Guillaume Tell: «On ne peut plus être libres tout seuls»
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Guillaume Tell: «On ne peut plus être libres tout seuls»
© L'Hebdo; 08.01.2015; Ausgaben-Nr. 2; Seite 46 Faksimile IDÉES&DÉBATS Politique-fiction Guillaume Tell: «On ne peut plus être libres tout seuls» Cette interview de Guillaume Tell par la journaliste Joëlle Kuntz a été présentée au déjeuner européen du Nouveau mouvement européen Suisse (Nomes), le 3 décembre 2014 à Lausanne. J’ai le plaisir de vous faire part aujourd’hui des propos que m’a tenus en privé un homme dont on parle beaucoup ces temps-ci en Suisse, mais que l’on entend rarement directement: Guillaume Tell. J’ai souhaité le voir pour l’interroger sur la situation du pays aujourd’hui. Il m’a accueillie les bras ouverts. Je dirai même, avec une certaine impatience. «Vous tombez bien, m’a-t-il dit en m’ouvrant sa porte, j’ai des choses à dire.» Il m’a fait asseoir, à l’aise. Pendant qu’il me tirait un Nespresso, j’ai remarqué l’ordre impeccable de la maison. L’arbalète pendue derrière la porte, les flèches dans le porteparapluie. La NZZ, le Tages-Anzeiger et Le Temps du jour sur la table. Les photos de Madame et des enfants sur la commode. - Edwige? ai-je demandé en désignant la belle brune aux sourcils à la Frida Khalo. - Oui. C’est elle. Elle aurait bien voulu se joindre à nous pour cette conversation, mais elle a été retenue par une commission municipale, qu’elle préside. - Dommage, ai-je dit. Est-il vrai, comme le veut la rumeur, qu’elle tire à l’arbalète aussi bien que vous? Il m’a répondu avec un haussement d’épaules: - Il n’y a plus de chasse gardée, aujourd’hui. Sa réponse m’a tout de suite amenée au sujet, vu que je n’avais que vingt minutes avec lui. - Pourtant, la Suisse se veut une chasse gardée. Et pour ce faire, elle se réclame de votre vie et de vos actes. Il a levé les bras en l’air, vous savez, ses grands bras qui n’en finissent pas, comme s’ils avaient été peints par Ferdinand Hodler. Puis il a dit, d’une voix venue de très loin: - Je suis un homme libre, pas une banderole nationale. Je n’ai pas de patrie. Stupéfaite par ces paroles, je lui ai demandé des explications. - Vous êtes Suisse, tout de même? - Non, pas particulièrement. Je suis aussi Scandinave. Dans les pays nordiques, on m’appelle Toko. C’est surtout Schiller qui a fait de moi un Suisse. Il avait lu toutes les légendes écrites par les historiens et les poètes suisses pour flatter l’orgueil du peuple. J’étais un personnage parfait pour un Allemand de 1803: il faisait de moi un héros contre Napoléon, sans trop se mouiller vis-à-vis de la police napoléonienne en Prusse, puisque j’étais Suisse. »Après la bataille de Leipzig de 1813, les Allemands réjouis ont rajouté un passage à la pièce de Schiller, qui entre-temps était mort. Je vous le cite, il est surprenant: «De la Baltique au Rhin, c’est un seul cœur qui bat, l’Allemagne entière devient un Grütli, des millions d’hommes prêtent serment.» »Pendant ce temps-là, les Suisses, dont j’étais censé incarner la révolte anti-impériale, se faisaient tout petits devant l’empereur des Français, qui leur avait donné l’Acte de médiation. Curieux, non? Même ceux qui avaient fourni à Schiller les éléments de mon portrait, comme cet historien, Jean de Müller, étaient passés au service de Napoléon. -Vous êtes-vous senti trahi? Guillaume Tell a eu un moment d’hésitation. - Un homme comme moi a pour destin de servir la demande de liberté dans une grande variété de situations, même scabreuses. »Je réponds si on m’appelle. Si on ne m’appelle pas, je reste chez moi, avec Edwige, qui est bien contente, car elle a toujours peur pour moi. »Les Français m’ont appelé contre leur roi, les Allemands contre les Français, les Italiens contre l’Autriche, les Philippins contre les Espagnols, etc. J’ai été célébré en Russie, au Japon et en Chine. Du point de vue historique, j’ai un bon bilan. En Suisse, je pense que j’ai pas mal contribué à unir les gens, ceux des montagnes avec ceux de la plaine, ceux des villes avec ceux des campagnes, les catholiques avec les protestants. Même les Genevois, après leur rattachement, en 1815, m’ont enrôlé. J’en suis assez fier. »Mais je voudrais maintenant parler du présent, parce que là, je ne suis plus d’accord. Je ne veux pas, je ne peux pas jouer les alibis. Je l’ai fait par le passé, en fermant les yeux sur certains abus, quand des régimes autoritaires se servaient de moi pour proclamer leur liberté face à l’extérieur tout en empêchant la liberté à l’intérieur. Mais aujourd’hui, non, trop, c’est trop. Il s’était levé et avait commencé à marcher de long en large dans la pièce, irrité. - Que voulez-vous dire par alibi? - Je veux dire que Guillaume Tell ne veut pas être l’homme à tout faire d’un parti qui s’invente des ennemis inexistants. Qu’il n’a pas de flèche contre des voisins qui ne le menacent pas. Qu’il n’y a pas de bailli d’empire pour l’obliger à saluer une absence de chapeau planté sur une absence de pique. La Suisse est libre, je ne vois pas de quoi il faudrait la libérer. Elle n’a plus besoin de moi. De cette enjambée puissante dont il a l’habitude, Tell a traversé le salon pour s’emparer de son arbalète, qu’il a posée devant moi. - Tenez, je la rends, je démissionne. Les flèches, donnez-les au Département des affaires étrangères, en souvenir. Aujourd’hui, on ne tue plus, on négocie. Et il a ajouté, solennel: - L’Union européenne n’est pas un empire, c’est un partenariat. Une mise en commun librement consentie des ressources et des intérêts. Parfois, il faut sacrifier des choses auxquelles on tient, c’est dur. Mais pourquoi pas si c’est dans un but plus grand. J’ai été étonnée, soufflée plutôt, vous pouvez l’imaginer. J’ai balbutié: - Guillaume Tell, vous êtes pour l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne? Vous, le champion de l’indépendance nationale? Sa réponse n’a pas manqué de hauteur. - J’ai lutté pour la liberté, pas pour l’indépendance. On confond souvent les deux. La liberté, de mon temps, c’était se défendre contre le clergé et la noblesse, contre les ordres privilégiés, qui compromettaient le droit de possession des paysans. Les hommes libres de nos contrées n’étaient sujets d’aucun seigneur terrien, ils ne possédaient pas leur bien selon le droit féodal, mais vivaient de leur propre sol. C’est cela qu’ils chérissaient. »Ce n’était pas de l’indépendance, le mot était d’ailleurs inconnu. Au contraire, la défense de la liberté passait par une collaboration intense entre les hommes libres. Ceux de Suisse comme ceux de l’Allemagne du Sud ou de l’Italie du Nord. Nous n’étions pas les seuls à vouloir défendre nos libertés. Mais c’est un fait que nous avons mieux réussi. - En Suisse, vous êtes considéré comme le héros de l’indépendance contre les Habsbourg et on considère que c’était ça, la liberté. - Je sais, a-t-il répondu, c’est un problème, j’en parle souvent avec ma femme. Pour elle aussi, au Conseil municipal, c’est une source de malentendus. »Au Moyen Age, nous, les Suisses, appartenions à l’Empire romain germanique, il n’était pas question d’exister autrement. Nous respections le pape et l’empereur. Ils donnaient du sens à notre vie politique, sociale et religieuse. Mais à l’intérieur de cet empire, qui était plein de conflits, nous avions des points de vue et des intérêts à défendre. »Ce que j’ai incarné depuis le début, c’est le droit de point de vue, le droit d’opinion, le droit d’action, ce que j’appelle la liberté. - Ne pas saluer le chapeau, c’était prendre le droit d’une opinion? - La tête du bailli ne me revenait pas, c’est vrai. Il était assez nul dans la gestion des ressources humaines. Et du fait de l’enchaînement des événements qui ont suivi, l’épreuve de la pomme, le meurtre, c’est devenu un droit d’opinion, oui! Un droit de grève, si vous voulez. L’exercice d’une liberté. - Pourquoi, à votre avis, insiste-t-on aujourd’hui pour dire «indépendance»? - La confusion vient du XIXe siècle, quand les peuples se séparaient des empires, comme les Etats-Unis d’Amérique, ou au contraire cherchaient à s’unir, comme les Allemands et les Italiens. C’était toujours au nom de la liberté. Ils voulaient construire des «nations» pour exprimer plus librement leur culture, leur façon d’être et de faire. Le nationalisme, c’était un romantisme, une aspiration au bonheur. L’indépendance, c’était une promesse, la promesse d’être plus libre. »Les Américains avaient entamé la marche, en quittant l’Empire britannique. Ils étaient devenus un modèle. »Je comprenais ces mouvements et je leur prêtais mon concours. Je me suis trouvé partout où il fallait porter le drapeau de la liberté politique. Je parle toutes les langues, je suis très cosmopolite, je vous l’ai déjà dit. »Mais je vous le répète, ce n’est pas l’indépendance qui comptait le plus pour moi, c’était la liberté qu’elle pouvait contenir. Je sentais que Guillaume Tell attachait la plus grande importance à ces nuances. Il me regarda d’une mine soudain plus grave: - Aujourd’hui, il y a 195 Etats indépendants dans le monde. Est-ce qu’ils sont tous libres? Estce que leurs citoyens sont libres, parce que leur pays est indépendant? Sauf dans quelques pays, comme l’Ukraine, l’indépendance n’est plus menacée. Mais la liberté l’est toujours. C’est donc à la liberté qu’il faut revenir, encore et toujours. Je l’ai arrêté: - Quelle liberté, Guillaume Tell? Celle de la Suisse ou celle des Suisses? - Mais les deux, Madame! Elles vont ensemble, dans un ordre qui n’est plus celui de l’indépendance, mais je dirais de l’interdépendance, de la collaboration, de la négociation permanente entre les Etats. »On ne peut plus être libres tout seuls, dans nos petites frontières nationales. On ne peut poser les conditions de nos libertés que dans le cadre régional, et même mondial. On doit donc avoir une opinion sur le monde, une opinion qui corresponde à nos valeurs, et trouver un cadre où l’exprimer. »Je sais que je vous surprends, mais ce cadre, pour moi, c’est l’Union européenne. Nous appartenons à cet empire européen de valeurs, dont nous ne cherchons pas à nous séparer, pas plus qu’au Moyen Age. A moins que, par un gros mensonge, on voie l’Union européenne comme un oppresseur, dont il faudrait se libérer. »C’est toujours pratique de se poser en victime, mais il ne faut pas exagérer. A répéter comme des perroquets «indépendance», «indépendance», on devient étranger au monde tel qu’il va. C’est à l’opposé de la tradition suisse. - Que voulez-vous dire, Guillaume, par «tradition suisse»? - La vérité est que la Suisse n’a jamais été indépendante. Indépendante au sens où le prétendent ceux qui falsifient mon histoire personnelle, notre histoire collective. Elle a été créée par nos voisins, parce que notre existence les arrangeait. Nous n’avons pas cessé de dépendre d’eux, de leurs idées, de leurs rapports de force, de leurs débouchés de commerce, de leurs matières premières, de leur main-d’œuvre. Nous avons tiré le meilleur parti possible de cette dépendance. A mon avis, tout notre génie est là: dans une bonne gestion de notre dépendance. »Bien sûr, ça ne peut pas se dire, c’est un tabou, un crime de lèse-indépendance. Mais moi, Guillaume Tell, je n’ai pas risqué la vie de mon fils pour arriver en 2014 et me taire. Il a prononcé ces paroles avec force, comme si c’était une conclusion. Je n’ai pas prolongé l’entretien, j’avais déjà abusé. Je lui ai demandé s’il était sérieux, pour l’arbalète et les flèches. Il m’a dit: «Oui, prenez-les, elles ne me servent plus, au contraire, elles m’encombrent.» Je les ai prises. Il m’a dit de saluer Didier Burkhalter, quand je les lui apporterais. Et il a ajouté: «Dites-lui que je l’aiderai, pour l’Union européenne, il n’a qu’à me téléphoner.» Là-dessus, il a écrit son numéro de portable sur un bout de papier, qu’il m’a donné sans autre cérémonie. Moi, je lui ai donné un bulletin d’adhésion au Nomes. Il m’a promis de regarder. J’ai quitté Guillaume Tell avec l’esprit retourné. Quand j’ai passé devant sa statue, à Altdorf, je ne l’ai plus reconnu. J’ai su que ce Guillaume Tell là n’existait plus. «La vérité est que la Suisse n’a jamais été indépendante.» PROFIL JOËLLE KUNTZ Journaliste, elle tient une chronique au Temps (Il était une fois, chaque samedi). Elle est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages de géographie et d’histoire, notamment La Suisse en un clin d’œil (Editions Zoé) et récemment La Suisse ou le génie de la dépendance (Editions Zoé).