Jacques Henri Lartigue

Transcription

Jacques Henri Lartigue
PATRICK ROEGIERS
Jacques Henri Lartigue
Les Tourments du funambule
Dessin, peinture et photographie
Les Essais
Éditions de la Différence
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PRÉAMBULE
« Le souvenir, c'est la liberté du passé. »
Maurice BLANCHOT
Apôtre des temps nouveaux, doué pour le bonheur même s’il ne fut pas épargné par les épreuves (la perte d’un enfant, deux guerres), alerte et
svelte jusqu’à quatre-vingt-douze ans, adepte de
la gymnastique matinale, faussement fragile, porté
par un irrépressible besoin de jubilation, Jacques
Henri Lartigue eut une vie passionnante pour trois
raisons qu’il résumait lui-même très simplement :
« Je peins, j’écris, je fais des photos. » Assoiffé de
bonheur, et submergé par lui, d’un incurable optimisme et d’une insatiable curiosité, doté d’« une
soif inextinguible de durée », comme le dit si bien
Florette, sa troisième épouse, il tient dès 1900 son
journal qu’il écrit « sans raison – sans raisonner
surtout », chronique de sa vie qu’il double bientôt
par la photographie, qu’il débute en 1902 et qui lui
permet d’assouvir sa passion pour le mouvement,
d’exprimer son étonnement, son émerveillement,
ainsi que son goût profond pour le spontané et le familier. Novateur qui voit passer le temps sans le laisser disparaître au point de ne pas céder à l’astreinte
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de son existence – sauf une après-midi – parce qu’il
« vole le temps », il trouve d’emblée son style et se
met dès l’âge de sept ans à enregistrer ses souvenirs
d’enfance qu’il capte et décrit par des vues vivantes
et imaginatives, soigneusement classées dans ses
albums qu’il entame en 1902. « J’ai envie de tout
peindre, tout photographier, tout sténographier »,
clame-t-il sans cesse, édifiant une œuvre absolument
originale et sans égale dans l’histoire de la photographie, bien qu’elle soit longtemps restée méconnue.
Dilettante entêté, qui a pour seul et unique projet de
faire de la vie le sujet de son art, Jacques Henri Lartigue n’expose en effet ses photos au MoMA à New
York qu’en 1963 et, malgré son succès tardif, ne se
considère pas comme photographe, mais d’abord
et avant tout comme peintre, ce qui est en effet son
activité principale. Néanmoins, Lartigue continue
jusqu’à sa mort, le 12 septembre 1986, à mener de
front simultanément ses trois disciplines de prédilection que sont le dessin, l’écriture, et, bien sûr, la
photographie, auxquelles il faut ajouter le cinéma
qu’inspire à ses débuts le music-hall, sans oublier
l’attrait pour le théâtre qu’il fréquente très tôt et
dont il reste jusqu’au bout un adepte assidu. Récit
détaillé de l’histoire de sa vie, le journal intime, dont
la fonction est littéralement d’« écrire la vie », n’est
pas l’objet de cette étude, mais il en est le support
persistant, le plus souvent inédit. Les citations du
manuscrit original d’environ 7 000 pages tapées à
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la machine dans les années cinquante par Florette,
avec l’aval de Jacques Henri Lartigue, étant une
source précieuse de référence et d’argumentation,
elles sont inclues dans le corps même du texte afin
de pouvoir s’y reporter sans retard et d’en suivre
la chronologie, les chiffres mis entre parenthèses
indiquant respectivement l’année et la page.
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Première partie
L’ART DU DESSIN
Séduit par la justesse du mouvement, l’exactitude du trait, Jacques Henri Lartigue conçoit toute
sa vie des dessins, de très petit format, et de même
style, même s’ils ont des fonctions distinctes, exécutés d’un trait rapide, avec une précision exquise, qui
matérialisent son sens de l’observation et son souci
de l’exactitude du détail. Dans son journal dont il dit
qu’il « n’est qu’un petit carnet de croquis », il commence par dessiner le temps (soleil, pluie, nuée), esquissant sur la page un soleil rayonnant, une averse
ou un petit nuage noir. Mais, très vite, il décrit aussi
ses activités du jour qu’il traduit par un trait ferme et
vivace, restituant l’observation malicieuse du geste
ou des figures. Trace d’instant, le dessin dont il use
pour sa fraîcheur d’expression lui fournit la preuve
d’une mémoire parfaite, d’un œil impeccablement
exercé, non pas à regarder, mais à voir. Dès 1900,
en faisant allusion à un tableau qu’il a vu au jardin
d’Acclimatation, il écrit : « En rentrant, ce soir, avec
mes crayons de couleurs, j’ai dessiné un tigre. »
Et, plus loin, il note : « Dans mon lit, quand je suis
malade, je peux faire beaucoup de dessins et quand
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je vais bien, je regrette souvent de ne pas être un
peu malade, tellement ça m’amuse. » Et il ajoute :
« J’ai trouvé un truc : je me réveille à 6 heures du
matin, et comme ça, chaque jour, je peux faire mes
dessins avant qu’on vienne pour m’habiller. Et je
les aime tellement mes dessins que la nuit je me
réveille pour attendre l’heure de les faire. »
Le jeune Jacques Henri prend ainsi l’habitude
de cocher ses impressions optiques sur le papier.
Toujours en 1900, il écrit : « Quand un bateau siffle, je sais qu’il va passer derrière l’île et en jouant,
je regarde défiler tous les chalands les uns après
les autres. Souvent, j’ai le temps de prendre mon
papier et mon crayon et de faire son portrait. » Il
en est de même en 1901, lorsqu’il voit filer une
automobile suivie de son nuage de poussière et en
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fait un croquis à main levée. Ces esquisses hâtives,
que motivent l’évanouissement du motif, découlent
d’un plaisir ludique, où s’assouvit spontanément
la passion d’attraper ce qui s’éclipse en une demiseconde. Lartigue décrit de même dans ses carnets
les paysages qu’il traverse en voyage et happe au
vol ses diverses activités (ski, traîneau, cinéma,
bobsleigh, saut au tremplin, exhibition de patinage
artistique). Comme pour tout ce qu’il entreprend,
même s’il retient ce qu’il trouve drôle et comique, et
laisse filer les choses un peu médiocres, il envisage
cette activité divertissante avec un sérieux et une
opiniâtreté extrêmes. Alors qu’il n’a que six ans, il
parle des « dessins merveilleux, très fins » de son
oncle « Cécel » (Marcel), campant une église, des
maisons de campagne et un arbre, et observe qu’il
« met très longtemps à tailler son crayon et le taille
très long et très mince comme une aiguille ». Quant
à ses propres croquis, indifféremment signés Pic,
Toto, Coco, qui figurent entre autres « des dames
avec des chapeaux et des bagues », qu’il garde et
dont il a le plus grand soin, il les range dans un
petit meuble spécialement conçu à cet effet : « Il
a deux tiroirs : mes crayons de couleurs sont dans
celui du haut, mes dessins dans celui du bas. » S’ils
résultent d’une approche naïve et spontanée, les dessins sont loin d’être un acte de création subalterne
pour Lartigue puisqu’il met sur le même plan « une
photo bien réussie, un dessin ou une caricature bien
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faits » et, sur le plan des mauvaises choses, « avoir
raté une photo à laquelle on tenait spécialement,
gribouiller un dessin en voulant le perfectionner ».
Cela dit bien à quel point le dessin, sans retouche,
sans ajouts ni repentirs, qu’il cultive pour sa grâce
allusive, est d’abord une sténographie cursive par
laquelle il enregistre dès son plus jeune âge la
multiplicité des sensations perçues. Antithèse du
réalisme, le croquis, défini par sa relation directe
avec le vécu, tracé en touches lestes, se caractérise
par l’élimination presque totale du détail. Il s’agit
d’une vision elliptique que Lartigue pratique pour
dessiller les yeux et qui répond au besoin de piéger
des moments éphémères tout comme il le fait en
épiant les belles dames ou les badauds à leur insu.
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Ainsi peut-on se poser la question de savoir quelle
place occupe effectivement le dessin au regard de la
création photographique de Jacques Henri Lartigue.
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Cette attirance pour un procédé où s’épanouit le
sens du contour expressif, la délicatesse de touches,
l’immédiateté de l’impulsion, apparaît, en effet, logiquement compréhensible puisque le dessin est par
nature un acte statique qui requiert une dextérité
manuelle, non pas contraire, mais complémentaire
de la capture photographique. Si ces deux activités
ont en commun la saisie de l'élan le plus vif, le
dessin a pour atout de ne pas devoir pousser sur le
bouton, mais de tracer, laisser filer, courir et couler
la main, par affleurement du papier qui est un cadre
en soi, que le dessinateur ne borne pas, mais au sein
duquel il s’insère, déterminant de plein gré la place
et l’espace qu’il décide d’occuper. Lié à l’appréciation tactile et sensorielle des phénomènes perçus, le
dessin, en ce sens, est l’inverse de l’enregistrement
mécanique qui est, certes, une aventure captivante,
mais pleine de déboires, par lequel Lartigue récuse,
peut-être inconsciemment, l’accès à l’agrément et
à la rapidité offerts par la technique de plus en plus
perfectionnée de la prise de vue photographique,
la première chose à noter étant que cette pratique
s’exerce de diverses manières et sur moult plans
qu’il convient de dissocier en commençant par le
dessin technique où s’exprime à plein un souci de
stylisation, mis au service d’un objet pratique.
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L’ART LE DESSIN TECHNIQUE.
Jacques Henri Lartigue est issu d’une famille
d’inventeurs. Son grand-père, Henri Lartigue, né à
Saint-Mandé en 1830, décédé en 1884 à Paris, dix
ans avant la naissance de son petit-fils, a inventé
l’électro-sémaphore, le sifflet électro-automoteur,
le contrôleur d’aiguilles, qui sont devenus d’usage
courant. Son oncle Charles, né à Toulouse en 1834,
mort à Paris en 1907, est le créateur du monorail
sur lequel Jacques Henri, enfant, pose dans le jardin
de Courbevoie en 1896. Tandis que Joseph est un
ingénieur hydrographe auquel on doit « une exposition du système des vents » (1840), une étude sur
l’origine des courants d’air principaux (1856), des
recherches sur les élans de l’air à la surface terrestre
et dans les régions de l’atmosphère (1868). Dans
cette famille où l’on a pour ainsi dire électivement
une vocation d’ingénieur, où chacun est féru d’invention et friand de progrès techniques, le jeune
Lartigue n’est pas en reste et cultive cette fibre atavique au contact de son ami Maurice qu’il vénère
comme un grand frère et baptise Zissou. Très vite,
il crée des dessins pour accréditer ses inventions
– automobiles ou aéroplanes – dont il imagine par
plan la concrétisation. « Tout est possible, quand
il s’agit d’inventer et de s’amuser », déclare-t-il.
Alors qu’en 1908 on fabrique en série la première
automobile, Ford T, il fait des croquis des éléments
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principaux (radiateur, réservoir, direction, moteur,
transmission), imagine une auto en 1920, de face et
de profil, avec passagers, et les prototypes de course
du futur dont un à hélice. Le 13 octobre 1912, sur
une page noircie de croquis, il pointe les défauts
de ses modèles et énonce son goût des capots très
bas, des roues trop courtes, des phares non orientables, avec des garde-boue. À cette époque où l’on
choisit le châssis et la carrosserie de sa voiture, les
carrossiers en vue sont Million Guiet et Henry Labourdette dont Jacques Henri connaît le fils, Jean,
avec qui il invente la nouvelle auto de son père : une
35 HP Peugeot vert céladon qu’il s’est commandée
à la place de la 22 HP Double-Phaëton. Imaginer,
innover, projeter, profiler un fuselage, en suggérant
de « rehausser le capot pour qu’il devienne horizontal » et monte à hauteur du volant, ou incliner la
barre de direction, sont des opérations qu’il réussit
si bien qu’il élabore lui-même sa Pic-Pic décrite et
photographiée sous tous les angles, en 1916. Mais il
en va de même du bobsleigh qu’il conçoit en 1910
et pour lequel il propose six sortes de graphisme
avec les lettres composant le nom « Pic », et qui
sont tous excellents.
Esprit pratique, malicieusement ingénieux, Lartigue affiche une vraie compétence dans l’agencement des voitures dont il envisage les modifications
pour les faire aller plus vite, ce qui le conduit même
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à dessiner la carrosserie de l’Amilcar grand sport
pilotée par Bibi en 1927. Les roues d’automobile
ou de bicyclette qui se tordent quand on dérape et
qu’on remplace par des gros pneus d’avions sur les
bobsleighs à une, deux, ou même trois places, sont
le jouet de plans rigoureux visant à mener à terme
maints aménagements. Et il agit de même pour le
projet d’un petit hydravion, vu de dos en juin 1909,
ou d’un planeur dont il démonte pièce par pièce
les éléments, avec indication précise de longueur
et d’épaisseur. On peut relever que ces inventions,
souvent fort techniques, ne sont jamais le fruit du hasard, mais résultent toujours de déductions logiques,
même si elles sont mises au service de créations
aussi délirantes que le looping de Zissou pour lapins
et poules. Le samedi 23 septembre 1911, Lartigue
retrace l’épopée du lapin calé dans le wagonnet de
bois, effectuant sa descente vers la boucle, et ponctue ce cocasse épisode par cet ahurissant constat :
« Avant le départ et après l’arrivée, on regarde bien
l’œil du lapin ou de la poule, et on constate qu’il
n’est pas plus dilaté après avoir fait le "looping". »
S’il a le goût des innovations astucieuses qu'exhalent ses vues de bolides vombrissants, il admire
aussi l’insolite beauté des formes étranges, telles
que les « aviettes » ou vélos à ailes, qu’il voit le 24
novembre 1912, lors du 2e concours, au vélodrome
du Parc des Princes. Quelle qu’en soit la finalité,
l’aérodynamisme, les prototypes l'enchantent et
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cet enthousiasme pour les tracés techniques qui
rendent possible l’impossible s’épanouit surtout
dans l’aviation balbutiante qui concrétise ce rêve
inatteignable et fou qui consiste pour l’homme à
savoir voler tel un oiseau.
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Inspiré par les modèles de maquettes que
bricole son frère et par M. Mauve « le très malin
constructeur d’aéroplanes, qui réalise ses rêves à
la commande », il exécute dès septembre 1911 un
audacieux croquis, très effilé, d’un « aéro dans cinq
ans », atteignant 280 à l’heure et apte à atterrir sur
l’eau. Pareil à une libellule géante, cet aéroplane
fuselé prévient quasiment le Concorde avec son
museau pointu. À côté de cette authentique étude
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d’ingénieur, et de hardis croquis d’aéronefs fantastiques qu’envierait Panamarenko, il conçoit aussi les
plans du nouveau planeur de Zissou (ZYX), décrit
sous tous ses aspects, avec appréciations techniques
notées d’un « TB », bricolé dans l’ancien cellier,
« avec des draps de lit chipés dans l’armoire de la
lingerie », ceux-là mêmes qui déguisent en fantômes
ou qui, tendus sur un châssis, servent d’écran lors
des projections cinématographiques en plein air, à
Rouzat, en juillet 1914.
Lartigue a eu toute sa vie la passion des modèles
réduits, qu’ils soient inspirés du Voisin-Delagrange,
figurent un monoplan à deux hélices ou un aéroplane
quasi translucide, sorte d’insecte ailé ou de longiligne moustique dont « la voilure est protégée des
chocs par des crochets ». Matérialisant un projet visuel, la maquette mêle et allie le rationnel et l’imaginaire, mais elle confronte aussi le monde de l’adulte
et le jeu enfantin dont l’ingénuité du dessin préserve
à jamais intacte la magie. Il faut noter combien le
rêve de l’impossible (rouler, aller vite, voler, disparaître dans le ciel) s’atteint d’abord pour Lartigue
par des études réfléchies, froidement raisonnées, qui
analysent en détails, de façon souvent prémonitoire,
le juste et bon fonctionnement des progrès futurs.
Tant et si bien qu’on peut en déduire que Lartigue
ne photographie rien qu’il n’ait d’abord essayé
et visualisé sur le papier, décortiquant du dedans
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le mécanisme des actions auxquelles il se livre
ensuite gaiement, sans contrainte. Ainsi le dessin
technique révèle-t-il l’ingénuité et l’ingéniosité délurée du mécanicien avisé, de l’explorateur intuitif,
pionnier sans le savoir, étourdi de tout ce qu’il voit,
mais aussi esprit diablement efficace, qu’est Jacques
Henri Lartigue. Ce qui n’empêche ni l’humour ni
le sens aigu de la satire pour lesquels il est doué et
qu’il exploite à plaisir aux dépens de sa famille et
de ses proches.
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Photographie J.H. Lartigue © Ministère de la Culture – France / A.A.J.H.L.
pour les photographies.
Collection J.H. Lartigue © Ministère de la Culture – France / A.A.J.H.L.
pour les dessins.
© SNELA La Différence, 47 rue de la Villette, 75019 Paris, 2003.
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