DANS LES CONTES DE VOLTAIRE

Transcription

DANS LES CONTES DE VOLTAIRE
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SCHEMA.TISATlOî~
DANS LES CONTES DE VOLTAIRE
Hilda Nahon
SCHÉMATISATION DES PERSONNAGES DANS LES CONTES PHILOSOPHIQUES DE VOLTAIRE
Department of French Language and Literature
M.A.
March 1972
ABSTRACT
Dans cette étude nous nous sommes attaché à démontrer la schematisation des personnages dans Les Contes de Voltaire.
Pour cela nous avons passé en revue, d'abord dans les contes créés de
1747 à 1768, puis dans ceux des dernières années de sa vie, de 1768 a 1775,
les différents procédés employés par l'auteur, au niveau des caractères,
du décor, de l'intrigue, de l'action et de l'expression, pour arriver a cet
effet caricatural des personnages.
En procedant ainsi, l'auteur crée une atmosphère joyeuse, et, tout en
détachant le lecteur des héros, réussit a en faire un allié pour défendre
ses idées et combattre "l'infâme", c'est-a-dire principalement l'injustice,
l'into1erance religieuse et la guerre.
...
",
.-
SCHEMATISATION DES PERSONNAGES DANS
LES CONTES PHILOSOPHIQUES
DE VOLTAIRE
by
Hilda Nahon
A thesis
submitted to
the Facu1ty of Graduate Studies and Research
McGi11 University,
. in partial fulfilment of the requirements
for the degree of
Master of Arts
Department of French Language
and Literature
@) Hilda m:ùlon 1972
March 1972
TABLE DES MATIERES
Pages
INTRODUCTION
CHAPITRE 1:
l
........•..•...•....
1.' • • • •
• • •
• • •
• • • •
•
• •
• • • • • • • •
Schematisation dans les contes de 1747 à 1768
3
9
- Les contes où le personnage principai est simple observateur 14
Le Monde comme i l va (1748) . . . • . . . • . . . . . . . . . . . . . • . . . •
14
Micromegas (1752)
17
Histoire des voyages de Scarmentado (1756)
28
....................................
II - Les contes où le personnage principal est souvent victime
Zadig (1747) ... ......•... .•. ...... .• ... .. .••........ .
Cosi-Sancta
Memnon (1749)
Le Blanc et le noir (1764)
33
35
44
46
48
III - Les contes où le personnage principal est plus ou moins
passif
.... .. .. . .. . .. . . ... .. . .. . . .. . . . .. . . .. . . .. .. .. ..
Candide (1759)
. .. . .... . .. . .. . . .. .. . . . . . . . . . . . .. . . .. ..
Jeannot et Colin (1764)
L'Ingenu (1767)
CHAPITRE II:
l
Schematisation dans les contes de 1768 à 1775
- Le heros est observateur
La Princesse de Babylone (1768)
II - Le heros victime
Le Taureau blanc (1774)
Le Crocheteur borgne (1774)
Les Oreilles du comte de Chesterfield (1775)
50
51
85
87
94
94
94
103
104
107
109
III - Le heros est passif ...........•................•...•.
Les Lettres d'Amabed (1769)
Histoire de Jenni (1775)
111
111
CONCLUSION
118
BIBLIOGRAPHIE
..............................................
115
122
l N T R 0 DUC T ION
'\
Pendant sa longue et fructueuse carrière, Voltaire, mort à l'âge
de quatre-vingt quatre ans, a eu un rôle dominant dans la vie littéraire et la pensée du "Siècle des Lumières".
Aussi "bien par son oeuvre
que par son action, il a contribué à la vulgarisation du savoir et à
la destruction des vieux abus.
Dans son oeuvre si féconde, le genre du
conte philosophique n'apparaît que tard dans sa vie, alors qu'il avait
dépassé la cinquantaine.
Avant la création de ses premiers contes,
Voltaire avait touché à tous les genres, poèmes, pieces de théâtre,
ouvrages historiques, travaux philosophiques.
Ce sont ces écrits qu'il
considère comme les plus importants et qu'il entreprend pour la postérité.
Les contes, il les rédige rapidement et comme arme de combat, à
l'intention de ses contemporains.
Or, ironie du sort, ~"ce sont eux qui
"lui assurent l'immortalité.
Jusqu'alors, il avait considéré les romans comme un genre inférieur,
mineur, indigne de l'écrivain qui se respecte.
XIV (1751), i l écrit:
Dans Le Siècle de Louis
"Au reste on est bien éloigné de vouloir donner
ici quelque prix à tous ces romans dont la France a été et est encore
inondée; ils ont presque tous été, excepté
Za~de,
des productions d'es-
prits faibles qui écrivent avec facilité des choses indignes d'être lues
par les esprits sOlides.".l Il persistera longtemps dans cette attitude
1 Voltaire, Oeuvres completes, édition Louis Moland en 52 volumes, vol.
XIV (Paris: Garnier frères, 1877-1885): p. 142.
- 5 -
de mépris et constamment, dans son Dictionnaire philosophique, il assimile la fiction à "l'erreur.
Dans Le Taureau blanc, il fait dire à Amaside:
"Je veux qu'un con';;'
te soit fondé sur la vraisemblance, et qu'il ne ressemble pas toujours
à un rêve.".l Et dans L'Ingénu:
"Ah! s'il nous faut des fables, que
ces fables soient du moins l'emblème de la vérité!
J'aime les fables
des philosophes, • . .".2
Et voilà que soudainement conscient, apparemment, de la popularité
grandissante de ce genre, il va s'essayer aussi à cette forme de 1ittérature.
Il semble se trouver en contradiction avec son attitude antérieure)
lorsqu'il déclare dans Le Taureau blanc:
"Ce n'est que par des contes
qu'on réussit dans le monde.".3 Il ne croyait pas si bien dire d'ailleurs, puisque de tous les genres littéraires que Voltaire a cultivés,
le conte est sans contredit celui où il a le mieux réussi.
Il s'y révé-
la presque aussitôt un maître que beaucoup essayèrent d'imiter, mais qui
resta inégalable.
Et l'opinion des critiques est unanime là-dessus.
Elle est bien exprimée par William R. Jones:
"Nulle part Voltaire n'est
plus grand que dans ses contes; nulle part l'esprit et l'art même du
XVIIIe siècle n'ont mieux trouvé leur expression." 4
1 Voltaire, Romans et contes, présentation par René Pomeau (Paris:
Garnier-Flammarion, 1966), IX: p. 583.
2 Ibid., XI:
3 Ibid., VII:
p. 353.
p. 581.
4 Voltaire, L'Ingénu, édition critique de William R. Jones (Genève:
Droz, 1957), Introduction, pp. 60~1.
- 6 -
Il semble que le conte ait été pour lui l'aboutissement logique de
l'expérience de toute une vie en même temps qu'une arme de combat.
Em-
prisonnements, exils, bastonnade, n'y faisaient rien; à mesure qu'il
vieillissait, il aiguisait ses armes pour cette lutte, armes dont les
plus efficaces ont éte les contes.
dans Le Taureau blanc:
Son but etait de persuader.
Il dira
"Je voudrais surtout que, sous le voile de la
fable, il (le conte) laissât entrevoir aux yeux exerces quelque vérite
fine qui echappe au vulgaire.". 1
Instruire en amusant, tel semble donc son but, et La Fontaine, que
Voltaire admirait tant, avait bien compris cet art de conter, un siècle
plus tôt:
Une morale nue apporte de l'ennui:
Le conte fait passer la morale avec lui.
En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire.
Et conter pour conter me semble peu d'affaires. 2
Grâce à lui, il aurait dO surmonter plus tôt ses prejuges contre le conte
et prendre conscience des ressources philosophiques du genre, en laissant
s'épanouir ses dons de
conteur~ne.
Cela nous ramène aussi à Molière et
peut-être à la "substantifique moelle" du Gargantua de Rabelais.
Pour arriver à ce resultat, Voltaire aiguise son esprit satirique,
qui met en evidence le ridicule, l'absurde ou l'horreur de ce qu'il veut
combattre.
Et le genre particulier qu'est le conte lui permet justement
d'exagerer les realites jusqu'à la caricature.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., IX:
C'est pourquoi les contes
p. 583.
2 La Fontaine, Fables, 4 volumes, volume II (Paris, edition Jean de
Bonnot, 1969): Livre VIe, Fable 1: LePatreet"le
Lion"" p. 111.
- 7 -
constituent un tournant décisif dans la production littéraire de Voltaire.
En 1747, il a 53 ans, un âge où bien des auteurs ont terminé leur carrière.
Les contes seront pour lui un instrument pour défendre sa pensée, au cours
de cette période tardive, mais en même temps si debordante d'activité de
sa vie.
Et cette pensée, evoluant en fonction de l'expérience personnelle,
de son existence remplie d'évenements de toutes sortes, de ses lectures,
de son oeuvre précédente, de son développement intellectuel, sera le point
de départ de ses contes, synthèse en quelque sorte de l'expérience de sa
vie et de son immense savoir, qu'il a su propager mieux que quiconque.
Si nous tenons compte de l'ordre chronologique selon lequel ses Contes
ont été créés et publies, nous nous apercevons que Voltaire les a écrits
par périodes, comme s'ils etaient les trop-pleins de ses moments de revoltes, d'excitations et d'humeurs.
Ils sont pour lui, dont la pensée est en
constante évolution, un moyen pour exposer ses problèmes et exprimer ses
doutes ou ses intérêts. Van den Heuvel a bien. étudié "
. . Cet aspect du
conte voltairien qui est une projection symbolique de la personnalité de
son auteur à différentes epoques de son existence, transposition d'une
expérience vécue qui s'élargit aux dimensions de l'universel en se purifiant
sans cesse par les jeux de la fantaisie et de l'humour.".
1
Zadig et Cosi-Sancta (1747), Babouc ou Le Monde comme il va,
(1748), Memnon (1749), Micromégas (1752), Scarmentado (1756), Candide
(1759), Le Blanc et le noir, Jeannot et Colin (1764), L'Ingénu (1767) font
1 Jacques Van den Heuvel, Voltaire dans ses contes (Paris: édition Armand
Colin, 1967): Introduction, p. Il.
- 8 -
partie d'un premier groupe de contes
(1747~1768)
qui sont la consequence
de l'experience de Voltaire, ses contes-confidences en quelque sorte.
La personnalite de l'auteur y cree un lien bien vivant entre la recherche
de la verite et les fantaisies de la fiction.
Pendant les dix dernières annees de sa vie (1768-1775), ce lien entre
la verite et la fiction disparaît, et ces deux elements, qui se fondaient
dans les premiers contes, se dissocient.
La fable alors n'est plus qU'un
pretexte de propagande pour les idees de l'auteur.
De ce groupe font
partie La Princesse de Babylone (1768), Les Lettres d'Amabed (1769), Le
Taureau blanc et Le Crocheteur borgne (1774), Les Oreilles du comte de
Chesterfield et Histûire de Jenni (1775).
Dans ces contes nous passerons en revue les differents procedes
employes par l'auteur, d'abord au niveau des personnages, puis à celui du
decor, de l'intrigue, de l'action et de l'expression, pour arriver à cet
effet de schematisation que nous voulons demontrer.
Enfin dans notre conclusion nous considererons les elements de schematisation signales dans notre etude, les buts poursuivis par l'auteur en
procedant ainsi, et l'efficàcite de ces moyens de schematisation, en vue
de produire cet effet comique dont Voltaire se sert pour arriver à ses
fins, c'est-à-dire parodier et faire de la satire pour mieux convaincre.
CHA PIT R E
I:
,
'''
LA SCHEMATISATION
DE ZADIG "
A L'INGENU
1747 à 1768
A l'intérieur de la période de la première série de contes, la
pensée
philosophfrpe~deVoltaire
subit une évolution.
Essayons de voir
dans quel sens elle se dirige.
Parmi les aspects dominants de la pensée française au XVIIIe
siècle, la théorie philosophique qui tient la plus grande place est
celle connue sous le nom d'optimisme.
Le poète anglais Alexander Pope
en est d'abord le principal représentant.
Leibnitz le précède et le
surpasse.
Malheureusement son disciple Wolff affaiblit sa philosophie
en voulant
l~
clarifier et la systématiser.
C'est donc Leibnitz qui
reste le principal fondateur de la philosophie optimiste qui consistait
en deux assertions principales:
sibles, il a choisi le meilleur.
Dieu est bon.
De tous les mondes pos-
Ce qui choque Voltaire dans une telle
position,c'est la contradiction évidente entre cette théorie, qui affirme que tout est parfait, (bien que Leibnitz ne l'ait pas prétendu,
reconnaissant au contraire l'existence du mal sur la terre) et la vie
telle qu'elle nous apparaît, avec tous ses événements malheureux qui
apportent un démenti à la thèse optimiste.
A l'époque de Zàdig, premier conte important de Voltaire, rédigé
de 1747 à 1748, l'auteur est historiographe à la Cour et Gentilhomme
ordinaire de la Chambre du Roi.
ses portes.
plus tard.
L'Académie française lui a enfin ouvert
Il se montrera donc plus optimiste qu'il ne devait l'être
:!!:lL
- 11 -
Le héros Zadig passe à vive allure par une série d'aventures a
Babylone et d'autres pays voisins.
de lui.
Il souffre et voit souffrir autour
Il commence a désespérer et met en question l'action de la
Providence, quand il rencontre un ermite, qui se révèle être un ange,
qui lui affirme:
"
. . Il n'y a pas de mal dont il ne naisse un
bien.".l Voltaire souscrit-il a cette opinion? N'est-ce pas lui qui
doute par la bouche de Zadig?:
ajoute:
"Mais, dit Zadig •.• ".2 Et la, Voltaire
"Zadig, a genoux, adora la Providence, et se somnit.".3
Un an plus tard (1748), notre conteur est moins optimiste.
Babouc,
dans Le Monde comme il va, terminant son enquête sur Persépolis _0- il
faut comprendre Paris --, par l'affirmation que tout en n'étant pas parfaite, elle mérite qu'on la laisse subsister, le génie lturiel conclut:
"
.• 'Si tout n'est pas bien, tout est passable' .", 4 ce qui est loin
du "Tout est bierl'des Optimistes.
C'est qu'a cette période, Voltaire
connaît des succès, mais aussi des déceptions.
Dans Memnon, qui parut en 1749, le ton est encore plus amer.
héros est volé, méprisé et borgne.
Le
Saisi de fièvre, il s'endort et rêve
d'un "bon génie" qui le console en lui disant que "tout est bien", si
1 Voltaire, Romans et contes, présentation par René Pomeau (Paris:
Garnier-Flammarion, 1966), p. 82.
2 Ibid. , p. 83.
3 Ibid., p. 83.
4 Ibid., p. 108.
- 12 -
on considère". . . L'arrangement de l'univers entier.". 1 Memnon n'est
pas convaincu et réplique pour conclure:
"'Ah! je ne croirai cela, . .
. que quand je ne serai plus borgne. ",.2
Micromégas, publié en 1752 pendant son séjour en Allemagne, mettait
en scène -- après Les Voyages de Gulliver de Swift, que Voltaire avait
appréciés en Angleterre -- des géants au cours d'un voyage supra-naturel,
véhicule d'une forme de satire des folies humaines.
A la fin du conte,
Micromégas, le voyageur de la planète Sirius, promet aux pauvres petits
humains, dont il avait fait connaissance sur la planète Terre, de leur
donner un livre de philosophie dans lequel l'énigme de l'univers serait
dévoilé.
Mais quand le vieux secrétaire de l'Académie des Sciences
(suggérant probablement le vieux Fontenelle, alors
quinze ans) l' ouvrit, ". . .
~gé
de quatre-vingt
Il ne vit rien qu'un livre tout blanc:".
3
C'est le scepticisme au sujet de la métaphysique, qui sera aussi la caractéristique de Candide, conçu en 1758 et publié en 1759. Entre Micromégas
et Candide, un seul conte notable:
Histoire des voyages de Scarmentado
(1756), sorte de sketch preliminaire de Candide, où Voltaire transpose
son amertume après le voyage en Prusse.
Candide est incontestablement l'oeuvre la plus durable du conteur,
alors à l'apogée de sa carrière.
Les expériences vecues, les lectures,
la réflexion de toutes ces annees actives aboutissent dans ce conte à
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 115.
2 Ibid., p. 115.
3 Ibid., p. 147.
- 13 -
une prose légère, vive, spirituelle, et en même temps efficace, qui nous
persuade d'écarter l'optimisme béat et fataliste, acceptant comme inévitables les choses telles qu'elles sont, pour adopter une attitude positive, pratique devant la vie et nous mettre au travail.
Sachons voir
lucidement les maux existant sur terre, mais "cultivons notre jardin".
Que chacun fasse sa part, tel est le conseil qui nous est donné par Candide.
C'est un appel, non au pessimisme désespéré et stérile, mais au
courage, à l'accomplissement de sa tâche, tout en reconnaissant la méchanceté humaine et les misères de ce monde.
Donc de Zadig à Candide, Voltaire a évolué et est passé d'un optimisme chancelant à un certain pessimisme.
Les événements qui ont déter-
miné ce pessimisme sont la trahison et la mort de Madame du Châtelet,
la déception causée par son séjour à Berlin, les péripéties de son retour
d'Allemagne.
La période comprise entre sa rentrée en France et son départ
pour la Suisse est certes une des plus sombres de son existence.
Le 1er
novembre 1755 survient le tremblement de terre de Lisbonne, et Voltaire
en est secoué jusqu'au plus profond de son être. Avec la guerre de Sept
Ans, c'est la cause déterminante du pessimisme contenu dans Candide.
Pendant l'hiver 1763-1764, paraissent une serie de contes détendus:
Le Blanc et le noir, Jeannot et Colin.
en bonne voie.
C'est que l'affaire Calas est
Ferney s'est égayé de la présence de Mademoiselle de
Corneille que Voltaire vient de marier et qui attend un enfant.
1"
- 14 -
l -
Dans les deux chapitres, nous grouperons les contes selon le carac-
tère du personnage principal par rapport à l'action.
Nous considererons
l'aspect schematisation dans une première serie de contes où le heros
est passif et agit en quelque sorte comme "temoin" de l'auteur.
pour ce premier chapitre Le Monde comme il va, Micromegas
des voyages de Scarmentado.
~t
Ce sont
Histoire
Les personnages principaux de ces contes
:servent d'une certaine manière de "camouflage" à Voltaire.
Ce rôle leur
confère une participation minime dans l'action, ce qui leur donne un certain detachement que le lecteur imite et qui fait qu'il n'est pas affecte
par eux.
Ils evoluent dans des contrees etrangères où tout leur est
inconnu.
Ils commentent ce qu'ils rencontrent, ce qui permet à Voltaire,
sous le couvert du depaysement, de critiquer la civilisation de son temps.
Le Monde comme il va (1748)
Dans ce conte, ce qui nous frappe, c'est le mouvement oscillatoire
de l'action qui provient des jugements -- il Y en a plus de vingt -alternatifs et contradictoires de Babouc sur la ville de Persepolis,
entendons Paris.
Chacun des episodes est adroitement equilibre, etant
compose d'une condamnation puis d'une reconsidération de la condamnation,
ce qui fait que l'atmosphère du conte n'est jamais compromise et ne contient aucune tension.
Un exemple parmi d'autres:
Babouc est temoin du
carnage inutile entre armee persane et armee indienne, de la
h~te
des
generaux persan et indien de se livrer une dernière bataille avant l'armistice, et du traitement inhumain inflige aux blesses sur le champ de
- 15 -
bataille.
"'Sont-ce là des hommes, s'écria Babouc, ou des bêtes féroces?
Ah! je vois bien que Persépolis sera détruite. ,,,.1
Mis au courant plus tard " . . . Des actions de générosité, de grandeur d'fuIte, d'humanité, • . . ,,2 sur le même champ de bataille, il devient
plus indulgent:
"'Inexplicables humains, s'écria-t-il, comment pouvez-
vous réunir tant de bassesse et de grandeur, tant de vertus et de crimes?"}
et la contradiction de son évaluation est soulignée par l'opposition des
termes "bassesse" et "grandeur", "vertus" et "crimes".
Le cadre n'occupe qu'une petite place dans ce conte.
Il ne consti-
tue jamais une fin en soi, mais est décrit en fonction du but philosophique.
Voltaire peint juste assez pour soutenir sa démonstration et pour
éviter l'ennui au lecteur.
"
Ainsi, Babouc arrive au campement perse situé
Vers les plaines de Senaar
" 4 Le terme est vague et l'auteur
'ne, donne pas d'autres détails car, ce qu'il veut mettre en valeur, c'est
d'abord la fatalité de la guerre.
Par contre, lorsqu'il veut montrer
toute son horreur, il donne des détails sur les actions des soldats:
"Il vit des officiers tués par leurs propres troupes; i l vit des soldats
qui achevaient d'égorger leurs camarades expirants pour leur arracher
quelques lambeaux sanglants, déchirés et couverts de fange.". 5
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 96.
2 Ibid. , p. 97.
3
Ibid. , p. 97.
4
Ibid. , p. 95.
5 Ibid. , p. 96.
- 16 -
Plus l'ironie est mordante, moins il donne de détails sur le décor.
Ainsi, il décrit la maison de la dame chez qui dîne Babouc comme étant
"
Propre et ornée, • • .".1 Aucune trace de description du tribunal.
Le décor n'est donc qu'accidentel et en rapport avec ce qU'il veut prouver.
Comme d'habitude, Voltaire fait appel à l'humour pour frapper
l'esprit de ses lecteurs qu'il veut convaincre. Ainsi dans ce passage,
Babouc, fottincertain sur ce qu'il devait penser
de Persépolis, résolut de voir les mages et les
lettrés: car les uns étudient la sagesse, et les
autres la religion; et il se flatta que ceux-là
obtiendraient grâce pour le reste du peuple. Dès
le lendemain matin il se transporta dans un collège de mages. L'archimandrite lui avoua qù'i1 avait
cent mille écus de rente pour avoir fait voeu de
pauvreté, et qu'il exerçait un empire assez étendu
en vertu de son voeu d'humilité; après quoi il laissa Babouc entre les mains d'un petit frère qui lui
fit les lDnneurs.
Tandis que ce frère lui montrait les magnificences de cette maison de penitence, un bruit se répandit qu'il était venu pour réformer toutes ces maisons. Aussitôt il reçut des mémoires de chacune
d'elles; et les mémoires disaient tous en ~Jbstance:
'Conservez-nous, et détruisez toutes les autres.'
A entendre leurs apologies, ces societés étaient
toutes nécessaires; à entendre leurs accusations
reciproques, e1ls méritaient toutes d'être anéanties. 2
En opposant les lettrés qui étudient la sagesse aux mages qui étudient
la religion, Voltaire réduit simplement la religion à la bêtise, et ce
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 98.
2 Ibid., p. 102.
- 17 -
seraient les lettrés qui "obtiendraient
gr~ce
pour le reste du peuple".
Babouc visite donc "un collège de mages" (entendons de jansénistes", et
l'auteur souligne ironiquement l'hypocrisie des prêtres en établissant
Une relation causale, à l'aide de "pour" et "en vertu de", entre le fait
de faire voeu de pauvreté et d'humilité et celui de s'enrichir.
"Magni-
ficences" s'applique à "cette maison de pénitence", et de nouveau Voltaire
souligne la fausseté des prêtres sous leur masque vertueux.
La dernière
phrase se présente sous forme de deux propositions parallèles et symétriques contradictoires:
"A entendre leurs apologies • . . nécessaires;
...a entend
'
. . . ,,1
re eurs l
accusatlons
• . • aneantles.
.
Dans Le Monde comme il va, les personnages se condamnent souvent euxmêmes.
Ainsi le mercenaire auprès duquel Babouc se renseigne sur les
causes de la guerre au début du conte:
je_n'en sais rien.
"Par tous les dieux, dit le soldat,
Ce n'est pas mon affaire:
mon métier est de tuer et
d'être tué pour gagner ma vie; il n'importe qui je serve.". 2 Il Y a là un
j eu de mots frappant avec l' anti thèse "être tué" "pour gagner ma vie" qui
souligne le non-sens absurde de la guerre.
Micromégas (1752), de micro (petit) et mégas (grand).
Ira O. Wade a montré que les deux extrêmes se fondent en une synthèse aussi valable au XXe siècle qu'au XVIIIe siècle. Micromégas met
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 95.
2 Ibid., p. 95.
- 18 -
l'accent sur le constant besoin de l'homme de dévaluer et de reva16ri... 1uer. 1
ser pour eva
Très souvent dans les contes, le nom du personnage principal annonce le thème de l'histoire. Ainsi, comme le dit Voltaire lui-même,
Micromegas est un " ••• Nom qui convient fort à tous les grands.". 2
Donc, chacun d'entre nous pourrait être Micromégas, puisque nous pensons
tous être "grands" d'une certaine manière.
Les silhouettes, que nous
decrit VOltaire.ici, sont grandes et petites.
Leur grandeur contient
de la petitesse, et leur insignificance, quelque chose de grand.
Dans le premier chapitre, Voltaire multiplie les precisions absurdes.
Cette minutie de détails n'a pas pour but, à l'inverse de la dé-
marche des romanciers realistes, d'apporter de la vraisemblance dans
le recit, mais plutôt d'amuser le lecteur pour le faire entrer de bonne
grâce dans son jeu, de telle façon que, sans se laisser prendre, il va
accorder son attention aux aventures de ce personnage auquel il ne croit
pas.
Il se cree alors entre l'auteur et son public une connivence qui
fait que, sans que ni l'un ni l'autre ne soient dupes des procedes mis
en jeu, le recit reste attrayant, sans/jamais prendre une apparence de
vérite.
Que savons-nous sur le personnage principal? Voltaire donne juste
assez de chiffres et de détails pour nous amuser, sans chercher à nous
1 Ira O. Wade, Voltaire's Micromegas; a study in the fusion of science,
myth and art (Princeton: Princeton University Press,
1950), p. 102.
2 Voltaire,
Romans et contes, op. cit., 1: p. 131.
- 19 -
leurrer sur leur vérité.
Physiquement, " . . . Il (le Sirien) avait
huit lieues de haut: III et ". . . Sa ceinture peut avoir cinquante mille
pieds de roi de tour:
ce qui fait une très Jolie proportion. Il.2 L'ap-
parente rigueur, que Voltaire apporte dans l'évaluation de la taille du
Sirien, constitue en réalité la satire du raisonnement de Wolff que le
conteur parodie ici. Madame de Graffigny, au cours d'un séjour à Cirey,
relate, dans une lettre datée du Il décembre 1738,3 qu'on a lu les calculs de
propor~ion
par lesquels Wolff évaluait la taille des êtres vi-
vants sur la planète Jupiter.
Ce sont ces spéculations mathématiques
dont Voltaire fait la satire dans ce premier chapitre de Micromégas.
Cependant, tout en
étant·pl~isante,
cette minutie de détails sur le
Sirien, sans vouloir donner le change sur sa vraisemblance, reste le
véhicule d'une vérité:
selle.
la croyance de Voltaire en la relativité univer-
Le Sirien est un géant comparé aux Saturniens, mais il est petit
à côté des habitants des autres planètes qu'il a vus au cours de ses
voyages.
Intellectuellement, il est supérieur à son compagnon de Saturne,
mais c'est seulement une supériorité relative.
Bien qu'il soit le plus souvent le porte-parole de Voltaire, il est
ridiculisé, dès sa présentation initiale:
"Quant à son esprit, c'est
un des plus cultivés que nous ayons; il sait beaucoup de choses; il en
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1:
2 Ibid., I:
pp. 131-2.
3 Cité par Ira O. Wade, op. cit., p. 37.
:p~.131.
- 20 -
a inventé quelques-unes;".
1
Avec cette opposition entre ''beaucoup de
choses" et "quelques-unes", il fait une restriction et limite son hérose
Les autres personnages, les "micromégas", plus petits, sont les
Saturniens et les Terriens.
tes.
Ces silhouettes ont des tailies différen-
Le Saturnien n'a". . . Que six mille pieds de haut.". 2 C'est
un être moins intelligent que Micromégas, " .••
~ui
n'avait à la vérité
rien inventé, . . • ,et qui faisait passablement de petits vers et de
grands calculs.". 3 Le "petit-grand" est réitéré dans ce détail.
Les hommes ne
SOJ~t
pas considérés dans une
persp~ctive
humaine,
mais perçus, sous la lentille du microscope improvisé du géant céleste,
comme des espèces anonymes proches du néant, que Voltaire qualifie dans
les chapitres V et VI d'une variété de termes tels que "infiniment petits", "atomes", (répété à plusieurs reprises) "insectes invisibles",
"mites".
Ils sont ensuite présentés comme des types humains (l'aumônier,
les matelots, les philosophes), dont les activités sont résumées par un
détail décrivant leur occupation:
"L'al.DIlônier du vaisseau récita les
prières des exorcismes, les matelots jurèrent, et les philosophes du
vaisseau firent un système;".4
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1:
2 Ibid. , 1:
p. 133.
3 Ibid. , I:
p. 133.
4
Ibid. , VI:
p. 142.
p. 132.
, '
- 21 -
Comment Voltaire arrive-t-il à produire le détachement du lecteur,
nécessaire à l'atmosphère joyeuse du conte?
D'une part, il associe Micromégas au lecteur en suggerant à ce
dernier que, malgré sa grande taille, Micromegas est un être de bon sens
come lui:
"Rien n'est plus simple et plus ordinaire dans la nature.". 1
D'autre part, il établit une complicité entre lui et le lecteur:
"Nos deux philosophes étaient prêts à s'embarquer • . .".2 En même temps,
il met une certaine distance entre "nous" (Voltaire et le lecteur) et
les personnages, de telle sorte que nous pouvons en rire, sans penser
que nous sommes come eux.
Les personnages eux-mêmes ont un détachement qui provient de leur
rôle d'observateurs. Micromégas et le Nain de Saturne sont des voyageurs
célestes, et les Terriens sont isolés du reste de l'humanité du fait que,
de retour de leur voyage d'exploration dans le cercle polaire, ils passent pour perdus.
Un des philosophes fait l'observations suivante sur
l'absurdité de la guerre:
" . • . Et presque aucun des animaux, qui
s'égorgent mutuellement, n'a jamais vu l'animal pour lequel ils s' égorgent.". 3 En adoptant ainsi l' atti tude supérieure du géant sirien qui
lui avait demandé ". • . Quel pouvait être le suj et de ces horribles
querelles entre de si chetifs animaux.", 4 les Terriens marquent bien
leur détachement vis-à-vis de leur propre nature qu'ils déprécient.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., I:
2
Ibid., III:
p. 136.
3
Ibid. , VII:
p. 144.
4
Ibid. , VII:
p. 144.
p. 131.
- 22 L'action ici est réduite à de simples gestes, qui sont tour à tour
grands et petits, comme ceux qui les font.
On
a ainsi une impression
de mouvement oscillatoire qui est en constant contraste avec la taille
différente des personnages.
Micromegas est quelquefois "plus petit"
que les Terriens et les Terriens se montrent de temps en temps "plus
grands" que les deux géants.
Le décalage intellectuel est conforme au decalage physique, quand
le nain de Saturne se montre inférieur à Micromégas:
"Le nain de Saturne,
qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida d'abord qu'il n'y avait
personne sur la terre.". 1
Ses efforts pour prouver que cela est impossible sont mis en échec
par Micromégas, au cours d'une discussion émaillée de "mais", d'un effet
des plus comiques.
Par ailleurs, il se montre inférieur aux Terriens,
(même s'ils n'ont pas encore paru sur scène), en niant leur existence.
Ensuite, apercevant une baleine, il conclut hâtivement qu'il n'y a sur
terre que des baleines.
Les Terriens, à leur tour, deviennent "grands",
quand ils utilisent leur intelligence pour mesurer le nain de Saturne,
tandis que ce dernier est relégué à une position inférieure, puisqu'il
ne sait pas mesurer les Terriens:
"'Mille toises! s'écria le nain;
juste ciel! d'où peut-il savoir ma hauteur? mille toises!
Il ne se
trompe pas d'un pouce; quoi! cet atome m'a mesuré! il est géomètre, il
connaît ma grandeur; et moi, qui ne le voit qu'à travers un microscope,
2
je ne connais pas encore la sienne!"'.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., IV:
2 Ibid. , VI:
p. 143.
p. 138.
- 23 -
Quand les Terriens mesurent Micromégas, ce dernier à son tour nous
paraît inférieur à eux.
Là, Voltaire laisse libre cours à son humour
particulier qui, tout en frôlant le scabreux, reste dans les limites dela décence:
"Nos philosophes lui plantèrent un grand arbre dans un en-
droit que le docteur Swift nommerait, mais que je me garderai bien
d'appeler par son nom, à cause de mon grand respect pour les dames.". 1
Mais Micromégas reprend de nouveau sa supériorité, en portant le
jugement sage, qui a échappé aux autres, et qui est le thème du conte:
"Je vois plus que jamais qu'il ne faut juger de rien sur sa grandeur
apparente.
0 Dieu! qui avez donné une intelligence à des substances
qui paraissent si meprisab1es, l'infiniment petit vous coftte aussi peu
que l'infiniment grand;". 2.
"Un petit partisan de Locke
•,,3 est le seul philosophe qui donne
une reponse sage, quand Micromegas 1eur demande:
"Dites-moi ce que c'est
que votre âme, et comment vous formez vos idées.". 4 Le "petit partisan
de Locke", ("petit" ici equivaut à grand), réitère le thème philosophique du conte et se trouve ainsi le porte-parole de Voltaire:
"Je revère
la puissance éternelle; il ne m'appartient pas de la borner:
je n'affir-
me rien; je me contente de croire qu'il y a plus de choses possibles
qu'on ne pense.".
5
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , IV: p. 143.
2 Ibid. , VI:
p. 143.
3 Ibid. , VII:
p. 146.
4 Ibid. , VII:
p. 145.
5 Ibid. , VII, p. 147.
- 24 -
A la fin du conte, Micromégas est en définitive le plus grand,
lorsqu'il promet aux hommes " . • . Un beau livre de philosophie, •.
où "
Il
"
ils verraient le bout des choses.", et qu'il ne leur donne
•
qu'un livre tout blanc:". 1
"Ah'. • • . , Je
.,
'" . b·1en dout'"e.,
,,2 d·1t 1 e secre"'t·
m en eta1s
a1re de
l'Academie des Sciences de Paris, et le conte se termine sur cette pirouette de notre incorrigible conteur, qui a ainsi joué un tour aux
"infiniment· petits" et, par la même occasion, à Fontenelle.
La même fluctuation, que nous avons remarquée chez les personnages
et dans l'action, existe dans l'expression.
Quand l'auteur parle du
"petit nain de Saturne", il est à la fois petit et grand:
petit aux
yeux de Micromégas et des créatures que ce dernier a vues en voyageant,
grand aux yeux des habitants de la planète Terre.
Le lecteur est sub-
mergé par les expressions indiquant implicitement ou explicitement la
quantité.
Ainsi, lorsque les Terriens attribuent le sujet de la guerre
3
à ". . . Quelque: tas de boue grand comme votre talon. l i , ils marquent
leur détachement en traitant ironiquement les causes ridicules de la
guerre.
Les géants et les hommes sont ridiculisés tour à tour:
et le nain le sont au chapitre II:
"Le Saturnien et le Sirien s'épui-
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VII:
2 Ibid., VII:
p. 147.
3 Ibid., VII:
p. 144.
Micromégas
p. 147.
- 25 -
sèrent alors en conjectures; mais, après beaucoup de raisonnements fort
ingenieux et fort incertains, il en fallut revenir aux faits.". 1 Accentue par la répétition de "fort", le deuxième terme "incertains", nie le
premier "ingénieux", de sorte que tous leurs raisonnements sont inefficaces.
Au chapitre II toujours:
"Enfin après s'être connnuniqué l'un à
l'autre un peu de ce qu'ils savaient et beaucoup de ce qu'ils ne savaient
pas, après avoir raisonne pendant une revolution de soleil, ils résolurent de faire ensemble un petit voyage philosophique.". 2 Le resu1tat
de leurs interminables communications est precisement la non-communication.
De même pour les hommes:
"Nous sommes d'accord sur deux ou trois
points que nous entendons et nous disputons sur deux ou trois mille:
que nous n'entendons pas.".
3
Le parallelisme, qui oppose les deux parties de la phrase, souligne le contraste entre le petit nombre de points sur lesquels ils sont
d'accord et qu'ils ont reso1us, et le grand nombre de points sur lesquels ils ne s'accordent pas et dont ils n'ont pas trouve la solution.
Le philosophe prononce sa propre condamnation en essayant de justifier son attitude absurde, lorsqu'il affirme qu'il n'entend pas le
grec, mais "' . . . Qu'il faut bien citer ce qu'on ne comprend point du
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., II:
2 Ibid., II:
pp. 135-6.
3 Ibid., VII:
p. 145.
p. 134.
- 26 -
tout dans la langue qu'on entend le moins. "-'.1 Cette vérité absurde,
proférée ingénument par "la mite philosophique", soulignant lui-même
son ridicule, ne peut que nous faire rire de lui.
Les hommes sont encore ridiculisés lorsque le Saturnien, les voyant
s'agiter à travers son microscope, " . . . Crut apercevoir qu'ils travai1laient à la propagation.
fait.'
'Ah! disait-il, j'ai pris la nature sur le
Mais il se trompait sur les apparences:
ce qui n'arrive que
trop, soit qu'on se serve ou non de microscope.". 2
Les nombreuses interventions du narrateur dans ce conte nous font
penser à celles du montreur de marionnettes ou du démonstrateur de 1anterne magique, deux divertissements qui occupaient une partie de la vie
sociale à Civey.
Bottig1ia3 nous rapporte les passages des lettres de
décembre 1738, où Madame de Graffigny nous en fait part.
Ainsi, dans
sa lettre du 11 décembre,4 elle raconte que, dans une séance de lanterne
magique, Voltaire a agité l'appareil pour essayer d'animer les figurines
peintes sur les plaques.
De même dans ce conte, (comme dans les autres
d'ailleurs), il essaie de secouer la raideur de ses personnages schématiquement simplifiés "avec des propos à mourir de rire."
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VII:
2 Ibid. , V:
p. 146.
p. 141.
3 William F. Bottig1ia, Studies on Voltaire and the eighteenth century,
Volume VIlA, édité par Théodore Besterman,.2e
édition (Genève: librairie Droz, 1964), pp.
82-5.
4 Ibid. , p. 83.
- 27 -
Dès la première phrase du recit, le narrateur affirme sa presence:
"Dans une de ces planètes qui tourne autour de l'etoile nomee Sirius,
il y avait un jeune home de beaucoup d' esprit, que j'ai eu l' honneur
de connaître dans le dernier voyage qu'il fit sur notre petite fourmilière;".l
Et cette presence, il ne la laisse plus oublier par la suite.
Quelquefois, son intervention le des engage et nie sa respûnsabilite
dans le jugement qU'il porte et qu'il attribue à Micromegas:
"Il
(Micromegas) parcourut la voie lactee en peu de temps, et je suis oblige d'avouer qu'il ne vit jamais à travers les etoiles dont elle est semee
ce beau ciel empyree que l'illustre vicaire Derham se vante d'avoir vu
au bout de sa lunette.
Ce n'est pas que je pretende que Monsieur Derham
ait mal vu, à Dieu ne plaise!". 2 Et au chapitre V:
"Je ne pretends
choquer ici la vanite de personne, mais je suis oblige de prier les importants de faire ici une petite remarque avec moi." 3 Vol taire s'excuse
ici de devoir constater avec Micromegas la petitesse des homes.
Quelquefois, ses interventions ne servent qu'à detendre l'atmosphère.
Ainsi au chapitre IV:
"Je vais raconter ingemunent come la chose se
passa, sans y rien mettre du mien: ce qui n'est pas un petit effort pour
un historien.". 4 Et au chapitre V: "Je ne doute pas que si quelque
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1:
2 Ibid. , 1:
pp. 132-3.
3 Ibid. , ··V:
p. 140.
4 Ibid. , IV:
p. 139.
p. 132.
- 28 -
capitaine des grands grenadiers lit jamais cet ouvrage, il ne hausse
,d~
deux grands pieds au moins les bonnets de sa troupe; mais je l'aver-
tis qu'il aura beau faire, et que lui et les siens ne seront jamais
que des infiniment petits.".l
Ainsi l'atmosphère joyeuse dans ce conte est produite par le détachement des personnages eux-mêmes, à cause de leur nature de silhouettes
et de leur rôle d'observateurs, et par celui de l'auteur, complice du
lecteur, qui suit à la fois son exemple et celui des personnages.
Histoire des voyages de Scarmentado (1756).
Scarmentado est l'exemple typique du nom qui, à lui seul, décrit
le personnage qui le porte.
C'est un Grec, né à Candie en Crète, qui
est affublé d'un nom espagnol qui pourrait se traduire par "instruit
par
l~expérience".
,,
Et de fait, il passe à travers beaucoup d'aventures, d'un pays à
l'autre, précipitamment, comme dans un film accéléré, témoin ici d'une
décapitation, là d'un autodafé et de divers autres incidents.
Il fait des enquêtes-éclairs sur les événements auxquels il assiste,
mais, quittant toujours précipitamment les pays respectifs où se passent
ces événements, quelquefois sans même en attendre de réponse, il donne
l'impression de ne pas participer à l'action.
Scarmentado est l'ébauche
de Candide, mais alors que ce dernier est motivé intérieurement dans ses
déplacements, le premier est poussé à voyager à cause d'incidents d'ordre
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., V:
pp. 140-1.
- 29 -
extérieur.
Il effleure donc bien superficiellement les problèmes qu'il
approche et il constitue seulement un prétexte comique pour souligner
les abus dont il est témoin.
L'attitude de Scarmentado, comme nous le verrons aussi plus tard
pour celle d'Amazan dans La Princesse de Babylone, reste objective.
Tous les deux sont simples spectateurs des événements auxquels ils assistent.
Scarmentado passe d'un pays à l'autre, à chaque fois sauvé com-
me par miracle de ses persécuteurs, sans être aucunement affecté par
aucune de ses expériences.
tre.
La même séquence se répète d'un pays à l'au-
Il profère une remarque anodine, reflétant l'évaluation de l'évé-
nement par Voltaire, qui cause son emprisonnement temporaire.
Il en
sort indemne physiquement et moralement, et réitère à chaque fois son
détachement par une réflexion amusante.
Ainsi, après son expérience
de l'autodafé, il déclare avec humour:
"Je me propose bien de ne plus
. sur 1es fAetes que Je
. verra1S.
." 1
·
mon aV1S
d1re
L'effet de détachement est aussi produit par son manque de réactions
personnelles devant les incidents qui surviennent dans les différents
pays.
Ainsi lorsqu'on lui montre en Angleterre la place où la reine
Marie avait fait briller plus de cinq cents de ses sujets: "Un prêtre
hibernois m'assura que c'était une très bonne action: premièrement,
parce que ceux qU'on avait brUlés étaient anglais; en second lieu, parce
qu'ils ne prenaient jamais d'eau bénite, et qu'ils ne croyaient pas au
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 164.
- 30 -
trou de Saint Patrice.".l La justification absurde de cette "bonne
action" n'est qu'un simulacre de raisonnement, soutenu seulement par
la forme logique:
"premièrement,.. ., en second lieu, • . ., et •
"
De même, lorsqu'il parle des catholiques, il rejette toute responsabilité de ce qu'il déclare, ne faisant que répéter ce que les catholiques
eux~mêmes
lui ont dit, puisque lui se trouve être un voyageur
qui ne connaît pas ces terres étrangères.
"Je passai en Angleterre:
les mêmes querelles y excitaient les mêmes fureurs.
De saints catholi-
ques avaient résolu, pour le bien de l'Eglise, de faire sauter en l'air,
avec de la poudre, le roi, la famille royale, et tout le parlement, et
de délivrer l'Angleterre de ces hérétiques. ,,2 Ils se font appeler
"saints" mais le paradoxe que forment leurs motifs et leurs actes provoque une réaction du lecteur qui les condamne.
Par contre par le mot
"fureurs", Voltaire rejette le blâme directement sur l'Eglise catholique.
Observant les coutumes en tant qu'homme de bon sens, il ne les
saisit pas et le lecteur adopte son point de vue.
rive à Séville, il est témoin d'un autodafé.
qu'il s'agissait d'une fête:
Ainsi lorsqu'il ar-
Tout lui laissait croire
"Je vis au bout d'une allée d'orangers
et de citronniers une espèce de lice immense entourée de gradins cou-
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 162.
2 Ibid. , p. 162.
- 31 -
verts d'etoffes precieuses.
Le roi, la reine, les infants, les infantes,
etaient sous un dais superbe. Vis-à-vis de cette auguste famille etait
un autre trône, mais plus eleve."l C'est alors qu'il observe innocemment:
"'A moins que ce trône ne soit reserve pour Dieu, je ne vois pas à quoi
il peut servir. ".' ,2 ignorant que c' etait celui de l ' Inquisiteur.
Le
droit divin qui place le roi immediatement après Dieu est une justification suffisante de sa supposition. Mais il est arrête à cause de ses
"indiscrètes paroles" et le lecteur condamnera tout naturellement les
catholiques pour preferer l'Inquisiteur à Dieu.
L'action presente une oscillation comique continuelle, causee par
l'espoir toujours deçu du heros, que
atroce que le precedent:
~e
prochain pays visite sera moins
"J'allai en Hollande, où j'esperais trouver
plùs'de tranquillite chez des peuples plus flegmatiques.
On coupait la
tête à un vieillard venerable lorsque j'arrivai à la Haye. ,,3
Le comique ici provient de l'equivoque provoquee par l'uniformite
de ton avec laquelle il dit ses espoirs, et ce qu'il trouve en realite,
dans deux phrases juxtaposees qui ne sont liees par aucun mot de coordination.
Le lecteur, qui ne s'attendait pas à ce changement d'idee,
en est frappe et choque, ce qui etait le but premier de Voltaire.
C'est ce qui se produit aussi dans le cas de la Turquie, où il
craint une mauvaise reception, raisonnant que les mahometans '" '.' • •
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 163.
2 Ibid., p. 163.
3 Ibid., p. 162.
---------------------------------_._-------_
..._ .. _ - - -
- 32 -
Sont des mécréants qui n'ont point été baptisés, et qui par conséquent
- seront b'1en p1us crue 1s que 1.....
...
.
..
"' . 1
es reverends peres
1nqu1s1teurs.
Son raisonnement est logique, mais les prémisses, qui lui avaient
été données par les catholiques, en sont fausses.
Ce n'est pas chez les
mahometans que Scarmentado rencontre de la cruauté, mais au contraire
chez les partis rivaux de la chrétienté que les Turcs tolèrent chez eux.
Dans l'expression, l'humour est toujours un moyen efficace qui permet à Voltaire d'enlever toute réaction affective au héros et par conséquent au lecteur:
Je fus dans la triste nécessité de ne plus fréquenter ni l'église grecque ni la latine. Pour m'en
consoler, je pris à loyer une fort belle Circasienne, qui était la personne la plus tendre dans le
tête-à-tête, et la plus dévote à la mosquée. Une
nuit, dans les doux transports de son amour, elle
s'écria en m'embrassant: Alla, Il1a, Alla: ce
sont les paroles sacramental es des TurëS:" je crus
que c'étaient celles de l'amour; je m'écriai aussi
fort tendrement: 'Alla, I11a, Alla. - Ah! me ditelle, le Dieu miséricordi~soit loué! vous êtes
Turc.' Je lui dis que je 1e bénissais de m'en avoir donné la force, et je me crus trop heureux.
La matin l'iman vint pour me circoncire; et, comme
je fis quelque difficu1te, le cadi du quartier,
homme loyal, me proposa de m'empaler: je sauvai
mon prépuce et mon derrière avec mille sequins, et
je m'enfuis vite en Perse, résolu de ne plus entendre ni messe grecque ni latine en Turquie, et de ne
plus crier: Alla, Illa, Alla, dans un rendez-vous. 2
L'alternative d'être empalé, qui lui est proposée comme une suggestion
favorable, est en réalité plus désastreuse que la proposition initiale
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 164.
2 Ibid., p. 165.
-----,
- 33 -
d'être circoncis.
Les mots crus frôlant l'indécence de "prépuce" et
"derrière" nous écartent de toute réaction affective.
Et le conte se termine sur une note humoristique marquant le détachement du héros, -- détachement souligne par l'antithèse à allure paradoxaleentre "cocu" et "l'état le plus doux de la vie", 1 -- qui prend
une sage décision:
"J'allai labourer le champ d'une vieille négresse,
pour conserver mes oreilles et mon nez.
On me racheta au bout d'un an.
J'avais vu tout ce qu'il y a de beau, de bon et d'admirable sur la terre:
je résolus de ne plus voir que mes pénates.
Je me mariai chez moi:
je
fus cocu, et je vis que c'était l'état le plus doux de lavie.".2
En passant sous silence les activités de Scarmentado au cours de
cette année de captivité, Voltaire insiste encore sur le détachement de
son personnage.
II - Passons maintenant en revue les contes où les personnages, à la recherche du bonheur, semblent souvent victimes du sort et de l'action.
Ils subissent les épreuves dans une grande partie du conte sans en paraître tirer profit, mais finalement, l'auteur les amène au but poursuivi:
le bonheur.
Ce sont, pour ce premier chapitre:
Sancta, Memnon, Le Blanc et le noir.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 167.
2 Ibid., p. 167.
Zadig, Cosi-
- 34 -
Les personnages des histoires de ce deuxième groupe sont plus humains que dans le premier groupe de contes.
Ils ne sont plus de simples
observateurs qui serviraient de prétextes a l'auteur pour faire la satire
de la civilisation européenne.
problème de l'homme:
Ils cherchent aussi a élucider le grand
le bonheur.
Les marionnettes, que Voltaire met en scène dans ce groupe de contes,
sont le plus souvent des victimes, en ce sens qu'elles se heurtent a des
obstacles qu'elles ne peuvent surmonter sur le moment.
D'autre part, si
elles prennent une plus grande part a l'action, elles gardent leur détachement devant les événements tragiques qu'elles subissent.
Si elles ne
réagissent pas émotionnellement à leurs situations, c'est pour que le
lecteur en fasse autant et ne soit pas distrait de ce que l'auteur veut
démontrer.
Il y a toujours une atmosphère joyeuse qui allège la situation, et
les personnages assument un certain détachement humoristique vis-a-vis de
leur propre destin.
Ainsi, devant le désordre intérieur de l'homme et
l'apparent désordre de la nature, qu'on appelle le mal physique, la réaction de Voltaire est le rire, le rire raffiné et profond, le rire qui
protège l'esprit contre les maux inévitables auxquels il faut se résigner
et qui exhortent a l'action.
Le conteur arrive aussi à ce détachement des personnages, en leur
octroyant une nature schématique qui les réduit a l'état de simples
silhouettes.
lisation.
Leur simplification relative est a un pas de l'impersonna-
En les caricaturant, l'auteur pousse le lecteur à ne pas se
laisser entraîner par ses créations, à se retirer de la participation
- 35 -
sympathique qui existe habituellement entre les héros d'oeuvres d'imagination et le lecteur.
Ce dernier peut alors considérer les
persoI4~ges
et leurs aventures du dehors, d'un oeil critique, en s'attachant davantage aux idées qu'ils représentent.
Ces personnages n'ont pas de passe
et ils ne pensent même plus à ce qui leur est arrive un court moment
auparavant.
Si le lecteur connaissait leur histoire, il serait tenté
de prendre les marionnettes trop au sérieux.
Cela n'empêche pas toute sympathie du lecteur pour les personnages
victimes des événements, mais Voltaire est expert dans l'art de ne mettre
que juste ce qu'il faut dans les caractères pour arriv.er à la réaction
désirée du lecteur.
Celui-ci s'identifie à eux, mais d'une façon déta-
chée, puisqu'ils sont les représentants de l'humanité subissant sa destinée.
Tels sont les points que nous allons essayer de démontrer d'abord
et surtout dans Zadig puis dans Cosi-Sanota, Memnon et Le Blanc et'le
noir, avant de le faire pour les contes ecrits à la fin de sa vie.
Zadig (1747)
Pour illustrer le thème de l'incapacité de l'homme à être en même
temps sage et heureux, Voltaire a créé un personnage qu'il nous présente
sous des traits physiques vagues: "jeune", "ayant de la santé" et "une
figure aimable". 1 Par contre, il nous parle assez longuement de ses
qualités morales au début du premier épisode:
c'est le type de l'homme
vertueux dont la qualité principale est la modération.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 31.
Il porte bien
- 36 -
son nom de Zadig ("Sadik") qui signifie en arabe:
conclut sa présentation initiale:
le juste.
Et Voltaire
"Zadig, avec de grandes richesses,
et par conséquent avec des amis, ayant de la santé, une figure aimable,
un esprit juste et modéré, un coeur sincère et noble, crut qU'il pouvait
1
être heureux.".
Présentation qui suggère déjà le destin du héros.
Il Y a ici anacoluthe:
l'accumulation des qualités est rompue brus-
quement par le verbe crut, soulignant l'opposition de la vertu avec le
bonheur, opposition qui marquera l'action tout au long, lui imprimant
un mouvement d'oscillation d'un effet comique.
Le décor ne comporte aucune description de paysage.
Zadig est
né à Babylone, se rend en Egypte, parcourt l'ftxabie et revient à Babylone.
L'intrigue se passe donc en Orient, l'Orient dont la vogue atteint son
apogée au XVIIIe siècle.
de Louis XV.
La cour de Moabdar est la caricature de celle
Comme le dit Verdun L. Saulnier dans son édition critique,2
Zadig est "l'anti-Versailles" où le thème principal est constitué par
"les intrigues de cour et les caprices des rois." Il est ainsi plus facile
pour Voltaire de mettre ses critiques dans la bouche d'un Arabe, comme
Montesquieu avait mis les siennes dans celle d'un Siamois dans Les Lettres
persanes.
Zadig porte la responsabilité de son malheur, puisque celui-ci est
causé par sa vertu.
Dans le premier episode (ilLe Borgne"), il perd un
1 Voltaire, Romans et contes: op. cit., p. 31.
2 Voltaire, Zadig ou la destinée, édition critique de Verdun L. Saulnier
(Genève: Droz, 1956), p. XII.
- 37 -
oeil en portant secours à Sémire qui, à cause de cela, le quitte pour
épouser l'homme qui l'a blessé.
Il souffre donc du fait de son coura-
ge, mais il ne profite pas de ses expériences.
De
m~e,
l'incident du
cheval dans le deuxième épisode est une récidive de celui de la chienne.
C'est alors qu'il croit avoir compris et tire une conclusion erronée,
soulignée par le paradoxe qu'il est "dangereux" d'être "trop savant":
"Zadig vit combien il était dangereux quelquefois d'être trop savant,
et se promit bien, à la première occasion, de ne point dire ce qU'il
avait vu.".l Il refuse .àOllQ d'admettre qu'il a été témoin de la fuite
d'un prisonnier.
Il en est encore puni.
Cet incident est construit
selon le modèle des deux premiers, mais il en est l'inverse.
n'avait pas vu mais fait croire qu'il avait vu.
Zadig
Cette fois-ci, il a vu
mais nie avoir vu.
L'action est suspendue, à la fin de plusieurs chapitres de ce conte,
pour permettre à Zadig de faire de fréquents retours en arrière. Mais,
tout en faisant le point sur les aventures malheureuses qui lui sont arrivées, Zadig marque son détachement de son propre destin et son impersonnalisation. A la fin du troisième épisode "L'Envieux":
"'Grand Dieu!
dit-il en lui-même, qu'on est à plaindre quand on se promène dans un bois
où la chienne de la reine et le cheval du roi ont passé! qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre! et qu'il est difficile d'être heureux
dans cette vie! tI,. 2
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 37.
2 Ibid., p. 37.
- 38 -
Les faits qu'il rapporte sont reels en ce qui le concerne, mais
ils deviennent absurdes quand il les transforme en axiomes applicables
à l' humani te entière.
Les formes impersonnelles "on", "il est dange-
.
"
reux", "il est difficile" complètent l' impersonnalisation du personnage.
A la fin du huitième episode:
o vertu!
"'Qu'est-ce donc que la vie humaine?
à quoi m'avez-vous servi? Deux femmes m'ont indignement trompe;
la troisième, qui n'est point coupable, et qui est plus belle que les
autres, va mourir!
Tout ce que j'ai fait de bien a toujours ete pour
moi une source de maledictions, et je n'ai ete eleve au comble de la
grandeur que pour tomber dans le plus horrible precipice de l'infortune.
Si j'eusse ete mechant comme tant d'autres, je serais heureux comme
eux. ",.1 Dans cette evaluation objective de son destin, Zadig etablit
un faux rapport de degres entre la beaute et le bonheur merite, entre
la vertu et le malheur.
clusion:
Et encore une fois, il en tire une fausse con-
le mal doit être source de bonheur.
A la fin du treizième episode:
""Quoi! disait-il, quatre cents
onces d'or pour avoir vu passer une chienne! condamne à être decapite
pour quatre mauvais vers à la louange du roi! prêt à être etrangle parce
que la reine avait des babouches de la couleur de mon bonnet! reduit en
esclavage pour avoir secouru une femme qu'on battait; et sur le point
d'être brille pour avoir sauve la vie à toutes les jeunes veuves arabes?'''.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 50.
2 Ibid. , p. 63.
2
- 39 -
Ici, Zadig réitère son détachement, et son impersonnalisation est de
nouveau obtenue par l'effet de la forme impersonnelle des verbes sans
suj ets précis:
des infini tifs passés ("avoir vu", "avoir secouru",
l'
"avoir sauvé"), des infinitifs à la forme passive introduits par des
adjectifs ou des participes passés ("condamné à être décapité", "prêt
à être étranglé", "sur le point d'être brillé").
Ce faisant, il déforme
les faits et suggère que ses malheurs proviennent d'actes anodins, ou
sont la conséquence directe de bonnes actions.
Ainsi ses deux derniers
malheurs ont pour cause le bien qu'il a prodigué aux femmes en général,
"une femme" et "toutes les jeunes veuves arabes" généralisant les deux
femmes qu'il a eu l'occasion de secourir.
A la fin de l'épisode du basilic, c'est Voltaire qui intervient
pour évaluer la situation à la place de Zadig, puisque ce dernier ignore
qu'on a l'intention de l'empoisonner:
"Ainsi, après avoir été toujours
puni pour avoir bien fait, il était prêt de périr pour avoir guéri un
seigneur gourmand.".l
Voltaire emploie toujours la forme impersonnelle des verbes à l'infinitif passé pour énoncer le malheureux destin de Zadig qui est "toujours puni pour avoir bien fait".
Enfin, à l'issue de l'épisode sur les combats:
"Il lui échappa
enfin de murmurer contre la Providence, et il fut tenté de croire que
tout était gouverné par une destinée cruelle qui opprimait les bons et
l Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 74.
- 40 -
qui. faisait prospérer les chevaliers verts.".l La périphrase "chevaliers
verts", qui a ici le sens généralisé de mauvais, est absurde, mais l'élément de vérité (Itobad a porté l'armure verte au cours de la joute) en
masque l'absurdité.
L'expression est étroitement liée à l'action et au caractère ambivalent de Zadig, vertueux et malheureux.
dispute à propos du griffon:
Ainsi, dans l'incident de la
"Zadig voulut les accorder en leur disant:
'S'il Y a des griffons, n'en mangeons point; s'il n'yen a point, nous
en mangerons encore moins; et par là, nous obéirons tous à Zoroastre. ",.2
Le deuxième point de l'alternative "S'il n'yen a point, nous en mangerons
encore moins" est à la fois absurde et vrai.
Et encore à propos des griffons:
'liA quoi tient le bonheur!
Tout
me persécute dans ce monde, jusqu'aux êtres qui n'existent pas. "' •.3 Le
paradoxe marqué par l' anti thèse "êtres" "qui n'existent pas" est justifié
par les faits et illustre l'impossibilité de Zadig de trouver le bonheur.
Alors qu'il est ministre:
"On l'admirait, et cependant on l'aimait.".
La contradiction contenue dans la conjonction "cependant" donne au verbe
"admirait" un sens péjoratif plus proche de:
enviait.
"Tout le monde fut pour lui, non pas parce qu'il était dans le bon
chemin, non pas parce qu'il était raisonnable, non pas parce qu'il était
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 78.
2 Ibid., p. 37.
3 Ibid., p. 38.
4 Ibid., p. 44.
4
- 41 -
aimable, mais parce qu'il était premier vi~ir.".l La répétition
reprises de "non pas parce qu'il" procède déj 13.
13.
13.
trois
la préparation de la
prochaine réduction comique du bonheur et de la vertu en malheur, réduction qui est humoristiquement explicitée dans cette affirmation:
"Le
malheur de Zadig vint de son bonheur même et surtout de son mérite.". 2
Considérons le passage concernant la duplicité de la femme de l'envieux:
La femme de l'envieux s'y présenta des premleres;
elle lui jura par Mithra, par Zenda-Vesta, et par
le feu sacré, qu'elle avait détesté la conduite de
son mari; elle lui confia ensuite que ce mari était
ÙD.jaloux, un brutal; elle lui fit entendre que les
dieux le punissaient en lui refusant les précieux
effets de ce feu sacré par lequel seul l'homme est
semblable aux immortels: elle finit par laisser
tomber sa jarretière; Zadig la ramassa avec sa politesse ordinaire; mais il ne la rattacha point au
genou de la dame; et cette petite faute, si c'en
est une, fut la cause des plus horribles infortunes. Zadig n'y pensa pas, et la femme de l'envieux
y pensa beaucoup. 3
L'anacoluthe:
"elle finit par laisser tomber sa jarretière", proposition
indépendante rejetée
13.
la fin de la première phrase très longue, est,
par ce fait même, mise en valeur et révèle l'intention réelle de la femme
de l'envieux, intention qui contredit ses discours vertueux précédents.
Par ailleurs, l'antithèse entre "petite faute",qui est en réalité un acte
de réserve vertueux et le résultat "des plus horribles infortunes", met
l Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 45.
2 Ibid., p. 47.
3 Ibid., p. 46.
- 42 -
l'accent sur l'imprévisibilité du destin.
Dans la dernière phrase, le
même verbe "pensa", décrit des réactions opposées.
Le billet d'Astarté portant:
va vous arracher la vie!
"Fuyez, dans l'instant même, ou l'on
Fuyez, Zadig; je vous l'ordonne au nom de notre
amour et de mes rubans jaunes. ,,1
Le tragique de la situation est allégé
par l'addition de "mes ruba.ns jaunes", détail. insolite faisant antithèse
avec le ton dramatique de l'énoncé précédent "au nom de notre amour".
Dans l'épisode de la femme battue, le courage de Zadig, se portant
au secours de Missouf apparaît comme criminel, et quand Missouf appelle
de nouveau à l'aide, "'A d'autres! répond-il; vous ne m'y attraperez
plus. "',
2
ce retournement d'attitude, comme celui dans l'épisode du
prisonnier, du chien et du cheval, provient du jugement implicite que
la même action causerait le même effet. Mais pour une fois, le refus
de Zadig d'aider Missouf va contribuer à son bonheur (sans qu'il s'en
doute à ce moment-là), puisque c'est ce qui va permettre à Zadig et
Astarté de se marier legalement.
Ainsi le renoncement de Zadig au bien
lui apportera le bonheur.
L'épisode du pêcheur se conclut ainsi:
"Ils se separèrent:
le
pêcheur marcha en remerciant son destin, et Zadig courut en accusant
toujours le sien." 3 La juxtaposition des deux propositions independantes, construites symetriquement, souligne les reactions opposees du
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 50.
2 Ibid. , p. 53.
3 Ibid., p. 68.
._-----_._--_.- !
- 43 -
pêcheur et de Zadig et accuse la vivacité du récit, qualité caractéristique de l'art voltairien.
Dans l'épisode sur les combats:
"Les domestiques l'avaient persuadé
qu'un homme comme lui devait être roi; il leur avait répondu:
comme moi doit régner'.". l
tiques lui avaient dit.
'Un homme
Itobad répète mécaniquement ce que ses domes-
La reprise approximative de "un homme comme moi
doit régner", prolonge comme par un écho les paroles des domestiques:
"un homme comme lui devait être roi".
Cette phrase prend l'apparence d'un
leitmotiv qui réduit cet imbécile à l'état de marionnette et sert à le
désengager de sa défaite finale.
L'épisode de l'ermite est très important car le thème philosophique
y est exposé.
Les incidents dont Zadig est témoin ont le même caractère
ambivalent que ses aventures.
Chacune des actions de Zadig avait une
valeur différente dans le présent et dans le futur.
Ainsi l'envieux
avait été la cause immédiate de la disgrâce de Zadig, mais si la rupture
entre le roi et Zadig n'avait pas été précipitée, le roi n'aurait pas
été éliminé et Zadig n'aurait pu épouser Astarté.
Nous avons aussi vu
comment le refus d'aider Missouf, bien qu'apportant le malheur à Zadig
dans le présent immédiat, fut la cause à longue échéance de son bonheur.
Ainsi, les méchants réussissent sur le moment à réaliser leurs mauvais
desseins, mais leurs actes à la longue s'avèrent bénéfiques.
Dans le
même ordre d'idée, les actions de l'ermite qui paraissaient méchantes
étaient bonnes.
Cependant quand l'ermite se transforme en ange, la pro-
testation de Zadig "Mais . • . ,,2 restera sans réponse.
l Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 76.
2 Ibid., p. 83.
- 44 -
De retour à Babylone, Zadig n'est plus posé en victime et on assiste
à un retournement complet de la situation.
Tous les personnages sont
récompensés à l'exception de l'envieux qui meurt de colère.
Leur bonheur,
final parodie le dénouement heureux d'une tragédie conventionnelle et le
lecteur n'est même pas ému du sort de l'envieux, puisque celui-ci continue
à éprouver de la colère jusqu'au moment de sa mort.
Les éléments discordants, vertu et malheur, qui ont été en constante
opposition tout le long du récit, atteignent enfin à leur harmonisation
finale dans les deux simples propositions parallèles de la fin du conte:
"On bénissait Zadig, et Zadig bénissait le cie1.".1
Cosi-Sancta
Ce conte a été rédigé chez la duchesse du Maine à la cour de Sceaux
où Voltaire, déçu par VersaiLe:i, s'était réfugié en 1747.
Il ne fut
cependant publié que dans la première édition posthume, dite de Kehl, en
1784.
C'est une attaque contre l'Eglise catholique où l'auteur va nous
démontrer que l'Eglise fait équivaloir le bien et le mal puisqu'elle
canonise parfois ceux qui ont mené une vie immorale.
L'équivalence de
ces deux contraires est mise en évidence dans le sous-titre:
"Un petit
mal pour un grand bien"Z qui va d'ailleurs servir d'épitaphe à CosiSancta à la fin du conte.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 85.
Z Ibid., p. 702.
- 4S -
L'héroine est décrite par son nom:
presque une sainte.
étrange avenir:
une fille très vertueuse,
Le curé-diseur de bonne aventure lui prédit son
'''Ma fille, ta vertu causera bien des malheurs; mais
tu seras un jour canonisée pour avoir fait trois infidélités à ton
mari. "'. l
Ainsi sa vertu produira le malheur et le mal causera le bien.
C'est le schème, déjà mis en évidence dans Zadig, que nous retrouvons
ici.
La première expérience de Cosi-Sancta vérifiera la première par-
tie de la prédiction:
"Cosi-Sancta avait donc vu assassiner son amant
et était près de voir prendre son mari; et tout cela pour avoir été
ver t ueuse. " • 2
Ensuite, elle s'abandonne passivement à son destin, marquant ainsi
son détachement de son propre sort.
Voltaire ne lui permet aucune
réaction, si ce n'est de s'étonner puis de se résigner.
Et la prédiction du curé s'accomplit en son entier:
"Ainsi Cosi-
Sancta pour avoir. été trop sage, fit périr son amant et condamner à
mort son mari, et, pour avoir été complaisante, conserva les jours de
son frère, de son fils, et de son mari.".3
Voltaire nous a donc démontré ce qui paraissait d'abord un paradoxe:
Cosi-Sancta a été canonisée à
ca~se
de ses infidélités, alors
que sa vertu n'avait causé que des malheurs.
l Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 698.
2 Ibid. , p. 700.
3 Ibid., p. 702.
- 46 -
Memnon (1749)
Le personnage de Memnon est caractérisé par l'épithète "sage", qui
accompagne son nom à plusieurs reprises, seul élément susceptible de
nous intéresser, puisqu'il constitue la motivation de ce conte.
Dès l'introduction du récit, Voltaire dénonce l'absurdité du plan
du héros qui va provoquer lui-même ses malheurs par sa sotte prétention
à atteindre une perfection irréalisable:
"Memnon conçut un jour le
projet insensé d'être parfaitement sage.".l L'absurdité de la condition
pour arriver à ce résultat ". . • Etre sans passions;,,2 est tout de suite
dénoncée par l'intervention ironique "Et rien n'est plus aisé, conrrne on
sait. ,,3 de Voltaire qui pense naturellement juste le contraire.
Son projet insensé comporte l'abstinence de l'amour et de l'alcool,
la modération dans ses désirs pour conserver sa fortune et ses amis.
Voltaire procède alors immédiatement à la réfutation de "son petit
plan de sagesse":
"Ayant fait ainsi son petit plan de sagesse dans sa
chambre, Memnon mit la tête à la fenêtre.".4 L'opposition, entre son
plan théorique et chimérique et sa réalisation impossible, est ici bien
marquée par l'antithèse entre les deux perspectives de l'intérieur et
de l'extérieur:
"dans sa chambre", "mit la tête à la fenêtre".
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 111.
2 Ibid. , p. 111.
S
Ibid. , p. lll.
4 Ibid. , p. 112.
- 47 -
L'antithèse est sans conteste un des moyens favoris du matériel
stylistique de Voltaire et nous en trouvons une autre un peu pius loin:
"La dame affligée le mena dans une chambre parfwnée, . . • ".1 L'identité
de sons "ée" cache la contradiction des termes "affligee" et "parfwnee".
Comme nous l'avons vu pour
Zaè~~,
un autre procedé favori de Voltaire
consiste dans les bilans rapides qui font une mise au point de l'action:
"Memnon, ayant ainsi renonce le matin aux femmes, aux excès de table,
au jeu, à toute querelle, et surtout à la cour, avait été avant la nuit
trompe et vole par une belle dame, s'etait enivré, avait joué,
avait~eu
une. querelle, s'etait fait crever un oeil et avait été â la cour, où l'on
s'était moque de lui.". 2 Bilan établi en une seule phrase, avec une accumulation de petites propositions très courtes qui souligne la rapidite
comique avec laquelle les intentions du "sage Memnon", prises le matin
même, sont mises en echec "avant la nuit".
L'intervention surnaturelle du "bon génie" detache le lecteur du
sort du misérable Memnon, borgne et démuni, en l'écartant de la réalité
et du serieux de la situation qui ne comporte en fait ni solution ni
conso lation.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 112.
2 Ibid., p. 114.
- 48 -
Le Blanc et le noir (1764)
Un seul trait physique caractérise le héros de ce conte:
Rustan était fortjOli: II • l
Il
Moralement, il n'a aucun caractère et reste passif devant les
événements qu'il subit.
Il tient le rôle d'une victime ridicule,
détaché de lui-même puisque ses conflits se passent, à l'extérieur de
lui-même, en la personne de ses deux valets représentant ses deux génies,
Topaze et Ebène.
Rustan illustre ainsi le thème du conte, la dualité morale de
l'homme tiraillé entre le Bien et le Mal.
Il est constamment ballotté
par les interventions successives de ses dëux génies, et ses jugements,
extrêmes et contradictoires sur les mêmes situations, le ridiculisent.
Il est poussé en avant puis en arrière par des forces inconnues de lui
quoique connues du lecteur, qui se trouve ainsi détaché du personnage
mais de connivence avec l'auteur.
il interprète l'oracle en sa faveur:
"'Je serai prince de
Cachemire; c'est ainsi qu'en possédant ma maîtresse, je ne nossederai
pas mon petit marquisat à Candahar.
Je serai Rustan, et je ne le serai
pas, puisque je deviendrai un grand prince:
voilà une grande partie de
l'oracle expliquée nettement en ma faveur, le reste s'expliquera de
même; "J. 2 Son erreur vient de ce qu'il veut faire coincider ses désirs
avec la réalité et cette erreur, il ne la réalisera que plus tard, quand
il sera à Cachemire.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 276.
2 Ibid., p. 272.
- 49 -
Rustan montre son manque de caractère et sa passivité en faisant
constamment appel à son esprit du mal, Ebène, qui encourage en lui
" ••• la passion et l'esperance.,,:l "Si j'avais Ebène, il me consolerait; et il trouverait des expedients.".2 "Ebène avait raison; mais
pourquoi n' est- il pas ici?" 3 ''Mais pourquoi Ebène n'est-il pas auprès
de moi?".4 "Ah! Ebène, mon cher Ebène! où êtes-vous?".5
La dualite du personnage et l'intervention alternee des deux génies
impriment à l'action un mouvement oscillatoire d'un effet comique.
Il
y a constamment dans l'action, une impression de progression, suivie de
regression,qui nous amuse.
D'autre part, tout le long du recit, nous evoluons dans le monde du
merveilleux et de la fiction des Mille et une Nuits et nous assistons à
des evenements miraculeux, comme l'apparition d'un beau pont de marbre
qui disparaît un moment après, l'elevation, sous les yeux des voyageurs,
d'une montagne qui s'ouvre peu après à sa base, leur livrant le passage
•
au moyen d "'. • . une longue galerie en vollte, éclairée de cent mille
6
flambeaux, • • .".
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 270.
2 Ibid. , p. 272.
3 Ibid. , p. 272.
4 Ibid. , p. 273.
5 Ibid. , p. 273.
6
Ibid. , p. 273.
- 50 -
Le lecteur est tout surpris à la fin du recit de s'apercevoir qu'il
s'est laissé aller à un somme et a fait un rêve en même temps que Rustan.
Voltaire le réveille ainsi que son héros, et la conclusion de cette lutte
entre le bien et le mal est fournie par la confrontation avec la Réalité.
Mais le lecteur, au contraire de Rustan, ne connaîtra pas le fin mot de
l'histoire.
Il sera dupé une deuxième fois puisque la partie du manus-
crit où se trouvait l'histoire du perroquet n'a pas été retrouvée.
III - Nous arrivons maintenant aux contes où les personnages interprètent
la réalité en fonction d'une idée fixe dont ils sont possédés.
Ils sont
ridiculisés aussi longtemps qu'ils sont réfractaires à la verité, (qui
est bien entendu la vérité de Voltaire), parce qu'ils essaient de l'ajuster à leur idée fixe.
Leur nature de marionnettes est semblable à celle
des personnages des deux premiers groupes, mais ils sont plus complexes
du fait de leur dualité intérieure.
costume et à leur maquillage.
On a porté plus de soin à leur
Ils font partie du même monde à deux di-
mens ions de la "commedia dell'arte" et, comme le dit Pierre Grimal dans
son édition critique de Zadig, "Il suffit de changer -- bien peu -- le
costume de la marionnette, pour qu'elle resserve d'une pièce à l'autre.".l
L'observateur du groupe un, la victime passive du groupe deux comme
1 Voltaire, Zadig, Micromégas et autres contes (Paris:
p. 32.
Colin 1961),
I-
I
!
- 51 -
celle du groupe trois sont des instruments de la réfutation ironique de
Voltaire mais, alors que les deux
premierspé:i:'S/l)~ages::ni"ont.pas;"del"valeur
sèque, le troisième est une fin en soi puisqu'il est lui-même objet de
satire.
Son détachement provient de sa vision dirigée exclusivement
dans le sens de son idée fixe et le lecteur "éprouve peu ou pas de sympathie à son égard, puisque, du fait de son idée fixe, il est seul responsable des catastrophes qu'il subit.
Candide (1759)
Nous avons vu jusqu'à présent que Voltaire n'essaie pas dans ses
contes de prêter à ses personnages une vie indépendante.
Ils sont méca-
niquement passifs " . . . pensés plutôt que vus et pensés non individue1lement mais en fonction d'une idée générale; ce sont des marionnettes
sans volonté, . . . ,(qui) obéissent au dessein secret de l'auteur; ils
1
sont des éléments de sa démonstration.".
Nous avons aussi démontré que pour arriver à cet effet, Voltaire
ne donne presque pas de détails sur leur apparence physique et quand il
le fait c'est visiblement dans un but philosophique.
Il en est de même
pour Candide.
Ainsi tout ce qu'on dit sur la physionomie de Candide est qu'elle
"
. annonçait son âme.". 2 Par contre, la description frappante de son
1 Voltaire, Contes et romans, édition de Philippe Van Tieghem, 4 tomes,
Tome l (Paris: éditions Fernand Roches, 1930), p. ~x.
2 Voltaire, Contes et romans, op. cit., p. 179.
intrin-
- 52 -
corps, après les mauvais traitements qui lui sont infligés par le régiment de l'armée bulgare, met l'accent sur les horreurs de la guerre:
"Cela lui composa quatre mille coups de baguette, qui depuis la nuque
du cou jusqu'au cul, lui découvrirent les muscles et les nerfs.".l
Il y a autour de Candide toute une escorte de personnages principaux:
Cunégonde, Pangloss, Martin, la vieille,Cacambo.
La vulgarité suggestive de la description de Cunégonde et la sono-
rité même de son nom font prévoir son rôle dans le conte.
Cunégonde
jeune, ". . . âgée de dix-sept ans • • • haute en couleur, fraîche,
grasse, appétissante. ,,2 fait contraste avec Cunégonde vieillie
" . . . rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les joues ridées,
les bras rouges et écaillés, •.• ".3
Pangloss, dont on ne possède à aucun moment le portrait physique,
est décrit d'une manière saisissante, lorsque son corps est dévoré par
la syphilis et cette description pleine d'humour ridiculise et dégrade
le représentant de l'optimisme:
"
. un gueux tout couvert de pustules,
les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers: les dents
noires, et parlant de la gorge, tourmenté d'une toux violente, et crachant une dent à chaque effort.". 4
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , II:
2 Ibid., 1:
p. 179.
3
Ibid., IXX:
p. 255.
4
Ibid. , III:
p. 185.
p. 182.
'1
- 53 -
Par ailleurs, les personnages manquent de consistance psychologique.
Ils incarnent des idées et sont réduits à des types humains.
Il
y a par exemple le Baron allemand, le Noble espagnol, l'Inquisiteur, le
Jesuite.
Ce sont des comparses que Voltaire fait surgir au bon moment
pour les faire rentrer en coulisse, aussitôt leur r6letermine.
Ainsi
le baron, la baronne, le gouverneur de Buenos-Ayres, l'Inquisiteur,
Po co curant e, Vanderdendur (pour ne citer que quelques-uns) ne possèdent
aucune vie propre.
Ils ne sont que des silhouettes, se mourant devant
un décor qui défile, telles les ombres de sa lanterne magique.
crit leurs caractères d'une manière élémentaire.
Il dé-
Comme le dit Belles-
sort:
"Les personnages seront simples.
Trop de complexité nous gêne-
rait.
Ils ne représentent qu'une tendance de notre esprit, un
asp~ct
de notre intelligence, une qualite isolée, un travers, une attitude.".
1
La presentation de ses personnages, Voltaire nous la fait, ou bien
dès la première rencontre, ou bien au moment où les personnages prennent
de l'importance dans le recit.
Quand i l nous présente Jacques:
"Un
homme qui n'avait point eté baptisé, un bon anabaptiste, nomme Jacques,
• . .,,2
. Pococurante:
"Le maître du logis, homme de soixante ans, fort
riche, reçut très poliment les deux curieux, mais avec très peu d'empressement, . . . ".3 Au contraire, l'image du fils du baron n:est precisée.
qu'au chapitre XIX:
"C'etait un très beau jeune home, le visage plein,
1 Andre Bellessort, Essai sur Voltaire (Paris:
Perrin, 1925), p. 237.
2 Voltaire,
3 Ibid., XXV:
librairie academique
Romans et contes, op. cit., III: p. 184.
p. 242.
assez blanc, haut en couleur, le sourcil relevé, l'oeil vif, l'oreille
rouge, les lèvres vermeilles, l'air fier, mais d'une fierté qui n'était
ni celle d'un Espagnol ni celle d'un Jésuite.".l Alors qu'au chapitre I,
il en disait simplement:
"Le fils du baron paraissait en tout digne de
son père. ,,2.
Quelquefois leurs noms seuls les décrivent et contribuent à cette
mécanisation qui met en scène les marionnettes qu'ils désignent:
Thunder-ten-~~
du baron allemand.
ainsi
admirablement le snobisme et l'arrogance bruyante
De même, l'auteur ridiculise à merveille le noble
espagnol, qui se pavane un moment sur scène, en l'affublant du nom claironnant de Don Fernando D'Ibaraa y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos,
y Souza.
Certains personnages ne portent même pas de nom:
baron, la vieille, le grand inquisiteur, l'abbé périgourdin.
le fils du
Des compar-
ses épisodiques ne sont là que pour présenter les idées de l'auteur:
ainsi le vieux savant de l'Eldorado parlant de Dieu, de la religion et
des prêtres (XVIII, 218), l'esclave noir de Surinam dénonçant la brutalité
et l'hypocrisie de l'homme blanc (XIX, 222), le vieillard turc se désintéressant des affaires publiques et se contentant de cultiver son jardin
(XXX, 258), le familier de l' Inquisition et ae problème du mal CV, 190),
les six monarques et la vanité des grandeurs (XXV, 248-9).
Ce qui fait en partie le manque de profondeur des personnages est
l'absence d'analyses de leurs sentiments et de leurs pensées, mises à
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. XIX:
2 Ibid., I:
p. 179.
p. 208.
- 55 -
part quelques indications si brèves et superficielles qu'elles renforcent plutôt leur peu de consistence.
Le personnage de Candide (pour
n'en citer qu'un) nous en fournit plusieurs exemples.
Après l'autodafé:
"Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant,
se disait à lui-même:".l Son raisonnement à l'arrivée soudaine de
1 ' Inquisi teur:
"Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'âme de
Candide et comment il raisonna:".2 Ses doutes sur le système de Pangloss,
en écoutant les aventures malheureuses des hommes de Surinam:
geait à Pangloss à chaque aventure qu'on lui contait.
'Ce Pangloss,
disait-il, serait bien embarrassé de démontrer son système. ",.
sa rencontre avec le "bon vieillard" turc:
"I1 son-
3
Après
"Candide, en retournant dans
sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc.".4
Et pourtant, en dépit de cette absence d'épaisseur psychologique
des personnages, Voltaire parvient à nous y intéresser.
marionnettes restent malgré tout vivantes.
C'est que ces
5
Comme le dit Bellessort:
" . • . Il est nécessaire qU'ils aient assez de substance humaine pour
incarner ce qU'ils représentent.".
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VI:
2 Ibid. , IX:
p. 196.
3 Ibid. , XIX:
p. 225.
Ibid. , XXX:
p. 258.
4
4 André Bellessort,
°E· cit., p. 238.
p. 191.
- 56 -
Ce ne sont que des esquisses certes, mais Voltaire a l'art de bien
placer ses coups de crayon.
En quelques mots bien choisis, il campe un
personnage qu'on n'est pas près d'oublier.
A~nsi
la description de
Pangloss (que nous avons déjà rapportée page 52), quoique exagérée, n'estelle pas frappante et n'a-t-onpas l'impression de le voir surgir devant
nous comme une apparition? Il excelle en deux ou trois mots à rapporter
les particularités du métier et de la race.
de son état ou de sa nation.
"Chacun a le pli, l'accent
La psychologie des professions et la
psychologie ethnique sont très observées et précises chez 1ui.".1
Le seul trait de Don Fernando d' Ibaraa y .". . ". . . relevant sa
moustache, .
,,2 campe merveilleusement sa silhouette.
Les caractéris-
tiques du matelot sont bien dépeintes: "Le matelot disait en sifflant
. . '" 3 Et plus loin:
et en jurant: , Il Y aura que1que chose a... gagner ~c~.
"'Tête et sang, ••. , je suis matelot et né à Batavia; j'ai marché
quatre fois sur le crucifix dans quatre voyages au Japon; tu as bien trouvé ton homme avec ta raison universelle! Il,. 4 L'attitude du capitaine de
la galère turque, marchandant avec Candide la rançon de Pangloss et du
fils du baron, est bien particulière à son état:
"Chien de chrétien,
. • . , puisque ces deux chiens de forçats chrétiens sont des barons et
1 Gustave Lanson, Voltaire, 2e édition (Paris:
1910), p. 153.
2 Voltaire,
Romans et contes, ?p. cit., p. 205.
3 Ibid. , V:
p. 189.
Ibid. , V:
p. 189.
4
librairie Hachette,
- 57 -
des métaphysiciens, ce qui est sans doute une grande dignité dans leur
pays, tu m'en donneras cinquante mille sequins.". 1 La fierté du sang
apparatt bien dans le refus du fils du baron au consentement du mariage
de sa soeur avec Candide:
"Vous, insolent!, • . . , vous auriez l'impu-
dence d'épouser ma soeur qui a soixante et douze quartiers!
Je vous
trouve bien effronté d'oser me parler d'un dessein si téméraire!".2
Ainsi les personnages sont animés d'une vie provisoire qui va leur
permettre de remplir leur mission polémique aussi bien que comique.
Par un ou plusieurs traits qui leur sont à maintes reprises attribués,
l'auteur arrive à leur donner une certaine épaisseur qui fait illusion.
Ainsi pour Candide qui en est dupe, Cunégonde reste le symbole de la
pureté, mais les détails que Voltaire nous apporte, comme en tout innocence, nous la font voir comme la personnification même du désir animal.
Elle n'est peut-être pas aussi fâchée qu'elle le dit à Candide d'avoir
3
" •.• été violée autant qu'on peut l'être;".
Une sorte de fatalité
de sensualité pèse sur l'héroine et l'automatisme de cet élément de
sensualité, répété à chaque fois que Cunegonde est en scène ou qu'on
parle d'elle, provoque notre rire.
Quand elle raconte à Candide après l'autodafé ses malheurs,4 elle
insiste sur la taille du Bulgare qui l'a violée:
haut de six pieds, . . . Il •
Un peu plus loin, elle décrit les attraits
1 Voltaire, Romans et contes,
op. cit., XXVII:
, c
2 Ibid. , XV:
p. 210.
3
Ibid. , IV:
p. 185.
4
Ibid. , VIII:
p. 193.
"Un grand Bulgare,
p. 252.
- 58 -
physiques du capitaine qui fait d'elle sa maîtresse:
"Et je ne nierai
pas qu'il ne fat très bien fait, et qu'il n'eUt la peau blanche et
douce.".l Puis elle s'attendrit sur la peau de Candide, dont elle compare la blancheur et l'incarnat à celle de son capitaine bulgare:
"Je
vous dirai, avec vérité, que votre peau est encore plus blanche, et
d'un incarnat plus parfait que celle de mon capitaine des Bulgares.". 2
"Commençons par souper.", 3 dira-t-elle enfin, et cette omission comique
montre bien que c'est ce qui suivra, sur " . . . ce beau canapé dont on
a déjà parlé;,,4 (puisque c'est celui-là même où elle s'était déjà retrouvée avec les deux maîtres de la maison), qui est le réel objet de
son désir.
"Où trouver des inquisiteurs et des juifs qui m'en donnent d'au-
tres.?,,5 sera sa
.,....
prem~ere preoccupat~on,
de ses pistoles et de ses diamants.
quand eIels' apercevra du vo 1
Enfin, c'est sans scrupules qu'elle
deviendra la maîtresse du gouverneur de Buenos-Ayres ". . • qui a une
très belle moustache;".6 Comme le dit Jean Sareil,7 un tel portrait ne
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VIII:
p. 193.
2 Ibid. , VIII: p. 194.
3 Ibid. , VIII:
p. 195.
4 Ibid. , VIII:
p. 195.
5 Ibid. , X:
p. 197.
6 Ibid. , XIII:
p. 205.
7 Jean Sareil, Essai sur Candide (Genève:
Librairie Droz, 1967).
'!".
résiste pas à l'analyse.
59 ....
Il possède cependant une certaine complexité
qui le fait paraître vivant.
Une remarque burlesque comme:
"Une per-
sonne d'honneur peut être violée une fois, mais sa vertu s'en affermit.",l
de l'inconséquente Cunégonde, n'a aucun sens, mais demeure irrésistible
de drôlerie.
Il en est de même pour Pangloss.
Il est en fait une espèce d'être
monstrueux, inhumain, qui représente bien le métaphysicien plein de partipris, sans aucun contact avec la réalité.
Il devient une sorte de robot,
de machine à raisonner désincarnée qui, à la pression des événements,
même les plus catastrophiques, laissera échapper une formule, toujours
la même:
"Tout est bien".
Il est certainement le personnage le plus
ridicule-du conte, cas typique de la déformation et de l'exagération
réalisées par Voltaire dans un but de satire .. Il est l'incarnation d'un
système philosophique que l'auteur veut ridiculiser, et il y réussit à
merveille.
Les exemples, qui démontrent l'échec de la philosophie opti-
miste se heurtant aux faits, fourmillent dans le conte.
que quelques-uns.
N'en citons
Pangloss affirme en parlant de la vérole:
"C'était
une chose indispensable dans le meilleur des mondes, un ingrédient né.
cessa~re
" 2
..••
Après que le bon anabaptiste Jacques se fut noyé, Candide veut
essayer de le sauver:
"Le philosophe Pangloss l'en empêche, en lui
prouvant que la rade de Lisbonne avait été formée exprès pour que cet
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VIII:
2 Ibid. , IV:
p. 186.
p. 193.
- 60 -
anabaptiste s'y noyât. II •1 Après le tremblement de terre de Lisbonne,
Pang10ss console les citoyens
Il
ne pouvaient être autrement:
'Car, dit-il, tout ceci est ce qU'il y a
•
•
En les assurant que les choses
de mieux; car s'il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs;
car il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont; car
tout est bien. III. 2
Au contraire des autres personnages de Candide, il ne tire pas profit de ses expériences.
Il n'est d'accord sur le jardin à cultiver que
pour prouver son énoncé
Il.
•
•
Que 1 'homme n'est pas né pour le repos. Il,
et jusqu'à la fin i l démontrera que IITout est bien ll •
t-i1 comiquement à Candide:
Il
3
Autrement, dira-
. • Vous ne mangeriez pas ici des cédrats
confits et des pistaches. II .4 Il aura donc été ridicule jusqu'à la fin.
A ce trait de caractère d'incorrigible bavard aux vains discours,
qui est le propre des métaphysiciens, Voltaire en juxtapose un autre,
sans aucun lien avec le premier, mais qui renforce son ridicule.
est aussi coureur de jupons impénitent.
Pang10ss
Il est ainsi doublement objet
de satire, par l'aveuglement de son principe philosophique et par ses
débordements sexuels.
C'est ainsi que son côté monstrueux est souligne
par la description de son corps ravagé par la syphilis.
1 Voltaire, Romans et contes, op. dt., V:
2 Ibid. , V:
p. 189.
3
Ibid. , XXX:
p. 259.
4
Ibid. , XXX:
p. 259.
p. 188.
- 61 -
La naiveté de Candide, de son côté, le réduit lui aussi, du moins
dans une grande partie du conte, à un type.
Par~là
il n'est pas humain,
puisque cette réduction à un seul trait de caractère n'existe pas dans
la vie.
Pourtant la naiveté est une des caractéristiques de l'homme,
et, dans ce sens, Candide reste un représentant de l'humanité dont nous
faisons partie.
Ce ou ces traits de caractère, appliqués aux personnages, donnent
cet élément de rigidité, propre aux marionnettes, qui fait que les protagonistes, exception faite de la conclusion du conte,' n'évoluent pas
et que leurs traits sont figés une fois pour toutes, semblables en cela
aux comédiens porteurs de masques des pièces grecques de l'antiquité.
La vieille et Cacambo, entre autres, en sont une illustration.
La
prudence et la sagesse pratique de la vieille sont constamment rappelées:
"Elle était fort prudente, • • .",1 "Tandis que la vieille par-
lait avec toute la prudence que l'âge et l'expérience donnent ••
." .2
Cacambo, avec sa fidélité vigilante, est une espèce de pendant de la vieil4
. " , 3 "Cacambo ne perdait jamais la tête.",
le: "Le vigilant Cacambo
"Cacambo, qui donnait toujours d'aussi bons conseils que la vieille, •.• ",5
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , IX:
2 Ibid. , XIII:
p. 205.
3 Ibid. , XVI:
p. 211.
Ibid. , XVI:
p. 213.
5 Ibid. , XVI:
p. 213.
4
p. 196.
- 62 -
.
"
Le fidèle Cacambo . • " , 1 "
"
Le prudent Cacambo • . . ".3
. • Son agent fidèle . . ." , 2
Au début du récit, le personnage de Candide ne fait pas exception.
L'innocence naive le caractérise et ce trait est donné dès son introduction au début du conte.
"Sa physionomie annonçait son âme.
Il
avait le
jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple; c'est, je crois, pour
cette raison qu'on le nonnnait Candide.".4 "Candide écoutait attentivement et croyait innocemment.".5 "Le jeune homme baisa innocemment la
main de la jeune demoiselle. . .". 6
Puis ce même trait est constannnent rappelé par la suite.
de Candide connne ".
Tout
On parle
.
·
"etonne"
stupe"fa1t,
• .." 7 " •.. T
oUJours
de tout . . .", 8 ".
"
" . . .", 9 " .
. Au bon Candide, •
Tout etonne
10
.
11
. Trop pure pour trahir
. .", "... Le naif Cand1de.", à l'âme "
1 Voltaire, Romans et contes; op. cit., XXII:
2 Ibid. , XXVII:
3 Ibid. , XXX:
p. 249.
p. 256.
4 Ibid. , 1:
p. 179.
5 Thid", I:
p. 180.
6 Ibid. , I:
p. 181.
__
7 Ibid. , II:
8 Ibid., VII:
p. 182.
p. 191, XVI:
9 Ibid. , XXII:
p. 230.
10 Ibid. , XXIV:
p. 241.
11
Ibid. , VII:
p. 193.
p. 212.
p. 235, XXVII:
p. 249.
- 63 -
" ' " , 1au" • . • C
I oes. .evres, • • . "
. , , ••• De
1a ver~te.
oeurlsur
, 2
qu~.ag~t
la manière la plus naive . . •,,3) dont on abuse de ". . . L'innocence •
. ." .4
Au debut du recit, Candide n'a aucune personnalite.
C'est une es-
pèce de cire malleable que Pangloss, Cacambo, la vieille, Cunegonde et
les evenements manient à leur gre.
Ce caractère passif est souligne par
le fait que, rappelant en cela Rustan dans Le Blanc et le noir, il est
constamment accompagne d'un guide, si on excepte les chapitres II et III
qui suivent son expulsion du château.
Et encore là, il est sous la
com~
pIète domination de la philosophie de Pangloss à laquelle il se refère
sans cesse:
"Vous avez raison, dit Candide; c'est ce que monsieur Pan5
gloss m'a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux.".
"Maître Pangloss me l' avai t bien dit que tout est au mieux dans ce
" 6
mond e, . . .•
Pangloss lui sert donc de guide aux chapitres l, virtuellement II
et III, IV à VI, XXVII à XXX.
La vieille femme le conseille aux chapi-
tres VII à XIII, XXIX et XXX.
Cacambo l'accompagne aux chapitres XIV
à XIX, XXI à XXX et Martin aux chapitres XIX à XXX.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., XIII:
2
Ibid. , XIX:
p. 223.
3
Ibid. , VII:
p. 192.
4
Ibid. , XXII:
5 Ibid. , II:
6
Ibid. , III:
p. 236.
p. 182.
p. 184.
p. 205.
- 64 -
Certains procedes linguistiques soulignent cette passivite.
forme passive domine le texte du premier chapitre.
La
Dès le titre:
"Comment Candide fut é1eve dans son beau château et comment il fut
chasse d'ice1ui.". 1 Le chap i tre commence par:
"Il y avait. . . un
jeune garçon à qui la nature avait donné les moeurs les plus douces.".
2
La forme impersonnelle "Il y avait" souligne son manque de volonte.
De même son caractère est un don de la nature:
çai t son âme.".
a reçu en don.
3
"
Ses traits ne sont que 1e refl et du caractère qu'il
On le nommait Candide.,,:4 De même pour son nom,
passif et neutre comme toute sa personne.
à sa famill e:
"Sa physionomie annon-
Même situation passive, quant
" . . . Le rest e de son arbre généalogique avait ete per-
du par l'injure du temps.". 5
Toujours au: premier chapitre, c'est passivement qu'il écoute
Pang1oss:
"
Le petit Candide ecoutait ses leçons avec toute la
bonne foi de son âge et de son caractère.". 6 Et plus loin:
"Candide
écoutait attentivement et croyait innocemment.".7 Ensuite, ce n'est
pas lui qui agit, mais Cunégonde, qui, après avoir observe " . . . Une
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , I:
2 Ibid., I:
p. 179.
3 Ibid. , I:
p. 179.
4 Ibid., I:
p. 179.
5 Ibid., I:
p. 180.
6 Ibid. , I:
p. 180.
7 Ibid. , I:
p. 180.
p. 179.
- 65 -
leçon de physique expérimentale . •
Il
1
que Pangloss donnait à la femme
de chambre de sa mère, et " . . . Toute remplie du désir d'être savante,
• • • 11,2 laisse tomber son mouchoir.
tient la main.
C'est elle la première qui lui
Les actions, qui se succèdent alors, en une série de pro-
positions parallèles et absolument symétriques, au passe simple, sont
faites comme en dehors de leur volonté:
"Leurs bouches se rencontrèrent,
leurs yeux S'enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent.".S Après avoir été expulsé du "plus beau" des châteaux, Il
A
4
grands coups de pied dans le derrière;II par monsieur le baron, Candide
est toujours victime ou temoin des horreurs de ce monde.
Quand il agit,
ses actions sont involontaires ou necessaires à sa survie. C'est involontairement qu'il tue le fils du baron puis Don Issacar et le Grand Inquisiteur.
Pourtant c'est le personnage de Candide qui présente le plus de
richesse du point de vue psychologique.
Sa personnalité subit une cer-
taine évolution et s'affirme peu à peu.
De romanesque et inconsistant
qu'il était au début, il finit par acquérir de la volonté et du sens
pratique à la fin du conte, où il arrive enfin à formuler une philosophie
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , I:
Ibid. , I:
p. 180.
S Ibid. , I:
p. 181.
Ibid. , I:
p. 181.
2
4
p. 180.
- 66 -
qui lui est propre.
Il écarte alors définitivement les préjugés que
lui avait inculqués Pangloss et nous conseille de "cultiver notre
jardin", attitude de courage dont nous avons déjà parlé dans l'introduction du chapitre l, page 13.
Cette attitude finale de courage résigné, Candide nous y a préparés tout le long du récit où nous sommes témoins de l'évolution de
sa personnalité.
Il commence à mettre en doute la théorie de Pangloss
dont il souligne les discours oiseux par les fameux "mais" de Voltaire.
Après l'explication de Pangloss sur l'origine des maladies vénériennes,
Candide s'impatiente:
·
f aut vous f a~re
"Voilà qui est admirable, dit Candide; mais il
.,. ••
,,1
guer~r
Pendant l'exposé de Pangloss sur les causes des tremblements de
terre, Candide se sent mal:
"Rien n'est plus probable, dit Candide;
mais pour Di eu, un peu d' huil e et de vin.". 2 En partant pour l' Amérique, Candide reconnaît que tout n'est pas bien dans le monde où il vit:
"Nous allons dans un autre univers, disait Candide; c'est dans celuilà, sans doute, que tout est bien.
Car il faut avouer qu'on pourrait
gémir un peu de ce qui se passe dans le nôtre
en
physique et en mora-
,,3
l e. .
Après sa rencontre avec l'esclave nègre, avant d'entrer à Surinam,
ses doutes sur la théorie de l'optimisme s'accentuent, et il commence
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., IV:
2 Ibid., V:
p. 189.
3 Ibid., X:
pp. 197-8.
p. 187.
- 67 .-
à envisager d'y renoncer:
"Oh! Pangloss! s'écria Candide, tu n'avais
pas deviné cette abomination; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je
renonce à ton optimisme.
- Qu'est-ce qu'optimisme? disait Cacambo.
- Hélas! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand
on est mal.".l
Poursuivant son évolution, après sa rencontre avec le "bon vieillard" turc, il se rend compte qu'il doit agir:
dans sa métairie, fit de profondes
réfle~ions
"Candide, en retournant
sur le discours du Turc.".2
Finalement (et c'est la conclusion du conte), il replique au discours oiseux de Pangloss:
"Cela est bien dit, • • • mais il faut culti-
ver notre jardin.".3 C'est la grande leçon qu'il a tiree de son expérience.
Mais jusqu'au dernier chapitre, il a subi des événements qui
le dépassaient, il a plié sous les coups du sort qui l'accablaient, sort
qui se manifestait sous la forme d'une succession d'épisodes sans aucun
lien entre eux, et que Voltaire ne prendra pas la peine de préparer ni
de justifier d'un chapitre à l'autre.
Au contraire de ce qui se passe dans le roman réaliste, il n'y a
aucun décor continu et, quand un lieu est évoqué, c'est pour être
changé au chapitre suivant.
C'est toujours l'inattendu qui règne dans
la plupart des contes de Voltaire et en particulier dans celui-ci.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., XIX:
2 Ibid., XXX:
p. 258.
3 Ibid., XXX:
p. 259.
p. 222.
- 68 -
Depuis le début du récit, où Candide a été mis en branle par les
coups de pied du baron, il est porté d'une aventure à l'autre, sans que
rien ne nous y prépare et sans que sa volonté y soit pour quelque chose.
Ainsi il perd Cunégonde, la retrouve inopinément à Lisbonne, très loin
de l'endroit où il l'avait laissée en Westphalie, et l'explication de
l'auteur est si pleine de désinvolture qu'elle ne cherche à tromper
personne.
De la même façon, il n'essaie pas d'expliquer les autres pé-
ripéties qui surviennent à point nommé parce qu'il le veut ainsi pour
les besoins de la cause.
Il fait arriver Candide sur la côte portugaise
juste à la veille du tremblement de terre, sur la côte anglaise au moment
de l'exécution de l'amiral Byng.
Comme le veut l'auteur, nous ne le
prenons pas au sérieux et nous entrons dans le jeu de Voltaire qui reste
bien le meneur de jeu.
au thème.
fin en soi.
Il en découle que le cadre est constamment soumis
Exotique ou local, fictif ou réel, il ne constitue jamais une
L'auteur l'utilise comme un moyen à des fins philosophiques
en vue d'illustrer, renforcer ou faire la satire d'une idée.
Ainsi, le cadre est en harmonie avec le ton ironique dont il décrit
"
. Le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles. ,,1 de
monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh:
'~onsieur
le baron était un
des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait
une porte et des fenêtres.
Sa grande salle même était ornée
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., I:
p. 181.
- 69 -
d'une tapisserie. lI •
l
La conjonction logique "car" relie deux proposi-
tions dont le rapport est absurde et souligne bien la vanité de l'apparente puissance du baron.
Intention ironique encore de la part de Voltaire quand Candide va
retrouver Cunégonde après l'autodafé de Lisbonne.
C'est dans le détail
du décor) où va se passer la scène de retrouvailles, que réside l'ironie:
Candide est conduit " ••. à· une maison isolée, entourée de jardins et
de canaux. ", mené ". • • par un escalier dérobé, dans un cabinet
doré, . . •", et laissé ". . • sur un canapé de brocart, . . .". 2
Quand la démonstration de l'auteur l'exige, le décor prend de l'importance.
Ainsi les scènes du naufrage du vaisseau en route pour Lis-
bonne et du tremblement de terre de Lisbonne au chapitre V sont très
détaillées parce qu'elles renforcent son intention polémique.
De même, la description de l'Eldorado, précise et colorée, sur tout
un paragraphe:
Ils voguèrent quelques lieues entre des bords tantôt fleuris, tantôt arides, tantôt unis, tantôt escarpés. La rivière s'élargissait toujours; enfin
elle se perdàit sous une vofite de rochers épouvantables qui s'élevaient jusqu'au ciel. Les deux voyageurs eurent la hardiesse de s'abandonner aux flots
sous cette vofite. Le fleuve, resserre en cet endroit, les porta avec une rapidité et un bruit horrible. Au bout de vingt-quatre heures ils revirent le jour; mais leur canot se fracassa contre
les écueils; il fallut se traîner de rocher en
rocher pendant une lieue entière; enfin ils 4écouvrirent un horizon immense, bordé de montagnes inaccessibles. Le pays était cultivé pour le plaisir
1 VOltaire, Romans et contes, op. cit., 1: p. 179.
2 Ibid., VII:
p. 192.
- 70 -
comme pour le besoin; partout l'utile etait agreable.
les chemins etaient couverts ou plutôt ornes de voitures d'une forme et d'une matière brillante, portant
des hommes et des femmes d'une beaute singulière,
traînes rapidement par de gros moutons rouges qui
surpassaient en vitesse les plus beaux chevaux d'Andalousie, de Tétuan et de Méquinez., l
souligne le caractère idéal de ce pays.
A cause de la rapidite du
sobre et pauvrement colorée.
réci~la
couleur locale est en général
Voltaire peint juste assez pour soutenir
sa demonstration et eviter l'ennui.
Cependant, comme le fait remarquer
Lanson,2 des touches de couleur locale, dans les contes de Voltaire, se
rapportent aux menus, aux pièces de monnaie et aux moyens de communication.
Notons qu'en Paraguay le menu de Candide consistera en chocolat et
en jambon, qu'en Italie il aura
Il • • •
A lllanger des macaronis, des per-
drix de Lombardie, des oeufs d'esturgeon et à boire du vin de Montepulciano, du lacryma-christi, du chypre, et du samos. II ,.3 en Turquie des
sorbets,
Il • • •
Du
kaimac pique d'ecorces de cedrat confit, des oranges,
des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka . .
Les personnages paieront, selon le pays, en ecus, louis, sequins,
piastres ou pistoles.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , XVII:
pp. 214-5.
2 Gustave Lanson, Voltaire, op. cit.
3
Voltaire, Romans et contes, op. cit., XXIV:
4 Ibid. , XXX:
p. 258.
pp. 239-40.
Il
4
- 71 -
En faisant se succéder à vive allure les événements qui constituent
l'action dans Candide, Voltaire parodiait peut-être les aventures romanesques à la mode mais, comme le dit Castex,l la manière absurde, avec
laquelle il les fait survenir, a probablement une signification plus large:
l'absurdité de l'existence qu'on ne peut justifier à l'échelle hu-
maine.
La logique de cette succession d'événements échappe à l'entende-
ment humain et c'est ainsi que le comprend Martin et, à la fin du conte,
Candide dont l'histoire est en définitive la vie même.
La sagesse consis-
terait à prendre conscience que le désordre et l'imprévu régissent le
monde et à s'en accommdder. C'est là, semble-t-il, la leçon profonde de
Candide.
Si les aventures des personnages sont livrées au hasard, l'invraisemblance du récit ne révèle en aucune façon une faiblesse ou une négligence queloonque de la part du conteur.
L'action se déroule selon un
plan bien établi, malgré les apparences, pour permettre à Voltaire d'exposer ses idées sur certains problèmes comme celui de la guerre, de
l'Inquisition, de l'esclavage et nous mener à une vision plus large qui
est celle de la fatalité attachée à la condition de l'homme, dépassé
par la raison profonde des événements qui lui arrivent. Mais comment
Voltaire arrive-t-il à tenir en haleine son lecteur et à lui faire accepter les inventions les plus folles sans jamais le lasser? Comment
ces marionnettes ne provoquent-elles pas l'irritation de cet auditoire
1 Pierre Georges Castex, Voltaire: Micromégas, Candide, L'Ingénu,
les cours de Sorbonne (Paris: centre de
documentation universitaire, 1961).
- 72 -
composé d'adultes? C'est grâce au rythme du récit qui nous tient sous
le charme jusqu'à la fin.
Voltaire, dans chaque chapitre, chaque para-
graphe, chaque phrase, fait rebondir l'action et nous entraîne à sa
suite.
Il obtient cet effet en supprimant tous les temps morts, en ne
laissant pas souffler ses personnages et par conséquent ceux qui les
regardent agir.
Nous
avon~
l'impression de nous trouver dans un monde
où tout va très vite, un peu comme dans un vieux film comique, à l'action syncopée.
C'est donc une série précipitée d'événements, racontés
avec une vivacité trépidante qui ne s'attarde, on l'a vu, ni aux analyses psychologiques, ni aux descriptions.
Il fallait aussi ces phra-
ses brèves et claires dans lesquelles on ne bute sur aucune espèce d'obscurité.
En voici trois exemples.
La scène d'amour muette, si comique
entre Candide et Cunégonde, au premier chapitre, semble tirée d'une pantomime.
Nous voyons très bien les gestes brusques et saccadés des pro-
tagonistes.
Nous n'avons à faire aucun effort d'imagination pour cela,
Voltaire étant, en même temps qu'un conteur-ne, un lllerveilleux metteur
en scène.
Lisons donc ce paragraphe:
Elle rencontra Candide en revenant au château, et
rougit; Candide rougit aussi; elle lui dit bonjour
d'une voix entrecoupee, et Candide lui parla sans
savoir ce qu'il disait. Le lendemain, après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide
se trouvèrent derrière un paravent; Cunégonde laissa
tomber son mouchoir, Candide le ramassa; elle lui
prit innocemment la main; le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacite, une sensibilite, une grâce toute particulière;
leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s'enflam-
- 73 -
mèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. Monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh
passa auppès du paravent, et, voyant cette cause et
cet effet, chassa Candide du château à grands coups
de pied dans le derrière; Cunégonde s'évanouit:
elle fut souffletée par madame la baronne dès qu'elle
fut revenue à elle-même; et tout fut consterné dans
le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles. 1
.
Nous voyons là une accumulation d'actions qui se déroulent à un
rythme accéléré et provoquant notre rire.
Les propositions sont brèves,
parallèles, se limitant,pour les quatre dernières propositions de la deuxième
phrase) à un suj et et à un verbe au passé simple se terminant par "èrent".
Le rythme est de cette façon précipité, peignant d'une manière très suggestive l'égarement fiévreux du désir amoureux.
Voyons le deuxième exemple au chapitre II.
C'est la narration de
l'entraînement militaire de Candide dans l'armée bulgare:
sur le champ les fers au pied et on le mène au régiment.
"On lui met
On le fait
tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette,
coucher en joue, tirer, doubler le pas et on lui donne trente coups de
bâton; le lendemain, il fait l'exercice un peu moins mal, et il ne reçoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui en donne que dix, et
Ü est regardé par ses camarades connne un prodige.". 2 Le rythme haché
des actions est souligné par:1a mécanisation absurde des nombres en
progression descendante trente,
~ingt,
dix.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1: pp. 180-1.
2 Ibid., II:
p. 182.
..
Les punitions corporelles dans les contes suivent d'ailleurs la
tradition des spectacles de marionnettes. Ainsi les " . . . Coups de
pied dans le derrière;"l par lesquels Candide fut chassé du château
de Thunder-ten-tronckh, les ". • • Quatre mille coups de baguette,
,,2 qui lui ont été infligés par le régiment de l'armée bulgare,
les"
Vingt coups de fouet par jour;,,3 donnés à la vieille par
le bo2ard, les ". . • Coups de nerf de boeuf . • ,,4 appliqués sur les
épaules nues de Pang10ss et du fUs du baron sur la galère, les ".
cent coups de latte sur la plante des pieds,
,,5 que le cadi fait
donner au fils du baron.
Et enfin la troisième pantomime.
C'est la scène muette, étonnante
de vie, entre Candide, le précepteur et les écoliers dans le pays de
l'Eldorado:
"Les petits gueux quittèrent aussit6t le jeu, en laissant
à terre leurs palets, et tout ce qui avait servi à leurs divertissements.
Candide les ramasse, court au précepteur, et les lui présente humblement,
lui faisant entendre par signes que leurs altesses royales avaient oublié
leur or et leurs pierreries.
Le magister du village, en souriant, les
jeta par terre, regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup de
surprise, et continua son chemin.".6
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , I:
2 Ibid. , II:
p. 182.
3 Ibid. , XII:
4 Ibid. , XXVII:
p. 203.
p. 251.
5 Ibid. , XXVIII, p. 254.
6 Ibid. , XVII:
p. 215.
p. 181.
- 75 -
Plusieurs scènes dans Candide nous montrent des images successives,
passant l'une après l'autre, sans mouvement continu, qui nous rappellent
étrangement celles de la lanterne magique.
Ainsi la bataille entre Bulgares
et A1bares ("Rien n'était si beau, ••. , une trentaine de mille âmes."l),
l'autodafé de Lisbonne ("Ils marchèrent en procession, . . ., un fracas
épouvantab1e.,,2). Quelquefois, Voltaire suspend l'action et nous présente une image figée, comme si le montreur arrêtait soudain son appareil
sur une plaque.
Ainsi le carnage de la guerre ("Ici des vieillards criDes cervelles étaient répandues sur la terre à
blés de coups, . .
côté de bras et de jambes coupés.,,3), le vaisseau pris dans la tempête
("La moitié des passagers affaiblis, . . ., le vaisseau entr' ouvert. ,,4) ,
l'Inquisiteur apparaissant soudain chez Cunégonde ("Il entre et voit le
fessé Candide, l'épée à la main, un mort étendu par terre, Cun~gonde -,
effarée, et la vieille donnant des conseils. ,,5) .
Une autre technique, qui nous fait penser à celle d'un montreur
qui reviendrait en arrière sur des images, est celle des bilans successifs, des récapitulations rapides.
sieurs exemples.
Comme dans Zadig, on en trouve plu-
Au chapitre IV, Pangloss trace la généalogie de la
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., III:
2 Ibid. , VI:
pp. 190-1.
3 Ibid. , III:
p. 183.
4
Ibid. , IV:
p. 188.
5
Ibid. , IX:
p. 196.
p. 183.
- 76 -
vérole ("Oh! mon cher Candide, • . ., de Christophe Colomb. 111).
Au
chapitre VI, Candide, après l'autodafé, passe en revue tout ce qui lui
est
.,.
arr~ve.
("Passe encore, • . . ,. ren
~ d
tre. Il 2) . Dans le dernier
u eI
ven
chapitre, la vieille fait un retour en arrière sur les misères par 1esquelles ils sont tous passés ("La .vieille osa un jour, • . . , rester
. . a.. ne
lC~
.
r~en
fa~re.
·
11 3 )
•
Et Pangloss fait le résumé de toutes les
catastrophes survenues à Candide ("Et Pang10ss disait quelquefois à
Candide, . • . , vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des
pistaches. II4 ).
L'accumulation des retrouvailles inattendues et invraisemblables
semble aussi une parodie par Voltaire des romans de son temps.
Ainsi
les rencontres inopinées de Candide avec Pang10ss (à 1afin du chapitre
III et au début du chapitre IV page 185), de Candide et de Cunégonde
après l'autodafé à Lisbonne (chapitre III, page 192).
L'Eunuque, dans
le récit de la vieille, se trouve avoir été le musicien de la Chapelle
de Madame la Princesse de Pa1estrine, mère de la vieille (chapitre XII,
page 201).
Candide rencontre Paquette (chapitre XXIV, page 240),
Cacambo (chapitre XXVI, page 247), et reconnaît avec stupéfaction le
fils du baron dans le commandant jésuite du Paraguay (chapitre XIV,
page 208), et le fils du baron et Pang10ss dans les deux bagnards (chapitre XXVII, page 251).
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., IV:
2 Ibid. , VI:
p. 191.
Ibid. , XXX:
p. 257.
4 Ibid. , XXX:
p. 259.
3
p. 186.
- 77 -
Les résurrections miraculeuses sont aussi une satire du goftt de
l'époque:
Pangloss se trouve toujours en vie après avoir été pendu
et disséqué et le fils du baron ressuscite deux fois.
Nous avons déjà vu (page 34 de cet exposé) comment Voltaire arrive
à détacher les personnages de leur propre sort et ne permet pas au lecteur de croire en eux ni d'être trop complètement entraîné à leur suite.
Ce sont les idées qui doivent prédominer.
Jamais les infortunes de
Cunégonde, par exemple, n'ont arraché la moindre larme aux plus sensibles
des lecteurs.
Ce sont là des personnages sans vie qui savent nous rap-
peler, au moment opportun, que les malheurs qui leur arrivent sont pure
fantaisie, qu'ils ne portent pas à conséquence et qu'ils ne faut pas
s'en émouvoir.
qu'est Voltaire.
Les marionnettes ne font qu'obéir à cet aimable montreur
Comment en effet pourrait-on s'attendrir sur un person-
nage comme Cunégonde qui, au milieu de l'exposé à Candide de ses souffrances passées, glisse une réflexion incongrue sur l'incarnat de la peau
nue de ses amants? Comment d'autre part prendre au sérieux un philosophe coureur de jupons comme Pangloss, ou s'apitoyer sur sa mort et sur
celle du fils du baron, quand ils ressuscitent peu après pour les besoins
de la cause, l'auteur ayant décidé qu'ils avaient encore un r6le à jouer.
D'autre part, l'histoire d'amour entre Candide et Cunégonde n'est
ni réaliste, ni psychologique, ni pornographique, comme certains ont
bien voulu le dire.
Elle contient un peu de tous ces éléments mais sa
principale fonction est d'être comique et ne présente d'intérêt que par
les développements qu'elle permet.
C'est l'affirmation sans cesse répé-
tée d'un sentiment immuable, sans nuances, qui n'évolue pas.
Tout le
- 78 -
monde admet, une fois pour toutes, que Candide aime Cunegonde et qu'il
est paye de retour.
Candide n'en a cure.
Cette verité subit de constants dementis, mais
Lorsque Cunégonde, à Lisbonne, (Chapitre VIII,
pages 193-194), fait le récit de ses infidélités à son amoureux, celuici ne démontre ni douleur, ni jalousie, bien que, plus loin (chapitre
IX, page 196), il donne entre autres raisons pour avoir tué Don Issacar
et l'Inquisiteur, celles de la jalousie et de son amour pour Cunégonde:
"
• " Quand on est amoureux, jaloux, et fouetté par l'Inquisition, on
ne se connaît plus.". 1 Mais cela n'est guère convaincant.
De même,
quand Candide apprend que Cunegonde est la maîtresse du gouverneur de
Buenos Ayres, Voltaire ne s'attarde pas longtemps sur son chagrin:
"Ce
fut un coup de foudre pour Candide, il pleura longtemps; enfin il tira
à part Cacambo.".2
Nous avons aussi vu comment Voltaire savait nous entraîner dans
l'agitation trépidante de son action.
ayons envie de l'y suivre.
ne fUt pas monotone.
Mais encore fallait-il que nous
Pour cela, il était nécessaire que la course
Et c'est à cela que Voltaire s'attache sans cesse.
Sous des dehors sans artifices, l'expression de ses récits, apparemment
dépouillée, nous retient sans relâche.
Parmi les nombreux procédes de
l'art voltairien, ceux qui exercent sur notre esprit la plus forte emprise, sont sans contredit l'humour et l'ironie.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., IX:
2 Ibid. , XIX:
p. 223.
p. 196.
- 79 -
Un moyen souvent employé par Voltaire, pour arriver à ce but, est
qU'il exprime intentionnellement d'une manière modérée ce qui, de toute
évidence, est très grave à ses yeux.
Il rapporte fréquemment les abus
les plus atroces ou des absurdités avec une indifférence affectée ou sur
un ton froid, comme si c'étaient les choses les plus naturelles au monde,
(ce qui est souvent le cas d'ailleurs).
Et ce décalage entre la réalité et ce que l'auteur exprime ne peut
qu'impressionner le lecteur. Ainsi le chapitre VI (qui est entièrement
marqué d'humour noir) qui suit le tremblement de terre de Lisbonne, débute par:
"Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois
quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus
efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel
auto-da-fé; il était décidé par l'université de
Co~bre
que le spectacle
de quelques personnes brOlées à petit feu, en grande cérémonie, est un
1
secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.".
Voltaire présente l'autodafé comme une mesure efficace décidée par
les sages du pays pour prévenir un autre séisme.
Par l'absurdité même
de l'idée, qu'il y aurait cause à effet entre une cérémonie religieuse
et un phénomène naturel, l'auteur suggère au lecteur le contraire de ce
qu'il exprime.
L'ironie est encore plus forte dans la deuxième partie
de la phrase avec l'opposition entre le verbe "décidé" et le suj et de
la décision.
Quelle bouffonnerie de penser que les membres de l'univer-
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VI:
p. 190.
- 80 -
sité de Coimbre peuvent agir sur un mouvement naturel comme celui
d'une secousse sismique!
Sous une apparente simplicité, ce petit paragraphe est un chefd'oeuvre de construction en chiasme qui met en relief l'opposition
qu'il contient.
La double antithèse, sous deux formes différentes,
qui se croisent, souligne l'absurde initiative des sages du pays pour
contrôler la marche du phénomène de la nature.
cié à l'ironie.
L'humour est ici asso-
Il y a en effet de l'humour à évoquer " . • . Un bel
auto-da-fé; Il et à y associer
Il
Le spectacle de quelques personnes
brtllées à petit feu, . . • ", contraste violent qui soulève notre esprit
mis en
fac~
de la réalité brutale cachée sous
~s
dehors solennels
d'une ". • . Grande cérémonie • . •III évoquant la liturgie catholique.
On devine la révolte de Voltaire, (et nous nous révoltons avec lui), '
qui cache habilement son indignation, sous la légèreté apparente du ton,
et cet enjouement appliqué à un sujet aussi cruel va nous convaincre'
mieux que ne l'aurait fait une violente diatribe.
Et le récit continue sur le même ton froid et détaché.
De cette
décision, toute gratuite des théologiens de Coimbre, découle l'arrestation de personnes innocentes.
Voltaire s'indigne qu'on ait arrêté
le Biscayen parce qu'il a épousé sa commère, détail dont il a déjà parlé
dans Scarmentado et dont il va reparler dans le chapitre V de L'Ingénu,
et les deux Portugais parce qu'ils ont pratiqué leur rite, rite auquel
il lance une pointe en passant cependant.
Ces exemples condamnent le
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VI:
p. 190.
- 81 -
-.,...... .
fanatisme de l'Inquisiteur mais Voltaire en parle d'une manière si légère que nous nous en apercevons à peine.
Le lecteur sourit de l'absur-
dité des accusations, jusqu'au moment où il en saisit toute la portée,
lorsqu'elles entraînent la mort de ces malheureux qui n'ont fait que
croire en leurs traditions.
Nous en arrivons à Pangloss et à Candide
qui sont liés " . . • L'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté
avec un air d'approbation:".l N'est-il pas révoltant d'arrêter quelqu'un
pour avoir exprimé une opinion, même si celle-ci est aussi absurde que
celle de Pangloss, et encore plus Candide qui n'a même pas parlé mais
écouté avec l'air d'approuver? Voltaire ne le dit pas, il ne fait que
rapporter les faits sans insister.
Il fait confiance à l'intelligence
du lecteur qui interprétera lui-même les faits et tirera seul la conclusion à laquelle il veut le mener.
Humour encore une fois, lorsqu'il parle"
. . Des appartements
d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on n'etait jamais incommodé du
soleil:".2 Voilà une periphrase qu'on ne songerait pas habituellement
à utiliser pour décrire les cachots d'une prison.
D'ailleurs, dans
Scarmentado, il a déjà utilise une périphrase semblable où il est question
d"' . . . Un cachot très frais, meublé d'un lit de natte et d'un beau
crucifix.".
3
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VI:
2 Ibid., VI:
p. 190.
3 Ibid., p. 163.
p. 190.
- 82 -
Nous voilà arrivés au jour fatidique de l'autodafé, sans que Voltaire
se soit arrêté à nous décrire les souffrances des deux prisonniers pendant ces huit jours.
Bel exemple de la manière de Voltaire, toute de
rapidité, qui rapporte les événements les uns à la suite des autres, sans
détails ni conunentaires:
"Huit jours après ils furent tous deux revêtus
d'un san-benito • . . , et les flammes étaient droites .... l
Là, le récit
devient pittoresque et notre imagination en est frappée, bien que les
détails n'en soient pas très clairs.
Le passage entier est un mélange
de solennité et de burlesque inimitable.
On atteint le sonunet du grotes-
que, quand Candide est " •.• Fessé en cadence, pendant qu'on chantait;".
Le lecteur sourit de nouveau, en confiance, quand lui est assenée une
réalité des plus cruelles.
Les trois honunes bralés, Pangloss pendu,
..
Quoique ce ne soit pas la coutume.II~ ajoute Voltaire conune en pas-
sant.
Nous voilà au comble de l'horreur,
aprè~
un récit des plus plai-
sants, et d est le moment que choisit l'auteur pour laisser tomber sans
transition cette remarque:
ilLe même jour, la terre trembla de nouveau
avec un fracas épouvantable.",4 qui accable de ridicule ces inquisiteurs
criminels.
Ainsi sous une apparente simplicité nous sont apparus dans ce court
chapitre toute une série de procédés, mais Voltaire les utilise d'une
manière si subtile qu'on ne peut en démonter tout le mécanisme.
1
Voltaire, Romans et contes, VI:
2
Ibid. , VI:
p. 191.
3
Ibid. , VI:
p. 191.
4
Ibid. , VI:
p. 191.
p. 190.
2
- 83 -
De même qu'il s'exprime avec modération alors qu'il n'en pense pas
moins, Voltaire utilise aussi l'hyperbole et l'exageration dans ses propos.
Ainsi il emploie intentionnellement des superlatifs dithyrambiques
comme "le plus beau des
ch~teaux",
"le meilleur des mondes", "le plus
grand philosophe de toute la terre".
Et la manière dont il les repète
encore et encore, tout le long du conte, les rend encore plus frappants.
L'opposition inattendue est aussi employée efficacement.
dats bulgares félicitent Candide:
votre gloire est assuree.'
'"
Les sol-
• . Votre fortune est faite, et
On lui met sur le champ les fers aux pieds
et on le mène au regiment.".
Là, le troisième jour de l'exercice mili-
taire, ne recevant que dix coups de
b~ton,
". • . Il est regardé par
ses camarades comme un prodige.". 1
Commentant la bataille entre le roi des Bulgares et celui des Abares,
Voltaire obtient un effet impressionnant par la simple juxtaposition de
deux mots contrastants:
"
Boucherie héroique.". 2
Similaire est le moyen conduisant à une conclusion surprenante.
Ne citons que quelques-uns parmi les nombreux exemples:
Bulgares lui accorda sa
gr~ce
"Le roi des
avec une clemence qui sera louee dans
tous les journaux et dans tous les siècles.".3 Ca cambo renseigne Candide sur le gouvernement "admirable" du Paraguay:
"Los Padres y ont
tout, et les peuples rien; c'est le chef-d'oeuvre de la raison et de
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., II:
2 Ibid., III:
3 Ibid., II:
p. 183.
p. 183.
p. 182.
- 84 -
la justice.".l Candide s'enfuyant du Paraguay après avoir tué le frère
de Cunégonde se désespère: "A quoi me servira de prolonger mes misérables jours, puisque je dois les traîner loin d'elle (Cunégonde) dans les
remords et dans le désespoir?".2 Et vient la conclusion inattendue et
pour le moins surprenante:
"Et que dira le Journal de Trévoux?". 3
Le rapport logique, mais absurde, est aussi un de ses moyens favoris.
Nous avons déjà cité le "car" qui relie le baron tout puissant à
son château qui ". • • Avait une porte et des fenêtres." (page 68 de mon
étude).
"Les nez ont été faits pour porter des lunettes; aussi avons-
nous des lunettes.
Les jambes sont visiblement instituées pour être
chaussées et nous avons des chausses ll • 4 Et maître Pangloss continue
sur la même veine dans tout le paragraphe, page 180 du premier chapitre,
tirant des conclusions dignes de M. de la Palisse.
Et pourtant il, est
institué " . . . Le plus grand philosophe de la province, et par conséquent
de toute la terre.". S
Tout le long du conte, il y a des trouvailles heureuses telles que:
"
. Nous ferons bonne chère; mangeons du jésuite, mangeons du jésuite.",6
l Voltaire, Romans et contes, op. cit. , XIV, p. 207.
2 Ibid. , XVI:
p. 211.
p. 211 .
~
.,.
Ibid. , XVI:
4
Ibid. , I:
p. 180.
S
Ibid. , I:
p. 180.
6 Ibid. , XVI:
p. 212.
- 85 -
comme on dirait:
mangeons du jambon.
Ayant raté le fils du baron dans
son combat anterieur, Candide le menace:
"Je te retuerais .•• ".1
L'or et les bijoux de l'Eldorado sont réduits à ce qu'ils sont, c'està-dire du sable jaune et de jolis cailloux et cela est plus efficace
que si Voltaire s'etait livre au plus long des raisonnements.
Et enfin, tout le long de ses contes, ce qui rend la prose de
Voltaire inimitable, ce sont ses phrases incisives, courtes où les mots
de liaison sont supprimes, ce qui donne à ses récits cet effet frappant
de rapidite,de clarte et de concision qui fait l'admiration de tous.
Jeannot et Colin (1764)
Comme le nom des personnages l'indique (Jeannot le fils, Jeannot
le père et Jeannotte la mère), les trois Jeannot ont éte conçus sur le
même moule.
Ils sont trois varietes du même specimen.
Voici ce que l'auteur nous dit sur leur portrait physique:
"Jeannot
et Colin etaient fort jolis pour des Auvergnats.".2 "Monsieur Jeannot
était bien fait, sa femme aussi, et elle avait encore de la fraîcheur.".3
Ils suivent tous les trois la même conduite et ont le même trait de
caractère ridicule:
la vanite.
Ce caractère unique incarné dans trois
personnages différents est d'un effet comique.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., XXIX:
2 Ibid., p. 283.
3 Ibid., p. 284.
p. 255.
- 86 -
'"
Comme Candide, Jeannot et ses parents seront formes par l'experience.
C'est d'elle que Jeannot recevra, bien ma1gre lui, son education et la
leçon qu'en tire toute la famille se trouve dans la conclusion mora1isatrice de ce petit recit: '''Et Jeannot le père, et Jeannotte la mère, et
Jeannot le fils, virent que le bonheur n'est pas dans la vanite.". 1 La
formation de Jeannot se fait en deux temps, d'abord academique puis sentimenta1e.
Tout le long de son education, le precepteur est represente
comme ayant des manières mais pas de science:
". • • Un homme de bel
.
Le gracieux ignorant, . • " , 3
air, et qui ne savait rien.", 2 "
"L'aimable ignorant • . . ".4 Une fois son instruction terminee, Jeannot
" . . . Acquit l'art de parler sans s'entendre, et se perfectionna dans
1'habitude de n'être propre à rien.".
5
Double antithèse où la deuxième
expression de chacune d'elles detruit la première.
Commence alors la seconde etape de sa formation:
l'intrigue amou-
l ·1 t'"e, . . .,,6
reuse avec 1a " .•• J eune veuve d
e qua
. Le d'"enouement en
aurait pu être tragique, mais Voltaire evite soigneusement l'effet dramatique en passant très rapidement sur les reactions emotives des protagonistes.
Il distrait d'abord le lecteur du serieux de la situation de
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 290.
2 Ibid. , p. 284.
3
Ibid. , p. 285.
4 Ibid. , p. 286.
5 Ibid. , p. 287.
6 Ibid. , p. 287.
- 87 -
le mère par l'allitération des "s":
~ans con~ola!ion,
~ouvenir
...
~a
de
depen~es.".
1
qu'au passé:
"~a
mère était
noyée dans les larmes; il ne lui
fortune, de
~a
beauté, de
~es
~eule, ~ans ~ecours,
re~tait
fautes, et de
rien que le
~es
folles
Ensui te, il ne fait allusion aux lamentations du fils
"Après que le fils eut longtemps pleuré avec la mère,
il lui dit enfin:
"Ne nous désespérons pas; ",.2
Enfin, nous assistons à un renversement de situation assez comique
.de Jeannot et de Colin.
L'Ingénu (1767)
Voltaire tire les rideaux de scène sur un gai décor.
L'ambiance
joyeuse du premier paragraphe:
Un jour saint Dunstan, Irlandais de nation et saint
de profession, partit d'Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les côtes de France, et arriva par
cette voiture à la baie de Saint-Malo. Quand il fut
à bord, il donna la bénédiction" à sa montagne, qui
lui fit de profondes revérences et s'en retourna en
Irlande par le même chemin qu'elle était venue. 3
met en effet en éveil le sens de l'humour du lecteur et l'avertit que
l'auteur va s'en prendre cette fois à la religion.
Le milieu où va évoluer l'Ingénu est ridiculise avant même qU'il
n'y soit introduit.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 288.
2 Ibid., p. 288.
3 Ibid., I:
p. 323.
- 88 -
L'abbé de Kerkabon lit la Sainte Ecriture mais n'y croit pas.
"Le
prieur, déjà un peu sur l'âge, ••. : aussi tout le monde disait du
bien de 1ui.". 1 "Un très bon ecc1ésiastique,,2 est ironique à cause de
ce qui suit, l'allusion à l'amour que lui portent ses voisines étant
évidente et "bon" signifiant ici typique de sa profession.
L'antithèse
"las" et "s'amusait" condamne l'abbé avec le renversement des valeurs
correspondant à Saint Augustin et à Rabelais et la conjonction "aussi"
fustige ses paroissiens qui l'estiment pour cette préférence.
Dans la description de sa soeur, Mademoiselle de Kerkabon, un peu
plus loin, Voltaire donne deux traits incompatibles "Elle aimait le
plaisir • • ." et ". . . Etait déyote." comme équivalents et souligne
'~demoise11e
ainsi son caractère hypocrite:
de Kerkabon, qui n'avait
jamais été mariée, quoiqu'elle eat grande envie de l'être, conservait
de la
.~f:Eâ.îcheur
à l'âge de quarante-cinq ans; son caractère était bon
et sensible; elle aimait le plaisir et était dévote.". 3
De l'Ingénu, Voltaire nous fait le portrait type de l'homme de
la nature, du "bon sauvage":
"
Un jeune homme très bien fait qui
s'élança d'un saut par-dessus la tête de ses compagnons,
., sa fi-
gure et son ajustement attirèrent les regards du frère et de la soeur.
Il était nu-tête et nu-jambes, les pieds chaussés de petites sandales,
le chef orné de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serràit
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1: p. 323.
2 Ibid. , p. 323.
3 Ibid. , p. 323.
\' -
- 89 -
une taille fine et dégagée; l'air martial et doux. • . Et tout cela
d'un air si simple et si naturel que le frère et la soeur en furent
charmés.". l Ainsi, dès la première rencontre, nous sommes confrontés
avec lui, alors qu'il fait pour ainsi dire irruption de son bateau dans
la civilisation.
Son introduction est soudaine et naive, semblable à
son caractère.
Comme tous les autres héros de Voltaire qui n'ont, au début du
conte, aucune personnalite, le manque d'artifices de l'Ingénu (dont
l'adjectif-surnom se rapprochant de celûi de Candide suffirait à décrire
le caractère), permet aux influences extérieures de le marquer au point
de vue civilisation et éducation mais le rend aussi capable, grâce à la
supériorité de son sentiment intuitif dans le domaine religieux, d'imprimer sa propre influence sur les autres.
trois étapes.
Son éducation se fera en
D'abord à Saint-Malo où il devra observer certaines
coutumes sociales et religieuses.
Ensuite pendant son séjour en prisün
où il sera enfermé avec un Janséniste et où ils s'éduqueront mutuellement,
Gordon enseignant au Huron à développer son potentiel intellectuel et
esthétique et le Huron convertissant le Janséniste à un point de vue
religieux plus tolérant.
Enfin l'Ingénu complète son éducation après
la mort de Mademoiselle de St-Yves en apprenant à se conduire stoiquement
et en s'intégrant complètement à la société.
Ains~,
ces forces opposées, qui se heurtaient au début du conte,
représentées par la société et le bon sauvage, arrivent à un accord
l
Voltaire, Romans et contes, op. cit., I:
p. 324.
-------~---------------------------------
- 90 -
harmonieux à la fin du récit, le bon sauvage ayant été en définitive
civilisé mais ayant réussi à changer bénéfiquement les impératifs sociaux qui l'ont transformé.
La franchise et la sincérité du bon Huron contrastent violemment
avec l'hypocrisie du troupeau à une voix que forme la société de SaintMalo.
Leur caxactère de moutons de Panurge est souligne par les repe-
titions qu'affectionne Voltaire:
"
Tout le monde répetait 'Ni père,
ni mère! ",.1 "Nous le baptiserons, nous le baptiserons, disait la
Kerkabon • •.
Toute la compagnie seconda la maîtresse de maison; tous
les convives criaient:
-
'Nous le baptiserons!".
2
Le personnage ridicule
du bailli, père du rival de l'Ingenu, qui apparaît à intervalles réguliers avec ses questions tout au long du conte, est une veritable machine
...a 1nterroger
.
...
" • •. Sa f ureur d
·
,,3
ne pouvant repr1IDer
e quest10nner,
. . '}
et nous fait un peu penser à la machine à raisonner qu'etait Pangloss.
"Monsieur le bailli, qui s'emparait toujours des etrangers dans quelque
maison qu'il se trouvât et qui etait le plus grand questionneur de la
province, lui dit en ouvrant la bouche d'un demi-pied: 'Monsieur, comment vous nommez-vous?",. 4 Et Voltaire lui applique, de même qu'aux
autres protagonistes des contes, une étiquette:
"L' interrogant bailli"
(chapitre l, page 326, répété au chapitre XII, page 359, et varie legère-
l Voltaire, Romans et contes, op. cit., I:
2 Ibid. , I:
p. 328.
3 Ibid. , I:
p. 327.
Ibid. , I:
p. 325.
4
p. 326.
- 91 -
ment au chapitre IV, page 336 "Le bailli, toujours
interro~ant
interro~ant
..
." ,
ainsi orthographie).
Bien que l'Ingenu soit, de tous les contes de Voltaire, le recit
où l'intrigue est la plus consistante, l'auteur n'a jamais voulu nous
presenter des personnages d'une densite suffisante, susceptibles d'eveil1er et de garder notre interêt.
Ils sont toujours, exception faite de
Mademoiselle de Saint-Yves, des silhouettes, des fantoches sans expression de physionomie, sans profondeur psychologique, evoluant dans une
intrigue dramatique sans beaucoup de vraisemblance.
membres de la societe de Saint-Malo sont ridiculises.
L'Ingenu et les
Le Huron raisonne
logiquement mais sur de fausses premisses fournies par ceux-là mêmes qui
veulent l'instruire en lui donnant à lire le nouveau testament.
C'est
ainsi qu'il veut se faire circoncire puis baptiser nu dans la rivière,
comme il l'a lu dans la Bible, et cela donne lieu à des situations cocasses qui font l'atmosphère joyeuse de cette première partie du conte.
Cette ambiance se prolonge avec la scène où le sauvage veut epouser
Mlle de
Saint~Yves
"à la Huronne" et avec la suivante où il menace de
mettre le feu au couvent où se trouve celle qu'il aime, cette " . • . Espèce de prison où l'on tenait les filles renfermees, . . • ",1 donnant
l'occasion à Voltaire de condamner un des rites de la liturgie catholique,
par la bouche de Mlle de Kerkabon qui ". • • Disait en pleurant qu'il
2
avait le diable au corps depuis qu'il etait baptise.".
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VI:
2 Ibid., VI:
p. 341.
p. 341.
- 92 -
Une atmosphère comique a donc regne dans les incidents vecus à
Saint-Malo (chapitres l à VIII) et dans les aventures survenues anterieurement à l'arrestation du heros (chapitre IX).
le ton change.
Tout de suite après,
Le recit de son emprisonnement avec Gordon est traite
avec serieux (chapitres X à XII). "Le reste du conte, touche par la
tragedie de la mort de Mlle de Saint-Yves, se termine sur une note
presque euphorique.
L'Ingenu, comme les autres contes de Voltaire,
reste un récit philosophique, malgré son sous-titre "L'Histoire veritable" et l'intrigue romanesque y est toujours subordonnee à la mise en
valeur de quelques idées.
Comme dans Zadig et dans Candide, l'Ingénu,
recherchant sa bien-aimée, est transporté dans différents milieux dont
il fait la satire.
On ne s'émeut pas outre-mesure des mésaventures du héros ou des
malheurs de l'héroine, quoique Voltaire fasse de Mlle de Saint-Yves une
victime vraie.
Il l'autorise à prendre son rôle au sérieux au point
d'en mourir, lui permettant ainsi de se réhabiliter.
Le récit de sa
mort, tout de simplicité et de gravité, réussit à nous émouvoir et on
ne peut s'empêcher de faire un parallèle, tout à l'honneur de Voltaire,
avec celui de la mort mélodramatique de Julie dans La Nouvelle Héloise
de Rousseau.
Cependant, le drame, qui menace le dénouement, est détourné par le
détachement de l'amoureux après la mort de sa bien-aimée et la tragédie
s'en trouve ainsi rétrospectivement adoucie.
Comme dans Zadig et dans Candide, les personnages à la fin du conte,
sont réunis et ils se trouvent tous enrichis de leur expérience.
L'impres-
- 93 -
sion finale est euphorique, les personnages pouvant s'estimer heureux
de pouvoir dire "Malheur est bon à quelque chose.", alors que beaucoup
d'honnêtes gens de par le monde ne peuvent que dire "Malheur n'est bon
à rien!".l
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., XX:
p. 381.
1"
,
CHA PIT RE" "II:
,
SCHEMATISATION DANS LES CONTES DES DIX DERNIERES ANNEES
DE LA VIE DE VOLTAIRE
~
~
1768 à 1775
Il est frappant de constater, comme l'a si bien souligné Van den
Heuyel,
1
que dans les contes des dernières années de la vie de Voltaire,
le lien qui faisait l'unité entre la réalité et la fantaisie disparaît,
la fiction existant pour elle-même ou comme prétexte commode pour l'auteur de faire la propagande de ses idées philosophiques ou autres.
l - La Princesse de Babylone (1768)
Ce roman fait partie du premier groupe de contes où le héros, simpIe témoin, ne porte pas de jugements sur les situations qu'il rencontre
au cours de ses voyages, comme nous l'avons vu aussi pour Scarmentado.
Mais ici, le conteur, sans aucun souci de vraisemblance, laisse libre
cours à la fantaisie du monde merveilleux de l'Orient, ce qui lui permet
de critiquer la société contemporaine sous le couvert de coutumes orientales et à la faveur des voyages de deux Orientaux dans le monde.
La longue description de la magnificence du palais de Bélus, (qui
contraste avec la sobriété des décors, habituelle dans les contes de
Voltaire), s'étendant sur presque toute une page du chapitre l (page 449),
prépare à l'apparition de Formosante dont la beauté insurpassable justifie le nom:
"On sait que son palais et son parc (de Bélus) ,
. ces antiques mer-
veilles.".2
1 Jacques Van den Heurel, Voltaire dans ses contes (Paris:
Armand Colin, 1967), p. 319.
2 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1:
p. 449.
édition
- 96 -
En décrivant Formosante, Voltaire l'associe à la fable, en faisant
d'elle le modèle d'objets d'art authentiques.
"Ce fut d'après ses
portraits et ses statues que dans la suite des siècles Praxitèle sculpta
son Aphrodite et celle qu'on nomma la Vénus aux belles fesses.
.
différence, 0 ciel! de l'original aux copies!".
1
Quelle
Le lecteur, étant
obligé de reconnaître les copies, ne peut pas rejeter l'authenticité de
l'original, qui pourtant n'existe pas, comme il ne peut pas nier que
Vénus avait de "belles fesses.".
L'arrivée du héros Amazan est, de même, préparée par une serie de
conditions qu'il aura à remplir pour obtenir la main de la belle princesse, conditions qu'il remplira le moment venu:
"I1 était dit encore que
le bras qui aurait tendu cet arc tuerait le lion le plus terrible et le
plus dangereux qui serait lâché dans le cirque de Babylone.
pas tout:
Ce n'etait
le bandeur de l'arc, le vainqueur du lion devait terrasser
tous ses rivaux; mais il devait surtout avoir beaucoup d'esprit, être
le plus magnifique des hommes, le plus vertueux, et posséder la chose
la plus rare qui fftt dans l'univers entier.". 2
La plus pure fantaisie règne quand le conteur fait parler un oiseau,
en fait le confident de l'héroine, tout au long du conte, et le fait
ressuscl."t er. 3
1 Voltaire, Romans et contes, I:
2 Ibid. , I: p. 450.
3 Ibid., IV: p. 471.
p. 450.
-
- 97 -
Voltaire, s'évertuant à nous convaincre par des preuves absurdes
de la vérite historique de sa Babylone et de ses heros fictifs, n'a
d'autre intention que 'de nous faire rire:
parler d'Amazan.
"Elle passa toute la nuit à
Elle ne l'appelait plus que son berger; et c'est
depuis ce temps-là que les noms de berger et d'amant sont toujours
employes l'un pour l'autre chez quelques nations.".l Voltaire revèle
soit-disant l'origine du mot berger, et Amazan étant un berger en plus
d'être l'amant de Formosante, la fiction inventee par l'auteur est
pourtant confirmee par les faits.
Lorsque les rivaux défaits par Amazan déclarent une guerre à
à Belus qui leur a manque d'égards, le conteur déclare:
~ort
"L'Asie allait
être désolée par quatre armées de trois cent mille combattants chacune.
On sent bien que la guerre de Troie, qui etonna le monde quelques siècles
après, n'était qu'un jeu d'enfants en comparaison; mais aussi on doit
considérer que dans la guerre des Troyens il ne s'agissait que d'une
vieille femme fort libertine qui s'etait fait enlever deux fois, au lieu
qu'ici il s'agissait de deux filles et d'un oiseau.".
2
.'
Il en appelle
au lecteur pour affirmer que la guerre de Troie "n'était qu'uT, jeu d'enfants" comparée à cette bataille.
La preuve en est sa cause JIloins se-
rieuse, et cette preuve, qui n'a aucun sens, donne l'illusion de la vérité
par sa forme, parachevee par les nombres qui représentent les causes des
deux guerres:
l
"une vieille femme", "deux fois" s'opposant à "deux filles",
Voltaire, Romans et contes, op. cit., IV: p. 465.
2 Ibid., IV:
p. 468.
--------: 1
,
- 98 -
"un oiseau".
comique.
Cette répétition de nombres par son absurdité a un effet
Voltaire emploie d'autres moyens pour faire accepter cette
Babylone où il a transposé les maux de son temps.
Par exemple, en as-
sumant que le lecteur est au courant de certains faits qu'il ne connaît
pas en réalité.
Dans le passage, chapitre XI, page 508 ("Chacun sait,
., les Ethiopiens d'Egypte."), il emploie les expressions "Chacun
sait", "On se souvient".
Puis il poursuit:
"Ces prodiges ne sont-ils
pas écrits dans le livre des chroniques d'Egypte? La renommée a publié
de ses cent bouches . . . ".
Le lecteur s'aperçoit que l'ancienne Baby-
lone utopique représentée par l'auteur dans ce conte, contient les maux
de la société présente de son pays.
Bélus et les rois qui concourent
pour obtenir la main de Formosante sont la représentation vivante des
institutions dont Voltaire veut faire la satire:
le pouvoir absolu de
la monarchie, la noblesse de naissance, la bigoterie et la superstition
de la religion, la guerre.
L'auditoire français du XVIIIe siècle pou-
vait rire de ses propres institutions puisqu'elles étaient déguisées et
transposées dans un pays fictif.
Lorsque le phénix parle du pays uto-
pique des Gangarides, terre d'origine de son maître, la société contemporaine de Voltaire est encore plus dépréciée, puisque la Babylonie lui
est inférieure et que le XVIIIe siècle français est lui-même inférieur
à la Babylonie.
Les maux présents sont encore transposés dans le passé quand Amazan
passe en revue tous les pays viSités à;
~a_:faveut.de,_sa
fuite:.' . LHntr.:i:gue entre
Formosante et Amazan se déroule parallèlement à cette revue.
Leurs re-
lations, sentimentales sont purement théoriques en ce sens que le conteur
- 99 -
ne fait qu'en parler sans les réunir.
Il arrive ainsi à créer une impres-
sion d'impersonnalisation nécessaire à l'atmosphère comique du récit.
Si
le lecteur était pris par les réactions affectives des personnages, il ne
serait pas porté au rire. Il y a ainsi une oscillation constante dans
les rapports Amazan - Formosante qui se déplacent parallèlement sans jamais se rencontrer.
Formosante, se rendant de pays en pays, à la pour-
suite d'Amazan, est toujours sur le point de le retrouver mais n'arrive
jamais tout à fait à temps.
Il se produit alors, dans les scènes précé-
dant et succédant à celles où Amazan observe les coutumes des pays où il
se trouve, un mouvement continuel de fluctuation dft à leurs déplacements
parallèles, d'un effet des plus comiques.
la frustration constante de Formosante.
Cet effet est aussi créé par
Amazan est tenu constamment hors
de sa portée et c'est quand elle pense l'atteindre, que Voltaire l'éloigne
encore plus.
Au chapitre X, il se produit une volte-face dans leur attitude.
Formosante arrive à joindre Amazan mais à un moment inopportun, alors
qu'il succombe en France aux avances d'une "fille d'affaire".1 Il y a
alors une répétition de l'action mais, cette fois, les rôles sont renversés.
C'est Formosante qui fuit, indignée de l'infidélité de son amou-
reux, et Amazan qui la poursuit.
Encore une fois, ils sont ridiculisés.
Dans la scène de réconciliation (chapitre XI), le lecteur est enfin
témoin de leur première rencontre.
Mais même quand ils sont finalement
en présence l'un de l'autre, ils donnent l'impression de se livrer à des
l Voltaire, Romans et contes, op. cit., X:
p. 498.
- 100 -
soliloques, quand "le roi de la : Bétique" leur demande quels sont leurs
projets.
"Pour moi, dit Amazan, mon intention est de retourner à Baby-
lone, . • . , et de demander à mon oncle Bé1us ma cousine issue de germaine, l'incomparable Formosante, à moins qu'elle n'aime mieux vivre avec
moi chez les Gangarides.
- Mon dessein, dit la Princesse, est assurément
de ne jamais me séparer de mon cousin', issu de germain.". 1 En substituant
au nom de l'autre "ma cousine issue de germaine", répété sous la forme
"mon cousin issu de germain", et en en parlant à la troisième personne,
le voeu d'amour mutuel et éternel est parodié, et chacun d'eux démontre
le contraire de ce qu'il veut prouver.
Mais cette poursuite d'Amazan par Formosante puis de Formosante par
Amazan, a aussi peu de consistance que leur beauté incomparable ou leur
très grand amour.
Elle est un prétexte commode pour Voltaire de faire
voir du pays au héros pour qu'il puisse en faire la critique.
Amazan, constamment poursuivi par Formosante, se rend d'abord dans
les pays lointains ou utopiques comme la Chine, la
Scytlii~l'empire
des
Cimmériens, la Scandinavie, le pays des Sarmates et celui des Bataves.
Comme ses héros ne peuvent pas tous les visiter, le narrateur se substitue quelquefois à eux pour leur fournir les informations qui leur manquent.
Ainsi Amazan, ne connaissant pas les pays méridionaux, en parle par la
bouche de Voltaire, qui les voit cependant sous un angle particulier,
celui de son personnage d'origine orientale:
"On avait banni dans tous
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., XI:
p. 505.
------------------.-._-
--. _
..
_---------------
- 101 -
ces Etats un usage insensé, qui énervait et dépeuplait plusieurs pays
méridionaux:
cette coutume était d'enterrer tout vivants, dans de vas-
tes cachots, un nombre infini des deux sexes éternellement séparés l'un
de l'autre, et de leur faire jurer de n'avoir jamais de communication
Cet excès de démence, accrédité pendant des siècles, avait
.
1
dévasté la terre autant que les guerres les plus cruelles.". Etant
ensemble.
une créature de bon sens fabriquée par Voltaire, Amazan assimile les
monastères qui lui sont inconnus à une forme de punition analogue, existant en Orient, qui est d'enterrer vivants les criminels.
Sa conclusion
est à la fois logique et absurde, et le mode de vie des monastères se
trouve ainsi ridiculisé.
Puis Amazan est introduit dans des pays plus proches de la réalité
où existent certains abus: Albion (Angleterre), Gaule (France), Italie
et Espagne.
Les personnages, que le héros rencontre alors, sont les re-
présentants humains de quelque caractéristique de la nation en question.
Ils sont ainsi la matérialisation d'un trait de caractère à l'exclusion
de tous les autres, de sorte qu'ilS sont à la fois vrais et faux, par
conséquent comiques.
"Milord Qu'importe" est le seul personnage qui pa-
raisse reel parmi les representants des différents groupes ethniques decrits.
Tout en lui contribue à donner une impression d'incarnation meca-
nique du sang-froid et du flegme britanniques, et pourtant le bonhomme
semble anime d'une vie propre.
Cette impression de mecanisation resulte
du nom incongru que lui donne Voltaire, de ses apparitions intermittentes
(comme celles de ces pantins
articulés~
qu'on fait surgir de leur boîte
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VI:
'---
p. 484.
- 102 -
en l'ouvrant), de son sens de l'humour très particulier devant certains
incidents de la vie.
Ainsi il démontre un flegme très britannique lors
de sa panne, au cours de sa rencontre avec Amazan,et à la découverte de
la tentative d'adultère de sa femme.
Les Italiens sont vus seulement sous le jour que veut bien leur
donner Voltaire.
Le~. ~énitiens
sont présentés comme des séducteurs
masqués possedant ". . . Douze mille filles enregistrées . . . ,,1 (des
filles publiques). A Rome, les membres du clergé sont castrés ou pervertis, les Français sont livrés à l'hédonisme, les Espagnols sont tous
victimes de l'Inquisition.
La fonction d'observateur d'Amazan est prise en charge par les
porte-parole des pays qu'il visite et il en résulte une sorte de dédoublement du personnage qui révèle en même temps son identité avec Voltaire.
Ainsi en Angleterre, le membre du Parlement utilise le vocabulaire
d'Amazan en désignant le Pape comme " •• ~ Le Vieux des sept montagnes:".2
Un prêtre de Rome répond à la question d'Amazan, à savoir s'il y avait
encore une production de chefs-d'oeuvre artistiques aussi beaux que ceux
des musées:
"Non, Votre Excellence, lui répondit un des ardents; mais
nous méprisons le reste de la terre, parce que nous conservons ces raretés. Nous sommes des espèces de fripiers qui tirons notre gloire des
vieux habits qui restent dans nos magasins." 3 C'est ainsi qu ' aurait
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., IX:
2 Ibid., VIII:
3 Ibid. , IX:
p. 488.
p. 493.
p. 491.
- 103 -
répondu un homme de bon sens comme Voltaire.
Deux
r~tUïes
contradic-
toires, celle de Voltaire et celle du prêtre, sont de cette façon mêlées
en une, la soi-disant défense du catholicisme par le prêtre étant en
réalité la condamnation de sa religion par les esprits critiques.
Il
n'y a pas en fait de jugement direct et explicite, mais le lecteur intelligent se chargera de condamner le prêtre et la religion.
Amazan compare
Rome et Venise:
"J'ai vu une ville où personne n'avait son visage; en
voici une autre où les hommes n'ont ni leur voix, ni leur barbe .... l Ces
observations sont fondées sur des faits:
à Venise, Voltaire a été témoin
de l'usage du masque,à Rome il a vu des moines castrés, mais la généralisation, englobant tous les habitants des deux villes, n'en demeure pas
moins absurde.
Le double rôle d'Amazan constitue l'unité du conte.
Ses observations}
au nom du bon sens)sur les différents paysiprovoquent la condamnation
par le lecteur de leur objetJet sa situation comique par rapport à Formosante fait qu'on ne s'ennuie pas en suivant ces deux actions parallèles.
II - Dans les contes du deuxième groupe composés à la fin de la vie de
Voltaire, les personnages semblent les acteurs d'une comédie dont l'action
se termine plus ou moins à son point de départ.
Comme il n'y a pas de
solution au bonheur humain, le lecteur a l'impression que le conteur ne
l Voltaire, Romans et contes, op. cit., IX:
p. 492.
- 104 -
l'a conduit nulle part, bien qu'il y ait eu une illusion de progression.
Ce caractère de gratuité dans l'action montre que' le narrateur a seulement
voulu s'amuser en nous divertissant.
.
Le Taureau blanc (1774)
Si l'allégorie est représentée seulement par un oiseau dans La Princesse de Babylone, toute une ménagerie fait vivre la fable dans Le Taureau
blanc.
En plus des animaux, on voit évoluer,'connne le dit Van den Heuv.el,l
le plus naturellement et le plus familièrement du monde, tous les mythes,
dieux et prophètes des religions judaique et egyptienne.
Le fantastique
et la fantaisie la plus débridée règnent tout le long du conte.
En faisant
appel à l'allégorie et au symbolisme, Voltaire évite peut-être la censure
et flatte l'élite intellectuelle en lui donnant l'impression d'appartenir
à une minorité privilégiée partageant un savoir spécial.
Connne l'épître
dédicatoire de Zadig avait averti le lecteur qu'il se trouvait en présence
d'un". • . ouvrage qui dit plus qu'il ne semble dire.", 2 dans Le Taureau
blanc, Amaside proclame sa préférence pour l'espèce de conte qui ". . . Sous
le voile de la fable, •.• , laissât entrevoir aux yeux exercés quelque verité fine qui échappe au vulgaire.".3
1 Op. cit., p. 321.
2 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 29.
2 Ibid., IX:
p. 583.
- 105 -
Passons en revue les personnages et leur signification allégorique
dont parle Dorothy McGhee. l La princesse Amaside est amoureuse du roi
Nabuchodonosor métamorphosé en Taureau blanc, incarnant l'Amour mais aussi
la Vanité.
Le roi Amasis (personnifiant l'Egoisme), qui a usurpé le trône
de l'amoureux de sa fille, a défendu à cette dernière sous peine de mort
de prononcer le nom de Nabuchodonosor.
Le taureau est gardé par la pytho-
nisse d'Endor et tout un troupeau d'animaux dont le serpent symbolisant
la tromperie, l'ânesse l'entêtement, le poisson la prudence, le chien
la jalousie, le bouc l'expiation, le corbeau la calomnie, le pigeon la
paix.
La pythonisse les présente tous, sauf le taureau, à son "collègue"
Mambrès, ancien grand mage et eunuque d'Egypte, qui sauvera Amaside et
son taureau du sacrifice.
Le détachement des principaux personnages, Amaside, Amasis, Mambrès
et Nabuchodonosor, provient de leur dédoublement donnant l'impression
qu'ils ne font que jouer le rôle qu'on leur a assigné.
Amaside se détache comiquement d'elle-même pour evaluer sa propre
situation, quand elle demande à la vieille de lui vendre son taureau:
2
"Mais je suis fille à tomber malade de vapeurs • • .", et quand elle
s'adresse au serpent qui essaie vainement de la distraire avec ses contes:
"Vous sentez .9.,u 'une fille .9.,ui
~raint
de voir avaler son amant E.ar un
1 Dorothy Madeleine McGhee, Volterian narrative devices as considered
in the author's Contes philosophiques
(Menasha, Wisconsin: George Banta Publishing Company, 1933).
2 Voltaire, Romans et contes, op. cit., II:
p. 563.
- 106 -
gros E,oisson, et d'avoir elle-même le E,.ou E,.ouE,é E,ar son E,r0E,re Eère, a
besoin d'être amusée;". 1 Se dedoub1ant curieusement, elle parle d' ellemême .à la troisième personne, ce qui met une certaine distance entre
elle et ces catastrophes imminentes dont elle parle froidement.
tération des lettres
~
L'alli-
et E, attire l'attention du lecteur sur la forme
plutôt que sur le fond de l'énonce qui aurait risqué d'être attristant.
Amasis porte toujours le masque de roi et n'agit pas en père:
"
• Vous avez crié Nabuchodonosor!
Il est juste que je vous coupe
le cou.".2 Et la princesse ayant demandé du temps pour pleurer sa virginité:
"Cela est juste, dit le roi Amasis; c'est une loi établie chez
tous les princes éclairés et prudents.
Je vous donne toute la journée
pour pleurer votre virginité, puisque vous dites que vous l'avez.
Demain,
qui est le huitième jour de mon campement, je ferai avaler le taureau
blanc par le poisson, et je vous couperai le cou à neuf heures du matin.,,3
La soi-disant loi,énoncee par le roi, est en réalité une fausse prémisse.
La précision avec laquelle il fixe le jour et l'heure où il fera avaler
le taureau blanc par le poisson et couper le cou à sa fille lui enlève
toute trace de sensibilité paternelle.
Mambrès est présente comme un faux sage dont la steri1ité de pensee
est constamment soulignée.
Il ressemble un peu à Pang10ss en tant que
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. IX:
2 Ibid. , X:
p. 586.
3 Ibid., X:
p. 586.
p. 583.
- 107 -
machine à réfléchir.
"Jamais le sage Mambrès n'avait fait de réflexions
si profondes.".l Ses vaines réflexions ne mènent jamais à aucun résultat.
Nabuchodonosor possède une triple personnalité, amoureux, roi et taureau,
et même quadruple à la fin du conte, puisqu'il devient dieu.·
Amaside et Nabuchodonosor sont, comme tous les personnages de ce
groupe de contes, des victimes et se trouvent inchangés par leur expérience
à la fin du récit, même si le taureau a changé de forme.
Le lecteur a
l'impression que le conteur l'a fait tourner en rond inuti1èment.
complissement
fati~ique
L'ac-
du temps, que devait durer le charme sous lequel
se trouvait Nabuchodonosor, donne à toutes les frustrations subies par
les amoureux un caractère de gratuité et de futilité rétrospective qui
fait de ce conte un pur divertissement.
Fiction encore pour le seul plaisir de la fantaisie dans:
Le Crocheteur borgne (1774)
C'est un récit extrêmement gai fait sur le ton de la conversation
qui sous-entend une grande intimité avec l'audience.
De même que dans
le conte qui va suivre, c'est comme si l'auteur manipulait joyeusement
les événements devant le spectateur et accomplissait des tours de passepasse.
Le conteur commence sa narration par un paradoxe, (liNos deux yeux
ne rendent pas notre condition meilleure; . . • , Mesrour en est un
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., X:
p. 587.
- 108 -
exemple. 111), affirmant qu'un oeil vaut mieux que deux yeux, paradoxe
qui va être le point de depart de plusieurs associations comiques ayant
toutes plus ou moins trait à un aspect quelconque de la vue.
_ Ce qui aurait pu être une triste realite n'est que l'illustration
du bonheur de Mesrour qui se trouve ainsi detache de son etat de borgne:
" • . . C'etait un borgne si content de son etat qu'il ne s'etait jamais
.... d e d"es~rer
.
un autre
av~se
'1 •Il . 2
oe~
Au milieu d'un festin appartenant au monde feerique de l'Orient,
en compagnie de la merveilleuse princesse Melinade, Mesrour est reveille
(en même temps que l'audience) par un malencontreux seau d'eau qui ramène
chacun à la realite.
Comme dans Le Blanc et le noir, l'action contient un mouvement d'oscillation d'un effet comique:
Mesrour est d'abord dote d'un oeil, puis
il en gagne un autre et enfin se retrouve dans son etat premier de borgne.
Il n'en est pas plus malheureux pour cela, et Voltaire nous rappelle encore une fois les avantages d'être borgne, comme il l'avait fait au debut
du conte, donnant à cette fin une allure de refrain:
"Un autre se serait
desole d'être un vilain borgne, •.• ; mais Mesrour n'avait point l'oeil
qui voit le mauvais côte des choses.II. 3
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 593.
2 Ibid., p. 593.
3 Ibid., p. 597.
- 109 -
A l'inverse des deux contes précédents,
Les Oreilles du comte de Chesterfield (1775),
est voué à la propagande des idées de Voltaire.
Le récit n'est
qu'un prétexte à de longues discussions entre trois philosophes:
le
prêtre Goudman et les docteursSidrac et Grou, sur des sujets aussi sérieux que la nature, la Providence dont les mortels sont les marionnettes
et ". . . Le premier mobile de toutes les actions des honnnes. III qu'ils
expos-ent.ainsi:
"~oudman,
qui avait toujours sur le coeur la perte de
son bénéfice et de sa bien-aimée, dit que le principe de tout était
l'amour et l'ambition.
Grou, qui avait vu plus de pays, dit que c'était
l'argent; et le grand anatomiste Sidrac assura que c'était la chaise per2
cée. II •
Le docteur Sidrac justifie comiquement cette absurdité en montrant l'effet de la digestion et de la constipation sur les hommes,
effet ".' . . Plus important qu'on ne pense.".
3
Le prêtre Goudman indique son détachement de sa propre aventure au
début du récit:
"Ah! la fatalité gouverne irrémissiblement toutes les
choses de ce monde.
J'en juge, comme de raison, par mon aventure. ".
4
Les allusions répétées, faites sur un ton gai, au bonheur personnel de
Goudman, montrent encore le détachement du personnage et servent de relances aux discussions.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VII:
2 Ibid. , VII:
3
Ibid. , VII:
4
Ibid. , I:
pp. 684-5.
p. 685.
p. 671.
p. 684.
- 110 -
Il est d'abord une victime en quelque sorte, puisqu'il est frustre,
au profit d'un rival, des deux objets de son ambition:
Fidler.
une cure et Miss
A la fin du conte, il les obtient d'une manière inattendue:
"Il eut la cure, il eut Miss Fidler en secret, ce qui etait bien plus
doux que de l'avoir pour femme.".l
Quoique Miss Fidler n'apparaisse jamais en personne dans le conte,
les allusions qu'on en fait à intervalles reguliers, même au milieu des
discussions les plus serieuses, evoquent des situations similaires dans
les autres contes où les amoureux sont separes. Ainsi au chapitre III,
Goudman declare:
"Mr. Sidrac, nous avons embrasse bien du terrain,car,
sans compter Miss Fidler, nous examinons si nous avons une âme, s'il y
a un Dieu, s'il peut changer, si nous sommes destines à deux vies,
si .
" 2
Et le conte encore une fois se termine sur une allusion à la fatalite, comme au debut du conte, prenant ainsi l'allure d'un refrain:
" . . . Et il (Goudman) est plus persuade que jamais de la fatalite qui
gouverne toutes les choses de ce monde.".
3
1775 va encore être l'annee où Voltaire va faire deux brèves incursions dans le domaine de l'allegorie avec L'Eloge de la raison et L'Aventure de la memoire.
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VIII:
2 Ibid. , III:
3 Ibid., VIII:
p. 679.
p. 688.
p. 688.
- 111 -
III - Dans ce groupe de contes, la fiction se dépouille au point de
n'être plus qu'un prétexte à de substantiels exposés d'idées sur la religion et l'athéisme sous forme de dialogues et de pamphlets.
Les Lettres d'Amabed (1769) .
Voici le seul conte de Voltaire sous forme épistolaire.
L'épisto-
lier, naif, tout en n'étant pas stupide, est un Indien, ce qui lui confère le privilège de ridiculiser ce qu'il observe en tant qu'étranger.
Cela lui permet aussi de rester détaché des événements qu'il subit.
Les
réactions émotionnelles des héros Amabed et Adaté sont réduites et la
façon métaphorique qu'ils ont de s'exprimer, sonnant étrangement aux
oreilles occidentales du lecteur, détourne son attention du tragique de
leur situation.
Ainsi AIDabed, se plaignant du prêtre Fa tutto, s'exprime
plaisamment en utilisant les terminaisons italiennes en
sont pas familières:
~
et
~
qui ne lui
"Ce rhinocéros de Fa tutto, qui avait cousu à sa
peau celle du renard, soutient ••• que je suis apostato, et que Charme
des yeux est apostata.". 1 L'éducation d'Amabed et d'Adaté se fait en
plusieurs étapes.
D'abord ils se moquent de la nouveauté relative du
catholicisme comparée à la religion des brahmanes et des autres cultes
orientaux.
Leur emprisonnement par les inquisiteurs et le viol d'Adaté par
Fa tutto ouvrent la deuxième étape, mais Amabed arrive encore à se détacher de sa situation pour philosopher humoristiquement sur sa destinée
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., première lettre:
p. 532.
- 112 -
qu'il assimile à celle de l'humanité:
"Je ne cesse de réfléchir sur la
destinée qui se joue des malheureux mortels.
Nous voguons sur la mer
des Indes avec un dominicain, pour aller être jugés dans Roume, à six
mille lieues de notre patrie.".l Toujours sur le bateau qui les mène
à Rome, il lit la Bible et dénonce les abus et absurdités qui y sont
contenus.
Une fois à Rome, il penche vers la corruption et devient plus un
complice qu'une victime des catholiques qui se chargent de son éducation.
Son hypocrisie égale en adresse celle de ses éducateurs lorsqu'il écrit
au grand brame Shastasid, son maître spirituel:
"On nous a pressés avec
tant de grâce, on a dit tant de bons mots, on a été si poli, si gai, si
séduisant, qu'enfin ensorcelés par le plaisir (j'en demande pardon â
Brama), nous avons fait, Adaté et moi, la meilleure chère du monde, avec
un ferme propos de nous laver dans le Gange jusqu'aux oreilles, à notre
retour, pour effacer notre péché.
2
chrétiens.".
On n'a pas douté que nous ne fussions
Leurs protestations d'avoir été baptisés deviennent donc de plus
en plus faibles et, comme ils acceptent le côté hédoniste des chrétiens,
ils finissent par se résigner à l'acceptation de leur soi-disant baptême.
Amabed admet sa tolérance/penchant vers la facilité, lorsqu'il écrit:
"J e crois que le plus sage est de rire comme les autres, et d'être poli
comme eux.
Je veux étudier Roume, elle en vaut la peine.". 3
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., seconde lettre:
2 Ibid., l2e lettre, p. 546.
3 Ibid., ISe lettre, p. 547.
p. 533.
- 113 -
Son éducation est définitivement accomplie à la fin de la quatorzième lettre:
"Ce monsignor me paraît bien dessalé; je me fome beau-
coup avec lui, et je me sens déjà tout autre.".l Après leur audience
par le pape ("le vice-Dieu") qui leur dit adieu en les embrassant et en
1
1eur donnant " . . • De petl't es caques
sur 1es f esses. • •,,2, l'1 S sont
près de leur corruption finale, puisqu'ils oublient ce pour quoi ils sont
venus à Rome, demander justice du viol d'Adaté.
En sortant ils croisent
Fa tutto et Fa molto, et les conseils du violet qui les accompagnent
contribuent à leur éducation:
"Vous n'êtes pas encore entièrement for-
més; ne manquez pas de faire mille caresses à ces bons pères:
c'est un
d"evoir essentiel dans ce pays-ci d'embrasser ses plus grands ennemis;
vous les ferez empoisonner, si vous pouvez, à la première occasion;
mais, en attendant, vous ne pouvez leur marquer trop d'amitié.".3
L'absurdité du conseil est justifié par les faits, et Amabed termine ainsi sa lettre:
"En vérité je doute que Maduré soit plus agréable
que Roume.". 4 I1 surpasse ses maîtres en hypocrisie et adopte volontairement la vie immorale qu'il avait condamnée.
Il confie sa femme -- qui
se laisse faire -- aux cardinaux aux noms suggestifs, Sacripante et
Faquinetti, et Voltaire arrête là l'action, ayant soin dans un "nota bene
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., l4e lettre, p. 549.
2
Ibid. , ISe lettre, p. 554.
3
Ibid. , ISe lettre, p. 554.
4 Ibid. , ISe lettre, p. 554.
- 114 -
de mettre en garde le lecteur sur les faussaires qui s'aviseraient
d'imprimer la suite des aventures des deux Indiens, " • . . Comme il
est
' ..
arr~ve
' en cas
cent fo~s
• .1
'1"
pare~
Adaté n'écrit à Shastasid que lorsque son mari se trouve dans
l'impossibilité de le faire.
Elle perd donc son individualité au pro-
fit d'Amabed dont elle est, pour ainsi dire, le double.
Quant aux personnages secondaires, ils sont du type comique:
Dera apparaît d'une manière intermittente tout le long du conte, comme
un leitmotiv, et toujours comiquement associée à un acte sexuel.
Le
tyPe de personnage qu'elle représente souligne la naiveté de ses maîtres,
puisqu'ils ne la voient pas telle qu'elle est en réalité.
Les noms de Fa tutto (en italien qui fait tout) et Fa molto (qui
fait beaucoup) reflètent ironiquement leurs rôles de promoteurs de la
Foi.
Ils se comportent en comédiens à Rome mais sont considérés par
la population comme des saints parce qU'ils ont accompli leur contingent de conversions, et nous connaissons l'opinion de Voltaire sur les
saints quand Amabed rapporte que ce sont ". • . Des espèces de singes
élevés avec soin pour faire des tours de passe-passe devant le peuple;".
2
A cause de la forme épistolaire du conte, Voltaire ne peut intervenir que sous forme de remarques sur certains mots où il ne se prive
pas d'attaquer le religion catholique.
Ainsi, au cours de la traversée
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 20e lettre, p. 556.
2 Ibid. , l3e lettre, p. 547.
- Ils -
vers Rome, Fa molto explique à Amabed qu'il tient à èonvertir les deux
Indiens pour devenir obispol.
Voltaire annote ce mot, procède à sa
traduction, ajoutant laconiquement qu'il ne se trouve pas dans les
Saintes Ecritures.
A la fin du conte, l'histoire tourne court, comme elle a tourne
court dans Micromegas ou dans Le Blanc et le noir, Voltaire refusant
toujours le pathetique pour rester dans la note joyeuse. Et cela prouve
encore une fois l'habilete du propagandiste qui evitera de montrer la
déchéance complète du heros, corrompu par le clerge catholique, son education se faisant dans le sens contraire des heros des autres contes de
Voltaire qui, generalement, tirent profit de leur expérience.
Histoire de Jenni (1775)
Jenni n'a aucune personnalite.
Il se laisse entraîner par l'une
ou l'autre des forces en presence, se contentant d'ecouter passivement
leurs debats dont le thème est l'athéisme. Mais Voltaire ne se prive
pas pour autant d'attaquer le catholicisme. Il le fait dans les cha2
pitres l à 111 en même temps qu'il présente Jenni et son père Freind.
Ainsi Dona Las Nalgas ecrit que, lorsque les Espagnols apprirent
que les Anglais venaient assiéger Barcelone:
,.
". • • Nous commençames
par faire des neuvaines à la sainte Vierge de Manreze; ce qui est
3
assurément la meilleure manière de se défendre.".
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 6e lettre, p. 540.
2 Ibid., pp. 613-26.
3 Ibid., 1:
p. 614.
- 116 -
L'ironie de Voltaire transparaît à travers l'apparente credulite
de Dona Las Nalgas qui poursuit son recit:
"Notre reverend père inqui-
siteur don Jeronimo Bueno Caracucarador ..• nous assura •.• que la
Sainte-Vierge, qui est très favorable aux autres pecheurs et pecheresses, ne pardonnait jamais aux heretiques, et que par consequent ils
seraient tous infailliblement extermines, surtout s'ils se presentaient
devant le Mont-Jouy.". 1 Et, selon sa coutume, Voltaire se contente de
faire refuter la prediction du prêtre par la realite:
"A peine avait-
il fini son sermon que nous apprîmes que le Mont-Jouy etait pris d'as-·
saut.".2
Au chapitre III, le bachelier don Inigo y Medroso y Comodios y
Papalamiendo defend la religion catholique:
" • . . Il est de foi, dis-
je, que Saint-Pierre etait à Rome une certaine annee; car il date une
de ses lettres de Babylone; car puisque Babylone est visiblement l'anagramme de Rome, il est clair que le pape est de droit divin le maître
de toute la terre; car, de plus,
.".3 Ses arguments n'ont aucun
sens mais la forme du discours (avec ses multiples "car" et "il est
clah que") donne l'illusion d'un raisonnement logique.
Voltaire a l'art de caracteriser ses personnages par leurs noms,
qui sont si expressifs qu'ils le dispensent souvent de nous les presenter en detail.
L'auteur s'amuse visiblement en choisissant des noms
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., I:
2 Ibid., I:
3 Ibid., III:
p. 614.
p. 620.
p. 614.
- 117 -
qui suggèrent leurs rôles aux dames espagnoles Dona Boca Vermeja (Madame
bouche vermeille) et Dona Las Nalgas QMadame les fesses).
La seductrice
anglaise Clive-Hart porte un nom aux consonnances suggestives ("Cleaveheart":
bourreau de coeursj, alors que le nom de Primerose évoque la
pureté.
Nous avons déjà signalé les appellations burlesques de l'inquisiteur
et du bachelier qui les assimilent à la cohorte de marionnettes dont
Voltaire a besoin pour appuyer sa cause.
CON C LUS ION
1
'--
A l'issue de la lecture des Contes, nous demeurons sous l'impression
que nous venons de converser avec l'auteur et nous ne pouvons que nous
associer à l'opinion d'Emile Faguet:
"Quand on ferme un de ces petits
livres, on n'a vécu ni avec Zadig, ni avec Candide, mais avec Voltaire
dans une demi-intimite très piquante, qui a quelque chose d'accueillant,
de gracieux et d'inquiétant.".l
Le narrateur projette en effet dans ses recits une presence qui prend
l'allure d'une causerie avec son auditoire.
Un exemple frappant en est
L'Homme aux guarante écus que nous n'avons pas etudie parce que son affabu1ation est si mince qu'on peut à peine le qualifier de "conte". Un
certain monsieur André dialogue avec une serie d'interlocuteurs, plusieurs
"je", qui se confondent finalement en une seule personne, Voltaire, s'entretenant avec le protagoniste, c'est-à-dire avec lui-même, pour exposer
ses théories economiques et sociales.
Et cette omniprésence de l'auteur est sensible dans tous ses contes
où Voltaire se cache sous le travesti de ses marionnettes avec un maqui11age plus ou moins apparent.
protagoniste est encore
Nous l'avons démontré pour Micromegas où le
I:'-àutè~12
lui-même:
. . ·.)'loltaœre-Micromégas a fait
ses etudes au collège des jésuites, s'est livré à des expériences scientifiques sur lesquelles il a écrit un livre qui lui a valu une poursuite du
"muphti" et son exil de la cour ". • • Qui n'etait remplie que de tracas-
1 Emile Faguet, Dix-huitième siècle (Paris:
p. 281.
études littéraires, 1890),
il
1
i
- 120 -
series et de petitesses.".
1
Il fait une chanson "fort plaisante" contre
le'muphti et se met à voyager de planète en planète.
Voltaire, s'affublant des attributs convenant à la taille démesurée
du voyageur céleste, n'en est pas moins reconnaissable aux yeux des privilégiés composant son assistance et partageant avec lui " .•• Quelque
vérité fine qui échappe au vulgaire.". 2
A la fin de La Princesse de Babylone, il fait même irruption en personne pour invoquer les muses et attaquer ses adversaires Coger, Larcher,
Fréron et Riballier.
Au début de cette sortie, il se reconnaît l'auteur
de Candide et de L'Ingénu, manquant ainsi à ses habitudes de prudence.
Micromégas est en effet le seul conte à sa publication dont le titre reconnaisse son auteur:
"Le Micromégas de M. de Voltaire".
Zadig est écrit
par ". . • Un ancien sage . . . ,,3 et traduit de l'ancien chaldéen par Sadi.
Candide est "Traduit de l'allemand de M. le docteur Ralph" qui " . . • Mourut à Minden, l'an de gr~ce 1759).4 Le Blanc et·le noir est attribué)à
feu Antoine Vadé dont sa cousine Catherine Vadé publie les manuscrits.
L'Ingénu est une "Histoire véri tabl e tirée des manuscrits du
P.
QuesneL". 5
Il a aussi fait preuve de prudence et évité la censure en faisant
passer son action dans des lieux fictifs, déformations de lieux réels, en
1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 132.
2
Ibid., IX:
p. 583.
3 Ibid. , p. 29.
4 Ibid. , p. 179.
5 Ibid. , p. 323.
:' i
- 121 -
projetant les pays d'Europe à l'étranger ou en les observant avec des
yeux d'étranger.
La caricature des personnages, en harmonie avec l'exagération des
événements et l'irréalité des conditions dans lesquelles prend place
chacune des petites comédies, écarte d'autre part toute participation
affective de la part du lecteur.
Elle sauvegardera par ailleurs l'atmos-
phère joyeuse, soulignée par son expression artistique que Voltaire a
définie lui-même dans le mot Esprit de son Dictionnaire philosophique:
"Ce qu'on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une
allusion fine:
ici l'abus d'un mot qu'on présente dans un sens, et qu'on
.~
_.
"~._--_._------
laisse entendre dans un autre; là un rapport délicat entre deux idées peu
communes; c'est une métaphore singulière; c'est une recherche de ce qu'un
objet ne présente pas d'abord, mais de ce qui est en effet dans lui; c'est
l'art ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui
paraissent se joindre, ou de les opposer l'une à l'autre; c'est celui de
ne dire qu'à moitié sa pensée pour la laisser deviner.".l
Notre désengagement émotionnel vis-à-vis des personnages schématisés
des contes de Voltaire, favorise notre complicité avec l'auteur.
Nous nous
joignons alors à son armée de marionnettes au service de la bonne cause,
dans leur lutte contre les forces mauvaises que Voltaire a dénoncées, entre
autres l'injustice, l'intolérance religieuse et la guerre.
Ces fléaux de
l'humanité, existant toujours, font que Voltaire dans ses contes, au-delà
du temps, reste actuel) et le restera) tant qu'un monde nouveau) à l'image de
son
E1dorad~ne
sera pas institué.
1 Voltaire, Dictionnaire philosophique (paris:
vol. 4, p. 215.
chez P. Dupont, 1826),
-_.
--.".
,
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(Paris: Garnier - Flammarion, 1966)
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