucoup de difficultés » pour rassembler les fonds nécessaires à la
reprise d'une ferme, tempère Henri
Daucé, membre de la Confédération
paysanne. Les nouveaux arrivants
« n'ont pas suffisamment de trésorerie pour faire face aux exploitants "terrivores", installés depuis
longtemps et généralement plus
offrants », estime le syndicaliste.
Un souci. D'autant que la survie des
exploitations dépend en partie de
leur taille. Dans le système productiviste, plus une exploitation s'étend,
plus elle produit, plus elle dispose
de probabilités d’être rentable. C’est
du moins le discours des responsables (« technocrates », diront certains) européens. Plus gros, plus
grands, plus productifs. Ce phénomène de concentration serait la
conséquence des règles imposées par
la mondialisation et l'Europe.
Autre difficulté : les nouveaux arrivants doivent parfois faire face à la
tentation des anciens de céder leurs
exploitations aux promoteurs. La
ville avance, la campagne recule.
Chaque année, 0,2 à 0,3% des terres
agricoles bretonnes se transforment
en asphalte, lotissements, zones
d'activités et autres espaces commerciaux. D’ici à 2050, ce seront
donc près de 10% des fermes, soit
178 000 ha, qui auront été recouvertes de bitume. La future ligne à
grande vitesse (LGV) devrait grignoter 450 ha de terres en Ille-etVilaine. L'équivalent d'une dizaine
de fermes.
En 2007, la Bretagne comptait
3 022 « grandes » exploitations
(plus de cent hectares), soit
10,8% du total des fermes.
S’adapter
Dans ce contexte, le monde agricole
cherche des solutions. A ce sujet, les
avis divergent en fonction des sensibilités. Une proposition revient
souvent, cependant : le raccourcissement des circuits de productiondistribution. « Ce n’est pas logique
de vendre à l’autre bout du continent ce qui peut être consommé sur
place », explique Henri Daucé, de la
Confédération paysanne. Bien que
Entre 2000 et 2007, un tiers
des fermes du département
ont cessé de produire
gagnant du terrain, cette option ne
pourra réellement s’imposer que si
les industriels de l’agroalimentaire
jouent le jeu, en ne s’approvisionnant
que localement. La concrétisation
de cet objectif dépend aussi de la
capacité des agriculteurs à s'adapter.
Objectif : maîtriser l'ensemble de la
chaîne. A l'aube de sa retraite, Julien
Pannetier est persuadé que, désorm a i s, le s p r o duc t e u r s dev r ont
savoir gérer et se muer en vendeurs.
« L’idéal, de nos jours, c’est d’être
capable de tout maîtriser : prévente,
vente lors des récoltes et stockage
pour marchander plus tard. »
*Source : Institut statistique du ministère de
l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche
(Agreste).
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SOCIÉTÉ
NICOLAS O’CONNOR
« Je travaille quinze heures par jour
pour ma banque »
D’origine irlandaise, la famille O'Connor a repris une exploitation
laitière à Laillé en 2001. Un parcours du combattant. Surendetté,
Nicolas vit aujourd'hui l'enfer pour rembourser sa banque et survivre.
«E
n 20 01, j'a i
acheté la
f e r m e de L a
Saudrais avec
ma femme Elaine. Nous avons
déboursé 450 000 €, payés grâce
à la vente de notre exploitation
irlandaise. Le prix et la transaction étaient contrôlés par la
Safer, l'organisme qui régule
les ventes des terres agricoles.
Mais, peu après, on nous a
expliqué que ce prix ne comprenait pas la société d'exploitation, une EARL, qui regroupe
le cheptel laitier, le matériel,
les terres et les bâtisses. En
fait, nous ne disposions seulement que des 75 ha et des bâtiments. Il nous a fallu débourser 380 000 € supplémentaires
pour mettre la main sur l'EARL.
Nous avons donc été contraints
d'emprunter. »
« Jusqu'en août 2003, ça ne s'est
pas trop mal passé. J'ai alors
connu des problèmes de santé.
Cela a entraîné un retard de remboursement.
La banque a pris peur. Elle a aussitôt bloqué
tous mes comptes, professionnels et privés.
Plus de carnet de chèques, ni de carte bancaire. Un voisin m'a parlé de Solidarité paysans. Nous nous sommes tournés vers eux. Ils
nous ont beaucoup aidés. D'abord, on a placé
la ferme en dépôt de bilan. Cette opération a
été reconduite trois fois. Cela nous a évité de
payer les remboursements bancaires durant
un an. Pendant cette période, une experte a
conclu à la viabilité de l'exploitation. Le juge
qui nous a mis en redressement judiciaire
nous a fait remarquer que nous nous étions
fait avoir de plus d'un million de francs ! Mais
c'était trop tard. Tout était signé. »
Ni repos, ni salaire
« Solidarité paysans a négocié pour faire baisser les annuités de 45 000 à 39 000 € auprès
de la banque. Tout cela a coûté cher en intérêts, mais ça nous a permis de repartir sur de
bonnes bases. Jusqu'à cette année, nous arri-
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La famille O’Connor, installée dans la ferme de La Saudrais, à Laillé.
vions à nous en sortir en vivant avec le strict
minimum. Mais, avec la chute du prix du lait,
nous avons perdu 40 000 € par rapport à l'an
dernier. Du coup, on a un peu de retard sur le
paiement de la banque. Pour le moment, elle
se sert directement sur la vente du lait. Le
dernier mois, elle a prélevé 4 000 des 4 800 €
« On ne peut pas chauffer
la maison, alors on garde
nos manteaux »
que nous avons produits. Il ne nous reste plus
que 800 € pour payer la prochaine échéance,
dans dix jours. Et rien pour nous. Nous travaillons de 7 h le matin à 10 h le soir, pour la
banque ! J'espère qu'elle va nous laisser un
délai et que le prix du lait va remonter. Si ce
n'est pas le cas, la ferme sera saisie. Mais je
préfère ne pas y penser. »
« La vie de tous les jours est difficile. On ne
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peut pas chauffer la maison, alors on garde
nos manteaux. La voiture, on ne la démarre
que pour les déplacements importants : pour
se rendre à la banque alimentaire, notamment. En septembre, le téléphone a été coupé.
Ça a duré trois mois, sans contact avec l'extérieur. On ne pouvait même plus déclarer les
naissances de veaux ! Heureusement, le
maire de Laillé est intervenu pour rétablir la ligne. Maintenant, ce qui nous fait
peur, c'est EDF. Sans électricité pour la laiterie, nous ne pourrions même plus traire
nos vaches. A quatre kilomètres du bourg
de Laillé, nous sommes isolés. Lorsque
nous croisons des gens, ils nous regardent et
nous méprisent en disant : "Vous vous rendez
compte, ils produisent 480 000 litres de lait par
an, c'est la plus grosse ferme de Laillé, et ils
ne sont pas capables de vivre avec ça !" Nous
nous trouvons dans une situation paradoxale.
Nous produisons de la nourriture pour tout le
monde, mais nous ne pouvons pas nous nourrir nous-mêmes ! »
La « modernité »
JULIEN ET CHARLESANTOINE PANNETIER
de père en fils
A soixante ans, Julien Pannetier cède son activité
agricole à son fils. Sa ferme, à Noyal-sur-Vilaine,
connaît moins la crise que d’autres. L’exploitation
(de grande taille) a su s'adapter à son époque
et rester rentable, dans un contexte difficile.
L
unettes, bottes et cotte de travail
verte. Charles-Antoine Pan netier
accueille les visiteurs dans sa ferme de
Beausoleil, une co-exploitation laitière
de 150 ha située à Noyal-sur-Vilaine. Puis, rapidement, il présente son père, Julien. Il porte un
jean et une chemise sous un pull foncé. Le premier s'apprête à reprendre l'activité du second.
« Ça me plaît de voir mon fils s'installer dans
une structure qui tient la route », sourit Julien,
la soixantaine, dans son bureau carré installé à
côté de la salle de traite. Aujourd'hui, alors que
les industriels achètent les produits agricoles
à des prix extrêmement bas, l'exploitation des
Pannetier reste rentable. Un vrai tour de force,
qui s'explique notamment par la capacité des
exploitants à briser leur isolement et à collaborer avec leurs voisins.
Pendant toute sa carrière, Julien n'a cessé
de fréquenter le Centre d'études techniques
agricoles (CEA). Un organisme en charge de
la formation continue des agriculteurs. L'occasion pour lui d'en apprendre toujours plus
et de comparer ses savoir-faire avec ses « voisins de classe ». « Quand on se forme, on est
une quinzaine. On compare, on teste, on partage nos chiffres... Cela permet d'augmenter
notre efficacité. »
Charles-Antoine reprend l'activité de son père, Julien Pannetier.
Achats groupés
Dès leur lancement, le père et l'oncle de
Charles-Antoine se sont établis en Groupement
agricole d'exploitation en commun (Gaec). Cela
a permis de réunir les deux fermes. Par souci
d'efficacité, chacun s'est spécialisé : Julien
gérait les cultures, tandis que son associé se
chargeait des animaux. « Ça ne m'empêchait
pas d'aider à la traite des vaches, mais sans en
prendre la responsabilité », explique Julien.
Depuis peu, le Gaec s'est agrandi avec la venue
de deux cousins. La réunion des quatre asso-
« Mes parents utilisaient
deux fois plus d'engrais »
ciés permet, selon les exploitants, des économies d'échelle, une diminution des charges et
une meilleure rentabilité.
Outre le Gaec, les Pannetier ont également
adhéré à une Coopérative d'utilisation de
matériel agricole (Cuma). Son principe : partager l'achat de machines très performantes et
coûteuses entre diverses exploitations. Moissonneuses-batteuses, ensileuses, épandeurs...
sont ainsi partagés.
Evolution
« Je ne regrette rien. Lorsque j'ai repris la
ferme, j'avais un objectif : vivre comme
n'importe quel salarié, avec des weekends et des congés », explique aujourd'hui
le futur retraité. Un pari réussi. Grâce au
Gaec, Julien ne travaillait qu'un weekend
sur trois. Lors de ses vacances, ses deux associés géraient sa partie de l'exploitation.
En vingt ans, celle-ci a considérablement évo-
lué : la stabulation a été agrandie, le matériel
modernisé. La ferme a été informatisée et
équipée d'une nouvelle salle de traite « rotative » pouvant accueillir 26 vaches simultanément. Certaines de ces innovations étaient
obligatoires eu égard aux normes, sans cesse
plus strictes. « Mais ce n'est pas plus mal »,
commente le cultivateur : « Avant, il y avait
des gens qui ne s'emmerdaient pas… Maintenant, on essaie de valoriser notre fumier et
notre lisier. Tout est mesuré. Mes parents utilisaient deux fois plus d'engrais. Ils épandaient
sans savoir, car sans connaître les besoins des
plantes. C'était un gâchis économique et écologique. Désormais, la moindre erreur coûte
cher. » Fort de ces évolutions et d’une solide
formation agricole, Charles-Antoine semble
envisager l'avenir sereinement.
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