L`Usage de la parole inaugure un renouveau de dépouillement où l
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L`Usage de la parole inaugure un renouveau de dépouillement où l
UNIVERSIDAD DE GRANADA Facultad de Filosofía y Letras Departamento de Filología Francesa Nathalie Sarraute De la hantise de la parole à la parole hantée Analyse du Discours Narratif TESIS DOCTORAL Lina Avendaño Anguita Granada, 2011 Editor: Editorial de la Universidad de Granada Autor: Lina Avendaño Anguita D.L.: GR 2258-2014 ISBN: 978-84-9083-319-3 4 Nathalie Sarraute De la hantise de la parole à la parole hantée Analyse du Discours Narratif TESIS DOCTORAL PRESENTADA POR Lina Avendaño Anguita DIRIGIDA POR Dra Dª Montserrat Serrano Mañes Vº. Bº. LA DIRECTORA DEPARTAMENTO DE FILOLOGÍA FRANCESA FACULTAD DE FILOSOFÍA Y LETRAS UNIVERSIDAD DE GRANADA 5 6 REMERCIEMENTS Je tiens à témoigner toute ma gratitude envers Madame Montserrat Serrano Mañes qui a eu la générosité de bien vouloir diriger cette thèse. Je lui suis à jamais reconnaissante pour le temps qu’elle m’a consacré. Son dévouement, ses conseils précieux et surtout sa qualité humaine ont apporté à mon travail l’élan nécessaire à une tâche de longue haleine. Le privilège d’avoir été disciple de Monsieur Luís Gastón Elduayen, de sentir que je le suis encore et toujours, me porte ici à rendre un hommage très sincère à celui qui a contribué de si près à ma formation. Son infatigable obligeance, son acuité d’esprit et son soutien essentiel m’ont accompagnée au cours de ces années. Reste, en retour, mon estime et surtout, mon attachement. Comment oublier la collaboration fidèle et les sages remarques de mon grand ami Rafael Guijarro García, la présence chaleureuse de ma chère France Brousse l’Amoureux et de sa famille, l’aide et l’encouragement reçus de Mª Carmen Molina, la disponibilité de mes collègues. Sans ma famille, ce travail n’aurait pas abouti. La chaleur de leur affection toujours présente me laisse sentir combien ils sont importants pour moi. : Manoli, Basilio, Rafael, Javier et surtout, Olga, ma fille. 7 8 Index 9 10 1. Préliminaires 17 2. La focalisation : repères théoriques 33 3. La mise en mots de l’œuvre sarrautienne (1980-1997) 47 3.1. L’usage de la parole (1980) 3.2. Enfance (1983) 3.3. Tu ne t’aimes pas (1989) 3.4. Ici (1995) 3.5. Ouvrez (1997) 49 55 61 67 75 4. La focalisation objet 81 4.1. L’apparent et le ressenti : l’alternance du présent et de l’imparfait de l’indicatif 83 4.1.1. 4.1.2. 4.1.3. 4.1.4. 4.1.5. L’usage de la parole Enfance Tu ne t’aimes pas Ici Ouvrez 89 101 113 125 135 4.2. Des résurgences en trompe-l’œil : l’imparfait de l’indicatif 4.2.1. 4.2.2. 4.2.3. 4.2.4. 4.2.5. L’usage de la parole Enfance Tu ne t’aimes pas Ici Ouvrez 145 153 160 167 175 4.3. Des éventualités labiles : le présent de l’indicatif 4.3.1. 4.3.2. 4.3.3. 4.3.4. 4.3.5. 139 179 L’usage de la parole Enfance Tu ne t’aimes pas Ici Ouvrez 189 203 239 255 267 4.4. Conclusion : « une gymnastique du regard » 273 11 5. La focalisation sujet 279 5.1. Le regard couplé 5.1.1. 5.1.2. 5.1.3. 5.1.4. 5.1.5. L’usage de la parole Enfance Tu ne t’aimes pas Ici Ouvrez 301 316 338 342 344 5.2. Le regard en relais 5.2.1. 5.2.2. 5.2.3. 5.2.4. 5.2.5. L’usage de la parole Enfance Tu ne t’aimes pas Ici Ouvrez 347 353 359 369 371 5.3. Le regard en expansion 5.3.1. 5.3.2. 5.3.3. 5.3.4. 5.3.5. L’usage de la parole Enfance Tu ne t’aimes pas Ici Ouvrez 372 377 378 383 385 5.4. Le regard en action 5.4.1. L’usage de la parole 5.4.2. Enfance 5.4.3. Tu ne t’aimes pas 5.4.4. Ici 5.4.5. Ouvrez 387 393 401 403 407 5.5. Conclusion : « un mécanisme d’horlogerie » 409 6. Épilogue 417 7. Bibliographie 427 12 13 14 Rien que le bon plaisir, rien que le désir de s’amuser, de satisfaire une fantaisie quelconque, un caprice du moment. Rien que la frivolité, la gratuité pures… Une légèreté qui donne le vertige… le filet tissé d’idées, de raisonnements qui enserrait, contenait le monde, un coup de pied, un coup de griffe le déchire, tout se défait, s’échappe, s’écoule… le cœur vous manque… On devrait pouvoir dire « le cerveau vous manque »… Nathalie Sarraute, L’usage de la parole 15 16 1. PRÉLIMINAIRES 17 18 Nous nous sommes proposé d’étudier l’œuvre de Nathalie Sarraute à partir de L’usage de la parole (1980) 1 parce que cet ouvrage marque un tournant dans l’écriture de l’auteur où la parole et son usage acquièrent une importance telle qu’ils en deviennent l’événement principal : « Les textes de L’usage de la parole sont très éloignés de mes premiers « tropismes » et en même temps ils sont ce qui s’en rapprochent le plus […] Les Tropismes partaient de mouvements intérieurs qui aboutissaient à la parole. Ceux-ci partent de paroles échangées et descendent dans ce for intérieur, où se passaient les Tropismes, aboutissent aux « tropismes » » 2. Non seulement Nathalie Sarraute s’est chargée d’expliciter cette nouvelle tendance de vive voix, mais les études consacrées à l’auteur elle-même l’ont confirmée. Dominique Rabaté, par exemple, affirme sur ce point : « La caractérisation des personnages va […] s’estompant dans l’œuvre de Sarraute. Le jeu si subtil des avancées-reculades entre les deux partenaires du dialogue opère de façon de plus en plus abstraite. Le cadre des échanges se vide. L’évolution du Planétarium à Ici est manifeste. […] Les derniers livres nous proposent des situations types, absolument générales, dans lesquelles les locuteurs sont réduits aux traits nécessaires à l’échange qu’ils soutiennent. L’Usage de la parole se constitue ainsi d’une série de textes mettant en scène l’énonciation de certaines phrases. C’est le fonctionnement du langage, la ‘parole’ 3 et son ‘usage’, qui sont au premier plan. La parole a ainsi un régime particulier, puisqu’elle devient l’agent dramatique principal. Ce régime de la parole se décentre donc du sujet-locuteur. Le lapsus en est d’ailleurs presque absent, et l’intériorité du personnage tend à se dissoudre. » (Rabaté, 2000 : 55) Que le principe essentiel de l’écriture sarrautienne soit de faire abstraction de toute figuration ou représentation est hors de doute. Mais nous nous demandons, pourtant, si Dominique Rabaté, attaché au personnage, ne va pas trop loin lorsqu’il proclame la décentralisation de la parole par rapport au sujet-locuteur. Sans refuser la part de vérité que cette approche comporte, il nous semble toutefois qu’elle véhicule des 1 Les abréviations suivantes seront désormais utilisées pour renvoyer aux ouvrages de Nathalie Sarraute dans l’édition consultée. Pour les éditions des premières parutions nous renvoyons à la bibliographie : T : Tropismes, PI : Portrait d’un inconnu, M : Martereau, ES : L’ère du soupçon, PL : Planétarium, FO : Les Fruits d’or, VM : Entre la vie et la mort, VE : Vous les entendez ?,, DI : « disent les imbéciles », UP : L’Usage de la parole, E : Enfance , TTP : Tu ne t’aimes pas, I : Ici, O : Ouvrez. 2 Nous renvoyons à la présentation faite par Nathalie Sarraute dans l’enregistrement en cassette : Tropismes et L’usage de la parole (extraits), 1981. 19 ambiguïtés qui demandent à être levées. Nous tenons, en effet, à bien distinguer le personnage et le sujet qui, chez Nathalie Sarraute, est toujours un sujet de conscience 4, c’est-à-dire un sujet conçu comme conscience anonyme, comme support de la sensation qui le traverse, comme espace ouvert où se déploient les tropismes. Aussi, à la question de Carmen Licari « Comment tout en n’ayant pas de personnages, de corps imaginaires précis, arrivez-vous à un univers envahi de présences ? » (Licari, 1985 :12), Nathalie Sarraute répond-elle : Ce sont des actions dramatiques qui sont portées par des consciences en continuel mouvement. C’est un état d’activité, et l’activité doit être exercée par quelqu’un, par des êtres humains. Quelque chose est arrivé entre deux consciences identiques à la mienne. Peu importe qui sont ces personnes, nous ne pouvons, ni moi ni le lecteur, nous arrêter une seconde pour savoir de qui il s’agit. Des personnages, là, ne feraient qu’écraser l’essentiel, la sensation à l’état pur. Ces consciences ne sont pas attribuées à tel ou tel. Elles sont la mienne, la vôtre, celle de tout le monde. […] elle se trouve dans la perception de n’importe qui. (Ibid.) L’usage de la parole ne pourrait donc se faire sans ce point d’ancrage qu’est le sujet, pour effacé qu’il soit. Visant à profiler le sujet de conscience dans son rapport à l’usage de la parole, notre étude de la focalisation et de la voix tente d’apporter une vision singulière à un fait établi chez Nathalie Sarraute. Loin est le temps où les textes de l’auteur de L’ère du soupçon semblaient « trop hermétiques pour le grand public »5. 3 Nous ne ferons aucune remarque à propos des mots mis en exergue si l’auteur des citations en est responsable. 4 Dès lors, c’est dans ce sens qu’il faut entendre le terme « sujet » lorsque nous y ferons référence dans notre étude. 5 « Deux grands éditeurs parisiens vont refuser le manuscrit [de Tropismes]. Gaston Gallimard, qui reconnaît les « qualités » du texte demande à leur auteur « de bien vouloir nous tenir au courant de [sa] production littéraire » et l’engage à « nous soumettre un roman si [elle en a] écrit un. Henry Muller, pour les éditions Grasset, insiste sur la brièveté : « un manuscrit bien court qui ferait à peine chez nous une brochure ». Circonstance aggravante, ces pages sont trop « hermétiques pour le grand public ». (Bouchardeau, 2003: 88-89). Refusé par Gallimard et Grasset, Tropismes (terminé en 1937) est finalement publié par Robert Denoël en 1939 et ne suscite que quelques rares réactions dont les lettres de Jean-Paul Sartre, de Max Jacob et de Charles Mauron (La Pléiade, 1996 : XXXVII). Seul l’instinct de Victor Moremans dans la Gazette de Liège du 23 mars 1939 saura voir dans Tropismes « l’échantillon avant coureur d’une œuvre dont l’acuité et la profondeur nous surprendra peut-être un jour » (L’Arc, 1984 : 24). Bien plus tard, en 1964, Le Prix international de littérature lui est décerné pour les Fruits d’or et ce n’est qu’alors que Portrait d’un inconnu et Martereau sont réédités dans des collections de poche. Mais, jusque-là, Nathalie Sarraute a dû surmonter de nombreux écueils : en 1947, Portrait d’un inconnu, pourtant préfacé par Jean-Paul Sartre, est refusé chez Gallimard ; Jean-Paul Sartre, lui-même refuse de publier en 1956, dans Les temps modernes, l’essai « Conversation et sous-conversation » parce qu’il « ne partage pas les opinions émises dans le texte » (La Pléiade, 1996 : XL) ; en 1957 Emile Henriot fait référence à Tropismes et « parle péjorativement du ‘nouveau roman’ » (Ibid. : XLI). Finalement, le Grand Prix national des Lettres, décerné par le ministère de la Culture en 1982 et la publication de son œuvre 20 Si les tropismes 6, « ces mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; [et qui] sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments» (Sarraute, 1956 : 8), ne surprennent plus tant le lecteur, c’est qu’aujourd’hui ils le touchent de près. En effet, Nathalie Sarraute s’adresse à un lecteur qui n’est plus dupe et qui ne cherche donc pas à se laisser distraire par « un conte de fées » ou à être rassuré par une réalité prétendument saisissable, explicable. Dans un monde où les certitudes sont évincées, où rien n’est fixe, où tout peut basculer, où tout est changeant, le lecteur adhère plus facilement à ces « mouvements indéfinissables » dont Nathalie Sarraute fait un projet d’écriture auquel elle restera fidèle jusqu’à la fin, un projet qu’elle formule dès 1956 en ces termes : Comme tandis que nous accomplissons ces mouvements, aucun mot – pas même les mots du monologue intérieur – ne les exprime, car ils se déploient en nous et s’évanouissent avec une rapidité extrême, sans que nous percevions clairement ce qu’ils sont, produisant en nous des sensations souvent très intenses, mais brèves, il n’était possible de les communiquer au lecteur que par des images qui en donnent des équivalents et lui fassent éprouver des sensations analogues. Il fallait aussi décomposer ces mouvements et les faire se déployer dans la conscience du lecteur à la manière d’un film au ralenti. Le temps n’était plus celui de la vie réelle, mais celui d’un présent démesurément agrandi. Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent. […] À ces mouvements qui existent chez tout le monde et peuvent à tout moment se déployer chez n’importe qui, des personnages anonymes, à peine visibles, devaient servir de simple support. […] Les tropismes ont continué à être la substance vivante de tous mes livres. Seulement ils se sont déployés davantage : l’action dramatique qu’ils constituent s’est allongée, et aussi s’est compliqué ce jeu constant entre eux et ces apparences, ces lieux communs sur lesquels ils débouchent au-dehors : nos conversations, le caractère que nous paraissons avoir, ces personnages que nous sommes les uns aux yeux des autres, les sentiments convenus que nous croyons éprouvés et ceux que nous décelons chez autrui, et cette action dramatique superficielle, constituée par l’intrigue, qui n’est qu’une grille conventionnelle que nous appliquons sur la vie » (Sarraute, 1956 : 8-10)7 aux éditions de La Pléiade en 1996 supposent la confirmation d’un talent que tout le monde n’avait pas su découvrir à l’origine. 6 Ce terme est emprunté à la biologie, où il est envisagé comme une « réaction d'orientation ou de locomotion orientée (mouvement), causée par des agents physiques ou chimiques. Spécialement. Réaction d'orientation sans locomotion véritable (par opposition à tactisme ou taxie). Tropisme des plantes. » (Grand Robert). Et, chez Nathalie Sarraute, ce terme est envisagé comme une « réaction élémentaire à une cause extérieure ; acte réflexe très simple » (Grand Robert). 7 Nous avons cru utile de reprendre ces propos de Nathalie Sarraute ; une véritable déclaration de principes que l’auteur n’a jamais abandonnés, fidèle à son projet jusqu’à la fin. 21 Si aujourd’hui les tropismes sont devenus familiers au lecteur sarrautien, l’auteur n’hésitera pas dans Ici – espace d’une auto textualité – à démonter ses propres clichés, évitant ainsi le déjà lu, le déjà-vu. Mais avant d’en arriver là, Nathalie Sarraute a bien dû défendre, justifier son refus à l’égard de certaines « formes du roman traditionnel » et « déplacer le centre de gravité [où] « le personnage [est réduit] à n’être qu’un trompel’œil, une survivance, un support de hasard » (Sarraute, 1972 : 26). La décentralisation a bien lieu, mais par rapport au personnage et non par rapport au sujet-locuteur, comme le prétend Dominique Rabaté. L’intrigue, elle, devient une trame très lâche « qui se disloque, se désintègre, disparaît souvent complètement. […] Le dialogue du roman traditionnel subit d’importantes transformations » (Sarraute, Ibid.). Montrer la voie à suivre est donc, dans ses débuts, une contrainte que Nathalie Sarraute avoue sans réserve : Dans Portrait d’un inconnu et dans Martereau, comme je n’avais pas confiance, comme je pensais qu’on ne voyait pas ces tropismes, que personne ne les percevait, j’avais effectivement introduit un personnage, une sorte de « fou » qui passait son temps à les chercher chez les autres. Ces « Tropismes » presque personne, à ce moment là, ne les percevait et on me disait: « C’est complètement fou ». C’est ce qu’avaient répondu tous les éditeurs, sauf Robert Denoël. C’est beaucoup plus tard, par conséquent, avec Portrait d’un inconnu et Martereau que j’ai introduit ce personnage hypersensible ou du moins seul à les percevoir. Dans ces deux romans-là, j’avais donc toujours une conscience qui cherchait, qui se heurtait à l’apparence et n’arrivait pas toujours à trouver. Et puis, à partir de là, dans Le planétarium, je n’en ai plus eu besoin. J’ai pris confiance. Je me suis dit: « Tout le monde les a, ces mouvements, tout le monde les éprouve », je n’avais plus besoin de quelqu’un qui cherche, qu’on rabroue, qui ne trouve pas. À la fin du Portrait d’un inconnu, il est vaincu. La complexité de tous ces mouvements le force à abandonner. Il n’en peut plus, c’est trop compliqué. On revient alors, au roman traditionnel et tout le dernier chapitre, que très peu de gens ont compris, est du roman traditionnel avec l’apparition de noms propres, de profession [...] Ils sont retombés dans l’apparence. (Benmussa, 1987: 60) De Tropimes (1938) à ‘Disent les imbéciles’ (1976), le personnage est donc bel et bien présent. Bernard Pingaud, en 1963, le confirme lorsqu’il déclare : « le sujet caché des livres de Nathalie Sarraute a toujours été l’analyse de la notion de personnage » (1963 : 20). Même si le personnage se manifeste dans un processus de décomposition, même s’il « devient une sorte de conscience, d’éléments mouvants à l’intérieur de quelque chose de vague » (Benmussa, Ibid. : 118), même si « cela n’a rien à voir avec le personnage tel qu’il était avant » (Ibid.), même s’il « porte à peine un 22 pronom », sujet et objet de perception, il ne quitte pas la scène romanesque. « Chassé du roman par la porte, le personnage y rentre donc par la fenêtre » (Pingaud, 1963 : 23) : Le « personnage » auquel les romanciers traditionnels avaient accordé une confiance aveugle devient ainsi pour Nathalie Sarraute l’image à la fois trompeuse et nécessaire de l’existence humaine. Trompeuse : il se présente comme la source des tropismes, alors qu’il en est seulement le support. Mais nécessaire, ou du moins inévitable, car toute expression mène à lui. Le roman, qui dénonce le personnage, ne cessera de buter contre cette réalité fantomatique. Le personnage est un « trompe-l’œil » que nous fabriquons « par un pendant naturel » (ES). (Ibid. : 21) Chez Nathalie Sarraute, « on fait des personnages [qui] se voient les uns les autres comme des personnages. Alors ils plaquent les uns sur les autres ce qui leur paraît vraisemblable » (Benmussa, Ibid. : 119). Même s’« ils ne sont qu’apparences [et que] par derrière se déroule la vie anonyme des tropismes » (Ibid.), l’importance accordée au personnage est évidente et l’étude de l’optique menée par Anthony Newman le prouve : Il n’y a plus d’étiquettes et les personnages mêmes, n’étant que des ombres, sont susceptibles d’être vus en surimpression, comme par transparence. Quant à l’optique, si elle reste orientée à partir du personnage, en traduisant en profondeur plus que ce que ce personnage n’analyse consciemment de ses propres mouvements intérieurs, elle prend une dimension expressive qui le dépasse : option « par derrière ». Sans doute dans les deux cas, la condition d’épanouissement de l’optique comme productrice de signification est l’adoption de la vision « avec », accompagnée de son corollaire qui est l’effacement de l’auteur. (Newman, 1976 : 156) À vrai dire ce n’est pas tant le statut du personnage qui semble être contesté mais plutôt « l’idéologie qui, dans le roman classique, le définit et lui sert de caution » (Huenen, 1990 : 118) : Si le personnage romanesque se présente comme une collection de sèmes, on s’aperçoit du même coup que le roman traditionnel fait de ces sèmes des traits de caractère, c’està-dire projette sur l’acteur fictif une idéologie de personne dont le double principe moteur est constitué par le type et l’individualité, en d’autres termes par une représentation sociale et psychologique. Or c’est précisément cette idéologie de la personne qui est mise en question dans la pratique sarrautienne du roman : faire de ces sèmes, non plus des traits de caractère, mais des tropismes c’est admettre qu’ils peuvent indifféremment circuler d’un personnage à l’autre et faire du personnel romanesque le lieu de confluence des mêmes réflexes psychologiques de base, essentiellement des 23 réactions d’agression et de défense, dont le travail de l’écriture se charge de métaphoriser les manifestations. (Ibid.) 8 Cependant, à partir de L’usage de la parole (1980) s’ouvre une nouvelle étape où la réalité anonyme, propre à tous, non pas celle du quotidien, récusée, mais celle qui se maintient au niveau du ressenti, la réalité déformée sous l’effet d’une dilatation extrême, d’un grossissement artificiel, ne trouve plus de support chez aucun personnage. Les mots ont cessé d’être le butoir stérilisant où venait s’écraser le témoin hypersensible en quête de tropismes. Au premier plan, survient la parole anonyme porteuse de mouvements qui, coup sur coup, font affleurer un foisonnement de sensations enfouies, « du réel qui reste anonyme, propre à tous, qui se maintient le plus possible au niveau du ‘ressenti’ de tous » (Sarraute in Benmussa, 1987 : 119). Car, […] lorsqu’on veut faire semblant on fait des trompe-l’oeil, comme dans Le planétarium [...] Mais ils ne sont qu’apparences, par derrière, se déroule la vie anonyme des tropismes. On peut se passer des apparences, comme dans L’usage de la parole [...] les textes sont vraiment anonymes. (Ibid.) Rétablissement de l’état primitif des premiers tropismes, L’Usage de la parole marque donc un tournant où le récit sarrautien revient « à l’extrême de l’anonymat » (Pingaud, 1963 : 22). L’anonymat par lequel « les être humains non seulement n’ont pas plus d’individualité que les choses, mais apparaissent comme une émanation, un suintement éphémère, un surplus d’existence que les choses ne parviennent pas à contenir. » (Ibid.). Avec Tropismes, le premier livre qui « contenait en germe tout ce que, dans [ses] ouvrages [Nathalie Sarraute] n’a cessé de développer » (Sarraute, 1956 : 9), l’auteur semble avoir atteint le but dès le départ : faire de ces personnages « non point tant des ‘types’ humains en chair et en os [mais] de simples supports, des porteurs d’états parfois encore inexplorés que nous retrouvons en nous-mêmes. » (Ibid. : 51). Le sujet relève plutôt d’une essence protoplasmique 9. Et que Tropismes, son premier roman, débute par ces mots en est bien révélateur : 8 Revenons en aux paroles de Roland Barthes : « La personne n’est qu’une collection de sèmes (mais à l’inverse, des sèmes peuvent émigrer d’un personnage à un autre, pourvu que l’on descende à une certaine profondeur symbolique, où il n’est plus fait acception de personnes) » (1970 : 197). 9 Terme emprunté à Jean-Paul Sartre dans sa préface à Portrait d’un inconnu (1956 : 14). 24 Ils semblaient sourdre de partout, éclos dans la tiédeur un peu moite de l’air, ils s’écoulaient doucement comme s’ils suintaient des murs, des arbres grillagés, des bancs, des trottoirs sales, des squares. (T : 11) Mais, chez le lecteur et chez la critique davantage disposés en 1938 à se laisser séduire par le héros de La Nausée plutôt que par des êtres sans identité, il était sans doute trop tôt pour cette nouvelle vision du monde intérieur. Il a fallu attendre L’Usage de la parole en 1980 pour que, sur un dernier tour de force, le « chercheur de tropismes » cher à Nathalie Sarraute soit définitivement décharné. Un sujet de conscience dévoilé par ce qu’il ressent s’estompe au profit d’un engrenage où il est pris irrésistiblement. Simple support, habité par la sensation qui le traverse, il est devenu l’appareil amplificateur, la pièce de sondage au service d’une prospection 10 dans les apparences : Ce dont je parle est une sorte de conscience ouverte. Quand j’écris je suis obligée d’avoir cette conscience, ouverte, sans limites, dans laquelle s’engouffre ce qui, normalement, reste au-dehors, vous effleure à peine. Prenons par exemple une certaine façon désagréable de prononcer une voyelle : ‘la vaaaalise’. Cette voyelle s’empare de moi. Elle s’introduit en moi, dans cette conscience ouverte qui n’est pas ma conscience quotidienne […] mais quand j’écris, cette voyelle s’introduit dans cet espace vide que je deviens, ce néant, et occupe toute la place. Elle se déploie et un chapitre entier lui est consacré. […] Elle occupe tout le chapitre, un chapitre entier jusqu’au moment où, épuisée, elle disparaît. Alors arrive quelque chose d’autre qui occupera le chapitre suivant. C’est ce que je veux dire par cette espèce de vide, de vide dans lequel tout s’engouffre… pas tout, non pas tout… mais s’engouffre la chose qui, tout d’un coup, dilate la conscience et prend possession de toute la place » (Sarraute in Benmussa, Ibid. : 145-146) Et, si la sensation s’empare du sujet de conscience et qu’elle envahit le récit, le mot, devenu protagoniste, finit par supplanter le sujet en ce qu’il procure son rythme au texte. Le choix, non pas d’un langage « à usage commun » (Sarraute, 1996 : 1691), mais d’une matière langagière adaptée à la sensation neuve, encore inconnue, porte dès lors la quête sur la plasticité du mot. Celui-ci s’assimile en effet à « ce que sont, dans la peinture ou dans la musique, la couleur, la ligne ou le son » (Ibid. : 1686). 10 Les termes « prospection » et « prospecter » signalent chez Nathalie Sarraute l’exploration dans son sens large et rejoint la définition suivante: « Recherche des gîtes minéraux. Prospection par étude topographique, géologique, par sondage… » (Grand Robert). C’est bien par sondage que l’auteur des tropismes cherche à découvrir ces mouvements cachés sous des dehors apparents. 25 Affranchi des données particularisantes et limitées de l’histoire11 ou du personnage, L’Usage de la parole prend ainsi pour cible le mot soumis à l’usure d’une reprise réitérée qui en mine le sens et qui lui confère une transcendance nouvelle. Audelà de toute signification, le mot, dans un ressassement constant, en véritable catalyseur libère des remous intérieurs par le biais de ses reprises. Et, si le sujet tend à se « dissoudre », pour reprendre le terme de Dominique Rabaté, il ne disparaît pas pour autant. Car, ces turbulences internes, portées à leur plus haut degré d’éréthisme découvrent, en effet, le for intérieur d’une conscience anonyme, d’un sujet « porteur d’état » (Sarraute, 1956 : 51), simple support (Ibid.) qui habité par la sensation qui le traverse, devient « le lieu à peine visible » (Ibid.) de toute agitation. Ce n’est qu’au terme de son épuisement, soumise à un rabâchage opiniâtre, que la sensation évincée s’évanouit prête toutefois à ressurgir ailleurs, dans un nouveau fragment 12, un nouvel ouvrage, une nouvelle conscience. L’Usage de la parole inaugure ainsi un renouveau de dépouillement où la romancière, acquittée d’une tâche première qu’elle nous livrait dans L’ère du soupçon, n’a plus à signaler au lecteur la voie à suivre puisque portés au banc des accusés, le personnage et les conventions surannées qui s’y attachent ont succombé à l’acte narratif. Dernier coup de collier par lequel, à partir de L’Usage de parole, Nathalie Sarraute arrive à épurer son œuvre, ouvrant une nouvelle voie au sein de l’écriture. Dès lors, l’avènement spectaculaire et intrigant du mot s’offre comme singularité et suscite l’examen minutieux d’un univers aux apparences triviales. Banal, courant, insignifiant, le mot suspect attire l’attention du sujet de conscience, témoin ou observateur à l’écoute, et finit par occuper son imagination projetant une succession de scènes fantasmées et, à la fois, ressenties comme expérience vécue ou à vivre. Se développe de ce fait une perception nourrie de spéculations mais toujours prête à percer les apparences que l’usage quotidien impose, à dépasser les faux-semblants. Sous cette 11 Nous adhérons aux termes proposés par Gérard Genette pour désigner les trois aspects de la réalité narrative : « je propose de nommer […] histoire [diégèse] le signifié ou contenu narratif (même si ce contenu se trouve être, en l’occurrence, d’une faible intensité dramatique ou teneur événementielle), récit proprement dit le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et narration l’acte narratif producteur et, par extension, l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place. » (Genette, 1972 : 72). La classification proposée par Mieke Bal – texte narratif, histoire et fable – ne nous paraît pas apporter une différence de fond. Par contre, sa conception de l’événement telle qu’elle est définie nous paraît intéressante. 12 Désormais nous préférerons ce terme à celui de chapitre. 26 hantise du mot ou plutôt sous la hantise de la parole 13, s’instaure le désir de récupérer, de retrouver, de faire ressortir, revenir – dirait Nathalie Sarraute – quelque chose d’oublié. Or, essayer d’atteindre la sensation originale, encore intacte que le mot renferme n’est pas sans conséquence. À force d’y regarder de trop près, l’observateur fasciné est à son tour saisi, attrapé dans sa propre vision. Il y succombe, il s’y perd. Cette espèce d’éblouissement ne s’exerce pas uniquement sur celui qui perçoit. L’irruption du mot aboutit à un tel envahissement du récit qu’il en résulte une profusion d’images tantôt apaisantes, tantôt angoissantes, que sa présence déclenche. Issu d’un ailleurs vague et incertain, d’une origine confuse, ou plutôt d’une sorte de « stock à usage commun, toujours disponible » (I: 139) où on l’y puise, le mot qui vient ou revient se matérialise dans un lieu commun, dans un lieu de rencontre communautaire 14. C’est bien de scènes quotidiennes, de scènes où deux personnes anonymes parlent que le mot surgit, capté par une oreille attentive. Mais celui qui happe au passage ces propos anodins ne ressort jamais indemne de l’écoute. La voix ou les voix qui le traversent finissent par l’habiter, faisant des mots perçus une parole hantée par l’autre. Si rien ne perturbe les règles du jeu social et communicatif, c'est dans l’ordre du ressenti que la partie est engagée. Dès lors, s’ouvrent les tréfonds d’un échange silencieux alimenté de remous, d’agitation, de rapprochements et d’éloignements d’où les voix affleurent, fusent, circulent, attachées à l’imagination de celui qui voit, croit voir ou ressentir. En conséquence, les dialogues n'acquièrent leur sens que sous l'empire d'une perception sans laquelle ils ne sauraient exister. Roland le Huenen défend ainsi avec justesse la visée ontologique du regard chez Nathalie Sarraute : [Le regard] possède d’abord une fonction d’embrayeur […] En ce sens le regard est un opérateur dynamique et joue, toutes proportions gardées, dans le contexte nouveau de la sous-conversation le rôle de principe causal qui est dévolu à la logique des actions dans le roman classique, avec cette différence notable toutefois qu’il engendre moins une linéarité progressive du récit qu’une circularité des effets dont le contenu archétypal est d’être tantôt un réflexe d’agression, tantôt un réflexe de défense, en somme une économie de la répétition. En second lieu, cette fois au niveau de la conduite du récit et 13 Le mot est toujours pris dans l’échange intersubjectif, donc dans une parole. C’est sans doute à ce sens du mot que fait allusion Jean-Paul Sartre dans sa préface à Portrait d’un inconnu lorsqu’il dit : « Le dehors, c’est un terrain neutre, c’est ce dedans de nous-mêmes que nous voulons être pour les autres et que les autres nous encouragent à être pour nous-mêmes. C’est le règne du lieu commun. Car ce beau mot a plusieurs sens : il désigne sans doute les pensées les plus rabattues mais c’est que ces pensées sont devenues le lieu de rencontre de la communauté. Chacun s’y retrouve, y retrouve les autres. Le lieu commun est à tout le monde et il m’appartient ; il appartient en moi à tout le monde, il est la présence de tout le monde en moi. » (Sartre, 1956 : 10). 14 27 plus particulièrement de la représentation des tropismes et de leur mise en texte sous forme de sous-conversation, le regard assure une fonction de régie. […] le dispositif du regard structure la matière narrative de façon à ce qu’elle se commente, en mettant en place par voie de conséquence un modèle de représentation. Or ce modèle relève d’une détermination scénique qui vient régulariser, en y introduisant un principe d’ordonnancement, la masse jusque-là amorphe des tropismes. Le regard ponctue réflexes et mouvements de conscience issus de la co-présence, il en articule les phases et l’orientation, il enregistre la progression de l’échange et fonctionne comme un signal qui aiguille le passage de la sous-conversation à la conversation. En ce sens le réseau scopique est ce qui dans le texte manifeste le décodage d’une intelligibilité à produire, la présence dans le déploiement de l’écriture d’un ordre du lisible. (Huenen, 1990 : 125126) Puisque le regard prospecteur déclenche la narration, et semble primer sur la voix dans la mesure où celle-ci en est dépendante et subordonnée, nous nous sommes décidée à débuter cette Thèse par l'étude d’une focalisation qui traduit la prospection du mot trivial. La singularité de l’écriture sarrautienne réside donc dans l’harmonisation de deux phénomènes apparemment contraires. D’emblée, un réservoir de mots, de propos portés par des voix émergeantes, toujours anonymes, inscrit la nature orale de l'œuvre. Pourtant, une communication inaudible s'instaure : Nathalie Sarraute n’est-elle pas cette « musicienne de nos silences » (Tadié, 1995 : 5) ? Le paradoxe n'est qu'illusoire car mis à part les bribes d'une conversation banale, qui surplombent toute rencontre, le mouvement imperceptible qui allie ou sépare les interlocuteurs ne se laisse pas appréhender de l’extérieur. Au contraire, le contact avec l’autre, envisagé non pas pour être dit ou nommé mais pour être ressenti ou plutôt vécu dans le récit, dévoile un événement15 en cours : le tropisme. Aspect fondamental sans lequel le roman ne saurait exister, l’histoire n’a pas disparu pour autant. Sujette à caution, elle dépasse ses propres limites, satisfaisant de nouvelles attentes que Gustave Flaubert envisageait déjà lorsqu’il aspirait à « un livre sur rien », « un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait lui-même par la force interne de son style »16. Bien que la complexité de l’œuvre rende encore souvent la tâche ardue au lecteur, l’approche lui en est souvent facilitée. Nombreux sont les articles et les 15 “Los acontecimientos han sido definidos en este estudio como ‘la transición de un estado a otro que causan o experimentan actores’. La palabra ‘transición’ acentúa el hecho de que un acontecimiento sea un proceso, una alteración” (Bal, 1987: 21) 28 déclarations, compléments précieux à L’ère du soupçon, par lesquels Nathalie Sarraute livre la pratique de sa technique. De façon non moins importante, la primauté de l’acte narratif, qui se rapportant à lui-même permet de s’orienter dans ses propres méandres, contribue à cette volonté de transparence. En effet, la part de récit porteuse d’images instantanées, « en perpétuelle transformation » (Finch et Kelley, 1985 : 313), est rarement indépendante des « indications de régie » 17 auxquelles ces images se trouvent greffées. Aussi, la complicité et la participation sollicitées au lecteur deviennent-elles avant tout une invitation au jeu ; jeu de la lecture et jeu de l’écriture. Ce procédé s’instaure tant et si bien chez Nathalie Sarraute que l’on peut envisager l’incipit suivant comme le fondement de la narration : Il y a un jeu auquel il m’arrive de songer… C’est un de ceux dont on peut affirmer à peu près à coup sûr que nous serions, vous et moi – si vous acceptiez d’y participer – les premiers et les seuls à jouer […] Son point de départ serait, vous vous y attendez, une certaine phrase, des paroles que peut-être comme certains d’entre vous j’ai entendu prononcer. Si je les choisis, c’est qu’elles me semblent pouvoir… je ne saurais pas encore bien dire pourquoi, j’espère le découvrir… elles me font espérer qu’elles pourront me permettre d’inventer un jeu à ma façon, avec ses alternatives, ses péripéties. (UP : 121-122) L’histoire fictive cède donc à l’histoire d’un texte en cours de construction où le narrateur ne laisse jamais oublier qu’il en est le maître. Langage et subjectivité sont les composants d’une narration repliée sur elle-même dont le but vise à rendre l’univers mouvant des tropismes. Le récit sarrautien s’ajuste, en effet, à une « stylistique du mouvement » (Boué, 1997 : 37) où l’usage textuel des temps verbaux associé à divers éléments linguistiques contribue à rendre une consécution narrative fragmentaire. Si la linéarité phrastique s’efface ainsi au profit de structures syntaxiques attachées à l’inachèvement qu’impose une surenchère de points de suspension ou de blancs textuels, si des répétitions de tout genre s’installent, les coordonnées du temps événementiel s’effritent à leur tour sous la dilatation d’un instant propice à l’avènement d’une sensation fugitive. Mais là encore, le résultat de cette action s’éloigne de toute 16 Lettre à Louise Colet, le 16 janvier 1852 (La Pléiade) Gérard Genette distingue cinq fonctions du narrateur parmi lesquelles la seconde est la fonction de régie : « Le narrateur peut se référer [au texte narratif] dans un discours en quelque sorte métalinguistique (métanarratif en l’occurrence) pour en marquer les articulations, les concessions, les inter-relations, bref l’organisation interne : ces ‘organisateurs’ du discours que Georges Blin nommait « des indications de 17 29 homogénéité, car discontinu et changeant l’effet ressenti se laisse appréhender dans un va-et-vient qui évite tout phénomène de continuité ou de permanence. S’instaure de ce fait un ordre labile constamment renouvelé où l’impression reprise et exploitée jusqu’à épuisement est toujours prête à renaître suite à l’irruption d’un mot quelconque. C’est bien sur cet usage de la répétition que Rachel Boué insiste : C’est par cet usage particulier de la réécriture et de la répétition de mêmes scènes, que Nathalie Sarraute réussit à se libérer des formes aliénantes du langage pour mieux revenir à lui, comme si l’écriture, plus précisément le style, au sens où Roland Barthes l’entendait, ne pouvaient être repérables que dans un délit de fuite devant le sens, et finalement ne convoquer l’art que là où il se dissimule. […] Le soupçon s’est infiltré dans la construction romanesque : les situations, les personnages sarrautiens empruntent à des schémas connus, pour mieux les subvertir, grâce à l’insertion de l’incertitude et de l’incomplétude dans la composition » (Boué, 1997 : 25) Lorsque l’on essaie de cibler « le lieu où cela s’est passé... », on découvre chez Nathalie Sarraute que finalement il ne se passe rien. Il faut donc chercher l’aventure ailleurs, dans ce qui fait sens, car en effet, « s’est passé » paraît peu convenir à ces moments, les plus effacés qui soient, les plus dénués d’importance, de conséquence... [pourtant] si insignifiants qu’ils soient, on est tout de même en droit de dire d’eux qu’ils sont vécus... » (UP: 83). Nathalie Sarraute tisse, de ce fait, de nouvelles intrigues au sein de mouvements destinés à délivrer les entrelacs du texte et de l’univers intérieur. C’est bien cette conception du sens, où la matière langagière se conforme à une sensation neuve qui rejoint celle de Roland Barthes : Le récit ne fait pas voir, il n’imite pas ; la passion qui peut nous enflammer à la lecture d’un roman n’est pas celle d’une « vision » (en fait, nous ne « voyons » rien ), c’est celle du sens, c’est-à-dire d’un ordre supérieur de la relation, qui possède, lui aussi, ses émotions, ses espoirs, ses menaces, ses triomphes : « ce qui se passe » dans le récit n’est, du point de vue référentiel (réel), à la lettre : rien [Mallarmé] ; « ce qui arrive », c’est le langage tout seul, l’aventure du langage, dont la venue ne cesse d’être fêtée. (Barthes, 1966 : 27). Appréhender l’œuvre sarrautienne comme aventure du langage nous porte d’emblée à charpenter notre étude sur certains faits de langue qui permettront non seulement d’étayer nos commentaires mais d’envisager l’œuvre comme discours. La régie », relèvent d’une seconde fonction que l’on peut appeler fonction de régie. » (Genette, 1972 : 261- 30 présente thèse s’inscrit ainsi dans cette voie de recherche qu’est l’analyse du discours, car comme le déclare Dominique Maingueneau : « les sciences du langage confrontées au discours littéraire sont appelées à jouer un rôle plus important que par le passé ; elles ne vont plus se contenter d’aider à tirer des interprétations, elles vont dire quelque chose sur l’œuvre elle-même en tant que discours » (2002 : 9). Toujours d’après Dominique Maingueneau, il s’agit ainsi de faire intervenir les sciences du langage selon deux modes : […] inévitablement les savoirs linguistiques que l’on va convoquer relèveront à la fois de catégories de langue (aspect, détermination, temporalité, fonctions syntaxiques…) et de catégories où l’énoncé est envisagé comme acte de communication rapporté à un dispositif d’énonciation (cohérence textuelle, éthos, champ littéraire…) qui informent les premières et les intègrent. L’abord « grammatical » ne peut se suffire à lui-même, il ne prend sens que rapporté à l’abord « discursif ». L’analyste est contraint de s’appuyer sur une théorie du discours littéraire dont les catégories ne sont réductibles ni à celles de la grammaire ni aux débris de la rhétorique traditionnelle. […] Prendre au sérieux la notion de discours, assumer le pouvoir heuristique des disciplines qui s’en réclament, c’est déstabiliser la vieille alliance entre linguistique et littérature où la linguistique réduite à la syntaxe et à la lexicologie était conviée à intervenir ponctuellement et sous contrôle strict. Une telle reconfiguration des relations entre l’espace linguistique et l’espace littéraire, même si elle est déjà à l’œuvre dans nombre de recherches actuelles, ne s’imposera pas aisément car elle met en cause un certain nombre de partages institutionnels et d’habitudes. Une chose est sûre, l’âge d’or de la stylistique, qui s’est ouvert avec le romantisme, est en train de se fermer sous nos yeux. (Ibid.) 18 262). 18 Nous tenons à souligner l’importance de l’article de Dominique Maingueneau (2002) qui favorise un raisonnement en terme d’analyse du discours littéraire. C’est bien grâce au tournant discursif que le rapprochement entre l’espace de la linguistique et l’espace de la littérature devient pleinement fécond : « Alors que la linguistique, renonçant aux projets sémiologiques, s’éloignant des œuvres littéraires, semblait se replier sur la seule modélisation des langues naturelles, de l’intérieur même de l’étude du langage se faisaient jour des transformations qui permettaient aux littéraires et aux linguistes de renouer le contact sur des bases différentes. Le développement d’une linguistique de la cohésion et de la cohérence textuelle ainsi que d’une linguistique du discours, inspirées par les courants pragmatiques et les théories de l’énonciation, facilitait considérablement la réflexion linguistique sur les énoncés littéraires. À partir du moment où l’on dispose de concepts attachés à l’exercice du discours, les avancées en matière de genres de discours, de polyphonie énonciative, de marqueurs d’interaction orale, de processus immédiatement opératoires pour l’étude du discours littéraire. Avec de telles problématiques on peut entrer de plein pied dans une œuvre, l’appréhender à la fois comme processus énonciatif et comme totalité textuelle, au lieu de devoir recourir aux débris de la rhétorique traditionnelle pour l’analyse des unités phrastiques. Désormais le recours à la linguistique n’est plus seulement recours à un outillage grammatical élémentaire (comme la stylistique traditionnelle) ou à quelques principes d’organisation très généraux (comme dans le structuralisme), il constitue un véritable instrument d’investigation. L’analyse permet d’ouvrir des pistes inédites à l’interprétation ; là où l’on validait par des notions de grammaire descriptive usuelle des conclusions que l’intuition suffisait à fonder, on peut dorénavant élaborer des interprétations que l’intuition n’aurait pas suffi à dégager. L’évolution de la réflexion sur le langage va même avoir pour effet de transformer le mode de questionnement, de rompre en quelque sorte le tête-àtête de la linguistique et de la littérature. Pour entrer linguistiquement dans une œuvre littéraire, on ne peut en effet se contenter d’étudier des phénomènes de morphologie ou de syntaxe. Quand on réfléchit en 31 Suivant cette perspective nous nous proposons de centrer notre étude autant sur l’usage particulier des temps verbaux – lié à la focalisation – que sur l’agencement de l’énonciation dans la mesure où nous y puiserons les éléments constitutifs d’un référentiel indispensable, chez Nathalie Sarraute, à l’assise du sens tel que l’entend Roland Barthes. termes d’énonciation, on a accès à des phénomènes linguistiques d’une grande finesse (modalités, discours rapporté, polyphonie, temporalité, détermination nominale, méta-énonciation…) où se mêlent étroitement la référence au monde et l’inscription de l’énonciateur dans son propre discours. Or la littérature joue énormément de ces détails linguistiques, qu’un commentaire littéraire traditionnel n’a pas les moyens d’analyser. En outre, une réflexion sur l’énonciation permet d’aller beaucoup plus loin, car elle permet de passer sans solution de continuité d’une linguistique de la phrase à une linguistique du discours, de l’œuvre littéraire en tant qu’énoncé, agencement de marques linguistiques, à l’œuvre en tant qu’activité qui s’exerce dans le cadre d’une institution de parole. En postulant qu’il fallait étudier les œuvres d’une manière « immanente », éliminer tout ce qui n’était pas réductible aux modes d’agencement des éléments du texte, le structuralisme a rendu très difficile la compréhension de l’émergence des œuvres littéraires dans le monde. Comment se fait-il qu’il y ait des énoncés que l’on dit « littéraires » ? qui énonce et pour qui dans ces œuvres ? L’un des avantages majeurs de la problématique de l’énonciation est de permettre d’entrer dans ce type de questionnement. » (Maingueneau, 2002 : 5-6) 32 2. La focalisation : repères théoriques 33 34 Une définition claire s'avère nécessaire, face au nombre de conceptions associées au domaine du « voir ». Bien qu'il ne nous soit pas donné d'en établir un compte rendu, et encore moins d'apporter une nouvelle nomenclature à un classement assez riche et complexe : point de vue, perspective narrative, vision, optique, focalisation, autant de références liées à des phénomènes divers 19, et sans nullement prétendre être des théoriciens, il nous faut bien opérer un choix terminologique, afin d'étayer notre investigation, ce choix ne pouvant être effectuer qu'à condition de cerner les critères à suivre. Envisagé sous des perspectives différentes le terme focalisation renferme aujourd’hui une ambiguïté qui demande à être levée. Et, bien entendu, pour tout fondement Figures III s’avère essentiel. Alliant narratologie et linguistique, les travaux d’Alain Rabatel supposent par ailleurs un complément précieux aux classifications de Gérard Genette. L’intérêt ne réside pas tant dans ce qui les rapproche que dans ce qui les sépare : Notre approche énonciative du point de vue, à partir de la référenciation des objets de discours coréférant à l’énonciateur, nous conduit : 1) à rejeter la notion de focalisation externe (en l’absence de focalisateur spécifique); 2) à considérer la focalisation zéro comme un authentique point de vue du narrateur non comme une absence de focalisation ou une somme de focalisations variables; 3) à remettre en cause nombre de dérivés concernant le point de vue du personnage, qui n’est pas toujours empreint de subjectivèmes, et celui du narrateur, qui n’est pas systématiquement “omniscient” […]. 19 Pour une vue d'ensemble, nous renvoyons à la compilation réalisée par Daniel Delas : « Percy Lubbock., 1921 [le chapitre V, centré sur la lecture de Madame Bovary, est traduit dans Flaubert, textes recueillis et présentés par R. Debray-Genette, Didier, 1970, 71-81.] Jean Pouillon, 1946. ClaudeEdmonde Magny, 1948. Norman Friedman, 1955 : 1160-1184. Stanzel, 1955. Wayne Booth, 1961[ (trad. française), Poétique 4, 1970, 511-524; repr. in Poétique du récit Seuil, coll. «Points», 1977, 85-113]. Françoise Van Rossum-Guyon, 1970 : 476-497 [mise au point qui passe en revue les théories de Lubbock : 479-480; Booth : 482-484; Stanzel : 489-490; Pouillon : 492-493].Gérard Genette, 1972 : 183-224. Tzvetan Todorov, 1973 : 56-64. Boris A. Uspenski, 1973 » À compléter également par Mieke Bal, 1977 : 107-127. Pierre Vitoux, 1982 : 359-368. Gérard Cordesse, 1988 : 487-498. Ruth Ronen, 1990 : 305-320. Alain Rabatel, 1997; 1998; 2000 35 Last but not least, l’emploi d’une même dénomination pour une perception représentée, dans des “ phrases sans parole”, et pour l’expression triviale d’un point de vue argumentatif indique une parenté entre phénomènes proches selon la visée, mais distincts selon les moyens linguistiques mis en oeuvre […]. (Rabatel, 2001b : 152) Cependant chez Alain Rabatel, un changement de dénomination, où les termes de point de vue et de perspective remplacent le modèle genettien, nous semble assez surprenant, en ce que, souvent, dans ses propres analyses, il continue à utiliser le terme de focalisation comme synonyme. Ne s’agirait-il pas là, d’un retour à d’anciens obstacles20 ? Utilement établies par Gérard Genette, les frontières, qui séparent la voix et le mode, courent le risque de s’estomper dangereusement. Mais ce qui nous intéresse, chez Alain Rabatel, c’est la portée de sa théorie en ce qui concerne la construction textuelle de la subjectivité. De prime abord, la nécessité d’une mise au point impose un rappel, quelque peu ancien, mais toujours valable en vue de lever l’ambiguïté que véhicule le terme « focalisation ». Confrontés aux théories genettienne, Mieke Bal, Pierre Vitoux, Gérard Cordesse ou Dorrit Cohn contribuent à enrichir le domaine de la narratologie. Christian Angelet et Jan Herman ont très bien vu, dans l'opposition 21 à Gérard Genette chez Mieke Bal, et à sa suite chez Pierre Vitoux, « la confrontation de deux théories différentes plutôt qu'une incohérence intrinsèque du système genettien » (Angelet, 1987 : 189). Alors que Gérard Genette circonscrit la focalisation à une « restriction de champ », c’est-à-dire à une sélection de l’information narrative (Genette, 1983 : 49), Mieke Bal prend le terme dans un sens plus large, comme « centre d’intérêt », comme 20 Les propos de Françoise Van Rossum-Guyon sont révélateurs : « Si les problèmes relatifs à la perspective narrative sont parmi ceux qui ont le plus retenu l’attention des poéticiens et des critiques du roman depuis le début du siècle, dans ce domaine comme dans les autres, malheureusement, les recherches se sont poursuivies parallèlement dans les différents pays, et dans un même pays, en fonction de buts différents. Une des conséquences de cet état de fait est la disparité du vocabulaire utilisé. Cette disparité peut conduire à de nombreux malentendus. » (Van Rossum-Guyon, 1970 : 476-477). Le plus grave de ces malentendus auquel F. Van Rossum-Guyon fait appel, Gérard Genette l’avait bien mis en lumière dans Figures III : « Ce que nous appelons pour l’instant et par métaphore la perspective narrative – c’est-à-dire ce second mode de régulation de l’information qui procède du choix (ou non) d’un “point de vue” restrictif [...]. Toutefois, la plupart des travaux théoriques sur ce sujet (qui sont essentiellement des classifications) souffrent à mon sens d’une fâcheuse confusion entre ce que j’appelle ici mode et voix, c’est-à-dire entre la question quel est le personnage dont le point de vue oriente la perspective narrative? et cette question tout autre : qui est le narrateur? – ou pour parler plus vite, entre la question qui voit? et la question qui parle? » (Genette, 1972 : 205-206). Ainsi, pour les classifications « purement modales » Gérard Genette avait choisi le terme de Focalisation, inspiré par les études de Jean Pouillon et de Tzvetan Todorov. (Ibid. : 206-211). 21 Opposition signalée par Gérard Cordesse (1988 : 488). 36 centre focal, à mettre en rapport avec l’activité de voir (Bal, 1977 : 119). En fait, puisque pour Gérard Genette la focalisation porte, fondamentalement, sur la distribution de l’information narrative, elle concerne avant tout un savoir : Aussi convient-il ici de ne considérer que les déterminations purement modales, c'est-àdire celles qui concernent ce que l'on nomme couramment le « point de vue », ou, avec Jean Pouillon et Tzvetan Todorov, la « vision » ou l' « aspect ». Cette réduction admise, le consensus s'établit sans grande difficulté sur une typologie à trois termes, dont le premier correspond à ce que la critique anglo-saxonne nomme le récit à narrateur omniscient et Pouillon « vision par derrière », et que Todorov symbolise par la formule Narrate r > Personnage (où le narrateur en sait plus que le personnage, ou plus précisément en dit plus que n'en sait aucun des personnages); dans le second, Narrateur = Personnage (le narrateur ne dit que ce que sait le personnage) : c'est le récit à «point de vue» selon Lubbock ou à « champ restreint » selon Blin, la « vision avec » selon Pouillon; dans le troisième, Narrateur < Personnage (le narrateur en dit moins que n'en sait le personnage) : c'est le récit « objectif » ou « behaviouriste », que Pouillon nomme « vision du dehors ». Pour éviter ce que termes de vision, de Champ et de point de vue ont de trop spécifiquement visuel, je reprendrai ici le terme un peu plus abstrait de focalisation, qui répond d'ailleurs à l'expression de Brooks et Warren : « focus of narration » [...] Nous rebaptiserons donc le premier type, celui que représente en général le récit classique, récit non-focalisé, ou à focalisation zéro. Le second sera le récit à focalisation interne, qu'elle soit fixe [...] ou multiple [...] notre troisième type sera le récit à focalisation externe. (Genette, 1972 : 206) Or, reliant à la fois la vision, l'agent qui voit et ce que l'on voit, Mieke Bal inscrit la focalisation non plus dans une restriction de champ, mais dans une relation à deux pôles, le sujet et l'objet, qu'il faudra analyser séparément (Bal, 1977 : 110). C'est bien par le manque de ce double critère de perception que la définition genettienne est sujette à caution : Restriction de champ est un terme qui emprunte des traits à chacun des deux sens de point de vue. L’objet de la vue est limité à ce que peut voir un spectateur, mais ce spectateur n’est pas hypothétique : il est un personnage. Cette notion correspond donc à la focalisation interne en ce qui concerne le sujet, à la focalisation externe en ce qui concerne l’objet de la vue. C’est pourquoi le terme de focalisation tel qu’il est employé par Genette n’est pas univoque, et ne peut, de ce fait, rendre compte des possibles narratifs. (Bal, 1977 : 119) Servent encore à accroître ce désaccord, les termes de « focalisation interne » et de « focalisation externe » correspondants, d'après Mieke Bal, à la présence ou à l'absence, dans la diégèse, du focalisateur, point à partir duquel on contemple les éléments. Lorsque la focalisation reviendrait à un personnage, qui appartient à la diégèse en tant qu'acteur, nous aurions affaire à une focalisation interne, tandis que le terme de focalisation externe, 37 soulignerait qu'un agent anonyme, hors-diégèse, agit en focalisateur (Bal, 1977 : 110-111). Cet éclaircissement porte Pierre Vitoux à considérer, par voie de conséquence, qu'il faut : Faire éclater le concept de ce que Genette appelle « focalisation interne », qui se révèle en fait double. En effet, en tant qu'elle est focalisation objet (porte sur un personnage comme objet), la focalisation interne s'oppose à la focalisation externe : la différence est que le focalisateur a ou n'a pas le privilège de pénétrer dans la conscience d'un ou de plusieurs personnages, qu'il peut ou non percevoir plus que ne le ferait un spectateur hypothétique. (Vitoux, 1982 : 360) En butte à ces remarques, Gérard Genette reste toutefois sur sa position; d'après lui, il n'y a pas de personnage focalisé ou focalisant : Focalisé ne peut s'appliquer qu'au récit lui-même, et focalisateur, s'il s'appliquait à quelqu'un, ce ne pourrait être qu'à celui qui focalise le récit, c'est-à-dire, le narrateur – ou, si l'on veut sortir des conventions de la fiction, l'auteur lui-même qui délègue (ou non) au narrateur son pouvoir de focaliser, ou non. (Genette, 1983 : 48) Qu'il s'agisse d'agencer un savoir, ou d'instaurer une perception à double versant, ces typologies sont toutes susceptibles, bien entendu, d'être envisagées, aptes à livrer les arcanes d’une oeuvre. Néanmoins, en ce qui concerne la focalisation, l'apport théorique de Pierre Vitoux contribue, mieux que tout autre, à déceler les impératifs textuels de l'oeuvre sarrautienne. Le personnage évacué de son histoire et donc libéré d'une reconstruction biographique, réaliste et événementielle que la narration aurait à gérer, devient une entité insaisissable. Le personnage s’avère être le support provisoire d'une sensation indicible car innommable, soumis au regard d'un narrateur-prospecteur, acharné à agrandir des mouvements tropismiques qui le traversent, à grossir des actions qui, tenant lieu d'intrigue, se développent à partir d'un fait ou d'un mot prononcé. À travers le personnage qui se délite, s'effrite et se désagrège, une subjectivité instable et changeante se donne à voir. Partant, afin de relever l'information scopique qui traverse les textes de Nathalie Sarraute nous nous appuierons sur une classification à quatre termes, inaugurée par Pierre Vitoux : Bal propose de distinguer, pour ce qui relève du focalisé, entre le focalisé « perceptible », « qui relève de la présentation d'un focalisé extérieur » – et le focalisé « imperceptible », « qui peut être perçu uniquement de l'intérieur, comme une donnée psychologique ». Je préfère pour ma part dans cette opposition les mots d' « externe » et 38 « interne », pour éviter certaines ambiguïtés [...]. Nous aurons donc une focalisation objet extérieur et une focalisation objet intérieur. Du point de vue de la focalisation sujet, « focalisation interne » (donc à partir du « point de vue » d'un personnage) s'opposera à l'absence de focalisation, situation dans laquelle le texte n'établit aucune définition de perspective, aucune condition de limitation de champ de ce qui peut être perçu. Dans ce dernier cas, on peut dire que le pouvoir de focalisation est retenu par l'instance narrative, ou que le point de vue est celui du narrateur. [...] Nous dirons donc que la focalisation peut être ou non déléguée par l'instance narrative à un personnage; focalisation sujet déléguée et focalisation non déléguée 22. (Vitoux, 1982 : 360) Si nous adoptons la notion de « non-délégation », c'est parce que non seulement elle évince les implications gênantes du concept de « narrateur omniscient »23, mais surtout parce que, mettant en évidence le pouvoir d'un narrateur qui « ne sait pas tout mais [qui] maîtrise 24, sur le plan de la focalisation, la totalité de l'histoire qu'il organise en récit (Vitoux, Ibid : 361), elle fait valoir « la fonction de régie » (Genette, 1972 : 262). Il s'agit bien, là encore, de désigner le sujet à partir duquel la focalisation se réalise, de le rendre responsable de l’organisation de l'activité perceptuelle, suivant une stratégie communicationnelle. Plutôt que de la manifestation d'un savoir, plus ou moins grand, et de lui accorder, ainsi, le privilège de pénétrer à l'intérieur de ses personnages ou bien de 22 Voici les abréviations utilisées par Vitoux pour signaler ces termes : Fo externe et Fo interne, c'est-àdire focalisation objet externe et interne, et Fs-d et Fs-nd, c'est-à-dire focalisation sujet déléguée et focalisation sujet non déléguée. 23 Dès lors, envisagé en tant que perception et non plus en tant que savoir, la focalisation s'est affranchie du critère distinctif qu'il était convenu d'appeler, en termes genettiens, « focalisation zéro » pour un narrateur omniscient, et focalisation externe pour une conscience non identifiée soumise à une « restriction de champ ». C'est bien cette perspective qui permet à Alain Rabatel de déclarer : Tout repose sur le postulat que le narrateur est omniscient par principe (ce qui n'est guère contestable) et, sur la conclusion erronée qu'il manifeste toujours son omniscience. Comme assurément des millions d'exemples attestent le contraire, il faut bien inventer un autre « foyer » pour rendre compte de ces situations où les perceptions témoignent d'un savoir limité : c'est ici qu'apparaît le soi-disant foyer de focalisation externe. Celle-ci serait représentée par un « témoin impartial extérieur à l'histoire, exprimant une vision incomplète » et la focalisation zéro par un «narrateur qui, comme Dieu, connaît tout. (Rabatel, 1997 : 93) Si nous partageons l'idée d'après laquelle «il n'y a pas de focalisateur externe qui soit différent du narrateur anonyme» (Rabatel, Ibid. : 101), il convient toutefois, afin de ne pas confondre narration et focalisation, car bien entendu qui parle n'est pas qui voit, de préciser que le focalisateur externe n'est pas différent d'un narrateur-focalisateur anonyme. 24 Nous nous sommes permis de souligner ces verbes car, justement, ils mettent en exergue deux horizons envisagés à travers la focalisation : un savoir ou, par contre, une perception entendue comme «centre d'orientation» qui implique l'organisation, la distribution particulière de l'information narrative. 39 réduire sa vision à ce qui est externe d'après « un protocole de restriction totale (ou partielle) » (Vitoux, Ibid.) 25. La classification de Pierre Vitoux rejoint celle d'Alain Rabatel 26, pour qui « il n'existe que deux focalisateurs » – le narrateur et le personnage – (Rabatel, 1997a : 102) et contredit, de cette façon, le «type narratif neutre» associé, par Jaap Lintvelt, à l'absence d'un centre d'orientation, lors d'une action romanesque, qui ne serait «plus filtrée par la conscience subjective du narrateur ou d'un acteur» mais qui semblerait «enregistrée objectivement par une caméra» (Lintvelt, 1989 : 38) 27. Lintvelt récuse sa propre théorie quand il confirme la sélection de scènes décrites malgré un enregistrement objectif (Ibid.). Or aucune sélection n'est innocente, ni par conséquent neutre, car tout comme l'affirmation selon laquelle « un énoncé est en lui-même une trace d'énonciation » (Genette, 1983 : 67) exclut un récit sans narrateur où l'histoire se raconterait d'elle-même, l'information narrative est toujours enregistrée par un « centre d'orientation », et si celui-ci n'est pas individualisé, il n'en est pas neutre pour autant 28 mais anonyme comme il peut y avoir un 25 Vitoux met, donc, en rapport Fs-nd à Fo interne et Fs-nd à Fo externe et affirme que « la proposition : "A Fs d ne correspond que Fo ext" est une reformulation de l'hypothèse avancée par Mieke Bal : un focalisé imperceptible ne peut être focalisé que par un focalisateur au premier niveau, tandis que le focalisé perceptible peut être focalisé à n'importe quel niveau » (Vitoux, 1982 : 363). 26 On pourrait reprocher à Alain Rabatel, qui nous ne le nions pas apporte des remarques fort utiles liées au focalisé, de se laisser aller à une certaine confusion lorsque, affirmant que «la perspective externe n'est pas l'apanage du narrateur, puisque le personnage peut y accéder» (Rabatel, 1997 : 105), il élargit, à la légère, la conception miekbalienne de «focalisateur externe» associé exclusivement au narrateur, et néglige, de ce fait, l'idée d'après laquelle le personnage ne peut être focalisateur que par le biais d'une focalisation déléguée puisqu'il ne se situe jamais au premier plan de la focalisation occupée par un narrateur primaire représenté ou non. 27 Mis à part l'hypothèse d'un type neutre dans la narration hétérodiégétique que nous n'acceptons pas, l'analyse de Jaap Lintvelt a l'avantage de fournir une typologie qui enrichit celle de Pierre Vitoux et que nous n'hésiterons pas à utiliser. Ainsi, « la narration hétérodiégétique s'élabore en trois types narratifs. Le type narratif est auctoriel, quand le centre d'orientation se situe dans le narrateur (+) et non dans l'un des acteurs (!). Le lecteur s'oriente alors dans le monde romanesque, guidé par le narrateur comme organisateur (« auctor ») du récit. L'inverse se produit si le centre d'orientation ne coïncide pas avec le narrateur (!) mais avec un acteur (« actor »), de sorte que le type narratif sera actoriel. Finalement il est question du type narratif neutre, si ni le narrateur (!) ni un acteur (+) ne fonctionne comme centre d'orientation» (Lintvelt, 1989 : 38). Par contre, dans la narration homodiégétique « il n'y aura que deux centres d'orientation possibles, correspondant au type narratif auctoriel et au type narratif actoriel » (Ibid : 39). Complétant la définition de Gérard Genette (Genette, 1972 : 91-92), Jaap Lintvelt affirme que : « la narration est hétérodiégétique, si le narrateur ne figure pas dans l'histoire, (diégèse) en tant qu'acteur. [...] Dans la narration homodiégétique, par contre, un même personnage remplit une double fonction : en tant que narrateur (je-narrant) il assume la narration du récit, et en tant qu'acteur (je-narré) il joue un rôle dans l'histoire (personnage-narrateur = personnage-acteur) » (Ibid : 38). 28 Sans aller à l'encontre de Gérard Genette qui a utilement dénoncé la confusion entre le mode et la voix (Genette, 1972 : 203), nous pouvons avancer, notre analyse de l'oeuvre sarrautienne aura pour but de le 40 narrateur anonyme (Boileau, 1982 : 38 ), non représenté (Booth, 1970 : 515). La nuance est bien là. Tout en restant fidèle à la distinction fondamentale de Gérard Genette, qui sépare le mode et la voix, l’accomplissement de fonctions, identiques et essentielles à l’organisation du récit, instancie un focalisateur primaire, au même niveau qu’un narrateur primaire. L’éventualité d’une superposition de leurs deux fonctions est reprise dans le terme miekbalien, lorsque la focalisation revient à l’instance narrative : C’est dans la nature du récit que le contenu de l’information ne peut pas être perçu directement par le lecteur. Ce n’est pas le narrateur non plus : celui-là n’a droit qu’à la parole. Il doit être le focalisateur, anonyme, neutre, qui voit « à la place du » lecteur. Comme il est invisible, il ne peut être que le focalisateur du premier niveau de focalisation. [...] Tant que les deux instances se trouvent sur le même niveau par rapport à leurs objets, on conçoit la possibilité de les indiquer par un terme qui rend compte de leur solidarité tout en respectant leur autononie. (Bal, 1977 : 121) L’hypothèse d’un « focalisateur-narrateur » 29 n’entrave aucunement l’agencement d’un « jeu complexe de glissement » (Vitoux, 1982 : 366), ou de « changements de niveaux » (Bal : 121), que Gérard Cordesse (1988 : 488) définit comme un procédé de « débrayage ou de séparation » par lequel le narrateur, renonçant à son pouvoir, délègue ses fonctions, car « comme le narrateur peut céder la parole, le focalisateur peut céder la focalisation » (Bal, 1977 : 120). Les imbrications révélées au cours d’une narration contrôlée par un narrateur mais envisagée depuis le champ perceptuel d’un personnage, ou encore, l’interférence d’une focalisation sur une autre 30 sont des problèmes que seuls les constituants textuels de prouver, que la focalisation et la narration procèdent toujours d'un choix – rappelons que c'est une conception en rapport à un savoir et non à une perception qui pousse Genette à considérer la volonté de non-sélection dans une focalisation zéro- et qu'elles peuvent s’influer l'une l'autre, s’assimiler ou pas. 29 Le dépistage d’indices textuels nous sera indispensable pour repérer la focalisation dans le cas où par exemple, « à la différence du récit à la première personne, le récit impersonnel ne révèle pas d’emblée son éventuelle nature focalisée » et qu’ »il y a présomption de non-délégation jusqu’à preuve du contraire » (Vitoux, 1982 : 365) 30 Chez Mieke Bal le terme de focalisation « libre indirecte » acquiert un sens comparable au style indirect libre lorsqu’un focalisateur FE externe ne cède pas complètement la focalisation à un FP. C’est ce qui se produit lors de la focalisation d’un objet que le personnage peut focaliser mais où rien n’indique clairement qu’il le fasse (Bal, 1987 : 118). 41 l’énonciation permettront de résoudre. Cordesse propose à l’appui un graphique intéressant : Pour représenter visuellement la progressivité de cette infiltration d’un discours par un autre on pourrait avoir recours [à un] graphique, sorte de boîte magique divisée en deux parties par une diagonale; un curseur vertical se déplaçant latéralement sur ces deux zones découperait une proportion variable de narrateur et de personnage [...] Le graphique ne vaut que pour le récit hétérodiégétique et a pour mérite essentiel de métaphoriser la continuité et la progressivité du processus d’embrayage-débrayage, qui se déroule par accumulations microtextuelles et par sauts macrotextuels. Les modèles traditionnels ont le défaut de séparer des phénomènes étroitement liés comme énonciation, narration et focalisation, et de ne voir que des changements brusques là où il y a aussi changement graduel. Le modèle tripartite de la focalisation gagnerait à être remplacé par ce modèle continu qui, pour moderniser la métaphore visuelle, serait ce que le zoom est aux objectifs amovibles ou pivotants de l’ancienne photographie. (Cordesse, 1988 : 494-495) Admettant le parallélisme, à différents degrés, de la narration et de la focalisation dans l’organisation du récit, Gérard Cordesse, fidèle aux concepts genettiens, associe ces deux piliers à un récit d’événements, et à un récit de parolespensées respectivement : [L’]inclusion des récits de paroles et de pensées met en évidence un glissement dans le concept de la focalisation, de plus en plus réservé à l’étude des récits de paroles-pensées et de moins en moins à celle des récits d’événements. C’est peut-être pour rectifier cette dérive psychologisante que Genette redéfinit la focalisation comme « restriction de champ ». Alors que les récits de paroles-pensées sont inséparables de la conscience des personnages, devenue transparente pour le narrateur, les récits d’événements mobilisent surtout le temps, longuement étudié dans les premières sections de «Discours du récit» (cf. « Ordre », « Durée » ou « Vitesse », et « Fréquence ») et l’espace, ce qui permet au contrôle du narrateur de s’établir avec une efficacité discrète. Le contrôle parfait de l’espace s’apparente à l’ubiquité qui permet au narrateur de décrire des événements simultanés et inaccessibles à un seul personnage. Le contrôle du temps, en particulier du futur, nécessaire pour les prolepses, complète la panoplie du narrateur omnipotent, omniscient, omniprésent. (Cordesse, 1988 : 489-490) Par ce découpage binaire, Gérard Cordesse néglige trop hâtivement, sans doute, les remarques que Dorrit Cohn adresse à Gérard Genette, lorsque celui-ci traite les pensées des personnages comme des paroles silencieuses : Toute l’importance, toute la problématique du Style Indirect Libre me paraît devoir être rapportée au fait que, lorsqu’il est appliqué à la pensée silencieuse, il ne saurait être envisagé comme un simple procédé de citation. C’est là seulement, par exemple, que 42 peuvent se produire des phénomènes de fusion et de confusion avec le récit-focalisé, aboutissant à des problèmes d’interprétation virtuellement indécidables. (Cohn, 1985 : 102) Le conflit qui oppose Dorrit Cohn à Gérard Genette relève surtout de deux conceptions différentes quant aux types de récit. Mais ce qui ressort de ces approches contradictoires c’est que souvent la frontière entre la voix et le mode, bien difficile à tracer, s’avère indécidable. Ainsi, son désir de lever l’ambiguïté, attachée à la polysémie du terme point de vue, où savoir, jugement et perception se regroupent, pousse-t-elle Alain Rabatel à dresser une étude à trois faisceaux, concrétisés en trois types de points de vue : Le point de vue représenté concerne l’expression aspectualisée de perceptions (et de pensées associées), coréférant à un focalisateur (personnage, le plus souvent,ou narrateur), cependant que le point de vue raconté renvoie à la sélection, à la présentation des composants de l’histoire dans le récit d’après la perspective des acteurs de l’énoncé, et que le point de vue asserté vise les opinions explicitement proférées par une instance énonciative identifiable (que le repérage soit parfois complexe, dans les cas de polyphonie, ne change rien à l’affaire. (Rabatel, 2000a : 232) Le terme point de vue nous gêne en ce que la distinction ne semble pas apporter grand chose, Alain Rabatel affirmant lui-même que le point de vue raconté concerne la voix, alors que le point de vue représenté concerne le mode (Ibid. : 212). Nous ne voyons pas la nécessité de remplacer la terminologie genettienne, qui a l’avantage d’éviter l’équivoque, puisque nous tenons à préserver cette maxime : qui parle n’est pas qui voit. Alors que, chez Alain Rabatel, le point de vue raconté et le point de vue asserté sont bien démarqués, le point de vue représenté rassemble à la fois jugement/pensée et perception 31. Sous cet angle, force est de constater que les mécanismes linguistiques, qui le construisent, font, tout autant, ressortir la voix que le mode. Or, il nous paraît essentiel de séparer, d’une part ce qui touche au visuel, à la vision externe, en fonction des événements, ou à la vision interne par rapport à l’affectivité et, d’autre part, les jugements qui manifestent plutôt la voix. Le fait qu’un aspect perceptuel et un aspect épistémique puissent correspondre à la même instance, et puissent donc se superposer 31 Notre appréciation rejoint celle de Jacques Brès qui dans l’optique de Gérard Genette distingue les questions qui voit ? et qui parle ? face à : « certains linguistes [qui à la suite de Ducrot (1984)] – 43 dans certains cas, n’empêche pas la prégnance de leur discernement. La problématique se déporte sur les marques de subjectivité, inhérentes au point de vue, qui font ressortir un sujet de conscience. En ce sens, nous pouvons mesurer la validité de l’interprétation d’Alain Rabatel lorsque, effectivement, le point de vue révèle l’intrication des procès perceptifs et des procès mentaux, car comme il le remarque : Cette perception est subjective à un double titre : d’abord en ce qu’elle est celle d’un sujet particulier (le focalisateur), ensuite en ce qu’elle est, dans sa saisie comme dans son expression, plus ou moins subjectivante. En ce sens, toute perception est bien toujours, plus ou moins, un phénomène bivalent, comme l’expriment les deux acceptions que Le Robert donne du point de vue : c’est certes d’abord un “ ensemble d’objets, spectacle sur lequel la vue s’arrête”; mais c’est aussi une “opinion particulière”. Il reste à préciser que ces deux acceptions, qui semblent très hétérogènes et qui seraient, selon M. Bal à l’origine de deux focalisations différentes, ne sont en réalité que les deux facettes d’un même phénomène d’appréhension du réel. Car il n’existe pratiquement pas [...] de perception qui se limite à la saisie des objets sans rien nous dire du sujet percevant, au niveau de l’expression linguistique. (Rabatel, 1998 : 14) Pourtant isoler perception d’un côté et savoir ou pensée de l’autre n’infirme pas l’opinion rabatelienne, bien au contraire, cela en complète la perspective. Nous garderons le terme de point de vue représenté pour « l’expression d’une perception qui associe [...] plus ou moins procès perceptifs et procès mentaux » (Ibid. : 23) et mêle « une perception et une pensée, attribuables non au narrateur, mais [au personnage], considéré comme sujet de conscience, dans une phrase sans parole » 32 (Rabatel, 2001b : 153). Les traces d’une certaine polyphonie ne seraient pas absentes de cette superposition du mode et de la voix. Par contre, nous ne renoncerons pas au terme de focalisation, pour marquer le rapport, essentiel, entre sujet percevant et objet perçu. Le sujet percevant (focalisateurénonciateur) pouvant coïncider ou non avec le narrateur (locuteur). Aussi, l’intérêt de cette distinction réside-t-elle dans la possibilité de différents types de relais, par lesquelles les rôles sont échangés. Justement, les textes sarrautiens sont riches en ce genre de procédés. Un sujet focalisateur labile, souvent happé par sa propre vision, notamment Nolke (1993), Rabatel (1998), ou Haillet (2002) – étendront la problématique du point de vue à celle de polyphonie, associant, voire amalgamant, les [deux] questions ». (Brès, 2003 : 55-54) 32 Banfield, 1995. 44 devient lui-même l’objet d’une perception, dont il n’est plus maître mais victime, traversé de sensations inexprimables. Après avoir levé l’ambiguïté autour du terme focalisation, il nous reste à l’associer à l’idée de prospection dans le sens que lui donne Nathalie Sarraute c’est-àdire, le sens d’exploration. Ceci n’entrave aucunement l’intérêt de distinguer sujet percevant et objet perçu selon la définition que propose Pierre Vitoux. En outre, nous nous proposons, d’établir le rapport entre la focalisation objet et l’usage textuel du temps verbal. La tendance à dispenser le temps verbal de sa fonction de base, c’est-à-dire la localisation des événements dans la chaîne temporelle (Fleischman, 1992 : 118), n’est pas nouvelle mais elle semble prendre une importance particulière au cours des dernières années. Ainsi, les travaux récents portant sur l’analyse des temps verbaux 33 accordent une place de plus en plus prépondérante au point de vue ou à la focalisation. À cette alliance de la linguistique et de la narratologie, Jacques Brès trouve deux raisons : L’échec relatif de l’approche du temps verbal selon le paradigme aspectuo-temporel pousserait à chercher ailleurs des explications, notamment du côté de la textualité. 34 L’analyse de la temporalité verbale en termes de point de vue viendrait rejoindre les explications textuelles en termes de plan (Weinrich 1964/1973) ou d’anaphore (Kamp et Rohrer 1983, Molendijk 1990, Berthonneau et Kleiber 1993 entre autres références). Plus largement, la linguistique de la langue serait actuellement concurrencée par la linguistique textuelle ou pragmatique, qui inciteraient à compléter, voire à remplacer, l’approche linguistique des temps verbaux par des approches discursives. (Brès, 2003 : 35 57) . Sous l’influence de l’approche complémentaire de la linguistique et de la narratologique, l’étude des temps verbaux appliquée à l’œuvre sarrautienne permet ainsi d’établir une focalisation à plusieurs facettes : une diégèse à double versant où l’alternance de l’apparent et du ressenti se joue sur la combinaison de l’imparfait et du présent, des scènes fantasmées véhiculées par l’imparfait ; des éventualités labiles que le présent se charge de montrer. Ce sont là des aspects sur lesquels nous nous penchons dans l’analyse qui suit. Toutefois, avant d’aborder l’étude du mot en tant qu’objet de 33 Fleischman 1992, Vogeleer 1994, Rabatel 2003, Brès 2003 entre autres. Pour Jacques Brès « la notion de point de vue procède de la narratologie, où, synonyme de focalisation, elle a pour but de répondre à la question qui voit? » (Brès, 2003 : 55). 35 Sans renoncer à la part de vérité que recouvrent ces explications, Jacques Brès centre son étude sur la voie par laquelle la « problématique de l’aspect conduit à la métaphore du point de vue ». (Brès : 2003) 34 45 focalisation, nous avons cru bon de présenter les ouvrages que nous nous sommes proposé d’étudier. 46 3. La mise en mots de l’œuvre sarrautienne. (1980-1997) 47 48 3.1. L’Usage de la parole : mise en mots Sans toutefois se combiner, une série de textes autonomes s’égrènent dans l’Usage de la Parole, offrant l’image d’une œuvre divisée en morceaux, en mouvements qui rapportent une expérience sensitive constamment reprise dans l’univers de fiction. Chaque fragment 36 inaugure de la sorte un manque à combler entraînant le lecteur dans l’aventure de l’écriture. En effet, interpellé par un narrateur hétérodiégétique qui mène les rênes de la narration en cours, le narrataire s’allie à celui-ci en tant que focalisateur. C’est une mise en éveil des sens que la focalisation s’applique à activer doublement, puisque le lecteur est entraîné à vivre une expérience unique, jamais ressentie, mais il est, à la fois, enjoint à en esquiver les trompe-l’œil. Les incipit fixent le champ visuel favorable aux remous qu’éveillent un mot ou une parole apparemment innocents, lors d’une conversation triviale. Mise en relief, cette focalisation prospectrice dénonce la quête d’une sensation perdue à revivre, d’une sensation prête à combler le vide de la page blanche. Tantôt, la sollicitation d’un regard prospecteur libère les impressions charriées par un mot qui devient un véritable catalyseur, en ce qu’il donne le branle au récit : Ich Sterbe. Qu’est-ce que c’est? Ce sont des mots allemands. Ils signifient je meurs. Mais d’où, mais pourquoi tout à coup? Vous allez voir, prenez patience. (UP: 11) «Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta sœur. ». Ecoutez-les, ces paroles... elles en valent la peine, je vous assure... (UP: 49) «Eh bien quoi»... faites-le suivre, si vous le préférez, je vous en laisse le choix... de «c’est un timide, c’est un maniaque [...] Quant à moi, parmi tous les mots qui se proposent, permettez-moi de donner ma préférence à « C’est un dingue»... Peut-être pour sa sonorité [...] Et aussi parce qu’il permet d’aller plus loin, de s’enfoncer.... (UP: 109) 36 Nous préférons le terme fragments plutôt que celui de chapitre puisqu’il s’agit de textes indépendants qui offrent l’image d’une œuvre divisée en morceaux, en mouvements intérieurs, constamment repris à partir de l’avènement d’un mot ou d’une parole banale ou familière. 49 Maintenant, si vous avez encore quelques instants à perdre, si tous ces drames ne vous ont pas lassés, permettez-moi de vous convier encore à celui-ci. Il promet, me semble-t-il, j’espère ne pas me tromper, quelques épisodes ou développements qui ne sont pas tout à fait dépourvus d’intérêt. Vous ne serez pas surpris d’apprendre, puisque ce sont les mots, certains mots qui, à eux seuls, nous occupent en ce moment, que ce drame, c’est un mot, un petit mot tout simple qui le produit. (UP: 97) Tantôt, est pris pour cible celui dont le flot de paroles surgit: Où va-t-il, celui-là, plein d’ardeur et d’allant? Voyez-le traversant en toute hâte la chaussée sans prendre garde aux signaux, il est tellement pressé, il déteste tant faire attendre... surtout un ami, et un ami pareil, toujours si délicat, si prévenant. Justement il est déjà là... J’espère que vous venez d’arriver, je suis bien à l’heure, n’est ce pas? – Oui, oui, ne vous inquiétez pas, c’est moi aujourd’hui qui suis en avance. (UP : 21) Voici deux autres interlocuteurs. Encore ce genre d’amis? Non, des interlocuteurs quelconques, qui échangent des propos comme tous ceux qu’on échange... ils émettent des opinions... rien de plus banal... Mais il faut, ici aussi, encore un peu de patience. (UP : 37) Il y a un jeu auquel il m’arrive parfois de songer [...] Son point de départ serait, vous vous y attendez, une certaine phrase, des paroles que peut-être comme certains d’entre vous j’ai entendu prononcer. (UP : 121) Ou encore, le lieu propice à l’éclosion du vécu: C’était au fond d’un petit café enfumé, mal éclairé, probablement d’une buvette de gare... il me semble qu’on entendait des bruits de trains, des coups de sifflet... mais peu importe... ce qui d’une brume jaunâtre ressort, c’est de chaque côté de la table deux visages presque effacés et surtout deux voix... [...] ce qui me parvient maintenant ce sont les paroles que ces voix portent... [...] ce qui dans ces paroles pour quelques instants m’appartient, ce qui m’attire, me taquine... c’est... je ne sais pas.... c’est peutêtre cette impression qu’elles donnent... (UP : 65-66) Le lieu où cela s’est passé... mais comme « s’est passé » paraît peu convenir à ces moments, les plus effacés qui soient, les plus dénués d’importance, de conséquence... [...] Mais enfin, il faut admettre que si inaperçus, si insignifiants qu’ils soient, on est tout de même en droit de dire d’eux qu’ils sont vécus... (UP: 83) Je ne l’ai pas fait moi-même [...] J’ai seulement eu la chance d’en être le témoin, ou peut-être l’ai-je rêvé, mais alors c’était un de ces rêves que nous parvenons difficilement à distinguer de ce qui nous est « vraiment » arrivé, de ce que nous avons vu « pour de bon ». 50 Deux personnes assises sur un banc de jardin dans la pénombre d’un soir d’été paraissaient converser. (UP : 141) L’organisation textuelle qui résulte d’une focalisation sur le mot justifie l’analogie de fragments aussi variés. Une prospection opiniâtre, destinée à dépouiller le mot des sédiments que l’usage y a déposés, livre son caractère virtuel et le rend apte à divers déplacements contextuels. La manipulation qui en est faite finit par évider le mot de tout sens et par lui accorder un rôle catalyseur. En effet, sa réitération fait naître une réalité à différentes facettes, ressenties comme autant de drames vécus au seuil de la conscience. La suspicion s’installe, non seulement sur le mot ciblé et décortiqué mais aussi sur le récit qu’il engendre. Parmi les mots qui parsèment L’usage de la parole, « Ich Sterbe », mots allemands signifiant ‘je meurs’, acquièrent un rôle particulier lié à sa position inaugurale. Ainsi, selon Rabaté « le travail de l’écrivain devient un antidote contre les pouvoirs mortifères qui assaillent le destin des paroles, dès lors qu’elles s’éloignent de leur source de vie » (Rabaté, 2000 : 59). Ces mots ne se limitent donc pas à faire débuter l’œuvre, ils incarnent la consécration d’une nouvelle étape dans l’écriture sarrautienne. Avant 1980, les tropismes, mouvements innommables, s’effritaient sous l’effet stérilisant du mot, inapte à décrire ces sensations éprouvées à la limite de notre conscience. Par contre, à partir de L’usage de la parole le mot devient l’acte performatif 37 par lequel la mention déclenche le tropisme, la sensation. Mots de langue étrangère, Ich sterbe affiche un signifiant dont la sonorité même annonce le branle-bas. Se joue une mise à distance brechtienne38 de l’univers familier au lecteur (au spectateur dirait Bertolt Brecht) afin d’éviter que celui-ci ne pénètre dans l’histoire comme dans un courant. Il s’agira donc d’éviter le leurre en montrant les entrailles de ce qui conforme l’œuvre : 37 Bien que notre domaine ne soit pas celui des actes de langage ni celui des actes du discours (« the speech acte »), nous avons pris la liberté d’emprunter ce terme à J.L. Austin dans la mesure où prononcer le mot c’est déclencher le tropisme. Or, Nathalie Sarraute a découvert bien avant Austin que « dire, c’est faire » (Austin, 1970 : 18-19). 38 Ce qui nous intéresse dans le concept de Verfremdugseffect de Bertolt Brecht (Brecht, 1983 : 20) c’est une conception de l’esthétique qui coïncide chez Nathalie Sarraute dans la mise à distance qui permet de reconnaître l’objet mais qui le montre comme quelque chose d’étrange ou de distant (fremd). 51 Ich sterbe. Un signal. Pas un appel au secours. [...] Non, pas nos mots à nous, trop légers, trop mous, ils ne pourront jamais franchir ce qui maintenant entre nous s’ouvre, s’élargit... une béance immense... mais des mots compacts et lourds que n’a jamais parcourus aucune vague de gaieté, de volupté, que n’a jamais fait battre aucun pouls, vaciller aucun souffle... des mots tout lisses et durs comme des pelotes basques, que je lui lance de toutes mes forces, à lui, un joueur bien entraîné qui se tient placé au bon endroit et les reçoit sans flancher juste là où ils doivent tomber, dans le fond solidement tressé de sa chistera. [...] Ce ne sont là, vous le voyez, que quelques légers remous, quelques brèves ondulations captées parmi toutes celles, sans nombre, que ces mots produisent. Si certains d’entre vous trouvent ce jeu distrayant, ils peuvent – il y faut de la patience et du temps – s’amuser à en déceler d’autres. Ils pourront en tout cas être sûrs de ne pas se tromper, tout ce qu’ils apercevront est bien là, en chacun de nous : des cercles qui vont s’élargissant quand lancés de si loin et avec une telle force tombent en nous et nous ébranlent de fond en comble ces mots : Ich sterbe. (UP : 14-16) Si « on raconte rarement pour raconter mais pour influencer » 39, il ne reste au lecteur sarrautien, impérativement invité à dépasser les faux-semblants, qu’à prêter foi et hommage à l’auteur de L’ère du soupçon. Partant, le lecteur est enjoint à s’engager dans « la lutte entre mort et vie [qui] est au cœur de l’écriture de Sarraute » (Rabaté, 2000 : 59) car l’authenticité, vrai rapport avec les autres, avec soi-même, avec la mort, est partout suggérée mais invisible. On la pressent parce qu’on la fuit. Si nous jetons un coup d’œil, comme l’auteur nous y invite, à l’intérieur des gens, nous entrevoyons un grouillement de fuites molles et tentaculaires. Il y a la fuite dans les objets qui réfléchissent paisiblement l’universel et la permanence, la fuite dans les occupations quotidiennes, la fuite dans le mesquin. (Sartre, 1947 : 12) Le dernier souffle de Tchekhov agonisant, dans L’Usage de la parole, ne ressemble pourtant pas aux expériences intérieures d’Ivan Illitch chez Tolstoï ; il n’y a pas de « formation de la pensée » 40 (Bakhtine, 1970 : 280) et en cela Nathalie Sarraute est plus proche de Dostoïevski. Pourtant, une différence persiste dans le fait que Tchekhov, contrairement aux personnages de Dostoïevski, ne soit pas envisagé comme un héros de roman, ni comme un personnage historique ni même imaginaire. Il figure 39 Christian Angelet et Jan Herman (1983: 173) ajoutent la fonction performative aux fonctions du narrateur proposées par Gérard Genette (1972 : 261). 40 « Nous avons déjà signalé que chez Dostoïevski il n’y a pas de formation de la pensée, qu’il n’y en a même pas dans les limites de la conscience des héros pris à part. Le contenu de sens est toujours donné à la conscience du héros tout entier d’un seul coup et donné, non pas sous l’aspect de pensées et de 52 plutôt la fonction idéologique du narrateur (Genette, 1972 : 263). En effet, Ich sterbe sont des mots carrefours 41 où l’écho d’une voix, celle de l’écrivain médecin Tchekhov, rejoint celle d’un narrateur qui vise lui-même à « opérer la mise en mots ». Une mise en mots doublée d’une mise à mort du sujet puisque : Ich sterbe. Qu’est-ce que c’est ? Ce sont des mots allemands. Ils signifient je meurs. (UP : 11) Si, Ich sterbe est l’assaut de vigueur qui projette une nouvelle ère où le mot occupe plus que jamais le devant de la scène, au sein de la narration c’est surtout le sujet de conscience qui est en cause. En effet, par la rupture qu’imposent les mots, le « Je » s’érige dans l’arrachement à soi. La séparation de mots trop doux, trop mous à force d’avoir servi (UP : 14), ouvre un univers de mots lisses et durs lancés à un joueur – lecteur bien entraîné. Se dressent ainsi des mots aptes à extraire l’envers de toute réalité. Le sujet de conscience et le récit subissent une transmutation qui, empêchant toute fixité, en renouvelle la forme. Or, c’est bien cette transformation que la mort du sujet manifeste : Vous le voyez : mon envers est devenu mon endroit. Je suis ce que je devais être. Enfin tout est rentré dans l’ordre : Ich sterbe. Avec ces mots bien affilés, avec cette lame d’excellente fabrication, elle ne m’a jamais servi, rien ne l’a émoussée, je devance le moment et moi-même je tranche : Ich sterbe. (UP : 16) De Tropismes à Ouvrez, la cohérence de l’oeuvre réside dans la reprise d’un drame que provoque le conflit de deux mondes dépendants et opposés : l’un visible, superficiel et trompeur, l’autre invisible, latent mais authentique. N’impliquant aucun renversement à ce principe, L’usage de la parole en renouvelle toutefois l’exécution. Ainsi, l’apparition du mot maître procure la force et l’efficacité sur laquelle repose, propositions séparées mais sous l’aspect [...] de voix, et il ne s’agit pas d’opérer un choix entre elles. » (Bakhtine, 1970 : 280) 41 Interprétation à associer avec le type d’énonciation que les formalistes russes nomment Skaz, et que M. Glowinski définit comme « une forme particulière s’appuyant sur le récit oral [qui] consiste en dialogues de nature variée, tantôt comme citation, tantôt comme ensembles autonomes » (Genette, 1992 : 236). Nous aurons l’occasion de montrer, dans La parole hantée par l’autre, l’adaptation qui en a été faite chez Nathalie Sarraute. 53 tourne et chavire le sujet de conscience qui ne peut se construire que dans un rapport double et contradictoire. Le sujet, en effet, ne se livre ni exclusivement du dehors ni exclusivement du dedans. Il surgit dans un processus de télescopage. Là-bas, à l’extérieur, l’aliénation qu’entraîne l’assimilation à l’autre, dresse les masques, distribuent les rôles, affiche le lieu commun. Ici, à l’intérieur de soi, la cohésion devient l’amalgame de sensations anonymes, changeantes, et fugitives qui traversent le sujet ouvert à toutes les contingences. 54 3.2. Enfance : mise en mots Pour Pierre Mertens « quand on décide de dire Je, quelque chose doit se passer. Quelque chose doit se casser » (1990-91 : 56). Justement, chez Nathalie Sarraute, l’évocation du souvenir ne se produit que sous l’effet d’un déboîtement. Celui qui permet de démonter les mots de l’enfance singulière et d’arracher à l’univers tiède et doux d’une vie tangible un sujet qui acquiert, de la sorte, son émancipation. L’authenticité retrouvée, au-delà de toute particularisation, satisfait ainsi la volonté d’éviter le tout cuit, ce qui est donné d’avance, afin de préserver le tremblement, le vacillement « qu’aucun mot écrit, qu’aucune parole n’ont encore touché » (E : 9). Et, si un retour au(x) lieu(x) commun(s) de l’Enfance se laisse appréhender dans l’universel qui s’y cache, ce n’est que pour mieux en dénoncer le stéréotype. Appelé à esquiver les trompe-l’œil de l’anecdote, le narrateur retrouve l’intact dans le vécu par une mise à distance qu’opère la mise en mots. Des mots tellement poignants qu’ils semblent toucher le réel. Des mots rapportés, trop précis pour ne pas être suspects dans une autobiographie qui n’est pas conçue pour restituer l’histoire de l’auteur. Malgré sa tentative d’autocritique, Philippe Lejeune (1983) ne renonce pas à la « personne humaine » pour ce qui est de l’autobiographie : Et même averti clairement, il n’est pas sûr que le lecteur puisse vraiment lire comme fiction l’énoncé : il évaluera plutôt l’assertion comme jeu, hypothèse, figure concernant la personne réelle. Nommez, nommez, il en restera toujours quelque chose. Surtout si la personne que vous nommez c’est vous. (Lejeune, 1986 : 72). Plus attaché, semble-t-il, à restituer « la pertinence de la réalité (opposée à la fiction ) » qu’à approfondir dans « une pratique littéraire où celle-ci s’estompe » (Lejeune, 1983 : 431), Philippe Lejeune arrive d’après nous à une conclusion erronée du moment qu’il affirme : « Dans Enfance, de Nathalie Sarraute (Gallimard, 1983), la double voix du narrateur est chargée d’exprimer, donc de désamorcer [le] soupçon » (Lejeune, 1986 : 137). 55 Si le narrateur exprime le soupçon ce n’est pas pour neutraliser toute incertitude mais pour délivrer une perplexité féconde en conjectures. Car en effet, sa fonction n’est pas celle d’apaiser le lecteur, ni de lui procurer des attaches solides, ni même de lui signaler le droit chemin ou l’interprétation juste. Il s’agit, au contraire, de déclencher le soupçon, de le laisser planer afin de mieux démonter le récit référentiel et de faire ressortir, par là, les tropismes de l’enfance. Mis à part ce point de désaccord, nous partageons l’opinion de Philippe Lejeune pour qui : Du ‘mentir vrai’ à ‘l’autofiction’, le roman autobiographique littéraire s’est rapproché de l’autobiographie au point de rendre plus indécise qu’elle n’a jamais été la frontière entre les deux domaines. (Lejeune, 1983 : 431). Les propos du narrateur montrent combien Nathalie Sarraute fuit le replâtrage que suppose la reconstruction de traits biographiques toujours suspects : Je le faisais comme le font beaucoup d’autres enfants... et avec probablement des constatations et des réflexions du même ordre... en tout cas rien ne m’en est resté et ce n’est tout de même pas toi, qui vas me pousser à chercher à combler ce trou par un replâtrage. (E : 24) L’intérêt n’est pas dans l’histoire particulière mais ailleurs. Confrontée à ellemême, Nathalie Sarraute cherche à retrouver sa vie dans la vie de son texte. Dans cette perspective, la mise en mots devient la mise en scène qui, comme pour Gustave Flaubert, « fait à tout moment osciller la réalité, révélant qu’elle est un trompel’oeil »42. Une pratique littéraire, qui « prétend prolonger la démarche flaubertienne et y greffer sa pratique artistique » (Adert, 1996 : 176), nous permet donc de dire qu’Enfance c’est Nathalie Sarraute. Aussi, comprend-on mieux que pour Pierre Mertens les limites de l’autobiographie soient un « faux problème » puisque « toute œuvre littéraire est toujours plus ou moins autobiographique. Madame Bovary [...] comme tout 42 Nathalie Sarraute applique ce commentaire à Madame Bovary dans son article « Flaubert le précurseur » in Paul Valéry et l’Enfant d’éléphant, 1965 : 84. 56 le monde sait est l’histoire de son auteur. » (Mertens, 1990-91 : 55). Enfance est-elle alors une autobiographie ? La réponse serait affirmative à lire Philippe Lejeune 43 : « Tous les procédés que l’autobiographie emploie pour nous convaincre de l’authenticité de son récit, le roman peut les imiter, et les a souvent imités. » Ceci était juste tant qu’on se bornait au texte moins la page du titre ; dès qu’on englobe celle-ci dans le texte, avec le nom de l’auteur, on dispose d’un critère textuel général, l’identité du nom (auteur-narrateur-personnage). Le pacte autobiographique, c’est l’affirmation dans le texte de cette identité, renvoyant en dernier ressort au nom de l’auteur sur la couverture. [...] Une fiction autobiographique peut se trouver « exacte », le personnage ressemblant à l’auteur ; une autobiographie peut être « inexacte », le personnage présenté différant de l’auteur : ce sont là des questions de fait [...] qui ne changent rien aux questions de droit, c’est-à-dire au type de contrat passé entre l’auteur et le lecteur. (Lejeune, 1975 : 26) Suivant la même lignée, Antony Newman déclare que : Ce sont sans doute les traits les plus reconnus, puisque désignés et nommés par l’auteur même, à savoir « le tropisme » et la « sous-conversation », qui frappent par leur relative absence. Il faut reconnaître que ceci tient essentiellement à la nature du contrat – raconter ses souvenirs – du pacte autobiographique passé avec le lecteur dès les premières lignes. Malgré toute la sensibilité des évocations, on est dans le domaine clairement conscient. En fait, si l’on compare avec les romans de Sarraute où l’expérience intérieure évoquée en sous-conversations et en scènes imaginaires, dans Enfance ces caractéristiques sont moins en évidence. (Newman, 1995 : 38-39) À comparer Enfance avec Le Planétarium et avec Vous les entendez ? où la sous-conversation semble effectivement atteindre son paroxysme, le lecteur perçoit des différences. Mais celles-ci ne résident pas dans l’absence de tropismes. Depuis L’usage de la parole – et Enfance en est la continuation – Nathalie Sarraute a retourné le gant, 43 Malgré les reproches que l’on pourrait adresser à Philippe Lejeune, trop attaché à l’identité de la personne, son article sur la genèse d’Enfance est très révélateur : « En demandant à Nathalie Sarraute ses brouillons, mon désir était de déplier le texte d’Enfance dans le temps de son écriture dont il n’est pratiquement jamais question dans ce livre qui feint de montrer comment il a été produit. Et puis, pourquoi ne pas l’avouer, une curiosité propre à la lecture des textes autobiographiques. Ils se donnent plus ou moins pour vérifiables. Mais c’est un peu une illusion. Impossible, cela va de soi, de confronter Enfance de Nathalie Sarraute avec l’enfance de Nathalie Sarraute. Possible, en revanche, d’avoir accès à l’enfance d’Enfance, et de confronter le texte final aux avant-textes pour mieux saisir de quel ordre est la ‘vérité’ autobiographique. » (Lejeune ; 1995 : 64). Cet article fait suite à une autre étude sur Enfance, « Paroles d’enfance » in Revue des sciences humaines, nº 57 une fois de plus. Au cours d’une première étape – de Tropismes à Disent les imbéciles – le tropisme, déployé à l’extrême, s’évanouissait sous l’apparition du mot, annihilant. À partir de 1980, le mouvement est pris à rebours : l’avènement du mot déclenche le tropisme qui, comme toujours, se manifeste par une technique proprement sarrautienne. Dans Enfance, la sous-conversation cède peut-être davantage à la sous-action, mais l’on retrouve : Le caractère oral du texte. [...] Les images caractéristiques, les comparaisons végétales, aqueuses [...] les mises en scènes à fonction métaphorique [...] la mobilité et l’ambiguïté de l’instance narrative, du point de vue. Tout cela. Mais aussi des techniques plus structurales telles que, les variantes autour des reprises d’une bribe de dialogue, et ce que [Anthony Newman, en 1976,] a baptisé les approximations médiates, d’une part, et l’intellection différée, d’autre part. (Newman, Ibid.) La prégnance d’une technique, toujours vivante, destinée à évincer l’histoire intime dans Enfance, infirme l’affirmation hâtive et superficielle d’Anthony Newman. D’emblée, l’enfance recréée est bien celle des tropismes (Asso, 1995 : 56) 44, plus que jamais présents. L’enfance, entendue non comme lieu particulier d’une vie ou d’un universel mais comme évocation d’une origine intacte, de ce qui n’a pas été touché, s’avère propice à l’avènement de mouvements intérieurs dont la virginité est une condition nécessaire 45. La naissance des tropismes se joue, par conséquent, dans l’arrachement aux mots tièdes et doux, mots éculés, qui ont déjà trop servi ; des mots où l’on reconnaît tout 217, 1990-1991. Sont à retenir les remarques intéressantes à propos des fonctions du double (Ibid. : 3238), sur lesquelles nous reviendrons dans la deuxième partie concernant la voix. 44 Nous renvoyons à la notice faite à Enfance dans l’édition de la Pléiade où Ann Jefferson montre comment les tropismes sont associés, chez Nathalie Sarraute, à l’enfance dans son œuvre entière (1996 :1934) 45 En guise d’exemple, le passage de Tropismes, ci-dessous, montre l’opposition de l’enfance, un monde non entamé et vivant, et du monde immobile, gris et étouffant de l’adulte. N’y retrouve-t-on pas cette autre scène d’Enfance où Natacha doit avaler une cuiller de confiture de fraises, « sous l’impression un peu inquiétante de quelque chose de répugnant sournoisement introduit, caché sous l’apparence de ce qui est exquis » (E : 46) ? : « Quand il était avec des êtres frais et jeunes, des êtres innocents, il éprouvait le besoin douloureux, irrésistible, de les manipuler de ses doigts inquiets, de les palper, de les rapprocher à soi le plus près possible, de se les approprier. [...] L’air était immobile et gris, sans odeur, et les maisons s’élevaient de chaque côté de la rue, les masses plates, fermées et mornes des maisons les entouraient, pendant qu’ils avançaient lentement le long du trottoir, en se tenant par la main. Et le petit sentait que quelque chose pesait sur lui, l’engourdissait. Une masse molle et étouffante, qu’on lui faisait absorber inexorablement, en exerçant sur lui une douce et ferme contrainte, en lui pinçant légèrement le nez pour le faire avaler, 58 de suite l’univers familier. Aussi, dans la mesure où l’écriture de Enfance est l’enfance de l’écriture (Newman, Ibid. : 37), le portrait s’avère-t-il être celui d’un sujet, qui se livre par un acte, vécu comme déchirement, et où il se montre en s’effaçant ; Enfance devient, dès lors, un miroir aux alouettes. Mais Enfance, c’est aussi une émancipation des mots sacrés de la mère. Plus la séparation se révèle définitive, plus la libération est grande. L’œuvre sarrautienne dénonce donc l’impossibilité d’appréhender une sensation, à moins que ce ne soit dans une approche en cours dont l’aboutissement différé est voué à l’échec. Ainsi, sous le signe de l’instable, dans un univers précaire, puisque rien ne peut y être fixé ni établi, des scènes divergentes surgissent tour à tour, livrant une fiction composite où toute perception appelle immanquablement son contraire. C’est dans un ressassement constant du même que la quête s’épuise et que la sensation dépistée s’étiole prête toutefois à ressurgir ailleurs. Il en résulte une histoire anémiée et niée, réduite à des conjectures qui dessinent des scènes imaginées, remémorées, ou encore des scènes en sursis. Il est évident que Nathalie Sarraute n’abandonne pas son objet. Le désir de prendre sa retraite, la volonté de se ranger (E : 8) lui sont étrangères46 : On voit bien comme le projet autobiographique s’accommode d’une stylisation, et même la réclame. [...] Lorsque l’écrivain éprouve la nécessité de descendre, à son tour, dans cette arène, il peut en venir à cette extrémité non pour trahir la littérature, mais pour se renouveler comme littérateur. Pour rebondir. Pour se réinventer. Sait-il ce qu’il lui advient et pourquoi il le réalise ? Jusque-là, il s’épargnait, prétendument, de retourner au réel, ou ce qu’il appelait ainsi. Enfance, de Sarraute pose le problème avec beaucoup d’humour – celui-là même dont elle fait montre dans son œuvre, en général et, en particulier, son théâtre. Aucune abdication des moyens littéraires propres à l’auteur. Un élément l’y aide : c’est l’évocation d’un passé russe que la langue d’emprunt, la langue apprise, vient traduire et, je devrais même dire : apprivoiser, transcrire pour le révéler. (Mertens, 1990-91 : 56-57) sans qu’il pût résister – le pénétrait, pendant qu’il trottinait doucement et très sagement, en donnant docilement sa petite main, et qu’on lui expliquait comme il fallait toujours avancer [...] » (T : 51-53). 46 Pierre Mertens explique ce néo-individualisme ou cette attention nouvelle au quotidien comme l’envers de la débâcle des idéologies : « L’histoire collective s’est révélée si calamiteuse que porter plus d’intérêt à sa petite personne apparaîtrait moins déplacé, moins incongru, moins indécent qu’autrefois [...] Envers d’un retraitisme ? [...] Il ne s’agit pas toujours de ne parler de la planète pour parler vraiment du monde [...]. Il ne suffit d’évoquer les révolutions pour être révolutionnaire. » (Mertens, 1990-1991 : 53-54). La révolution sarrautienne prétend pour sa part découvrir dans les mots une parole et un sujet qui n’existe que dans le lieu de rencontre avec l’autre. Nathalie Sarraute ne quitte donc pas son élément. 59 60 3.3. Tu ne t’aimes pas : mise en mots La phrase inaugurale, « Vous ne vous aimez pas », est reprise comme on relève le gant, comme on accepte le combat : - « Vous ne vous aimez pas. » Mais comment ça ? Comment est-ce possible ? Vous ne vous aimez pas ? Qui n’aime pas qui ? - Toi, bien sûr… c’est un vous de politesse, un vous qui ne s’adressait qu’à toi. - À moi ? Moi seul ? Pas à vous tous qui êtes moi… et nous sommes un si grand nombre… ‘une personnalité complexe’… comme toutes les autres… Alors qui doit aimer qui dans tout ça ? (TTP : 9) Blâme ou constat, « Vous ne vous aimez pas » se dresse dès le début en riposte à un conflit présupposé, laissant pressentir une carence – le manque d’amour de soi – qui demande à être comblée. Aussi, la fascination que procurent ces mots à celui qui les reçoit engendre-t-elle des incertitudes à titres divers. Combien d’interlocuteurs sont-ils ciblés et qui sont-ils? S’agit-il d’un verdict ou d’une réponse innocente et instantanée, d’une attaque vigoureuse ou d’une simple exhortation ? Ces mots sont-ils hostiles ou bienveillants ? Autant de questions que seule une quête peut satisfaire, celle qui mène à déceler non seulement les conditions propices à l’avènement de « Vous ne vous aimez pas » mais l’effet de ces paroles, une fois proférées. De prime abord, c’est bien le statut du narrataire qui est en jeu. Une « personnalité complexe » (Ibid.) tournée sur elle-même cherchant dans son for intérieur à découvrir l’image qui perçue de l’extérieur attire à elle les mots « Vous ne vous aimez pas ». Or, ce « Vous » s’adresse à un « Nous » tiraillé par sa nature plurielle, incernable, sous ses dehors de façade. Alors que l’image singulière ne prend finalement forme que sous les yeux des autres, c’est dans les profondeurs intimes que ce déploie le Nous, « énorme masse mouvante… où il y a de tout… où tant de choses dissemblables s’entrechoquent, se détruisent » (TTP : 16). Mais le conflit ne provient pas seulement du regard partiel et réducteur porté par autrui. Il résulte surtout de la tension interne d’un Nous à facettes multiples : Oui, nous ici, entre nous, ces « moi », ces « je », nous ne les employons pas… Disons plutôt que nous ne les employons plus… Nous le faisions encore, après que « Tu ne t’aimes pas » s’est abattu sur nous… après qu’il a produit en nous un si grand 61 bouleversement, quand nous nous sommes vus avec plus de netteté que jamais désintégrés en une multitude de « je » disparates… qui pouvait-on aimer dans tout ça ? Pendant quelque temps, des « je », des « moi », des « tu » s’interpellaient encore en nous : « Comment as-tu pu faire ça ? »… Et puis ces « je », ces « tu » se sont effacés… À quel moment ? On ne s’en est pas bien rendu compte… ils se sont comme d’eux-mêmes dilués dans des masses informes… des « nous », des « vous »… faits de nombreux éléments semblables…. […] leur appliquer un « tu », un « je »… non, nous ne le pouvions plus… il fallait un « nous », un « vous ». Seuls les porte-parole que nous envoyons au-dehors continuent à se servir de ces « je », de ces « moi ». Il le faut bien, sinon comment arriveraient-ils à se faire entendre ? (TTP : 86-87) La constitution fragmentaire de « Nous », que traduit la voix décomposée, favorise ainsi l’apparition de certains « Je » aux rôles contradictoires. Qu’ils soient pitres exhibant au dehors la forme attendue ou démolisseurs d’images établies, une seule cause les anime : le manque d’amour de soi. Si certains, essayant d’amuser à leurs dépens, se plient à admettre leur fatalité, leur défaut, - […] c’est ce personnage qu’il faut revoir, celui que tu leur présentais… un pitre, un clown grotesque… gaffeur comme pas un… et craintif avec ça, sans défense… tu poussais des soupirs… « Ah que voulez-vous, je suis ainsi fait, je n’en fais jamais d’autres… Incorrigible… Depuis que j’étais petit, j’ai toujours admiré, j’ai contemplé avec envie ceux qui ont cette chance… qui ne sont pas comme moi » (TTP : 11) D’autres au contraire empêchent qu’aucun portrait n’adhère à eux, -Non… c’est là justement une de nos déficiences… ces images de nous-mêmes que les autres nous renvoient, nous n’arrivons pas à nous voir en elles… -Oui, toi le démolisseur… tu as toujours envie de les déformer, ces images, de les détruire… de les empêcher de coller sur nous, d’adhérer partout… - Mais le plus souvent, tu n’as même pas besoin d’intervenir, elles glissent sur nous, elles n’adhèrent pas, tout ce qui remue en nous les fait bouger, elles ne peuvent pas se fixer. (TTP : 15) Face à ces défaillances, tares ou infirmités qui font de ‘ceux qui ne s’aiment pas’ « l’exception » (Ibid. : 19), surgit la nécessité de prospecter l’image de l’ « autre », l’image de ‘celui qui s’aime’. Mais « défavorisé », « mal doué » (Ibid. : 17), si ‘celui qui ne s’aime pas’ s’avère inapte à contempler une belle image de soi, c’est qu’il se sent être « l’univers entier, toutes les virtualités, tous les possibles » et puisque « l’œil 62 ne les voit pas, ça s’étend à l’infini » (Ibid : 17). Dès lors, le soupçon s’installe sur ces images qu’affichent les modèles, des images trop belles pour être vraies (Ibid.). Cherchant à déceler la faille, le regard à l’affût se tourne vers ces portraits. Mais l’effet de fascination qu’engendre souvent une scène oblige à revoir celle-ci sous des versants différents. Toute prospection exige de fait, chez Nathalie Sarraute, une constante dualité du regard : voir de plus près pour mieux saisir et prendre ses distances pour éviter le faux-semblant. Chaque fragment de Tu ne t’aimes pas fait ainsi apparaître un modèle auquel le « Nous » se mesure. Regard attentif à l’ « autre », en sa présence ‘celui qui ne s’aime pas’ cesse au début d’exister, laissant l’image s’imposer, prendre le dessus. Lorsque ‘celui qui s’aime’ porte, par exemple, un regard d’amour sur sa propre main, le « Nous » disparaît : -Et tout notre corps à nous, en ce moment nous ne sentons pas sa présence, c’est comme s’il n’existait pas… et en nous il n’y a rien d’autre que ça : sa main à lui […] et son regard posé sur elle d’où ruisselle l’attendrissement… […] - Nous ne sommes plus rien qu’un regard fixé sur lui, des oreilles attentives à ses ordres… […] -Oui, plus que des ordres, des menaces implicites de sanctions… elles nous forcent par l’effet d’une étrange fascination à regarder sans ciller, sans nous en détourner une seconde… -D’ailleurs nous détourner vers quoi ? Rien d’autre que ce qu’il nous oblige à voir n’existe… […]. Pas question en sa présence de vagabonder… -De retourner à nous-mêmes… (TTP : 22-23) Si incommensurable, incernable, le « Nous » est ainsi réduit au regard de l’autre, sa difficulté à montrer un beau « Je » présentable et solide le pousse finalement à revenir à lui-même. Dans ce cas-là tout portrait s’effondre : - Rappelons-nous tout de même cette fois où il nous est arrivé, tant la pression du dehors était puissante, d’essayer de nous réunir pour construire et pour montrer un beau « je » présentable, bien solide… […] - C’était amusant, c’était très entraînant, cette construction… On était tout excités… - On ajoutait ceci… et encore cela… - Comme la pipe qu’on plante au milieu du visage… le chapeau de feutre qu’on pose sur la tête… - Oui, d’un bonhomme de neige… - Avec quelle rapidité, quand il est resté seul parmi nous, il a fondu… - C’était ça, notre statue. (TTP : 36-39) 63 Toutefois, l’empire des personnalités conquérantes est si fort qu’inéluctablement, malgré toute résistance, « il restera accolé à nous, notre signe distinctif… notre ornement… Car nous, ils ne nous effaceront jamais » (TTP : 83). Or, dans « le jeu des portraits » (Ibid.), le « Nous » n’est pas exempt de responsabilités lorsque, la certitude d’être hors de portée lui permet de se « dresser si haut, d’oser […] opposer notre travail […] nos47 travaux », de se « hisser jusque là » (TTP : 78). Mais alors que du « nous tous soudés en un seul bloc », s’élève un « Je » puissant et indépendant – « je n’en doute pas, moi, oui, moi je m’aime moi aussi » (TTP ¸ 100) – la raillerie sert d’exutoire à une victoire d’autant plus nuisible qu’elle entraîne une restriction par laquelle le sujet serait enfermé dans l’apparence grotesque : - Mais qu’est-ce qui s’est mis à bouger ? Qu’est-ce que c’est que cette agitation dissimulée dans les coins, ces petits rires ? - Des ricanements… vous voyez à quoi ils s’amusent, ce qu’ils trouvent si drôle ? Ils dessinent des caricatures, des images clownesques, grotesques… ce cou qui s’allonge, se tend, ces yeux qui se tendent, un peu exorbités… interrogeant, attendant… des lèvres sortent encerclées des paroles : « Ne trouvez-vous pas… je ne sais pas… voici ce qu’on m’a dit, voici dans quelles circonstances… qu’en pensez-vous ? était-ce blessant ? » […] - Et puis, quand nous avons compris… notre contentement, notre assurance de fier-àbras… Qu’il essaie donc, qu’il recommence… il verra de quel bois je me chauffe… - « Je » « me »… Voyez-vous ça… -Mais ce n’est pas tout : Je m’aime. - Nous avons de nouveau osé aller jusque-là. (TTP : 100-102) Une seule condition rend pourtant licite « l’exécution en effigie », celle qui accorde au « Nous » le contrôle sur le regard d’autrui. Tandis que « c’est autour de ce que les mots fournis par nous48 leur ont permis de fabriquer qu’ils s’affairent… […] autour de cette poupée… de ce mannequin qu’ils ont construit à l’image de ce que nous avons fait apparaître devant eux…» (TTP : 109), le danger s’installe. Et le produit de ce « Nous », qui ne peut que susciter la menace (Ibid. : 103), n’est pas sans conséquences : - Ils l’exposent portant une marque infamante… Ils le jettent dans la fosse commune où ils enterrent les lâches, les traîtres, les ennemis… (Ibid. : 109) 47 48 Nous soulignons. Nous soulignons. 64 Lorsque, l’inéluctable s’est accompli « que les mots que nous avons laissés nous traverser et tomber en eux on produit l’effet qu’il fallait en attendre… » (TTP : 108109), l’apaisement, la sérénité surviennent : - Quant à nous… et c’est de là aussi que nous vient ce détachement, ce contentement, nous, nous sommes toujours là, nous les observons… - Contre nous ils ne peuvent rien… - Nous, il n’y a pas moyen d’en venir à bout… (TTP : 110) Par contre, une construction dont le « Nous » n’est plus maître suscite l’inquiétude, dispose à la fuite, en quête d’une transparence où le regard de l’autre puisse traverser le « Nous » sans le voir : - Nous retrouvons notre transparence… les regards des autres nous traversent… […] - Nous voilà de nouveau coiffés de notre précieux bonnet… - Ce bonnet magique qui rend invisibles les héros des contes de fées. (TTP : 115-116) Bien que la tentation de se livrer à l’autre ne disparaisse jamais complètement, seule la fuite permet le salut. Et cela, non seulement face aux attitudes méprisantes mais aux témoignages flatteurs – « tant de courage, d’intransigeance, d’originalité, une si pure passion » (TTP : 120) – qui pourraient nous « enfermés cette fois dans une de ces cages dorées, palaces, paquebots, sanatorium de grand luxe… nous-mêmes produit luxueux, préservé, arrangé, nettoyé, frotté, poli… » (Ibid.). Le danger de tomber dans l’autre camp menace toujours les ennemis. Si cantonné dans ses certitudes ‘celui qui s’aime’ se protège derrière des remparts infranchissables, s’il ne se perd jamais de vue, des moments de faiblesse peuvent tout aussi bien le porter à « s’en prendre à soi » et « que peut-on imaginer de plus douloureux, de plus dangereux pour quelqu’un qui s’aime ? » (TTP : 139). Mais il saura toujours trouver ce qui se passe en lui, trouver ses repères, se sauver dans un nom sécurisant : - Quand nous étions emportés, suffoqués, aveuglés, incapables de regarder en nousmêmes… nous n’avions pas l’impression d’exister… lui ne se perdait pas de vue, il a su trouver que ce qui se passe en lui se nomme ‘souffrance’… (TTP : 130) 65 À l’opposé, ‘celui qui ne s’aime pas’, ballotté par des flots agités, changeant, n’arrive à porter aucun nom (TTP : 129). Le combat semble donc sans issue. Pourtant, à force de s’exhiber, ce « Nous » aux multiples facettes, ineffable, s’impose intact. Triomphant, il traverse les autres comme « un ouragan qui les a faits se courber », comme « une vague bienfaisante » (TTP : 213) : - Mais maintenant, après tout ce que nous avons vu, ne pouvons-nous pas nous demander si ce que nous leur avons fait éprouver quand nous nous sommes dressés devant eux… - Un seul bloc serré, refermé sur soi. - Rien qui puisse être attiré par eux, aspiré, déformé, transformé, qui se gonfle d’un côté, s’affaisse d’un autre, qu’à tout moment leur souffle fait vaciller… - Rien qui se tende vers eux pour s’introduire en eux, les envahir, les soumettre, les subjuguer… - Ça a déferlé sur eux, indifférent à leur présence. - C’est venu on ne sait comment et puis on ne sait comment c’est passé… - Une force aveugle… […] - Ce qu’elle faisait passer en eux, comment l’appeler sinon admiration, tendresse, reconnaissance… - Pour nous, oui, nous qui leur avons donné pendant quelques instants ce que leur donne constamment celui qui s’aime… - Et pas n’importe lequel… - Celui entre nous le mieux doué pour s’aimer… (TTP : 214) S’affirmant dans une complexité voulue et recherchée, le « Nous » revient à lui et à ces mots « Vous ne vous aimez pas » où « nous entendons surtout un reproche, un blâme pas seulement pour le tort que nous nous faisons à nous, mais pour ce que nous leur faisons subir, à eux » (TTP : 215). Le sujet de conscience, ce « Nous » incommensurable et irréductible qui « ne s’aime pas », faisant de son manque une vertu, prend le dessus et impose sa nature labile. Une fois de plus, le gant est retourné, les certitudes sont ébranlées, l’immuable est miné. 66 3.4. Ici : mise en mots Comme à travers un rite initiatique, des instants familiers ramenés, redits, sans cesse renouvelés sont (re)gardés à distance. Une fois encore, chez Nathalie Sarraute des sensations reviennent au fur et à mesure qu’elles se (re)produisent, portées par un de ces mots courants qui se glissent naturellement dans toute conversation, attachées aux résonances ou aux remous que les mots prononcés entraînent. Car, en effet, « Ici, […] continue la dépersonnalisation du texte vers laquelle l’écriture sarrautienne a toujours incliné, et qui se présente d’une façon radicale dans son livre précédent Tu ne t’aimes pas, auquel Ici fait pendant » (Minoque, 2000 : 37). De fait, Ici débute par une attente fondée sur un présage qui semble donner une assurance ou une promesse, celle de retrouver les sentiers battus. Destiné à un lecteur alerte, observateur en éveil capable de reconnaître le matériau à venir, l’incipit annonce un retour au mot dont on ne peut se passer, au mot toujours présent, toujours prêt à se montrer, prêt à « occuper toute sa place » (I : 11) : Il va revenir, il n’a pas disparu pour toujours, c’est impossible, il était là depuis si longtemps… (I : 11) Mais, malgré ce retour constant au Même, Ici se distingue par l’exploitation de perspectives insolites qui renouvellent une écriture dont les assises sont pourtant bien établies. En effet, sans renoncer à ses signes de distinction, Nathalie Sarraute mène sa quête plus loin. La prospection destinée à dévoiler une réalité toujours aléatoire, oscillante et éphémère s’aventure définitivement dans le ludique, faisant place à une œuvre de pure fantaisie, à un simple divertissement. Dans sa composition, une suite de morceaux hétérogènes ne garde pour toute analogie que le mouvement qui, associé aux aléas du mot, ne cesse de traverser le texte comme une onde – onde de vie. L’exemple cité ci-dessous se montre non seulement garant de ce fait mais énonce un choix thématique que l’œuvre exploite – l’empire du mot toujours prêt à réduire ce qui « disjoint, disloque, fait chanceler » (Ibid.) : 67 Mais tout à coup… comment est-ce venu ?... de légères bouffées, c’est l’air d’ici, d’avant, c’est revenu… tout bouge, frémit, la plus légère impulsion produit des ondes qui se propagent sans fin… l’objet le plus banal, le plus utilisé, le plus usé, soudain comme jamais vu surprend, émerveille, inquiète, dérange parfois longtemps… les antennes, les tentacules, les ventouses des mots se tendent, cherchent, palpent, essaient d’agripper… Quelque chose s’est passé… une atrophie, une immobilité… comme une absence… Où était-on ? Qu’est-il arrivé ? (I : 170) Dès lors, l’absence de réserve, de retenue dans l’imaginaire sarrautien permet de donner libre cours aux occurrences les plus extravagantes qui se matérialisent autant par la particularité des images relevées que par le jeu sur certains vocables ou sur certaines ripostes qu’une conversation suscite. Et, en effet, « lestés d’un pouvoir d’autocréation, les mots se libèrent de ce rapport d’opposition au sens pour acquérir une suffisance plénière, qui prête un pouvoir d’immanence au langage » (Boué, 2000 : 167) La reprise de passages issus de romans antérieurs impliquant l’exploration de moments qui demandent à être vus sous un jour nouveau, participe non seulement d’une intention novatrice mais d’une remontée à l’origine engagée dans « une véritable dynamique mythique » (Rykner, 1991 : 103-104). Bien que des passages semblables entre eux parsèment en grand nombre l’œuvre sarrautienne, c’est concentrés dans Ici qu’ils acquièrent toute leur portée ; dénoncer ce qui se cache encore sous les apparences trompeuses du familier, issu cette fois du stock commun à l’usage du lecteur initié est l’atout de Nathalie Sarraute. Ainsi, dans le but de subvertir son propre discours, ses propres chimères, d’évincer ses propres clichés, l’auteur relève des images reconnaissables, bien à elle mais qui, une fois ressassées, se figent et se posent Ici en marques distinctives devenues désormais suspectes. Car, seule « la dénonciation de la parole stéréotypée » (Boué, 1997 : 24) permet à l’auteur des tropismes de pénétrer des régions encore inexplorées, de parcourir de « nouveaux espaces de signification » (Ibid.). Flagrantes, les similitudes ci-dessous, dès lors soumises à prospection, interpellent le lecteur : Celui-là avec sa canne, il a tort de s’engager, il ferait mieux d’attendre, mais non, il traverse, et voilà déjà le feu vert, il court presque en clopinant, il n’a quand même pas besoin de tant se presser, les voitures restent arrêtées… (I : 13) 68 Où va-t-il, celui-là, plein d’ardeur et d’allant ? Voyez-le traversant en toute hâte la chaussée sans prendre garde aux signaux, il est tellement pressé… (UP : 21) Rien de plus habituel pour le lecteur sarrautien que le mur – véritable mur de soutènement qui, interdisant la poussée de grouillements intérieurs, réfléchit un monde paisible et doux, immuable, sûr et à la fois inquiétant que l’on retrouve, outre dans Ici, dans Portrait d’un inconnu, par exemple, ou déjà dans Tropismes : C’est là de nouveau, ça emplit tout… ça se tient là immobile, immuable, aucun changement d’une fois à l’autre… le pan de mur en plein soleil […] (I : 17) [une] jouissance rappelant celle, très douce, que je ressentais devant […] les pans de murs inondés de soleil au bout de l’ombre mauve des ruelles […] (PI : 95) Par les journées de juillet très chaudes, le mur d’en face jetait sur la petite cour humide une lumière éclatante et dure. (T : 33) Et que dire de ces penchants pour les coq-à-l’âne, si ce n’est qu’ils contribuent à évider le mot de tout sens, d’un sens établi, et à renverser l’ordre fixé, imposé qui dérive dans le burlesque dont Vous les entendez se faisait écho et qu’Ici reprend : ‘’ Debout les morts !’’ violent, agressif, a surgi… ‘’ Mais de quoi parlez-vous ? Mais quel rapport… ? Mais décidément ces hors-de-propos ne se tiennent plus, ils se croient tout permis, et celui-ci : ‘’ Debout les morts ! ‘’ au moment où ‘’Maures’’ poursuivait son chemin, bien relié au mot qui le précède et qui le suit, tout à fait à sa place dans la conversation, un de ses plus solides, de ses plus nécessaires chaînons… (I : 98) ‘’Debout les morts !’’ et tous sursautent. Debout les morts ! il a crié cela […] Mais qu’est-ce qui le prend ? Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi tout à coup ? Certains, moins craintifs, se rapprochent, tendant le cou, levant la tête vers lui… ‘’ Maître, nous parlions des Maures. Des événements en Mauritanie’’. (VM : 143) Si ces correspondances prouvent que « l’écriture de Nathalie Sarraute est bien moins une combinaison de différences, qu’elle n’est une projection d’équivalences » (Jefferson, 2000 : 18), l’expérience psychique non nommée que celles-ci illustrent se 69 laisse voir en outre dans la mise en jeu des mots livrés à leurs impressions sonores qui se répercutent Ici d’une façon particulière. Le texte devient donc un espace de résonance où le mot prend ses aises et s’ajuste par là même au projet d’écriture que l’auteur décrit en ces termes : Il me semble, quant à moi, qu’au départ de tout il y a ce qu’on sent, le « ressenti », cette vibration, ce tremblement, cette chose qui ne porte aucun nom, qu’il s’agit de transformer en langage. Elle se manifeste de bien des façons… Parfois, d’emblée, par des mots, parfois par des paroles prononcées, des intonations, très souvent par des impressions rythmiques, des sortes de signes, comme des lueurs qui laissent entrevoir de vastes domaines… Là est la source vive. (Entretien de Nathalie Sarraute avec Geneviève Serreau in Angrémy, 1995 : 39) Mais de prime abord, alors qu’aucun doute ne plane sur l’existence du mot, indispensable à fixer nos repères, la parole bel et bien prévue, attendue n’a pas lieu spontanément. Au contraire, le mot se résiste, il ne revient pas tout de suite à l’esprit et le « trou de mémoire » (I : 11) qu’il laisse alors installe l’épouvante d’une lacune insupportable qui demande à être comblée coûte que coûte : Il y avait en lui quelque chose d’insolite, de frappant qui l’avait fait s’incruster ici plus fortement, n’en plus bouger… Et voilà que tout à coup là où il était, où c’était sûr qu’il se trouverait, cette béance, ce trou… « Un trou de mémoire » comme on dit négligemment, insouciamment, sans vouloir s’y attarder davantage… Si ce n’est pas indispensable, à quoi bon se fatiguer, s’abrutir à s’efforcer de le remplir, ce trou, pourquoi perdre son temps ? Mais ici ce qu’il a laissé derrière lui, cette ouverture, cette rupture disjoint, disloque, fait chanceler… il faut absolument la colmater, il faut à tout prix qu’il revienne, qu’il s’encastre ici à nouveau, qu’il occupe toute sa place… (I : 11) Rien de plus dangereux, en effet, que cette béance ouverte à toutes les contingences, à toutes les vacillations, à tous les tremblements conduisant à un univers incertain et confus. Or, l’effet troublant de cette espèce de paramnésie parvient à être neutralisé momentanément, tant qu’un mot se présente et que, tel un talisman, il apporte la protection, l’apaisement que procure les attaches sûres et certaines. Si, dès lors, au cœur de toute conversation les paroles rituelles et lénifiantes imposent leur cérémonial, l’écriture empêche toutefois de sombrer dans les platitudes du conventionnel. Car, une profusion de sons impromptus prennent le dessus, occupent le premier plan et, arrachant 70 le mot à un usage contraignant, font de celui-ci matière à jongler. L’élément sonore envahit ainsi le texte par le biais d’allitérations et d’homophones aléatoires, qui ressassés, contribuent à leur tour à remplir le vide que l’absence du mot à tout dire risque toujours de produire. Tantôt « quelque chose de joyeux, oui, de rieur… des rires… des ris… ris… » (I : 19) font apparaître le mot tamaris. Tantôt de légers sifflements à peine perceptibles, ou un faible chuintement suggère le son qui entraîne une succession de mots disposés à combler l’espace textuel ; ainsi poussé par le frottement de la fricative – « Ff… » –, « Ph entraîne derrière soi… Phi… [Or] Phil est là et le reste va arriver […] Et voici que vient à la faveur de cette vacance, de ce désordre, s’ébattre ici Philatélie… Philharmonie… Philadelphie… » (I : 11-12). S’installe ainsi un rabâchage sécurisant qui permet de tout remettre en ordre : Philippine… Philippine… encore et encore Philippine… ses effluves délicieux répandent la certitude, l’apaisement… tout autour est stable, bien clos, bien lisse, parfaitement uni… pas le moindre interstice par où puisse s’infiltrer ici, souffler, faire osciller, trembler… (I : 13) En outre, le rapprochement de différents mots semblables par leur son véhiculent souvent des hors de propos, de véritables coq-à-l’âne qui ne procurent que désarroi et confusion : « […] Ce n’est pas ‘’morts’’, ‘’morts’’ n’a rien à voir, c’est des ‘’Maures’’ qu’on parlait »… il n’y a pas moyen de le délivrer. Il faut s’y résigner, il est irrécupérable… « Maures » si utile, convenable, respecté, entouré de propos tels que lui, a été enlevé, un hors-de-propos s’en est emparé et en a fait un hors-de-propos… et quel hors-de-propos, scandaleux, dément ! (I : 99) Sous les effets salutaires ou pernicieux que les mots et leurs sonorités charrient, un même mouvement est donc constamment exploré, celui auquel se plie toute conversation. Car, il s’agit bien d’appréhender la trajectoire des mots, de (re)voir leur développement. Que les échanges entre les interlocuteurs procurent des attaches solides et sûres favorables à une stabilité rassurante ou qu’au contraire ils s’ébranlent entraînant de ce fait un bouleversement profond, un seul espace se dessine. Aussi, Ici devient-t-il le lieu propice à l’épanchement du mot subordonné à ce flux et reflux qui relance ou qui 71 paralyse la conversation. S’érige de la sorte un univers dont l’équilibre instable et incertain, loin de supposer une entrave à la perception suggère une disponibilité à l’imagination, au jeu, à d’heureuses audaces. Des audaces comme celles que le nom d’Arcimboldo, peintre italien de la Renaissance, évoque autant par les sons que son identité répercute que par le talent novateur déployé dans ses portraits : Arcimboldo… c’est donc lui… c’est lui qui faisait flotter dans le brouillard cette arche… et ce M saugrenu, inattendu… il était niché dans cette mûre suspendue au bas de la joue… et pas bold, bien sûr, boldo… Arcimboldo. […] l’image revient docilement, mais il l’a désertée… il n’est plus inscrit nulle part en elle… les raisins, les fraises, les pommes, les épis, de maïs sont bien là, mais lui, n’y est plus… […] Arcimboldo ! c’est un cri, un hurlement, […] dans sa présence là-bas quelque chose luit, vacille doucement… une promesse secrète, une assurance… l’assurance qu’il ne pourra plus disparaître, que rien jamais ne disparaîtra plus. (I : 25-26) La foi en un art fécond apte à surmonter autant le vide que l’effroi issus du « silence éternel de ces espaces infinis » (I : 181) est la réponse engageante de Nathalie Sarraute aux propos pascaliens. Érigé en étendard d’un renouveau de l’art dont Ici se fait écho, le nom d’Arcimboldo en clôture du roman apporte ainsi une promesse, une assurance de liberté, un élan vivifiant 49 qui relève le défi de Pascal. L’expérience esthétique portée dans le mouvement créateur dégage l’œuvre de toute fixité ou contrainte : Arcimboldo ! c’est lui… Un bolide, tombé ici tout d’un coup, Dieu sait comment, Dieu sait d’où… Arcimboldo tout entier. Arcimboldo au grand complet. L’Arci… énorme démesusé… et le bold audacieux et le « o » insolent, arrogant qui le redresse encore plus haut, le cambre, le cabre… Arcimboldo. Tout ici est à lui. Ici est l’espace dont il a besoin pour prendre ses aises… répandre aussi loin qu’il le voudra ses ondes… Déployer sa désinvolture. Son outrecuidance. Qu’il fasse venir ici cela et encore cela […] Le défi. Arcimboldo. Tout ici n’est que lui. Arcimboldo. (I : 179) 49 « Si Sarraute fait incarner par un nom de peintre cette réaffirmation de la vie, c’est sans doute en premier lieu parce que, pour elle, les images que nous offre la peinture ont une immédiateté à laquelle l’écriture ne peut pas atteindre : c’est le même raisonnement qui fait qu’elle préfère aux descriptions de Flaubert les tableaux de Delacroix. Dans le cas présent, il s’agit d’un peintre dont les portraits de saisons et d’éléments en hommes, ou d’hommes en saisons et éléments, offrent une vision du monde où l’homme fait partie intégrante de la nature et où l’invention – soit naturelle soit picturale – ne risque jamais de tarir. Si à ce nom appartient le pouvoir de conjurer le vide, c’est parce que l’impression procurée par sa peinture est celle de la vie exubérante, de la surabondance. » (Bell, 1999 : 124) 72 Dès lors, Nathalie Sarraute adapte Ici son exigence de renouvellement et de renaissance à une exigence de création qui n’est pas sans rappeler «l’élan vital » décrit par Henri Bergson : L'élan vital dont nous parlons consiste, en somme, dans une exigence de création. Il ne peut créer absolument, parce qu'il rencontre devant lui la matière, c'est-à-dire le mouvement inverse du sien. Mais il se saisit de cette matière, qui est la nécessité même, et tend à y introduire la plus grande somme possible d'indétermination. (Bergson, 1947 : 252)50 50 Citation tirée de Rachel Boué (1997 : 137) 73 74 3.5 Ouvrez : mise en mots Si, au terme d’Ici, le pari de Nathalie Sarraute pour une esthétique toujours prête à se régénérer, à retrouver une composition insolite, aboutit à l’éloge enthousiaste des portraits d’Arcimboldo, l’enjeu de son dernier roman est la vie des mots. En effet, Ouvrez met les mots de tous les jours en circulation, les aère et les purge. Le lecteur est ainsi enjoint à les ouvrir, à découvrir leurs résurgences fécondes dans un combat où l’inédit s’oppose au trivial et engage le langage même. Les mots deviennent dès lors « des êtres vivants parfaitement autonomes, […] les protagonistes de chacun de ces drames » (O) 51. Le travail de prospection se tourne donc sur cette pratique langagière mise à nu où « [les] véritables personnages, [les] seuls personnages sont les mots » (Finas, 1978 : 4) 52 : Dès que viennent des mots du dehors, une paroi est dressée. Seuls les mots capables de recevoir convenablement les visiteurs restent de ce côté. Tous les autres s’en vont et sont pour plus de sûreté enfermés derrière la paroi. Mais la paroi est transparente et les exclus observent à travers elle. Par moments, ce qu’ils voient leur donne envie d’intervenir, ils n’y tiennent plus, ils appellent… Ouvrez. (O) 53 Le mouvement souterrain qu’implique l’événement de la parole est rendu visible par l’action des mots qui, le mimant, se placent en vedette et occupent le premier plan du champ d’observation. On assiste ainsi à « l’avènement d’un monde-parole » (Boué, 2000 : 166) où les mots prêts à servir s’attirent ou s’éloignent au fil de la conversation dans des contacts souvent ratés, rarement réussis. Rivalisant de pouvoir, « les mots convenables, sortables et ceux qui ne le sont pas » (O : 112) prennent corps et se jettent dans un chassé-croisé d’actions qui donnent à voir les rouages de la parole. 51 Cet exemple fait partie du préambule. Paroles prononcées lors de son entretien avec Lucette Finas dans La quinzaine littéraire, 192 en 1978. 53 Cet exemple fait partie du préambule. 52 75 Les mots, qui enfermés dans le déambulatoire conversationnel d’Ici attendaient le moment propice pour surgir et combler une lacune, se livrent, dans Ouvrez, à un combat corps à corps. Prompts à la riposte, « du Tac au Tac », (O : 128) ils cherchent à s’implanter. Alors que, à l’abri de parois étanches, un langage réducteur tente d’imposer un code, une conduite ou une forme, des fissures s’ouvrent sous la poussée ou la pression de mots hostiles, non sortables. Car, en effet, « la fascination qui pousse vers l’obstacle à éviter […] le besoin d’atteindre le point vulnérable […] [d’]appuyer là où à coup sûr quelque chose va frémir, se soulever, se rétracter » (O : 80), entraînent des « gaffes » (O : 81). Ainsi, « Au revoir » (O : 24), d’ordinaire « garant de la décence » (O : 25), n’accomplit pas son rôle lorsque, contre toute attente, il met fin à la conversation sur un ton inconvenant. Un mot, « ce qui se nomme un mot « savant » » (O : 47), kidnappé, enlevé de là où il a sa place, perd son sens à force d’être malmené, et réduit « à ce triste état… il gît, épuisé, exsangue » (O : 49). La correction du langage s’esquinte sous le poids de vulgarismes tels que « t’as qu’à » pour « tu n’as qu’à » (O : 95). Cette rivalité entre les marques de distinction et de vulgarité finit même par amputer les mots : « Cata » au lieu de « catastrophe », « C’es Antonin » ou encore « Cé Tantonin » pour « C’est Antonin ». Le mot « catastrophe » !« la belle et imposante […] « catastrophe » » (O : 40) ! ne sera pas prononcé tant qu’à sa place « la prolétaire, la fille du peuple, la pauvre enfant des faubourgs, la pitoyable « cata » […] restera chez eux [et qu’] ils assisteront sans broncher à tant d’humiliation, de destruction… » (O : Ibid.). Et si « cata » devient « le plus gros de tous les gros mots » (O : 44), c’est le « t » déplacé qui, collé à Antonin, le rend grotesque dans « Tantonin », « Cé Tantonin » (O : 64). On assiste ainsi au déferlement de mots disparates, malvenus, déclassés qui se disloquent au sein de situations conflictuelles. Cette circonstance mène sans doute Rachel Boué à considérer que Les séquences d’Ouvrez sont à lire comme des paraboles des conflits humains mettant en scène des clivages socio-culturels (IV-XI, des mutineries (III), des émotions (VII). Les mots concentrent en eux-mêmes toutes les ressources de la fiction : ils sont acteurs, narrateurs, doués d’un caractère, ils pensent, ils ont un corps. On assiste ainsi à l’avènement d’un monde-parole, où les mots semblent prendre leur revanche sur un monde, auquel ils étaient jusque-là liés par un rapport de subordination. Parabole d’une révolution du langage, qui inverse son rapport au monde, en se soustrayant à l’obligation du sens référentiel ? (Boué, 2000 : 166) 76 Si les propos de Rachel Boué nous semblent fort justes, une nuance s’avère toutefois nécessaire. Car, le véritable drame n’est pas lié à la part humaine et anecdotique qui apparaît en filigrane mais surtout à la tension à laquelle les mots quotidiens sont soumis lors d’une interaction verbale quelconque, « dans le déroulement d’un échange des plus convenus, rodés depuis longtemps » (O : 23). Affranchi, de sa contrainte sémantique, le mot-acteur s’attache à exhiber un bouleversement langagier où il déserte « sa place la plus légitime » (O : 65), porte atteinte aux usages, subit de vulgaires mutilations. Tout ce « spectacle pénible » (O : 82) se déploie devant ceux qui, de l’autre côté de la paroi, observent sans bouger simplement par impuissance ou par souci des convenances, pour éviter les heurts qu’une intervention de leur part pourrait entraîner. Mais souvent, ces troubles ne sont que des égarements, des moments de distraction après lesquels la paroi est dressée et tout rentre dans l’ordre. Ces joutes liées aux groupes suggèrent, des « phénomènes de grégarisme » (Miguet, 1995 : 235) attachés à l’alternance d’états d’atonie et d’exaltation, de fixité et de débordement. Ainsi, les mots stylés, élégants – les mots bien ! s’opposent aux mots vulgaires dans deux camps qu’une paroi sépare. Les mots durs, lestés du sens juste sont « difficiles à ébrécher ou à fêler » (O : 14), par contre d’autres mots « pour augmenter le plaisir de s’avilir [prennent] un air vautré, une allure veule, traînante » (O : 97). Certains mots, en symbiose, - […] entrent, ils s’écoulent sans fin… D’une seule coulée… ininterrompue… Ils font un bruit uniforme, monotone… Pas un mot plus haut que l’autre… Ils ont tous la même tenue… […] Et le silence […] ils le meublent (O : 55) D’autres, surgissant « comme un brusque coup de tonnerre », « comme un monstre […] énorme, chevelu, [qui] avec ses lourdes pattes velues fait de toutes ces carapaces écrasées une bouillie » font cesser « le bruit monotone, engourdissant [qui] s’arrête… » (O : 58). Réduits à des martèlements (O : 14), à de simples bruits, vers la fin du roman, il ne reste des mots que leurs retentissements. Mais ceux-ci, par leurs « Tac au Tac. Tac 77 au Tac. Tac au Tac… » (O : 127) suffisent à donner en spectacle le tour de parole. Effectué en bonne et due forme là-bas, à l’extérieur, chez les autres - […] il y a toujours tout un tas de Tac en réserve… un vaste stock de munitions de toute sorte où il n’y a qu`à puiser… on n’est jamais pris de court… - On trouve aussitôt un Tac de même calibre, de même puissance, tout prêt à fonctionner… (O : 129) Mais ici, parmi nos mots douteux et inconstants, l’alternance est déréglée du moment que la partie adverse ne suit pas et que la riposte ne vient pas : - Tandis qu’ici… On est d’abord abasourdi, tout éberlué… On reste quelques instants sous le choc alors qu’il n’y a pas une seconde à perdre… Et puis, on commence à chercher, mais comment si vite trouver… Et déjà le Tac s’enfonce, se met à creuser… Et le temps si bref est passé… […] […] le fantôme du Tac disparu… (O : 129-130) Ouvrez s’avère, dès lors, une caisse de résonance où se répercute l’écho de mots qui circulent à leur gré. Or, l’exigence de diversité appelant le jeu, le roman devient une sorte de divertimento où la sensation auditive épouse la plasticité du mot. Ainsi, du palindrome « Taka » « Cata » à l’homonymie de « Tac au Tac », se propage un courant « de drôles de petits bruits, des bruits de giclures » (O : 109) - De giclures ? - C’est le bruit que font des mots qui s’écrasent contre quelque chose de dur, et leur contenu… - Quel contenu ? C’est des mots tout plats… complètement vides… regardez-les défiler… […] - Et voilà que les mots de ce film sont revenus… des minces coques vides en apparence, mais remplies de cette même substance… Seulement au lieu d’aller se fondre avec des mots semblables à eux, les pauvres vont s’écraser (O : Ibid.) Jusqu’au moment où - […] ils s’écartent, ils se dissimulent, et des mots solides, convenablement bâtis viennent rencontrer des mots semblables à eux… Des mots dont on peut dire vraiment que ce sont des mots « bien »… 78 - Tout ce qu’il y a de plus fréquentable… (O : 112) L’effort de Nathalie Sarraute est de frayer un chemin au mot lorsqu’il n’y en a pas de tout tracé (O : 69). Si pour éviter les sentiers battus, le mot s’ouvre, éclate et sort de sa gangue, l’usage qui en est fait produit inévitablement son usure. Et lorsque « pas même une trace n’est restée de l’endroit où le Tac s’était enfoncé » (O : 130) et qu’ « un épais gazon bien soigné le recouvre » (Ibid.), le jeu – le roman – prend fin. Aussi, Nathalie Sarraute a-t-elle dit son dernier mot. Mais comment lire cette clôture sans une certaine stupeur ? Est-ce une fin de non retour ? Devrait-on y voir l’abdication de l’auteur qui se réfugie, en fin de parcours, dans l’apaisement d’un monde clos qu’ « un épais gazon bien soigné […] recouvre » ? Sous cette belle et douce fin, n’est-ce pas le contraire qui s’insinue ? N’est-ce pas plutôt une fin de non-recevoir où Nathalie Sarraute, n’hésitant pas à refuser sa réplique à un Tac de convenance, démonte une fois de plus les règles ? La résignation apparente n’est-elle pas une dernière provocation ? Loin des lieux communs, en quêtes d’horizons inexplorés, Ouvrez préserve bien la vigueur et le dynamisme du langage en action. Contre l’accoutumance du familier, Nathalie Sarraute se met, en effet, dans la peau des mots non seulement pour suivre leurs péripéties du dedans mais pour en faire un « îlot de résistance » (Gjerden, 1999). Résistance à l’empire d’un usage réducteur qui s’impose au sein de la parole échangée. Aussi, comme l’affirme Carmen Licari « en travaillant sur le comportement verbal, [Nathalie Sarraute], étudie de près les mécanismes de l’autorité, de la représentation de soi » (1985 : 15). 79 80 4. La focalisation objet 81 82 4.1. L’apparent et le ressenti Le passage du monde apparent des faits et gestes ou des mots de convenance au monde imperceptible des sensations vagues et labiles se matérialise, chez Nathalie Sarraute, dans l’alternance de l’imparfait et du présent de l’indicatif. Le choix du temps verbal, associé à une différence de focalisation, oppose en effet l’univers de façade ostensible à l’univers enfoui des tropismes. Comme nous l’avons indiqué au point 1.1. focalisation et temps verbaux ont partie liée. Ceci ne nous autorise pourtant pas à affirmer que tel temps verbal puisse signaler à lui seul un point de vue particulier (Vogeleer, 1994 : 42-47) ou que l’alternance des temps verbaux soit à même d’exprimer systématiquement un changement de perspective 54. Mais la conclusion à laquelle aboutit l’intéressante étude de Jacques Brès (2003), nous permet toutefois de soutenir avec lui la « différence d’affinité » (Brès, Ibid. : 79) de certains temps verbaux 55 avec la focabilité car il apparaît que - la notion de point de vue, appliquée à la question du temps verbal, n’a qu’une pertinence métaphorique au niveau de la description des faits de langue, susceptible de s’avérer inadéquate dans le traitement de certaines occurrences : l’Imparfait ne saurait être défini par la possibilité de construire une subjectivité scopique, pas plus que le Passé Simple par l’impossibilité d’une telle construction. Procéder ainsi reviendrait à court-circuiter la valeur en langue pour promouvoir un effet de sens textuel dans lequel le temps verbal est au mieux partie prenante mais qui ne lui appartient pas en propre […] la notion de point de vue a, en revanche, toute sa pertinence au niveau de la description de certains fonctionnements en discours des temps verbaux. Le point de vue (subjectif) est un des effets de sens à la production duquel le temps verbal participe en interaction avec différents éléments du co(n) texte. Il le fait à partir de sa valeur aspectuelle et en accord avec elle, ce qui explique que l’Imparfait soit plus facilement focalisable que le Passé Simple. (Brès, 2003 : 81-82) 54 L’étude de Jacques Brès montre combien des conclusions issues d’un champ d’investigation partiel peuvent, sinon porter à confusion, du moins laisser de côté de nombreux contre-exemples. Jacques Brès refuse donc que soit envisagés comme critères exclusifs de focalisation l’explication en termes de distinction des plans (Rabatel in Brès, 2003 : 62-63 et 78-79), ou le parallélisme dans l’alternance des temps (Fleischman in Brès, Ibid. : 69), ou le fonctionnement interprétatif (Sthioul in Brès, Ibid. : 70-74), ou encore l’opposition anaphore/deixis. (Nolke in Brès, Ibid. : 78). 55 Jacques Brès centre son étude sur l’imparfait et sur le passé simple. 83 Donc, si l’imparfait ne suppose pas dans son essence une visée subjective, « il demande toutefois de construire le procès par rapport à un repère, ce repère pouvant être un point de vue » (Ibid.) 56. Ceci nous porte à analyser la coexistence de l’imparfait et du présent dans le domaine de la focalisation. Et effectivement la valeur perceptuelle de ces deux temps verbaux (Vogeleer, 1994 : 42) réclame une assise subjective qui pourra parfois coïncider avec les mêmes actants en fonction des types de récit. Or puisque les textes de Nathalie Sarraute, qui nous occupent, sont sous le patronage d’une conscience centrale ! sujet de focalisation ! c’est aux récits à la première personne que nous nous attacherons surtout. Selon Suzanne Fleischman : En général, les changements de focalisation impliquent un passage de la perspective du narrateur à celle d’un personnage de l’histoire. Mais ils peuvent signifier aussi que la perspective passe d’un personnage à un autre. La focalisation passe de l’extérieur à l’intérieur le plus souvent dans des textes où les rôles de narrateur et de focalisateur ne sont pas associés au même actant, c’est-à-dire dans les récits à la troisième personne. […] Contrairement à ce qui se passe dans le récit à la troisième personne, où le contraste entre le discours rapportant et le discours rapporté est marqué au niveau superficiel par des distinctions grammaticales de personne et de temps, dans le récit à la première personne ce contraste s’estompe, n’étant plus souligné par des pronoms personnels distincts. Ainsi, la tâche d’identifier le référent du je, désormais partagé par deux subjectivités (ou même plus), échoit à d’autres éléments linguistiques, notamment au temps verbal. […] le je se divise entre deux focalisations : celle du narrateur en tant que locuteur rapportant des événements passés à partir du « maintenant », du moment de l’énonciation, et celle de ce même actant en tant que personnage de l’histoire (personnage que Banfield appelle un « moi dans le passé », 1982, p. 159-160 et passim) évoquant de nouveau des événements tels qu’il les a vécus à un moment antérieur, un « maintenant » de l’énoncé. (Fleischman, 1992 : 121-122). Pour Suzanne Fleischman comme pour nous les « mouvements entre Imparfait et Présent signalent des changements de focalisation » (Ibid.). Mais, chez l’auteur des tropismes, les deux perspectives – interne et externe – qui se laissent voir renferment une particularité propre. Ainsi, un passé en suspens revient 57, se présente à l’esprit à l’instant même où une sensation de déjà vu, de déjà entendu se glisse dans des mots anodins qui se chargent d’une tension explosive. L’effet de fascination, souvent 56 Nombreuses sont les thèses qui associent l’imparfait à un regard. Entre autres, nous retenons avec celle de Jacques Brès celles de Carl Vetters (1992: 235-236), Suzanne Fleischman (1992), de Svetlana Vogeleer (1994: 39-40), d’Alain Rabatel (1998). 84 redoutable, qui en résulte ne permet plus de lâcher prise. La perspective initiale, superficielle, éclate alors en une pluralité de visions qui s’opposent, se contredisent ou s’accordent au gré d’une prospection inexorable. Cette pression où le besoin de dépouillement se laisse sentir et qui déborde sur le présent de l’énonciation, s’incarne dans une image récurrente : la crevaison de l’abcès. Se livre ainsi un jeu de va-et-vient par lequel « le passé tiré de l’oubli acquiert son sens plein à travers le présent » (Calin, 1973 : 417). Dès lors, l’écriture au présent succédant à la narration au passé est une valve de sécurité, une assurance contre un définitif qui tuerait la complexité de l’aventure narrée. L’immuable est refusé. Ce qui a été écrit peut toujours être effacé, modifié, enrichi, recréé par l’intervention d’un présent correcteur 58. (Ibid. : 418). L’exploration dans les entrailles des mots ordinaires contribue donc à dégager sous les apparences anodines ces mouvements invisibles que sont les tropismes. Au travers de ce parcours de l’extérieur ostensible à l’intérieur latent, de la fixité d’un monde stable aux sombres régions mouvantes, deux univers s’affrontent. L’un inauthentique, celui des autres ou celui du moi personnage aux contours sûrs et précis, l’autre authentique 59, celui d’un sujet de conscience insaisissable et changeant. Dans cet état de choses, l’histoire60 ou le « petit fait vrai » (Sarraute, 1956 : 81) se désagrègent au profit d’une diégèse 61 à double versant où seul compte le mouvement de l’apparent au ressenti, constamment ressassé. En conséquence, le passé – rapportant un geste, une action extérieure ou un mot prononcé – est délaissé pour un présent apte à délivrer la précarité, le vacillement dira – Nathalie Sarraute, d’instants ressentis comme impressions vécues ou à revivre. Si Émile Benveniste faisait remarquer qu’ « un événement pour être posé comme tel dans l’expression temporelle, doit avoir cessé d’être présent, il doit ne 57 Si nous soulignons ce mot c’est que, à usage fréquent chez Nathalie Sarraute, il signale le moment initial de la « prospection » dans la sensation, liée à un effet constant de ressassement. 58 Nous soulignons. 59 Cf. Micheline Tison Braun (1971) 60 « Histoire » est à prendre dans le sens que lui accorde Gérard Genette : « le signifié ou contenu narratif » (Genette, 1972: 72). 61 « Diégèse » est à associer, comme le fait Gérard Genette à « histoire » : « dans l’usage courant, la diégèse est l’univers spatio-temporel désigné par le récit, donc, dans notre terminologie, en ce sens général, diégétique = « qui se rapporte ou appartient à l’histoire » » (Genette, Ibid. : 280). 85 pouvoir plus être énoncé au présent » 62, chez Nathalie Sarraute où rien ne cesse jamais d’être présent, l’évènement cède à l’éventualité (Calin, 1973). En effet, une myriade d’images virtuelles parsème son œuvre. Aussi, face à toute impression fugacement décelée, la fascination initiale se charge-t-elle de suspicion et le regard prospecteur qui transparaît alors ne se contrôle-t-il plus. Tourné vers les tréfonds, le regard délivre des images dont la part d’irréel ne les rend pas moins authentiques puisque perçues sur le vif. Et si les images sont ravivées intactes, elles ne cessent pourtant d’être éphémères et changeantes. Ce fragment dans Le mot Amour rend sans doute mieux que tout autre le procédé sarrautien : Ce qui me parvient maintenant ce sont les paroles que ces voix portent… et même pas les paroles exactement, je ne les ai pas retenues… mais cela ne fait rien non plus, je peux facilement inventer des paroles du même ordre, les plus banales qui soient… […] je vous laisse, si vous le voulez, en imaginer d’autres… mais ce que je ne peux vous laisser, ce qui dans ces paroles pour quelques instants m’appartient, ce qui m’attire, me taquine… c’est… je ne sais pas… c’est peut-être cette impression qu’elles donnent… de légèreté… elles semblent voleter, aériennes… on dirait que ce qu’elles portent… […] ce qu’on peut trouver de plus banal, de plus modeste, de plus discret, ne les emplit pas complètement, laisse en elles des espaces vides où quelque chose qui ne peut trouver sa place nulle part, dans aucune parole, aucune n’a été prévue pour le recevoir… quelque chose d’invisible, d’impondérable, d’impalpable est venu s’abriter… […] On pourrait, en observant ces paroles porteuses de platitudes et la légèreté avec laquelle elles se posent, effleurent, rebondissent, les voir pareilles à des cailloux minces et plats voletant, faisant des ricochets. Mais cette image exacte à première vue et séduisante est de celle qu’il faut se contraindre à effacer, auxquelles il vaut mieux renoncer avant qu’elles ne vous égarent […] elle aurait fait oublier ce qui dans ces paroles m’attire, ce qui revient me hanter… ces espaces vides en elles où, à l’abri de choses modestes et effacées, vacille, tremble… venu d’où ?63 (UP : 66-67) Par ailleurs, l’alternance imparfait / passé composé, à la place de l’alternance imparfait / passé simple, accorde à la « mise en relief »64 des caractéristiques non conventionnelles. Car l’usage narratif ou diégétique du passé composé (Weinrich, 62 Benveniste (1966: 145) cité par Françoise Calin (1973) Nous soulignons. 64 Rappelons la définition de mise en relief chez Harald Weinrich : « Ce qui est en question est la fonction des temps dans les textes ; plus précisément, Imparfait et passé simple étant en français des temps narratifs, leur fonction dans les récits. Celle-ci n’est autre que de donner du relief au récit en l’articulant par une alternance récurrente entre premier plan et arrière plan. […] Ici encore, la marge de jeu dont dispose le narrateur se trouve limitée par certaines lois fondamentales de la narrativité. Elles veulent que le premier plan soit habituellement ce pourquoi l’histoire est racontée. Ce que retient un compte rendu factuel […] c’est en somme, selon le mot de Goethe, l’événement inouï. À partir de là se laisse enfin déterminer, ce qui à lui seul n’éveillerait pas l’intérêt, mais qui aide l’auditeur à s’orienter à travers le 63 86 1973 : 114-115) 65, un temps qui ne contribue pas à l’agencement des liaisons logiques contrairement au passé simple, dénonce l’artifice de toute action ou événement, évitant de sombrer dans « le petit fait vrai » (Sarraute, Ibid. : 81). Effectivement, le passé composé « n’est nullement destiné à établir des consécutions (Weinrich, Ibid. : 305). Puisque Nathalie Sarraute ne prétend jamais nous raconter une « histoire » à « teneur événementielle » (Genette, 1972 : 72), l’absence de passé simple dans son œuvre n’est pas surprenante. Et si le passé composé situe les faits et gestes au premier plan, c’est surtout pour révéler l’inauthenticité du « monde construit » (Barthes, Ibid.). Le passé composé, comme temps du récit, véhicule ainsi un « effet isolant » 66 qui procure un côté factice à l’action intégrée dans le monde des apparences. En définitive, l’opposition de l’intériorité et de l’extériorité sous-tend un monde qui « est perçu de prime abord à travers un système de différences manifestes [qui] ne parvient jamais à se constituer de façon définitive : des instances supérieures viennent toujours s’interposer pour le déstabiliser » (Jefferson, 2000a : 12). Or au sein des conflits qui s’installent, se trouvent les mots. Les mots « agents indispensables de ce délicat travail de navette entre dedans et dehors », s’avèrent donc être « les vecteurs privilégiés de ce passage fragile » (Rabaté, 2000 : 56). C’est bien à cette exploration du mouvement entre l’apparent et le ressenti, véhiculé par l’alternance de l’imparfait et du présent ou par l’emploi diégétique du passé composé, que nous allons nous consacrer dans l’analyse qui suit. monde raconté et lui en rend l’écoute plus aisée » (Weinrich, 1973 : 115). Rien de tel n’est rendu dans l’œuvre de Nathalie Sarraute. 65 Harald Weinrich aborde le caractère narratif du passé composé dans « La crise du passé simple », et plus particulièrement dans son analyse à L’étranger d’Albert Camus (1973 : 308-314). Françoise Revaz, elle aussi, se penche sur l’emploi « diégétique » du passé composé. Ainsi, « comment expliquer que le PC, dont on a affirmé que le signifié était l’aspect d’accompli, puisse avoir dans le discours une valeur diégétique, c’est-à-dire la valeur d’un temps simple ? En premier lieu, il faut souligner que le PC n’a pas toujours eu cette valeur. À l’origine, le PC fonctionnait exclusivement comme une parfait et sa valeur était exclusivement aspectuelle. Ce n’est que très progressivement qu’il s’est mis à fonctionner comme un temps diégétique, d’abord en alternance avec le PS, selon la fameuse règle « des vingt-quatre heures », puis en concurrence avec le PS, jusqu’à être considéré comme un temps « synonyme ». […] Cette explication ne contredit pas ce qui a été dit du PC à valeur d’accompli. Elle permet au contraire de comprendre que le PC autorise deux lectures possibles » (Revaz, 1996 : 183). 66 Interprétation de Jean-Paul Sastre in Weinrich, 1973: 311. 87 88 4.1.1. L’usage de la parole : l’apparent et le ressenti Le premier fragment de L’usage de la parole, Ich Sterbe 67, dénonce une mise en intrigue qui n’est pas tant du côté de l’histoire que de la narration, puisque, comme nous allons le montrer, l’histoire fictive cède à l’histoire de l’engrenage textuel. Aussi, l’approfondissement dans le mot anodin, sert-il avant tout à faire débuter le récit, donnant à voir les différentes couches d’une réalité miroitante, impossible à fixer et affiche, de la sorte, le télescopage d’événements revécus et d’événements racontés, qui se sous-tendent. Contribue à cet effet le contraste véhiculé par la contiguïté de l’imparfait et du présent narratif. En effet, ces deux temps se succèdent en alternance dans des parties qui, juxtaposées, s’accordent à rendre, tour à tour, une diégèse à double versant : celle de l’apparent et celle du ressenti. Dans l’incipit de Ich Sterbe, par l’interrogation et sous la rection du présentatif c’est, le présent fixe le champ visuel d’un espace propice aux remous que les mots Ich Sterbe déclenchent. Issu d’une parole, dont la source oblitérée n’interdit pas le souvenir, le mot focalisé, mis en relief, sert avant tout le texte et non pas l’idée. La sollicitation d’un regard prospecteur libère, donc, les impressions charriées par Ich Sterbe qui, affranchi de toute signification, devient un véritable catalyseur en ce qu’il donne le branle à la narration : Ich Sterbe. Qu’est-ce que c’est ? Ce sont des mots allemands. Ils signifient je meurs. Mais d’où, mais pourquoi tout à coup ? Vous allez voir, prenez patience. Ils viennent de loin, ils reviennent (comme on dit : « cela me revient ») d’une ville d’eau allemande. (UP : 11) Au premier abord, survient l’incertitude quant à la typologie textuelle de ce fragment. Pour Emile Benveniste (1974) comme pour Ann Banfield (1995), la présence 67 L’usage de la parole étant constitué de morceaux, de fragments indépendants, nous utiliserons, vu l’importance des signes typographiques chez Nathalie Sarraute et pour éviter toute confusion, la cursive pour faire référence à ces parties. L’emploi de « Ich Sterbe », entre guillemets dans le texte sarrautien, signale les paroles articulées par le personnage Tchekhov, paroles rapportées appartenant donc à la 89 du couple je-tu signale le discours. Le temps verbal est, par ailleurs, essentiel à cette délimitation chez Benveniste 68 : Nous définirons le récit historique comme le mode d’énonciation qui exclut toute forme linguistique « autobiographique ». L’historien ne dira jamais je ni tu, ni ici ni maintenant, parce qu’il n’empruntera jamais l’appareil formel du discours, qui consiste d’abord dans la relation de personne je : tu. [...] Il faut et il suffit que l’auteur reste fidèle à son propos d’historien et qu’il proscrive tout ce qui est extérieur au récit d’événements [...] A vrai dire, il n’y a même plus de narrateur. [...] Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes. Le temps fondamental est l’aoriste, qui est le temps de l’événement hors de la personne d’un narrateur. Nous avons, par contraste, situé d’avance le plan du discours. [...] toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière. (Benveniste, 1974 : 239-242) Par voie de conséquence, nous devrions, sans doute, associer l’incipit de Ich Sterbe au discours, étant donné qu’un narrataire est, apparemment, interpellé par un vous désignant le lecteur. Qu’il s’agisse de deux énonciateurs ou d’un seul « simulant avec intention didactique un jeu de questions réponses » (Maingueneau, 2000 : 86), cela ne changerait rien au marquage d’un tel fragment. Si, au contraire, nous envisageons le dialogue « non comme moyen mais comme fin en soi » (Bakhtine, 1970 : 295), le renversement de la conception narrative établie agit en faveur d’une nouvelle règle de construction textuelle. Car, « le dialogue n’est pas une introduction à l’action mais l’action elle-même » (Ibid.) 69. La primauté du dialogue, substituant l’intrigue, n’est pas sans effet, étant donné les limites floues séparant le récit du discours lorsqu’on raconte comme si on commentait (Weinrich, 1973). Le récit, dépourvu alors de toute linéarité, acquiert sa consécution narrative par le biais de divers éléments qui contribuent à sa mise en forme. Le présentatif c’est sert à confirmer cette théorie, puisqu’il n’ouvre pas l’incipit sur un cadrage narratif à valeur descriptive. Repérant, plutôt, le référent par rapport à la situation d’énonciation, il déclenche un mécanisme interprétatif qui lui accorde une diégèse. Par contre, les mots allemands Ich Sterbe, sans guillemets, acquièrent une valeur textuelle où le mot est donné comme signifiant. 68 Ann Banfield s’éloigne d’Emile Benveniste lorsqu’elle affirme : « Pour justifier l’existence du ‘récit’ comme catégorie autonome [...] aucun des traits propres au récit n’est compatible avec ceux qui caractérisent le discours. Mais [...] la première personne échappe à cette généralisation, [...] les faits amènent à inclure le récit à la première personne dans la catégorie du récit » (Banfield, 1995 : 227). 69 Cette analyse du dialogue chez Dostoïevski convient bien au texte sarrautien ; nous savons combien cet écrivain a influencé Nathalie Sarraute. 90 valeur existentielle. Fréquemment employé à l’oral, et de ce fait compatible avec une structure de dialogue, le présentatif révèle les traces d’un sujet de conscience. Pour nous, c’est est doublement existentiel, parce que le contenu propositionnel des énoncés sous la portée du présentatif pose l’existence des objets de discours, et présuppose celle du sujet à l’origine de cette référenciation et aussi parce que le dire active des mécanismes inférentiels qui posent l’existence du sujet de conscience. (Rabatel, 2000b : 58) Dès lors, le présentatif souligne une focalisation70 sur le sujet et sur son énonciation. Émergent deux niveaux de consciences d’une subjectivité qui s’interroge. Repliée sur elle-même, l’instance narrative est, à la fois, focalisateur et énonciateur: C’est joue sa « petite musique », en agrégeant à sa gauche et à sa droite des informations sous la portée de l´énonciateur-focalisateur, le plus souvent des mouvements perceptifs et / ou délibératifs qui donnent de la consistance au [point de vue], créant un univers médiatisé par le focalisateur, invitant à des mouvements interprétatifs multiples, vers l’aval comme vers l’amont du texte. C’est est donc un instrument privilégié de cohésion (syntaxique) et de cohérence (sémantique) textuelles ». (Rabatel, 2000b : 65) Si « une question directe représentant la conscience ne peut être interprétée que comme représentation d’une conscience réflexive » (Banfield, 1995 : 303), le présentatif « construit l’énonciateur comme étant à la source d’un acte perceptif/cognitif » (Rabatel, 2000b : 61). L’incipit de Ich Sterbe illustre bien cette idée. En effet, sous la rection du présentatif, les énoncés au présent se distinguent du fait qu’ils sous-tendent soit une visée globale à valeur épistémique, soit une visée sécante à valeur perceptuelle. Le regard porté sur le focalisé, Ich Sterbe, en libère deux faces. Celle qui, appartenant à l’univers de l’apparent, présente l’objet comme forme achevée, extérieure au sujet de 70 Nous préférons garder le terme focalisation, dans le sens de « centre d’intérêt » , comme centre focal à mettre en rapport avec l’activité de voir où il importe de séparer le sujet et l’objet du processus (Bal, 1977 : 119), face au terme point de vue de Rabatel pour qui ce choix « signifie une rupture avec Genette : Le PDV [point de vue] concerne les phénomènes d’expression linguistique de perceptions. [L’approche] énonciative du PDV, à partir de la référenciation des objets du discours coréférant à l’énonciateur [conduit] : 1) à rejeter la notion de focalisation externe (en absence d’un focalisateur spécifique) ; 2) à considérer la focalisation zéro comme un authentique PDV du narrateur non comme une absence de focalisation ou une somme de focalisations variables ; 3) à remettre en cause nombre de dérives concernant le PDV du personnage, qui n’est pas toujours empreint de subjectivèmes, et celui du narrateur, qui n’est pas systématiquement ‘omniscient’ » (Rabatel, 2000 : 52). Si nous adhérons aux remarques signalées par Rabatel, nous trouvons toutes fois dangereux d’utiliser un terme, comme celui de point de vue, qui pourrait nous pousser à confondre mode et voix, même si parfois la coïncidence est possible. 91 conscience, envisagée globalement. Il s’agit de la représentation conceptuelle du focalisé, véhiculée par un présent omnitemporel 71 Ce sont des mots allemands. Ils signifient je meurs. (UP : 11) Le résultat de cette perspective dans l’incipit de L’Usage de la parole, renvoie à un univers stable, facile à cerner. Un mécanisme fiduciaire procure au sujet de conscience un halo d’autorité, agencé par « la Relation point de vue épistémique ». Par contre, la focalisation s’applique, également, à activer un foisonnement de sensations enfouies. Le focalisé, les mots Ich Sterbe, apparaît comme manque à combler, comme sensation perdue à revivre. Engagé dans la quête, le sujet de conscience accède à une situation en cours qui se développe dans un univers où l’espace et le temps se télescopent. Au niveau du ressenti, s’annonce un événement à cours. Ich sterbe [...] Ce sont des mots allemands [...] ils viennent de loin, ils reviennent (comme on dit « cela me revient ») [...] (UP : 11) L’effet de continuité permet un accès perceptuel par lequel le sujet de conscience s’apprête à revivre la sensation au fur et à mesure qu’elle surgit. Or, le présentatif, marqueur de focalisation, répond à la nécessité de percer l’agencement d’une désignation directe qui contribue à poser la singularité de cet univers, dissimulé sous des dehors apparents. Les énoncés au présent, sous la portée de c’est, acquièrent 71 De ce fait « le temps du point de vue se présente comme le temps de l’abstraction de la proposition » (Vogeleer, 1994). Nous considérons le temps omnitemporel comme une variante du présent non-actuel dans la mesure où « dans le cas du PR, le paramètre tpv (temps du point de vue) de l’accès épistémique à p coïncide avec l’instant d’énonciation Tº (tpv = tº) (Ipv sait que p à tpv = tº). Autrement dit, p est disponible pour Ipv au moment Tpv = tº sous la forme d’une connaissance qui a été acquise, d’une manière ou d’une autre, à un instant antérieur à tpv = tº et qui est extraite par Ipv de sa base de connaissance au moment tpv = tº. Le temps Tpv se présente donc comme le moment de l’extraction de p » (Vogeleer, 1994 : 42). Mais, si pour le présent non-actuel « dans l’éta sait » (Ipv, p), le point initial de cet état est très éloigné de tº » (Vogeleer, Ibi.), pour le présent omnitemporel, d’une part, il n’y a pas de point initial, pas de limite temporelle puisque cela correspond à une vérité admise, et que la généralisation y est encore plus grande que dans le présent non-actuel. D’autre part, le caractère continu est garanti alors qu’il ne l’est pas pour le présent non-actuel. Les sigles signalées par Vogeleer renferment les significations suivantes : p (proposition), Ipv (individu responsable du point de vue), tpv (temps du point de vue), to (temps de l’énonciation), te (temps de la situation), Rpv (relation point de vue). 92 des valeurs précises. Alors qu’un présent omnitemporel, de visée globale rend manifeste une valeur épistémique, un présent actuel, de visée sécante, laisse paraître une valeur perceptuelle. Cataphorique, c’est inaugure un univers de discours où, interpellé par le narrateur (énonciateur), le lecteur (co-énonciateur) s’allie à celui-là en tant que focalisateur. C’est une mise en éveil des sens que le présentatif permet de doublement activer, puisque le lecteur est entraîné à vivre une expérience unique, et, est à la fois enjoint à en esquiver les trompe-l’oeil . Anaphorique, c’est renvoie à un référent explicité dans le moment et le lieu de l’énonciation. Le présentatif fait appel à un univers préexistant, l’univers des tropismes. Pseudo-déictique, c’est signale un sujet de conscience-focalisateur scindé en énonciateur et en co-énonciateur. En définitive, si un focalisé raconté et un focalisé représenté se succèdent, par la juxtaposition de ses différentes valeurs, c’est condense la focalisation sur la plan du dire et du dit : Ich Sterbe. Qu’est-ce que c’est ? Ce sont des mots allemands. Ils signifient je meurs. Mais d’où ? Mais pourquoi tout à coup ? Vous allez voir, prenez patience. Ils viennent de loin (comme on dit : « cela me revient ») du début de ce siècle, d’une ville d’eau allemande. Mais en réalité ils viennent d’encore plus loin... Mais ne nous hâtons pas, allons au plus près d’abord. (UP : 11) Seule l’organisation textuelle, qui résulte de la focalisation, autorise l’absence d’ancrage temporel. Manifestement, chez Nathalie Sarraute, les tiroirs temporels n’assurent pas le déroulement linéaire du récit. Au contraire, ils contribuent à instaurer un ordre qui a ses propres lois. Chez Nathalie Sarraute, les tiroirs temporels ne servent donc pas l’opposition des plans mais plutôt la mise en place d’un sujet de conscience éclaté. L’incomplétude qui résulte de cette pluralité n’affecte pas seulement le sujet en tant que tel – un sujet impossible à saisir comme objet de référence – mais la narration elle-même. L’usage de l’imparfait dans l’exemple suivant en est révélateur : Mais peut-être... quand il soulevait la dalle, quand il la tenait au-dessus de lui à bout de bras et allait l’abaisser sur lui-même... juste avant que sous elle il ne retombe... peut-être 93 y a-t-il eu comme une palpitation, un à peine perceptible frémissement, une trace infime d’attente vivante... Ich Sterbe... Et si celui qui l’observait, et qui seul pouvait savoir, allait s’interposer, l’empoigner fortement, le retenir... Mais non, plus personne, aucune voix... C’est déjà le vide, le silence. (UP : 17) Dans cet avant-dernier paragraphe de Ich Sterbe, l’imparfait joue un rôle double. D’une part, il relève de l’emploi pseudo-itératif signalé par Gérard Genette (1972) 72. On retrouve la même scène, de nouveau sous une structure de récit traditionnel (imparfait/passé-composé) ainsi qu’un présent discursif depuis le début jusqu’à Ich Sterbe. Effectivement, la mise en focus par mais peut-être (Nolke : 1993) dirige l’attention du lecteur sur un déjà vu qui rend compte, apparemment, d’une itération. Or ce n’est pas tant la même histoire qui se répète mais le même type de récit traditionnel qui revient occuper le devant de la scène textuelle. D’autre part, véhiculé par une structure hypothétique, depuis Ich Sterbe à aucune voix, l’imparfait procure au temps de la situation d’énonciation et au temps du point de vue (Vogeleer : 1994) une ouverture sur un hors temps qui laisse une perception en attente. Les points de suspension, marqueurs eux aussi de focalisation, contribuent également à cet effet. Dès lors, si par son réinvestissement dans le texte, cette clôture narrative infléchit l’engrenage énonciatif qui le précède, signalant en contrepoint la possibilité de virtualités autres, elle nous livre l’envers et l’endroit d’une même réalité. Il ne s’agit pas tant de deux histoires à clôture différente mais, plutôt, d’un type de récit qui peut-être manipulé par le lecteur comme il l’a été par le narrateur lui-même. En définitive, Ich Sterbe peut être considéré comme l’incipit de L’usage de la parole puisque ce premier fragment livre les enjeux de l’oeuvre. Faute d’ancrage temporel, le récit est donné par le biais de perceptions télescopées qui se chevauchent et qui coexistent dans l’espace intérieur, et illimité, du sujet de conscience. L’usage de la parole est donc à intégrer dans « le système multifocal » (Judge, 1998 : 229). Soumise à une multifocalité inépuisable, l’histoire n’est plus qu’aléatoire, toujours prête à basculer dans une autre voie. Pour ne pas s’y méprendre, pour déjouer les faux-semblants, le 72 « L’importance de ce mode, ou plutôt de cet aspect narratif est encore accentuée par la présence, très caractéristique, de ce que je nommerai le pseudo-itératif, c’est-à-dire de scènes présentées, en particulier par leur rédaction à l’imparfait, comme itératives, alors que la richesse et la précision des détails font qu’aucun lecteur ne peut croire sérieusement qu’elles se sont produites et reproduites ainsi [...]. Dans tous ces cas et quelques autres encore, une scène singulière a été comme arbitrairement, et sans aucune modification si ce n’est dans l’emploi des temps, convertie en scène itérative. Il y a là évidemment une convention littéraire [...] qui suppose chez le lecteur [...] une 94 lecteur est, de ce fait, enjoint à une véritable « gymnastique du regard » (UP : 60). Si une image en cache une autre, la contiguïté du présent et de l’imparfait contribue à leur dépistage. C’est bien la valeur perceptuelle des deux temps qui révèle cette succession de visions distinctes qui réapparaissent tour à tour. Pourtant la substitution de l’une à l’autre n’est pas sans conséquence. Quoique les images puissent indistinctement occuper le premier plan, une différence les sépare. Comme à travers un prisme, les images montrées en parallèle, « par transparence » (UP : 113), assument des nuances que la valeur aspectuelle des temps verbaux explicite. Ainsi, l’aspect d’inaccompli de l’imparfait, véhicule non seulement un procès en cours, mais manifeste, par là même, l’attente d’un aboutissement. Que l’imparfait s’applique à des verbes d’action concrète et l’impression de tension ne disparaît pas pour autant. S’insinue ainsi une sensation calfeutrée qui, inexprimée, n’en est pas moins ressentie. Face à l’état de ce qui menace d’émerger, le présent satisfait un relâchement : Réunis par leur goût commun pour ce cadre modeste, mais vivant, mais très doux [...] laissant cette union se corser par de légères différences... Non ça, moi je n’aime pas tellement... [...] et puis dépliant leur serviette, se rejetant un peu en arrière pour mieux se voir... et aussitôt le flot de paroles jaillit. De la bouche duquel ? Mais de celui-ci qui bondissait à travers la chaussée, faisait tourner impatiemment le tambour de la porte et se précipitait dans la travée comme si déjà leur pression en lui était trop grande, comme s’il devait au plus vite se décharger... Mais quels mots étaient déjà en lui ? Il n’en sait rien, il n’y avait rien de tout prêt, rien de précis, juste de vagues schémas, il se laisse toujours conduire par l’inspiration du moment. Lui celui qui courait, lui qui a attiré notre attention. Lui seul – pas l’autre. Pourquoi ? Parce que c’est de lui que le flot de paroles irrésistiblement s’échappe... (UP : 21-22)73 L’impression qui se dégage des paroles prononcées pousse toujours à un décryptage voué à l’échec. Car, tel un corps subtil et impalpable, difficile à appréhender, l’impression est indiscernable. Donnée comme mouvance interne, il ne s’agit pas de la nommer mais de la représenter. Aussi, le sens des mots qui la déclenche est-il délaissé au profit d’une mise en scène, celle d’une perception changeante et instable. L’impression que les mots suscitent chez celui qui les perçoit étant de l’ordre du vécu, tout acte évoqué ne l’est que dans un univers figuré comme image d’une réalité « suspension volontaire de l’incrédulité » (Genette, 1972 : 151-152). Dans le fragment que nous analysons, l’itération ne porte pas sur une scène mais sur un type de récit, infléchi par l’engrenage textuel. 73 La pertinence de nos commentaires vise l’emploi de l’imparfait et du présent que nous avons souligné dans le texte. 95 invisible. Est exhibé une dynamique où à toute impression en cours, à l’imparfait, succède en contrecoup un épuisement, une détente que le présent sert à signifier. Puisque toute approche implique un amenuisement, la quête de la sensation aboutit à sa disparition : Mais tandis que sans interruption les paroles se succèdent revient cette impression qu’une idée doit être là... tel le furet, d’une phrase à l’autre elle court... on croit la voir [...] ... Mais, bien sûr, son sens n’est pas, ne pouvait pas être celui qu’au premier abord on lui voyait. Elle en a un autre. Le voici, c’est lui, c’est ce sens-là.... il suffit de le lui injecter et, remplie à nouveau, ranimée et remise dans le circuit, elle va pouvoir se rattacher aux autres, s’unir à elles, elles vont mutuellement se renforcer et à travers elles enfin le raisonnement, l’idée... mais au contact des autres, comme si leurs sens étaient incompatibles, se détruisaient, elle se creuse, s’aplatit... et les autres auprès d’elle comme elle s’affaissent, vides de tout sens. (UP : 145) 74 La contiguïté du présent et de l’imparfait, dépassant l’opposition temporelle, où une succession de faits suivrait un ordre chronologique, affiche surtout une surimpression de visions. S’érige un espace soumis aux métamorphoses que provoquent des regards divergents. Et, c’est cette altérité perceptuelle que les tiroirs temporels manifestent. Si l’imparfait convient à une première approche spontanée et instinctive, l’image livrée est aussitôt remplacée : ce que l’on voyait ou croyait voir cède à ce que l’on voit dans un processus qui renouvelle sans cesse le premier plan. L’alternance de perceptions distinctes ne contribue aucunement à rendre les différentes facettes d’un tout. Au contraire, l’univers dévoilé est changeant et fantasque. Inconsistant, il n’existe que par le regard qui le construit. La récurrence de cette quête des faux-semblants fait plus que traduire un projet d’écriture, elle impose une disposition à la lecture fondée sur une mise en éveil des sens : « Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta soeur »... Je n’y avais pas fait attention, vous ne me croirez pas, mais je n’avais pas remarqué : « si tu continues... va préférer... »... obnubilé que j’étais par les seuls mots qui ressortaient : « Ton père » « Ta soeur »... je ne voyais qu’eux. J’aurais pu tout aussi bien, j’aurais dû, comment n’y ai-je pas pensé, je suis si loin de vous parfois, ce qui s’appelle sur une autre planète... j’aurais dû vous proposer : [...] « Tu sais, Armand, ton père va accompagner ta soeur chez le médecin ». Ou bien n’importe quoi où seuls les mots « Ton père. Ta soeur » ressortent... Mais j’ai dans mon inconscience, ma folie, pris cette phrase qui s’était un jour présentée 74 Nous soulignons. 96 à moi. Elle me paraissait parfaitement satisfaisante... « Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta soeur. » Oui, je le vois maintenant, c’est « Si tu continues » et « va préférer » qui s’avancent au premier plan... « Ton père. Ta soeur » s’enfoncent. Comme dans ces dessins où l’on voit tantôt les losanges noirs, tantôt les losanges blancs... il suffit que notre regard arrive à faire une certaine gymnastique. (UP : 59-60) À l’enchevêtrement d’images familières et singulières que les paroles proférées mettent en branle, se superpose un kaléidoscope de sensations, un immense clair-obscur d’où surgit la silhouette du sujet parlant, tout à la fois, coutumière et sécurisante, inconnue et surprenante. Cette perception intermittente par laquelle ne se produit jamais une pleine appréhension du focalisé, puisque toujours partielle, incertaine et ambiguë, empêche l’enlisement dans l’apparent. Est donc exhibée la fugacité d’un mouvement vague et éphémère saisi dans son ébauche, ressenti confusément au seuil de la conscience, souvent insinué sous une gestuelle imperceptible mais toujours condamné à tout aussitôt disparaître : Les lèvres de celui qui écoutait s’étirent pour sourire, elles s’ouvrent pour laisser tomber, se traînant lentement, s’étalant pesamment... « Eh bien quoi, c’est un dingue » [...] Un vacillement, un brouillement lui trouble la vue, l’empêche de distinguer avec netteté ce qui là, à la place où était son ami, vient de surgir... cet inconnu, avec le regard indéfinissable, ce sourire... À tout moment l’image familière, rassurante de l’ami reparaît, le recouvre, s’estompe, s’efface... mais pas complètement... on dirait qu’elle est toujours là, on l’aperçoit par transparence, les deux images se mélangent, s’embrouillent... Et puis de plus en plus l’inconnu s’épaissit, devient opaque, ne laisse plus rien transparaître... Il n’y a plus personne d’autre ici que lui, pesant, compact, lourdement lesté, solidement installé, lui qui était là depuis le début. (UP : 112-113) Chez celui qui prononce les paroles, aucune prise de conscience ne se produit si ce n’est dans un sentiment confus de menace. Aussi, le danger réside-t-il dans la prospection même qu’engage le regard. S’exposant par la quête, le sujet court le risque de laisser transparaître une discordance toujours insupportable, puisqu’elle suppose l’impossibilité de se plier à la collectivité, d’y trouver sa place. Afin de se soustraire à l’exclusion, l’articulation des mots sert de rempart à l’inexploré, à ces mouvements intérieurs indicibles empêchant que ceux-ci n’affleurent : C’est alors qu’à bout de patience, trouvant que le jeu avait assez duré... ou peut-être sentant lui-même percer... suinter... non, ce serait trop beau... c’est alors qu’il a jugé que 97 le moment était venu de mettre le holà. Et y avait-il un moyen plus efficace que celuilà : « Eh bien quoi, c’est un dingue ». (UP : 114) Le passage suivant illustre bien comment le mot le plus simple et quotidien atteint sa magnificence, sa puissance lorsqu’il est prononcé. En effet, c’est dans la conversation qu’il devient l’acte par lequel le contact entre les interlocuteurs se joue sur un rapport de force où l’écoulement d’une sensation quelconque est anéanti. De nouveau sont confrontés, dans la contiguïté de l’imparfait et du présent, l’épanchement d’un mouvement indicible et l’obstruction d’une parole paralysante : Depuis quelque temps déjà autour d’eux le mot rôde, guettant le moment, qui ne peut pas tarder... et en effet le voici... ce qui pouvait se contenter de se réfugier dans la grisaille protectrice des paroles les plus ternes, les plus effacées est devenu si dense, intense, cela exige une place à soi, toute la place dans un mot solide, puissant, éclatant... Et le mot est là, tout prêt, le mot « amour », ouvert, béant... ce qui flottait partout, tourbillonnait de plus en plus fort s’y engouffre, se condense aussitôt, l’emplit entièrement. (UP : 70) On vérifie sur ces exemples que le mot trahit à l’insu du locuteur, un trouble confusément pressenti, instantanément refoulé et pourtant manifeste sous une gestuelle subtile, bien qu’il soit un moyen efficace, pour un instant, de rester dans la norme, de rétablir l’ordre, d’étouffer toute déviance. Démonté sous le regard du sujet de conscience, cet acte de calfeutrage n’empêche pas une réverbération d’images contradictoires mais toujours révélatrices. S’impose une loi antinomique par laquelle les mots ont la capacité de voiler et de dévoiler simultanément une réalité occulte, celle qui réside dans « des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience » (Sarraute, 1956 : 9). Mais l’irruption du passé composé, dans certains passages, écarte toute émotion, prend pour cible des personnages mis à distance, des personnages dont les mots tranchants serviront « à mettre de l’ordre dans ce désordre sans bornes […] l’indicible sera dit. L’impensable sera pensé. Ce qui est insensé sera ramené à la raison » (UP : 13). Ich Sterbe – je meurs – ou bien Ton père. Ta sœur sont, de ce fait, des mots qui coupent toutes attaches, qui repoussent toute perturbation intérieure. Ces mots durs et glacés obéissent à « des lois qui possèdent la fixité et la sûreté indiscutable des lois divines » (UP : 58). Alors que l’imparfait établit d’ordinaire une hypotypose qui met sous les 98 yeux du lecteur une scène vivante, le passé composé à emploi diégétique, au contraire, fige la narration. Et loin de présenter un récit où la succession des faits signalerait la consécution narrative comme le fait le passé simple, le passé composé au contraire signale toujours une rupture. Dès lors ce serait une erreur que de s’arrêter aux apparences. Nathalie Sarraute ne prétend pas dénoncer une femme dénaturée qui aurait abandonné son rôle de mère en proférant ces paroles : « si tu continues Armand ton père va préférer ta sœur… », ni recréer la mort d’un écrivain célèbre : Donc il était médecin, et au dernier moment, ayant auprès de son lit sa femme d’un côté et de l’autre un médecin allemand, il s’est dressé, il s’est assis, et il a dit, pas en russe, pas dans sa propre langue, mais dans la langue de l’autre, la langue allemande, il a dit à voix haute et en articulant bien « Ich sterbe ». Et il est retombé mort. Et voilà que ces mots prononcés sur ce lit, dans cette chambre d’hôtel, il y a déjà trois quarts de siècle, viennent… poussés par quel vent… se poser ici, une petite braise qui noircit, brûle la page blanche… Ich sterbe. (UP : 12) Proposant l’anecdote comme un faux effet de réel, le passé composé montre, dans la « mise en relief » (Weinrich, 1973), l’envers du récit conventionnel. Il alerte le lecteur accoutumé à « la petite histoire » contre le faux-semblant. En définitive, l’emploi du passé composé met l’anecdote à distance, en vue de démasquer l’attrait, le leurre, attaché « à la petite histoire » qui est toujours un leurre : Il est vrai que je n’ai pas tendu l’oreille pour les entendre, elles l’ont frappée au passage avec une telle force… « Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta sœur » […] Mais tout à coup : « Ton père » « Ta sœur »… et voici que sous nos yeux un enfant est arraché à cette crèche jonchée de paille soyeuse, emplis de souffles chauds… Il est poussé… […] « Ton père » « Ta sœur », sa voix résonne comme ces voix anonymes, venant on ne sait d’où, qui dans les lieux publics diffusent des informations. […] Qu’est-il donc arrivé ? Ils étaient là tous quatre pelotonnés, serrés les uns contre les autres […] quand tout à coup elle s’est dégagée, elle s’est soulevée… […] Elle les a secoués, elle les a obligés à se réveiller, à se détacher les uns des autres […] Mais alors, comment se fait-il qu’elle, la mère… […] Elle était aussi loin d’eux qu’une étrangère quand, s’adressant à l’enfant, elle a désigné les autres par ces mots : « Ton père » « Ta sœur »… Aurait-elle fui ? Abandonné sa tenue, son rôle de mère ? […] Ah cette fois, il me semble que nous y sommes. Vous êtes avec moi cette fois, vous avez perçu comme moi… Je vois vos sourires complices. « Ton père » « Ta sœur »… Quels mots, n’est-ce pas ? pour s’adresser à son propre enfant. Mais vos regards montrent de l’étonnement, vous hochez la tête, vous riez… Ah il ne s’agit pas de ça ? Pas de « Ton père » « Ta sœur » ?... […] vous paraissiez tout excités… Ah, c’était pour ça ? Mon Dieu… vraiment, je n’en reviens pas. Non, je ne reviens pas de là où vous êtes… Où je vous ai moi-même amenés… « Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta soeur2… Je n’ay avais pas fait attention […] « Si tu continues… va préférer… » obnubilé que j’étais 99 par les seuls mots qui ressortaient : « Ton père » « Ta sœur »… je ne voyais qu’eux. J’aurais pu aussi bien, j’aurais dû, comment n’y avais-je pas pensé, je suis si loin de vous parfois, ce qui s’appelle sur une autre planète, j’aurais dû vous proposer : « Tu sais Armand ton père va accompagner ta sœur chez le médecin ». Ou bien n’importe quoi où seuls les mots « Ton père. Ta sœur » ressortent… (UP : 50-60) Seuls importent les mots et leur pouvoir évocateur ou annihilant qui permettent à Nathalie Sarraute « d’inventer un jeu à « sa » façon, avec ses alternatives, ses péripéties » (UP : 122) ; un jeu où le lecteur est non seulement enjoint à participer mais à suivre les règles qui exigent de dépasser les apparences, de mettre en place « une certaine gymnastique du regard » comme « dans ces dessins où l’on voit tantôt les losanges noirs, tantôt les losanges blancs » (UP : 60). Le projet d’écriture dresse donc une diégèse à double versant où se succèdent alternativement l’apparent et le ressenti. 100 4.1.2. Enfance : l’apparent et le ressenti Les sensations éveillées par l’évocation d’un souvenir, Marcel Proust les avait déjà observées 75 mais « d’une grande distance, après qu’elles ont eu accompli leur course, au repos et comme figées dans le souvenir » (Sarraute, 1956 : 116). Or, justement, fuyant cette fixité 76 Nathalie Sarraute essaie de revivre les sensations et « de les faire revivre au lecteur tandis qu’elles se forment » (Ibid. : 116), poussées par un mouvement changeant et fugitif. Mouvement que l’alternance de l’imparfait et du présent se charge de mimer. Lorsqu’ils se succèdent, ces deux temps verbaux exécutent en effet le déplacement de l’apparent au ressenti. Le passage suivant mérite une analyse minutieuse puisqu’il livre les arcanes d’un processus de remémoration particulier qui établit l’armature de Enfance: Pourquoi vouloir faire revivre cela, sans mots qui puissent parvenir à capter, à retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’est arrivé... comme viennent aux petites bergères les visions célestes, mais ici aucune sainte apparition, pas de pieuse enfant... J’étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père et la jeune femme qui m’avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur le banc entre nous ou sur les genoux de l’un d’eux, un gros livre les Contes d’Andersen. Je venais d’en écouter un passage... je regardais les espaliers en fleurs le long du petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonchée de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement... et à ce moment-là, c’est venu... quelque chose d’unique... qui ne reviendra 75 « Il a voulu regarder encore plus loin ou, si l’on aime mieux, d’encore plus près. Et il n’a pas été long à apercevoir ce qui se dissimule derrière le monologue intérieur : un foisonnement innombrable de sensations, d’images, d’impulsions, de petits actes larvés qu’aucun langage intérieur n’exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience, s’assemblent en groupes compacts et surgissent tout à coup, se défont aussitôt, se combinent autrement et réapparaissent sous une nouvelle forme, tandis que continue à se dérouler en nous, pareil au ruban qui s’échappe en crépitant de la fente d’un téléscripteur, le flot ininterrompu des mots. Pour ce qui est de Proust, il est vrai que ce sont précisément ces groupes composés de sensations, d’images, de sentiments qui, traversant ou côtoyant le mince rideau du monologue intérieur, se révèlent brusquement au-dehors dans une parole en apparence insignifiante, dans une simple intonation ou un regard, qu’il s’est attaché à étudier. » (Sarraute, 1956 : 115-116) 76 Fixité que Nathalie Sarraute reproche à Marcel Proust dans ces propos : « il a beau s’acharner à séparer en parcelle infimes la matière impalpable qu’il a ramenée des tréfonds de ses personnages, dans l’espoir d’en extraire je ne sais quelle substance anonyme dont serait composée l’humanité entière, à peine le lecteur referme-t-il son livre que par un irrésistible mouvement d’attraction toutes ces particules se collent les unes aux autres, s’amalgament en un tout cohérent, aux contours précis, où l’oeil exercé du lecteur reconnaît aussitôt [...] dans son musée imaginaire toute une vaste collection de personnages romanesques » (Ibid. : 100). 101 plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve... mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui... « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas... et « extase »... comme devant ce mot ce qui est là se rétracte... « Joie », oui, peut-être... ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger... mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes... des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?... de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre... jamais plus cette sorte d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre... je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi. (E : 66-67) 77 77 L’alternance de l’imparfait et du présent dans Enfance est donc à mettre en rapport avec ce processus de remémoration proprement sarrautien. En voici quelques exemples, parmi ceux qui parsèment l’oeuvre : « Exactement à gauche des marches qui montent vers la large allée conduisant à la place Médicis [...] avec tout contre mon dos la tiédeur de sa jambe sous la longue jupe... je n’arrive plus à entendre la voix qu’elle avait en ce temps-là, mais ce qui me revient, c’est cette impression que plus qu’à moi c’est à quelqu’un d’autre qu’elle raconte... [...] ou bien est-ce [...] les paroles adressées ailleurs coulent ... je peux, si je veux, les saisir au passage, je peux les laisser passer, rien n’est exigé de moi, pas de regard cherchant à voir en moi si j’écoute attentivement, si je comprends... Je peux m’abandonner, je me laisse imprégner par cette lumière dorée » (E : 19) « Par contre je vois très bien ma tante, telle qu’elle m’apparaissait quand j’aimais regarder les boucles argentées de ses cheveux, son teint rose, ses yeux… […] Il y a quelque chose dans son regard, dans son port de tête, qui lui donne un certain air… je ne trouve aujourd’hui pour le qualifier que le mot altier… Maman dit de tante Aniouta qu’elle est une ‘vraie beauté’. Elle tient une grande montre ronde dans sa main, elle pose un doigt de son autre main sur le cadran et elle me demande : Si la grande aiguille est là et la petite ici… […] » (E : 35) « Je sentais se dégageant de Kolia, de ses joues arrondies, de ses yeux de myopes, des ses mains potelées, une douceur, une bonhomie… J’aimais l’air d’admiration, presque d’adoration qu’il avait parfois quand il regardait maman, le regard bienveillant qu’il posait sur moi, son rire si facile à faire sourdre. […] Ce qui passait entre Kolia et maman, ce courant chaud, ce rayonnement, j’en recevais moi aussi, comme des ondes… -Une fois pourtant… tu te rappelles… […] -Maman et Kolia faisaient semblant de lutter, ils s’amusaient, et j’ai voulu participer, j’ai pris le parti de maman, j’ai passé mes bras autour d’elle comme pour la défendre et elle m’a repoussée doucement… « Laisse donc… femme et mari sont un même parti. » Et je me suis écartée… […] -Et c’est tout ? Tu n’as rien senti d’autre ? Mais regarde… maman et Kolia discutent, s’animent, ils font semblant de se battre, ils rient et tu t’approches, tu enserres de tes bras la jupe de ta mère et elle se dégage… « Laisse donc, femme et mari sont un même parti »… l’air un peu agacé… […] » (E : 73-75). « Cela ne pouvait pas m’apparaître tel que je le vois à présent, quand je m’oblige à cet effort... dont je n’étais pas capable... quand j’essaie de m’enfoncer, d’atteindre, d’accrocher, de dégager ce qui est resté là, enfoui. » (E : 86) « -Il est difficile de retrouver ce que cette poupée de coiffeur avait de si fascinant. -Je n’y arrive pas bien. Je ne parviens à revoir que son visage assez flou, lisse et rose…… lumineux… comme éclairé au-dedans… […] C’est mon émerveillement qui surtout me revient… tout en elle était beau. La beauté, c’était cela. C’était cela – être belle. Je sens soudain comme une gêne, une légère douleur… […] ça se dessine, ça prend forme… une forme très nette : « Elle est plus belle que maman ». -D’où est-ce venu tout à coup ? -Je me suis longtemps contentée, quand il m’arrivait plus tard de repenser à cet instant… […] Je m’imaginais vaguement que cette importance que j’avais semblé attacher à l’idée de « beauté » avait dû me venir de maman […] C’est de là que cela m’était venu, ce malaise, cette gêne… 102 Mais à présent que de toutes mes forces je cherche, je ne parviens à entendre maman faire allusion à la « beauté » qu’à propos de ma tante […] Je ne peux la revoir se regardant dans un miroir, se poudrant… seulement son coup d’œil rapide quand elle passait devant une glace et son geste pressé pour remettre en place une mèche échappée de son chignon, rentrer une épingle à cheveux qui dépasse. Elle ne paraissait guère se préoccuper de son aspect… Elle était comme au-dehors… Hors de tout cela… […] Oui, c’est ça : au-delà. Loin de toute comparaison possible. Aucune critique, aucune louange ne semblait pouvoir se poser sur elle. C’est ainsi qu’elle m’apparaissait. » (E : 91-93) « -Mais cela, je n’étais pas capable de le discerner, les mots qu’elle avait employés le masquaient. Elle avait dit : « Un enfant qui aime sa mère trouve que personne n’est plus beau qu’elle ». Et ce sont ces mots qui ressortaient, ce sont eux qui m’occupaient… Un enfant. Un. Un. Oui, un enfant parmi tous les autres, un enfant comme tous les autres enfants. Un vrai enfant empli des sentiments qu’ont tous les vrais enfants, un enfant qui aime sa mère… […] Et moi, c’est évident, je ne l’aime pas, puisque je trouve la poupée du coiffeur plus belle. Mais comment est-ce possible ? Mais est-ce certain ? Mais peut-être, après tout, que je ne le trouve pas… Est-il bien sûr qu’elle est plus belle ? L’est-elle vraiment ? Il faut encore l’examiner… Je fais réapparaître devant moi son visage rose, lumineux… je revois chacun de ses traits… […] » (E : 96-97) « J’occupe ici comme à Pétersbourg une des chambres sur la rue. Il n’y a plus dehors de lumière argentée [...] ... mais une lumière un peu sale, enfermée entre les rangées de petites maisons aux façades mornes... - Mortes, devrais-tu dire, sans avoir peur d’exagérer. -Oui, sans vie. Il est curieux que ces maisons, quand j’habitais rue Flatters, m’aient paru vivantes, je me sentais protégée, enveloppée doucement dans leur grisaille jaunâtre... et elles conduisaient aux amusements, à l’insouciance des jardins du Luxembourg où l’air était lumineux, vibrant. Ici les petites rues compassées menaient au parc Montsouris. Son seul nom me semblait laid. [...] Quelque temps après, mon père m’appelle. Je le voyais très peu. Il partait le matin vers sept heures [...] Après le dîner, mon père, je le sentais, était content que j’aille me coucher... et moi-même je préférais aller dans ma chambre. -Tu ne faisais pas qu’y pleurer... -Non, je devais lire, comme toujours... Je me souviens d’un livre de Mayne Reid, que mon père m’avait donné. Il l’avait aimé quand il avait été petit... [...] Donc quelques jours après mon envoi de cette lettre à maman, mon père me retient après le dîner et m’amène dans son bureau [...] » (E : 113-115) « Je n’y pense plus jamais, je peux dire que cela m’est complètement ‘sorti de la tête’. Et un jour voilà que cela me revient... C’est à peine croyable... comment est-il possible que j’aie pu éprouver cela il y a si peu de temps, il y a à peine un an quand elles arrivaient, s’introduisaient en moi, m’occupaient entièrement... ‘mes idées’ que j’étais seule à avoir, qui faisaient tout chavirer, je sentais parfois que j’allais sombrer.. un pauvre enfant fou, un bébé dément, appelant à l’aide... [...] Comme il est délicieux le contraste avec ce que je suis maintenant... comme maintenant mon esprit me paraît net, propre, souple, sain... [...] Je peux sans crainte penser n’importe quoi ... [...] J’aurais beau chercher. Je cherche... qu’elle vienne donc, si elle veut cette ‘idée’... mais rien ne vient... il n’y en a pas... Tiens, j’en vois une qui ressemble à ‘mes idées’ d’autrefois, à celles que je ruminais tristement dans un coin... je l’appelle, la voici ‘Papa a mauvais caractère. Papa se fâche pour rien. Papa est souvent d’une humeur massacrante » [...] elles sont discrètes maintenant les idées, elles ne font que me traverser, elles m’obéissent, c’est moi qui décide de les retenir, de les faire rester le temps qu’il faut, quand il m’arrive d’avoir envie de les examiner, avant de les congédier. Aucune ne peut me faire honte, aucune ne peut m’atteindre, moi. Oh que je me sens bien... Jamais plus ça ne m’arrivera. Jamais... -Mais si tu étais revenue là-bas ? Es-tu sûre de n’avoir pas redouté, même un seul instant, même très fugitivement que là-bas, auprès de ta mère, ça puisse te reprendre ? -Je ne le pense pas. Il me semble qu’à ce moment-là, j’ai cru posséder pour toujours une force que rien ne pourrait réduire, une complète et définitive indépendance. (E : 136-137) « J’ai envie de pleurer, il me semble qu’il a envie de pleurer comme moi, je voudrais me jeter dans ses bras, me serrer contre lui, mais je n’ose pas... Ici il n’est plus comme autrefois... il est distant, fermé… -Il ne t’appelait plus Tachok... -J’ai mis un certain temps à m’en apercevoir... Il me semble qu’alors je sentais seulement chez lui une sorte de réserve, de gêne... surtout quand Véra était présente, et elle l’était presque toujours. Mais même à un moment comme celui-là, quand nous sommes seuls, papa et moi avec entre lui et moi, entre nous seuls, ce lien étroit, la gêne persiste... (E : 154) 103 Si le souvenir rapporté à l’imparfait signale le point de vue de l’enfant, l’appropriation que le narrateur en fait au présent évite tout ancrage dans le petit fait vrai. Simple décor, support ou prétexte, celui-ci est délaissé, effacé au profit de « -Non cela ne peut pas expliquer cet étrange attrait pour cette école d’aspect rébarbatif de la rue d’Alésia. Ses murs en briques poussiéreuses étaient semblables à ceux de l’école de la rue des Feuillantines, ils étaient aussi mornes, aussi tristes. -J’entendais de ma chambre qui donnait sur une cour adjacente à la cour de récréation, les explosions de cris, de hurlements des enfants, ils devaient être lâchés, comme nous l’étions autrefois, dans un carré couvert de gravier, de ciment, sans aucun arbre... et puis, au coup de sifflet, comme une chute, une brusque perte de conscience, ce complet silence. Mais tandis que je regarde Véra, qui étale une grande feuille de papier bleu marine [...] les change de place, suppute, réfléchit puis découpe, replie, referme, lisse, appuie, enfin contemple... elle a son air jeune [...] ce que j’éprouve en l’observant ressemble à mon excitation joyeuse quand je regardais comme on découpait, enroulait, collait, peignait, attachait avec des fils d’or, entourait de rubans ce qui allait orner l’arbre de Noël. [...] -Comment te revient-il tout à coup de si loin, ce T vieillot, qui s’était complètement effacé : L’autre, tout simple, fait de deux barres, je ne l’ai écrit qu’au lycée. Je le trouvais plus nouveau, plus osé... (E : 162164) «Je ne sais pas si mon père m’a serrée dans ses bras, je ne le pense pas, ça ne m’aurait pas fait sentir davantage la force de ce qui unit, et son soutien [...] rien n’est exigé de moi en échange, aucun mot ne doit aller lui porter ce que je ressens... et même si je ne sentais pas envers lui ce que les autres appellent l’amour, mais ce qui entre nous ne se nomme pas, cela ne changerait rien, ma vie lui serait aussi essentielle.. [...] Je ne savais pas que dans la joie qu’il comprimait en lui, il y avait aussi la certitude que j’avais fait pour moi d’abord le bon choix. [...] ... mais tout ce que j’ai perçu, c’est un air soulagé, détendu, et une complicité joyeuse avec moi que j’entends encore dans sa voix quand il me dit : « Tu sais, il suffit que je ne bouge pas... Si je ne t’envoie pas moi-même là-bas, il n’y a aucune chance qu’on vienne te reprendre. » (E : 175-176) « -Il me semble qu’un jour [...] quand elle s’occupait de toi le mieux qu’elle pouvait ... [...] -C’est à peine croyable, mais je le revois... j’ai réfléchi comme j’ai pu à ce que Véra venait de me demander de faire, puisqu’il ne m’est pas possible de croire tout ce qu’elle me dit, j’ai trouvé qu’elle n’avait pas raison, j’ai donc refusé de l’écouter... -Mais qu’était-ce donc ? -Je ne sais pas, je ne retrouve pas mon désespoir, ma solitude, ce poids énorme dont j’ai besoin de me délivrer... elle m’interroge, elle ne comprend pas [...] Aussi invraisemblable que ce soit, il est malheureusement certain que ça s’est passé. Mais c’était au début de mon séjour à Paris, quand j’étais encore ce faible petit enfant titubant, à peine sorti de ses ‘idées’ qui s’accrochait, se confiait, [...] portant en lui-même quelque chose qu’il ne faut laisser voir à personne, et qui le ronge et le possède... Mais je suis ici depuis près de deux ans, je ne suis plus cet enfant fou... les mots ‘Véra est bête’ ne me reviennent plus... D’ailleurs aucun ne vient plus s’appliquer sur elle... (E : 189-190) » « Ce qui me fallait, c’était un chagrin qui serait hors de ma propre vie, que je pourrais considérer en m’en tenant à bonne distance... cela me donnerait une sensation que je ne pouvais pas nommer, mais je la ressens maintenant telle que je l’éprouvais... un sentiment... -De dignité, peut-être… [...] -Et de liberté... Je me tiens dans l’ombre, hors d’atteinte, je ne livre rien de ce qui n’est qu’à moi ... mais je prépare pour les autres ce que je considère comme étant bon pour eux, je choisis ce qu’ils aiment, ce qu’ils peuvent atteindre, un de ces chagrins qui leur conviennent... -Et c’est alors que tu as eu cette chance d’apercevoir... d’où t’est-il venu ? -Je n’en sais rien, mais il m’a apporté dès le début de son apparition une certitude, une satisfaction... je ne pouvais pas espérer trouver un chagrin plus joli et mieux fait... [...] ... un modèle de vrai premier chagrin de vrai enfant... la mort de mon petit chien... quoi de plus imbibé de pureté enfantine, d’innocence. Aussi invraisemblable que cela paraisse, tout cela je le sentais [...] Le jour de mon anniversaire, oh quelle surprise, je saute et je bats des mains, je me jette au cou de papa [...]... et puis viendra l’horreur... la boule blanche se dirige vers l’étang... (E : 208-210) 104 l’épanouissement d’une perception dont le narrateur prend le relais, mais il ne peut la revivre que dans le présent de l’énonciation. Il s’empare donc d’un moment passé, retrouvé qu’il occupe et qui finit par l’occuper, par l’envahir. S’érige une sorte de palimpseste gidien 78 où le souvenir premier s’efface pour faire place à quelque chose de plus profond qui s’y occulte ; réminiscence vague, imprécise d’une sensation à laquelle, chez Nathalie sarraute, aucun mot n’arrive à être appliqué. Car c’est, ne l’oublions pas, dans « ce qui existe hors des mots, dans ce qu’aucun mot n’a encore touché » (E : 9) que se déploie la sensation à vivre. Qu’un narrateur délègue la focalisation au personnage est un procédé courant, l’intention étant alors celle de mieux transmettre des sentiments intérieurs, ou même de laisser paraître une psychologie. Rien de tel ne se produit pourtant dans le fragment cité plus haut. La focalisation avec le personnage, limitée à un focalisé externe, s’interrompt dès que la perception intérieure s’annonce. Et, dès le début cette vision subjective de l’enfant émerveillé est désavouée. La voix insidieuse du narrateur s’insinue dans une description – «briques roses », «vert étincelant », «le ciel [...] bien sûr bleu » (E : 66-67) – dont l’apparence bénigne ne masque pas l’artifice et l’ironie. Mise à distance du « Je » par laquelle le narrateur commente sa propre histoire comme celle d’un personnage de fiction. Au simulacre qui fait de l’enfant un personnage stéréotypé, s’ajoute l’effet fictionnel de l’imparfait. Jean Pouillon faisait déjà remarquer en 1946 que « l’imparfait de tant de romans ne signifie pas que le romancier est dans le futur de son personnage, mais tout simplement qu’il n’est pas ce personnage, qu’il nous le montre » (Pouillon, 1946 : 161). L’imparfait joue donc un rôle double. Détaché de son statut d’arrière-plan (Weinrich, 1964)79, il sert à focaliser un psycho-récit à dissonance discursive (Cohn, 1981 : 42). Parallèlement, une conscience 78 « Je méprisai dès lors cet être secondaire, appris, que l’instruction avait dessiné pardessus. Il fallait secouer ces surcharges. Et je me comparais aux palimpsestes ; je goûtais la joie du savant, qui, sous les écritures plus récentes, découvre, sur un même papier, un texte très ancien infiniment plus précieux. Quel était-il, ce texte occulté ? Pour le lire, ne fallait-il pas tout d’abord effacer les textes récents ? (Gide, 1972 : 63). Remplaçons récent par apparent ou superficiel et nous retrouvons d’une certaine façon la quête qui pousse Nathalie Sarraute à cette remémoration particulière. Aussi, l’auteur d’Enfance et André Gide coïncidentils dans un projet commun : dénoncer les surcharges qu’imposent le fard et l’artifice afin de laisser « voir à nu la chair même, l’être authentique qui se cachait. » (Ibid. : 62). 79 « La littérature contemporaine s’affranchit souvent des règles de l’économie romanesque classique, dont « la mise en relief » est un des maillons essentiels. C’est ainsi qu’on peut rencontrer des textes où l’opposition entre « premier plan » et « arrière-plan » se trouve neutralisée. Une telle neutralisation ne saurait se faire au profit des formes perfectives, tout à fait impropres à exprimer autre chose que des procès ponctuels. Il s’agira donc de textes à l’imparfait ou au présent » (Maingueneau, 1990 : 57). 105 présente se rapporte à un passé chimérique et romanesque, « comme viennent aux petites bergères les visions célestes » (E : 8). L’auteur se détourne ainsi de l’enfant Nathalie Sarraute ou Natacha, pour ne cibler que la réminiscence d’une sensation perdue – «elle ne reviendra plus jamais de cette façon » (E : 8) ; une sensation à revivre sous un jour nouveau, celui que le regard du narrateur s’acharne à expérimenter. Il ne s’agit pas tant de récupérer au présent un passé révolu que de faire voir le télescopage de deux mondes. L’un apparent et inauthentique, donc illusoire et trompeur à l’imparfait – l’histoire de Nathalie Sarraute enfant – ; l’autre latent mais ressenti, vécu au présent – l’histoire des tropismes. La juxtaposition du présent et de l’imparfait signale deux focalisations du « Je » où l’on distingue donc : « celle du narrateur en tant que locuteur rapportant des événements passés à partir de ‘maintenant’, du moment de l’énonciation et celle de ce même actant en tant que personnage de l’histoire évoquant de nouveau des événements tels qu’il les a vécus à un moment antérieur, un ‘maintenant’ de l’énoncé » (Fleischman, 1992 : 122) 80 . Aussi, représenter l’univers des tropismes comme pur mouvement ne peut-il se faire qu’au présent. « Dans un monde qui n’existe pas encore » (Robbe-Grillet, 1972b : 51), « puisque aucun mot écrit, aucune parole ne l’on encore touché » (E : 9), « dans un monde qui n’existe qu’en soi [où] l’on ne peut introduire les souvenirs, les choses se montrant à notre mémoire non telles qu’elles sont mais telles qu’elles sont pour nous » (Bloch-Michel, 1973 : 59). Le narrateur s’approprie une perception qui se livre comme continuité d’un processus commencé ailleurs –dans un hors temps. Une perception qui ne peut être récupérée qu’au moment de l’énonciation. Le centre d’intérêt se tourne ainsi non pas vers le souvenir passé mais vers une réminiscence qu’éveille le regard du narrateur. La focalisation se cristallise en approche vacillante d’une scène qui semble se dérouler sous les yeux du lecteur. Se dresse, de ce fait, l’anamorphose d’une sensation artificiellement grossie, « ressentie hors des mots » (E : 9). L’intervention constante du narrateur impose donc le retour à un nouveau récit qui, sans aucune visée chronologique, se superpose au récit envisagé du point de vue du personnage. L’effet produit par le présent de narration est celui du déplacement 106 temporel « jusqu’au moment où se déroule l’action » (Le Guern, 1986 : 48). Non pas l’action du personnage, en parlant de son passé comme s’il était présent, mais l’action issue d’une nouvelle perception. Il s’agit de récupérer au présent une sensation, ressentie ailleurs, à revivre au ralenti, à mesure qu’elle survient, qu’elle revient. Apparenté à l’hypotypose (Le Guern, Ibid. : 47) l’emploi du présent de narration fait du récit une scène vivante. Le résultat n’étant pas celui d’un tableau destiné à orner le récit, l’effet produit désigne un rôle différent, d’ordre hallucinatoire selon lequel, « situations, personnages et actions peuvent jaillir d’une conscience qui ne se contrôle plus et fournir une illustration, sentie comme réelle et vécue, au sentiment initial » (Dupriez, 1984 : 241). Dès lors, l’image subjective d’une perception, vécue en plein épanouissement, a lieu au sein d’une progression en profondeur d’où une fois de plus l’imaginaire n’est pas absent : Les idées arrivent n’importe quand, piquent, tiens en voici une… et le dard minuscule s’enfonce, j’ai mal… « Maman a la peau d’un singe ». Elles sont ainsi maintenant, ces idées, elles se permettent n’importe quoi. Je regarde le décolleté de maman, ses bras nus dorés, bronzés, et tout à coup en moi un diablotin, un petit esprit malicieux, comme les « domovoï » qui jouent toutes sortes de farces dans les maisons, m’envoie cette giclée, cette idée : « Maman a la peau d’un singe ». Je veux essuyer ça, l’effacer… […] Mais il n’y a rien à faire, la fourrure d’un singe aperçu dans la cage du jardin d’acclimatation est venue, je ne sais comment, se poser sur le cou, sur les bras de maman et voici l’idée… elle me fait mal… (E : 98-99) L’écart s’impose ainsi entre le sujet focalisateur (Vitoux) et le focalisé interne. En effet, le « Je » qui tente de percer ce qu’il éprouve se regarde à distance. Tout le paradoxe du texte sarrautien est là : « adhérer pour vivre avec, prendre ses distances pour mieux voir » (Weissman, 1978 : 72). Aussi, l’apparition de la sensation est-elle de courte durée. Éphémère, elle disparaît à l’avantage du processus de quête : Maintenant cette idée s’est installée en moi, il ne dépend pas de ma volonté de la déloger. Je peux m’obliger à la repousser au second plan, à la remplacer par une autre idée, mais pour un temps seulement… elle est toujours là, blottie dans un coin, prête à tout moment à s’avancer, à tout écarter devant elle, à occuper toute la place… On dirait 80 On retrouve cette distinction chez différents auteurs : le locuteur et le moi (Banfield, 1982 ), sujet d’énonciation et sujet d’énoncé (Todorov, 1970). 107 que de la repousser, de trop la comprimer augmente encore sa poussée. Elle est la preuve, le signe de ce que je suis : un enfant qui n’aime pas sa mère. (E : 97-98) À se regarder de trop près, le sujet de conscience se perd dans sa propre vision, et l’expansion du mouvement intérieur finit par envahir son champ visuel. Pour Frida S. Weissman, il s’agit d’un phénomène d’après lequel « comme au microscope, au fur et à mesure que l’objet observé s’éloigne du foyer ses contours s’estompent pour disparaître complètement, ainsi les traits qui contournent la personnalité du personnage sarrautien tendent à pâlir jusqu’à ce que l’individuation devient impossible » (Weissman, 1978 : 72). L’auto-récit, envisagé de la sorte, cède à une sous-action essentielle au mouvement de perceptions vagues et innommables, mais pourtant, ressenties. Toute distance chronologique évincée, la vie intérieure vécue avec intensité, dans son avènement, crée une subjectivité dont le moi autobiographique n’est plus que l’ombre infidèle et inexacte. Le sujet, au profil anéanti, laisse paraître son essence véritable comme substance immatérielle. Perméable, il se laisse pénétrer de n’importe quelle image susceptible de rendre compte d’un monde de sensations en mouvement. Il en résulte une transmutation par laquelle le sujet devient reflet changeant et instable : Il n’y a plus en moi comme avant, comme en tous les autres, les vrais enfants, ces eaux vives, rapides, limpides, pareilles à celles des rivières de montagne, des torrents, mais les eaux stagnantes, bourbeuses polluées des étangs… celles qui attirent les moustiques. Tu n’as pas besoin de me répéter que je n’étais pas capable d’évoquer ces images… ce qui est certain, c’est qu’elles rendent exactement la sensation que donnait mon pitoyable état. (E : 98) Reste une conscience à l’écoute d’elle-même ; sujet de conscience et sensations se livrent en symbiose dans le vécu. Puisque « la conscience qui observe doit se glisser dedans et en même temps rester dehors » (Weissman, 1978 : 72), le fait de raconter à la première personne des perceptions intérieures semble poser problème : Quand le tropisme se présente comme une phrase à la première personne contenant un verbe de mouvement, je ressens en tant que lecteur, le même malaise que me procure le texte en monologue intérieur qui transcrit le comportement ou la position du corps. (Weissman, Ibid.) 108 Ce conflit cesse d’exister dès que l’on sépare le moi narrateur du moi de l’action. Que la focalisation interne permette pourtant la coïncidence du focalisateur et du focalisé est possible et nécessaire. Le manque de recul facilite la transcription, non pas d’un comportement du narrateur personnage, mais d’un mouvement intérieur que des actes irréels tracent. Se déploie une sous-action que le style décousu s’applique à mimer. Propositions infinitives – « va se perdre, se fondre » (E : 9), juxtapositions de substantifs – « les briques roses, [...] l’air qui vibre, [...] des ondes de vie » (E : 9) – inscrivent, à l’intérieur d’un mode de construction elliptique, l’instantanéité de pulsions internes que le récit est censé reproduire. D’après Dorrit Cohn : « tout comme le langage qui profère l’expérience subjective d’une tierce personne, celui qui met en mots l’expérience d’une première personne sans distance temporelle fait référence à une créature artificielle » (Cohn, 1997 : 46). Le moi de l’action, ainsi « séparé du discours du monde réel, reste protégé de la confusion possible avec l’autobiographie » (Cohn, Ibid.). L’artifice atteint à la fois le sujet, creuset de sensations insaisissables, et son monde intérieur inexprimable qui ne se livrent que comme simulacres. Arrivée à ce point, force est de constater, en revenant sur le passage cité au début de notre analyse81, le parallélisme de deux moments associés à différents niveaux de conscience. En effet, le moi narrateur ne cache pas le processus d’investigation qui prétend percer la sensation ressentie. Le regard porté sur le moi focalisé ne connaît aucun privilège : il est dès le début limité et partiel. La consonance, qui assimile le moi narrateur au moi de l’action dans l’auto-récit, s’explique par le phénomène selon lequel celui qui regarde et fouille succombe à la vision : il y est irrémissiblement attrapé. Dès lors, la sensation se livre à mesure qu’elle traverse le sujet, relevant une couche intérieure plus profonde. Transmise par le sujet de conscience lui-même, cette vision de soi n’épargne pas au lecteur un sentiment d’étrangeté qui le mène à reconnaître « la créature artificielle » (Cohn, 1997). Car, seule une perspective où le sujet est à envisager comme produit factice rend loisible d’allier deux mécanismes apparemment incompatibles : la représentation d’un univers qui échappe au contrôle conscient du sujet et la prise de conscience de soi. Et, c’est que chez Nathalie Sarraute, l’acte de cognition est déterminé par une attitude plus 81 Revoir le premier exemple (E : 66-67), cité au début de cette partie (1.3.1.2) 109 perceptuelle qu’omnisciente. Le savoir rejoignant l’ordre du connaître, du vivre et du sentir s’intègre ainsi au percevoir. Que l’irruption du mot éveille un souvenir chez le narrateur, qui s’acharne à récupérer, à revivre quelque chose de pressenti dans une vision toujours approximative, résultat d’une approche vacillante et incertaine, et l’anecdote s’étiole au profit d’une sensation qui ne concerne plus que le présent du narrateur : -Et pourtant quelque chose l’empêche de figurer parmi « les beaux souvenirs d’enfance » comme y avait droit la maison de ton oncle. -Je le sais bien : c’est l’absence de ma mère. Jamais elle n’y apparaît un seul instant. -Elle serait apparue si tu étais de ceux qui ont le don de conserver des souvenirs remontant très loin… c’est tout juste si chez certains ils ne remontent pas à leur naissance… -Oui mais moi, je n’ai pas cette chance… rien n’est resté de ce qui a précédé mon départ d’Ivanovo, à l’âge de deux ans, rien de ce départ lui-même, rien de mon père, ni de ma mère, ni de Kolia avec qui je l’ai su depuis, nous sommes, elle et moi, parties à Genève d’abord, puis à Paris. Mais il n’y a pas que ma mère qui soit absente de cette maison. De tous ceux qui devaient s’y trouver quand j’y revenais de temps à autre pour quelques semaines, je ne vois que mon père… sa silhouette droite et mince, toujours comme un peu tendue… Il est assis au bord d’un divan et moi installée sur ses genoux, tournée vers les hautes fenêtres entièrement voilées d’un rideau blanc… Il m’apprend à les compter… est-ce possible ? pourtant je m’en souviens clairement…. Je compte jusqu’à dix, plus une, la dernière, qui fait onze… (E : 42-43) Car, c’est bien le narrateur qui devient le moi de l’action au détriment de l’enfant Nathalie Sarraute, devenu personnage de fiction, d’emblée inapte à laisser voir un passé irrécupérable : -Évidemment. Cela ne pouvait pas m’apparaître tel que je le vois à présent, quand je m’oblige à cet effort… dont je n’étais pas capable… quand j’essaie de m’enfoncer, d’atteindre, d’accrocher, de dégager ce qui est resté là, enfoui. […] Je suis dans ma chambre, à ma petite table devant la fenêtre. Je trace des mots avec ma plume trempée dans l’encre rouge… je vois bien qu’ils ne sont pas pareils aux vrais mots des livres… ils sont comme déformés, comme un peu infirmes… En voici un tout vacillant, mal assuré, je dois le placer… ici peut-être… non, là… mais je me demande… j’ai dû me tromper… […] Les mots de chez moi, des mots solides que je connais bien, que j’ai disposés, ici et là, parmi ces étrangers, ont un air un peu gauche, emprunté, un peu ridicule… on dirait des gens transportés dans un pays inconnu, dans une société dont ils n’ont pas appris les usages, ils ne savent pas comment se comporter, ils ne savent plus très bien qui ils sont... Et moi je suis comme eux, je me suis égarée, j’erre dans des lieux que je n’ai jamais habités… […] ils murmurent des serments d’amour… […] Je ne me sens pas très bien auprès d’eux, ils m’intimident… mais ça ne fait rien, je dois les accueillir le mieux que je peux, c’est ici qu’ils doivent vivre… dans un roman… dans mon roman, j’en écris un, moi aussi, et il faut que je reste ici avec eux… avec ce jeune 110 homme qui mourra au printemps, avec la princesse enlevée par le djiguite… […] ils restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent… ils sont comme ensorcelés. À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m’est impossible d’en sortir… Et voilà que ces paroles magiques… « Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l’orthographe »… rompent le charme et me délivrent. (E : 86-88) La coexistence de l’imparfait et du présent sert donc, non seulement à agencer l’alternance de différentes couches d’une perception plurielle, mais à rendre la simultanéité de sensations que le langage, linéaire et successif, ne peut transcrire. Reste le glissement de l’extérieur à l’intérieur, de l’apparence d’une histoire refoulée à une réalité différente ressentie au présent ; reste le déplacement d’un niveau de conscience à un autre, du point de vue de l’enfant au point de vue du narrateur. Les événements de l’enfance ainsi détachés, mis à distance, se profilent comme bribes de souvenirs objectivés. Toute scène focalisée, à l’apparence claire et nette, devient objet suspect à examiner. Et, l’artifice que suppose la « petite histoire vraie » est mise en relief grâce à l’effet isolant que procure le passé composé. Car, si le passé composé est parfois le pivot événementiel de la diégèse (Revaz, 1996 : 184), il vise surtout à substituer à la consécution des faits la pesée du fait pris isolément (Guillaume, 1971 : 172). Aussi, la prospection réduit-elle les faits rapportés à une simple anecdote, une parodie : Je suis couchée dans ma petite chambre arrangée pour moi dans ce même appartement, mon lit est appuyé contre un mur couvert d’une natte de paille avec des dessins brodés. Je me couche toujours tournée vers elle […] Ici, je ne sais pourquoi, j’ai peur seule le soir dans ma chambre et papa a consenti à rester auprès de moi jusqu’à ce que je m’endorme… Il est assis sur une chaise derrière moi et il me chante une vieille berceuse… sa voix basse est incertaine, comme un peu enraillée… […] je l’entends aujourd’hui si distinctement que je peux l’imiter et j’avoue que parfois ça m’arrive… […] Petit à petit je m’assoupis, sa voix devient de plus en plus lointaine… et puis j’entends derrière moi le bruit léger que fait sa chaise, il doit être en train de se lever […] alors je toussote, je pousse un grognement… mais je ne parle pas, cela pourrait me réveiller complètement et je veux dormir, je veux qu’il puisse partir, cela m’ennuie de le retenir… -Vraiment ? Ne crois-tu pas que lorsque tu le sentais derrière ton dos, les yeux rivés sur toi, chantonnant de plus en plus faiblement, se dirigeant sur la pointe des pieds vers la porte […] ne crois-tu pas que ce qui te faisait sortir une main, toussoter, grogner, c’était le désir d’empêcher ce qui se préparait, ce qui allait arriver, et qui avait déjà pour toi le goût de la trahison sournoise, de l’abandon ? 111 -Je reconnais que tout paraissait réuni pour que cela se forme en moi… Mais j’essaie de me retrouver, là, dans ce petit lit, écoutant mon père se lever, marcher vers la porte… (E : 52-54).82 Aussi, les scènes et les événements rapportés au passé composé, mis en relief, ne servent-ils que de support à l’expansion d’une vision subjective et changeante. Se dessine l’arrachement du monde tiède et doux d’une histoire personnelle afin de mieux atteindre l’essentiel, ce qu’aucun mot écrit n’a encore touché, ce qui « palpite hors des mots… comme toujours des petits bouts de quelque chose d’encore vivant » (E : 9) avant que cela ne disparaisse. Il s’agit de dire et de montrer, en même temps, la transgression que suppose l’acte d’écrire lorsque le narrateur perce les apparences pour dégager ce qui s’y cache, pour démonter l’intrigue qui n’est « qu’une grille conventionnelle que nous appliquons à la vie » (Sarraute, 1956 : 10). 82 Discret dans Enfance, l’usage diégétique du passé composé n’est pourtant pas rare. En voici d’autres exemples : « Mon père a fait élever pour moi dans la cour devant la maison un monticule de neige bien tassée. Je l’escalade […] J’ai reçu un large livre relié, tout mince, que j’aime beaucoup feuilleter, j’aime écouter quand on me lit ce qui est écrit en face des images… mais attention, on va arriver à celle-ci, elle me fait peur, elle est horrible… » (E : 46-37) ; « Encore un nom qui curieusement a subsisté : la rue Boissonade. C’est là, dans une grande pièce claire au rez-de-chaussée, que je suis venue, je ne sais plus comment retrouver papa… Il est assis, toujours mince, et droit, sur un canapé et je suis assise auprès de lui… Par une porte qui s’ouvre dans le mur devant nous une jeune femme entre… je l’ai déjà vue, ce n’est pas celle de Moscou qui décorait l’arbre de Noël avec moi, mais une autre, aux cheveux châtains, que je n’ai vue qu’ici avec papa… elle fait son entrée déguisée en jeune homme… » (Ibid : 64) ; « Maman et Kolia faisaient semblant de lutter, ils s’amusaient, et j’ai voulu participer,j’ai pris le parti de maman, j’ai passé mes bras autour d’elle comme pour la défendre et elle m’a repoussé doucement… « Laisse donc… femme et mari sont un même parti » Et je me suis écartée… […] Aussi vite que si elle t’avait repoussée violemment… […] Et pourtant sur le moment ce que j’ai ressenti était très léger… c’était comme un tintement d’un verre doucement cogné… « (Ibid : 74) ; « Je me souviens parfaitement d’une petite gare entourée de neige scintillante où nous avons attendu dans une salle éclairée par de grandes baies, les uniformes des employés avaient changé, je savais que nous étions à la frontière. Et puis Berlin. Une vaste pièce assez sombre […] maman est assise à cette table avec un ’oncle’ que je ne connais pas… maman m’a dit que c’est un de ses amis d’autrefois, au temps où elle faisait ses études à Genève, et que c’est aussi un grand ami de mon père…C’est lui maintenant qui va se charger de moi et qui va m’amener à Paris. Il a un visage doux et fin, tout gris, plein de petits trous […] Maman parle avec lui à voix basse, et moi j’ai trouvé un jeu très amusant […] Quand nous sommes restées seules,je demande à maman : […] Qu’est-ce que l’oncle t’a dit quand tu as eu l’air si étonnée ? […] Maman a l’air de penser à quelque chose qui l’amuse… « Eh bien, si tu veux le savoir, il m’a dit qu’elle est bête » » (Ibid : 109-110) ; « Je ne me rappelle plus où ça s’est passé… dans le brouillard qui le recouvre je ne perçois que la forme très vague de mon père assis à côté de moi. Il me semble qu’il est tourné de profil, il ne me regarde pas quand il m’annonce je ne sais plus en quels termes que ma mère propose de me reprendre. […] et puis ce que mon père fait peser sur moi, cette responsabilité de la décision que moi seule je dois prendre… […] Quelque chose s’élève encore, toujours aussi réel, une masse immense… » (Ibid. : 172-173) ; « En entrant dans ma chambre, avant même de déposer mon cartable, je vois que mon ours Michka que j’ai laissé couché sur mon lit… […] il n’est plus là… mais où est-il ? Je me précipite… […] Adèle, mon ours a disparu – C’est Lilli qui l’a pris… -[…] Elle a réussi à marcher jusqu’à ta chambre… […] Après j’ai mis hors de sa portée les boîtes russes en bois gravé […] je ne sais plus quels autres trésors, mes trésors à moi, personne d’autre que moi ne connaît leur valeur, il ne faut pas que vienne les toucher, que puisse s’en emparer ce petit être criard, hagard, insensible, malfaisant, ce diable, ce démon… » (Ibid : 185-186) etc. Nous avons souligné le passé composé diégétique. 112 4.1.3. Tu ne t’aimes pas : l’apparent et le ressenti L’instance narrative dans Tu ne t’aimes pas, décomposée en une pluralité de « Je » qui s’interpellent, met en avant la primauté de la voix. En effet, attaché à un sujet de conscience centrale, se dresse un échange intérieur souvent houleux où se succèdent ripostes et explications diverses. Harmonie et discordance internes hantent ainsi, tour à tour, le Moi écorché qui ne se montre qu’au travers d’ »une unisson dépareillée »83. Mais cette singularité, évidente, ne doit pas réduire l’importance du regard. Et même si parfois, comme le soutient Paul Ricoeur « les deux notions de point de vue et de voix sont tellement solidaires qu’elles en deviennent indiscernables » (Ricoeur, 1984: 148)84, la mise en valeur de la focalisation85 a l’avantage de cibler la vision fragmentaire du Moi. Attentif à lui-même, le sujet de conscience se charge de fait d’explorer les effets de mots fortuits, issus d’une origine vague, qui finissent par l’obséder, par le posséder. « Vous ne vous aimez pas » (TTP : 9), des mots insignifiants, happés au passage, acquièrent ainsi sous le regard qui leur est porté une densité redoutable. Car c’est bien l’intégrité du sujet qui est remise en cause par le biais de cette prospection quasi maniaque à laquelle celui-ci se livre. Et, qui dit voir, dit distinguer, c’est-à-dire non seulement apercevoir mais surtout différencier ou plutôt séparer. Le moi narrateur ne se livre justement que dans l’écart qui l’isole autant d’autrui que de son moi personnage. S’érige dès lors une rupture nourrie « de différences et de différends » pour reprendre les termes d’Ann Jefferson86. 83 Nous nous permettons cet usage particulier du terme qui nous semble parlant face à l’expression « une unisson parfaite » (Hanse, 1983). 84 Nous restons attachée aux distinctions établies par Gérard Genette (1972) qui sépare le mode et la voix puisque qui parle ? n’est pas toujours qui voit ?, plutôt que de suivre Paul Ricoeur pour qui : « Il s’agit plutôt d’une seule fonction considérée sous l’angle de deux questions différentes. Le point de vue répond à la question : d’où perçoit-on ce qui est montré par le fait d’être raconté ? donc : d’où parle-t-on ? La voix répond à la question : qui parle ici ? Si l’on ne veut pas être dupe de la métaphore de la vision, dans un récit où tout est raconté et où faire voir par les yeux d’un personnage, c’est, selon l’analyse que fait Aristote de la lexis (élocution, diction), ‘mettre sous les yeux’, c’est-à-dire prolonger la compréhension en quasi-intuition, alors il faut tenir la vision pour une concrétisation de la compréhension, donc, paradoxalement, pour une annexe de l’écoute. » (Ricoeur, 1984 : 148). 85 Dans le sens que lui accorde Pierre Vitoux Cf. point 2 de la présente thèse. 86 Cf. 1.3.1. 113 Le sujet, poussé par une hantise de contact, cherche à se voir dans l’image que lui renvoie le regard de l’autre et n’hésite pas pour ce faire à abdiquer, à prendre le masque, à jouer son rôle. Si une fois revenu à lui, il retrouve sa constitution fragile et changeante ce n’est qu’au prix de l’exclusion. Du sujet de conscience, pluriel et incernable, à l’invulnérabilité de l’autre, c’est-à-dire de celui qui solide et fort s’aime, s’érige une quête que l’alternance du présent et de l’imparfait signale, révélant la coexistence de deux univers qui se côtoient mais qui ne se rencontrent jamais. Il importe moins de récupérer des paroles passées que de faire ressortir les visions divergentes que leur irruption déclenche. Se dessine ainsi une perspective définie par la fluctuation constante d’un regard extérieur à un regard intérieur et vice-versa. Or les aléas, que comporte ce mouvement instable de l’un à l’autre, aboutissent inexorablement, chez Nathalie Sarraute, à une inversion des situations où rien n’arrive à être fixé et où tout rapport de force peut chavirer à n’importe quel moment. Puisque « ces oppositions voyantes n’aident pas à voir » (Jefferson, 2000 : 11), le lecteur est enjoint à suivre une « écriture serpentine, qui renvient sans cesse sur ellemême et ne cesse de se dédoubler, faisant intervenir un surmoi impitoyable, d’une vigilance féroce, à qui n’échappe aucun mouvement ébauché, aucun mot […] » (Borgomano, 2000 : 61). Il s’agit bien de revoir, de ressasser la forme suspecte, « d’une simplicité toute classique » (TTP : 11) que l’apparence anodine de « Vous ne vous aimez pas » n’a pas empêché de faire naître. Ce retour constant au même favorise une double altérité. D’une part celle qu’entraîne l’isolement du sujet de conscience face aux autres, face à ceux qui s’aiment eux-mêmes et qui lui lancent « Vous ne vous aimez pas ». D’autre part, celle qui naît de la séparation du moi narrateur et du moi personnage lorsque celui-ci, laissant les paroles prononcées se plaquer sur lui, se plie au regard réducteur d’autrui. Destinée à marquer les différentes perspectives que ces oppositions trahissent, l’alternance du présent et de l’imparfait contribue à tracer un réseau scopique. S’y inscrivent « l’exploration et la mise en scène des rapports entre intériorité et extériorité, entre visible et invisible, surface et profondeur, être et paraître » (Rabaté, 2000 : 48). « Vous ne vous aimez pas » figurent donc les mots de l’exclusion. La rupture qu’ils incarnent est d’autant plus profonde que non seulement elle conduit le sujet à 114 l’ostracisme de la collectivité mais à un déchirement interne. En effet, l’antagonisme initial qui affronte « ceux qui s’aiment » à « ceux qui ne s’aiment pas » cède à une vision réfléchie où apparaît un « Je » scindé. Or, aux apparences, qui résultent d’un regard extérieur, et aux profondeurs intimes du sujet s’ajoutent d’autres correspondances tout aussi substantielles. Le sujet focalisé du dehors acquiert une univocité appauvrissante alors que son essence plurielle et changeante ne peut être préservée que dans les couches abyssales. C’est bien ces deux perspectives – extérieure et intérieure – que l’imparfait et le présent véhiculent successivement : - « Vous ne vous aimez pas. » Mais comment ça ? Comment est-ce possible ? Vous ne vous aimez pas ? Qui n’aime pas qui ? - Toi, bien sûr… c’est un vous de politesse, un vous qui ne s’adressait qu’à toi. […] - Alors de quoi est-ce que tu t’étonnes… Qui moi ? Qui n’aime pas qui ? Mais moi, qu’est-ce que je suis ? mais je ne suis que l’un d’entre nous, une parcelle… On dirait que d’être pris pour nous tous t’arrive pour la première fois… - Je ne sais pas pourquoi, je sentais plus fort que d’ordinaire votre présence… vous étiez là autour… - Bien sûr, nous nous agitions un peu, nous étions mal à l’aise, gênés… Pas nous tous, d’ailleurs… Ce n’est pas à nous tous que ce « nous » s’applique… Nous ne sommes jamais au grand complet… Il y en a toujours parmi nous qui sommeillent, paressent, se distraient, s’écartent… ce « nous » ne peut désigner que ceux qui étaient là quand tu as fait cette sortie, ceux que ce genre de performances met mal à l’aise, ils se sentent atteints… - Vous auriez dû me retenir… - Comme c’est facile quand l’un d’entre nous se détache de nous tout à coup, s’élance… tu avais pris la parole, tu la détenais… on ne pouvait pas interrompre le cours des mots qui coulaient de toi vers eux, qu’ils absorbaient, un philtre qui faisait apparaître devant eux une de ces images… regarde-la… (TTP : 9-10)87. Et souvent dans ces moments où, « cramponnés à ce que nous pouvions distinguer de plus saillant », alors que « nous ne nous sentions plus tant nous étions pris par ce que nous regardions ou écoutions» (TTP : 131), l’image du soi se plie à ce qui de l’autre se propage, à « des radiations » par lesquelles « nous étions tous irradiés… » (Ibid. : 169). Mais même lorsque le sujet prospecteur subit cet effet envahissant ou annihilant qui le pousse à adhérer au spectacle qu’il contemple, la part de simulacre que sous-tend toute image extérieure est toujours mise en évidence. Car se montrer c’est autant se soumettre aux apparences qu’entrer dans le jeu par une mise à distance de soi qui n’empêche pourtant pas de retrouver, toute distraction écartée, l’essence intérieure 115 irréductible. Là encore, les tréfonds du sujet de conscience, rendus au présent, succèdent à l’artifice d’un moi de façade associé à l’imparfait : -Une part de nous se détachait, allait dehors, revêtait pour l’occasion la tenue de sortie, celle de deux êtres distincts l’un de l’autre. -Là nous trouvions les mots mis à notre disposition… et nous nous les lancions : « je t’aime »… […] -C’est curieux, en nous servant de ces « Je t’aime », « Tu m’aimes ? », nous étions un peu étonnés de ne pas pouvoir tout à fait garder notre sérieux, nous sentions qu’un sourire affleurait à nos yeux, à nos lèvres… -Il devait venir de l’impression confuse que nous avions d’être des enfants qui jouent… […] -Nous pouvions aussi jouer aux portraits. Le « Je » se plaçant à distance du « Tu » et l’observant… Isolant ce qui apparaît ici ou là, le rassemblant, le désignant… […] -« Je » pouvait aussi faire de « Tu » un tout autre portrait… […] -Nous pouvions nous provoquer, lutter, avec toujours en nous cette sensation que ce n’est pas pour de bon, pas pour de vrai… -Des ébats d’écoliers dans la cour de récréation. -On s’amusait ainsi par moments et puis on mélangeait tout ça, tous ces mots avec lesquels on avait joué, comme on mêle les dés, les jetons, les cartes et les range en vrac jusqu’à la prochaine fois… […] -C’était donc pour rire… -Nos diablotins facétieux s’étaient emparés de lui, ils lui avaient fait pousser le jeu trop loin… -Mais comment avoir pu croire qu’il ne jouait pas, qu’il était vraiment devenu l’un d’eux ? -Après ce mauvais rêve, quel délice de se retrouver chez nous… - Comme c’est doux de se rejoindre, de se confondre, de se fondre… -Tout se ranime, frémit… quelque chose d’impalpable protégé de silence traverse en nous une même substance, remonte à une même source… (TTP : 125-127). Contrairement au regard de l’autre où « comme du regard des amoureux, tout ce qu’il y a en lui d’admiration, de tendresse se déverse sur sa main »88 (Ibid. : 21), si le « Je », détourné de toute contemplation ou émerveillement, acquiert la capacité à se voir du dehors, l’image forgée n’apparaît chez lui que sous forme de reflets changeants et momentanés : -De brefs moments, plutôt d’étonnement… Est-ce moi, vraiment ?... Mais venait très vite un autre et encore un autre reflet… Et puis nos regards occupés ailleurs ne s’arrêtaient guère pour contempler… (TTP : 21) 87 88 Nous soulignons l’emploi de l’imparfait (vision extérieure du moi) et du présent (vision intérieure) Nous reviendrons au point 1.3.3 sur cet emploi du présent qui sert à montrer l’image stéréotypée. 116 Puisque regarder a pour conséquence de se laisser prendre dans la vision fixée, personne n’échappe à l’atteinte. Le penchant de Nathalie Sarraute pour le renversement de toute situation établie s’inscrit en effet dans le passage à un ordre inverse où les certitudes s’ébranlent ; celui qui s’aime n’est plus aussi sûr de lui. Victime d’une approche d’autant plus dangereuse qu’elle mène vers celui qui ne s’aime pas, l’autre est entraîné, à son tour, dans son for intérieur, un univers qu’il ne fréquente pas d’ordinaire : -C’était si inattendu venant de lui…. […] -Lui qu’on ne voyait que de cette distance d’où il doit se voir : solidement construit. Stable. Bien équilibré. Sûr de lui. Satisfait… comment ne le serait-il pas ?... d’être tel qu’il est. -Et tout à coup il se rapproche de nous tout près, il se penche, il enfonce son regard dans nos yeux et il laisse sortir de lui ces paroles où tremble l’inquiétude, le désarroi… « Estce que vous aussi… Est-ce que vous savez ce que c’est ? Il y a des gens… en avez-vous connu ? Je crois que c’est ce qu’on appelle des êtres de fuite… Quand on a le malheur de tomber sur l’un d’eux… quand on s’attache à lui… on est perdu… » […] -Perdu… le mot résonne en nous partout… on accourt de toutes parts, on se rassemble… il y a là quelqu’un qui crie au secours, quelqu’un cherche à se réfugier chez nous, il appelle… […] -[…]. Et tout à coup on l’aperçoit… nous le retrouvons… on sent que l’autre va se perdre dans un néant… Un vide… Un vide que notre absence emplit… où on est supprimé… on n’existe plus… « Oui, vous avez raison… ce que l’autre cherche, c’est notre disparition… - C’est ça, vous l’avez vu… Et alors, quand on arrive là, quand on est dans cet état, que peut-on faire ? ». […] - Ces mots, venants de nous… on en est nous-mêmes surpris… ont l’air de lui porter un coup… il se réveille, il revient à lui… Où était-il ? Jusqu’où s’est-il laissé aller ? Jusqu’à qui ? À qui a-t-il été demander des remèdes ? Qui a-t-il laissé entrer chez lui ? Fouiller… […] Il fait ce geste de la main qui signifie le rejet, l’insouciance. (TTP : 155159) Mais lorsque, assailli d’inquiétudes, il s’enfonce dans des profondeurs déséquilibrantes, il interpose l’image figée de soi et ne tarde pas à rejoindre le monde sécurisant des stéréotypes. L’approche fait alors fiasco : l’angoisse cède à l’indifférence. Revenu à lui, « il nous observe, il y a dans son regard de la méfiance, comme de l’hostilité… […] Il fait ce geste de la main qui signifie le rejet, l’insouciance » (Ibid. : 159). Offerte à la vue, l’image de soi est donc toujours rendue à sa superficialité. Il n’en résulte plus qu’un moi qui prête à la caricature, un moi personnage, amuseur publique qui se livre, se soumet: 117 - Mais tout de même tu peux arriver comme nous à retrouver ce visage, notre visage, que tu leur faisais voir… pas un de ceux qui nous apparaissent dans les glaces, sur les photographies, pas un de nos visages composés, l’œil fixe, les traits disposés au meilleur de leur forme… mais ce visage aplati avec sur les lèvres mollement étirées, dans les yeux quelque chose d’humble, de honteux… […] c’est ce personnage qu’il faut revoir, celui que tu leur présentais… un pitre, un clown grotesque… gaffeur comme pas un… et craintif avec ça, sans défense… (TTP : 11) L’inauthenticité du moi personnage est en outre renforcée par une « mise en relief » (Weinrich) particulière où la combinaison de l’imparfait et du passé composé dénonce une mise en scène. Effectivement, chez Nathalie Sarraute, les faits et gestes externes n’ont droit de citer que sous la forme du rituel propre au cérémonial dicté par le face à face. Le passé composé, révélant le côté factice du « monde construit »89, devient aussi bien le temps du premier plan, propice à rendre les événements détachés sans « liaison logique »90, que le temps de la distanciation par laquelle s’instaure la scission du moi. C’est donc également l’alternance des plans qui encadre le portrait du moi personnage relégué au monde des apparences. Dès lors, au premier plan, le passé composé facilite la mise à distance du moi, alors qu’à l’arrière plan, l’imparfait rend l’image extérieure du personnage, soumis au regard de la collectivité : - Mais ils te l’ont dit : Tu ne t’aimes pas. Toi… toi qui t’es montré à eux, toi qui t’es proposé, tu as voulu être de service… tu t’es avancé vers eux… comme si tu n’étais pas seulement une de nos incarnations possibles, une de nos virtualités… tu t’es séparé de nous, tu t’es mis en avant comme notre unique représentant… tu as dit « je »… (TTP : 9) Et sous le crible du regard extérieur, le moi, réduit à un représentant d’une catégorie, reçoit son étiquette et rejoint le groupe de ceux qui ne s’aiment pas : L’un d’eux pour t’arrêter… ils étaient peut-être un peu gênés pour toi, malgré leurs rires… pour te redresser, te rappeler aux usages, aux bonnes manières, s’est avancé… tu te souviens comme il s’est approché par derrière, il a posé la main sur ton épaule, sur notre épaule… et il a prononcé d’un ton apitoyé, un peu attristé… « Vous savez ce que 89 90 Cf. 1.3.1 Cf. Barthes, 1953: 46 118 vous avez ? Vous ne vous aimez pas »… […] Chacun d’eux est sain, normal, chacun d’eux s’aime, et nous… on ne s’aime pas. (TTP : 12) Cette déficience manifeste, que des mots tels que « vous ne vous aimez pas » trahissent, se dégage de situations rassemblées sous un dénominateur commun : la marque extérieure du bonheur. En conséquence, les portraits se dressent et les différences se laissent voir. Ainsi, oser exhiber les confidences de « quelqu’un qui s’aime » n’est pas sans suites. Le « nous », « incernabl[e]… incommensurabl[e] » (Ibid. : 29) devient « quelque part, là-bas, en eux, […] un diplômé, un décoré… » (Ibid. : 28). « La belle distinction » réduit le sujet à une inscription tracée sur lui à tout jamais: -Oui, ce jour-là, quand tout à coup tu as raconté ce que t’avait dit… -Pas celui-là… un autre… et quel autre !... dire qu’il s’aime est trop faible… c’est une adoration qu’il a pour lui-même… et tout autour de lui les adorateurs… mais je n’en étais pas un… -Nous avions de l’estime pour son travail, sans plus, mais quant à sa personne… -Elle ne nous plaisait pas tant… -Alors j’ai rapporté ce qu’il m’avait dit… seulement sur sa façon de travailler, par sur lui-même… Je ne voulais pas nous magnifier… non, pas du tout… -Tu avais cité son nom… […] -Ah alors… -Oui, ce que nous attendions est arrivé… -Ils se sont détournés de son travail, ils ne se sont plus occupés qu’à regarder ce que tu étalais devant eux, ce que tu avais reçu de lui, cette distinction… […] -Oui, leur air quand tu as cité son nom… leur appréciation… un peu surprise… tu as grandi, tu es devenu celui qui a eu l’honneur de rencontrer… qui a reçu les propres paroles… qui les a emportées et conservées… […] -Mais à quoi bon cacher la vérité… Nous avons été emmenés pour toujours chez eux… nous sommes chez eux… celui qui a reçu cette belle distinction, ce diplôme… (TTP : 27-28). Pour ceux qui « une fois qu’ils ont pris ce pli de se sentir tels qu’on les voit, ils le gardent toujours… à chaque étape de leur vie, ils se sentent être des femmes, des hommes… […] le plus conforme aux modèles» (Ibid. : 31), tout aveu de complexité est limité aux traits nets et simples : -À en juger par celui que tu es allé interroger… il était si fier d’avoir découvert en luimême deux êtres opposés… si étonné que tu aies trouvé que c’était peu… (TTP : 30). 119 Le regard que chacun porte sur soi marque davantage le contraste qui distingue, parmi « les grands génies » (Ibid. : 34), celui qui : - […]… Quand il n’était encore qu’un petit enfant, il avait réussi ce tour de force de faire un autoportrait. - Ou plutôt une statue de lui-même qu’il a toujours portée en lui… - Comme ceux qui gardent dans leur corps une balle, un éclat d’obus… - Ou, quelque chose d’aussi dur, de solide…mais ce n’est pas comme un morceau de métal qui serait resté fiché quelque part en lui. Cette statue de lui-même l’occupe tout entier, il n’y a de place en lui que pour elle. (TTP : 33) Par contre, ceux qui sont pleins de contradictions n’arrivent, sous la pression du dehors, qu’à présenter un « je » de pacotille, toujours prêt à se défaire : -Rappelons-nous tout de même cette fois où il nous est arrivé, tant la pression du dehors était puissante, d’essayer de nous réunir pour construire et pour montrer un beau « je » présentable, bien solide… -Nous avons réussi à dire d’une voix assurée : « Vous savez, je suis ainsi fait… » -« Plein de contradictions, bien sûr… » Ça, tout de même, ceux en nous qui ont des scrupules nous ont forcés à l’ajouter… […] -C’était un bon « je », une bonne pâte… « Je n’ai jamais envie de me venger… » […] - Enfin ce jour-là, « Je n’ai jamais envie de me venger » est passé sans encombre… -Tous chez nous ce jour-là ont montré beaucoup de bonne volonté. -C’était amusant, c’était très entraînant, cette construction… On était tout excités… -On ajoutait ceci… et encore cela… -Comme la pipe qu’on plante au milieu du visage… le chapeau de feutre qu’on pose sur la tête… -Oui, d’un bonhomme de neige… -Avec quelle rapidité, quand il est resté seul parmi nous, il a fondu… -C’était ça, notre statue. (TTP : 37-39) Face au danger de tomber définitivement dans le camp de l’autre – de celui qui, solide et sûr s’aime, ou de celui qui, vacillant et fuyant, ne s’aime pas – surgit l’action de forces contraires, celles qu’incarnent le « démolisseur », acharné à saper les fondations, et qui « a toujours envie de les déformer, ces images, de les détruire […] de les empêcher de coller sur nous, d’adhérer partout » (Ibid. :15), ou encore les gardiens des limites, ceux qui « s’entourent de murailles » (Ibid. : 40), garde-frontières (Ibid. : 138) disposés à préserver l’attachement au culte (Ibid. : 67). Il arrive en effet que, enclin à la nostalgie « des dépliants, de la mer bleue ou du ciel sans nuage » (Ibid. : 52), le moi s’installe dans le Bonheur malgré sa claustrophobie : 120 -Nous avons été entraînés… vous savez combien nous sommes influençables, crédules. Alors toutes ces réclames, cette continuelle propagande, ces illustres modèles exposés, ces conseils, ces encouragements, ces récits de ceux qui s’y trouvent… on n’a pas pu y résister… D’ailleurs vous qui êtes si forts, vous qui ne vous en laissez pas conter, vous nous avez suivis… -Dites plutôt que vous nous avez tirés avec vous, aidés par ceux du dehors, nos proches, nos parents, nos amis… ils nous ont enrobés dans ce qui coulait de leurs regards, de leurs paroles… -Tant d’espoir, d’approbation, d’attendrissement, d’admiration… on était tout englués, amollis, on s’est laissés pousser… mais aussitôt introduits là, on s’était sentis mal à l’aise… […] -De savoir que c’était ça, le Bonheur, dont on nous avait tant parlé, que c’est dans le Bonheur que nous étions, où tout doit rester si beau, d’une impeccable beauté… on avait peur de rien abîmer, de rien déranger… cela nous rendait plus maladroits que nous le sommes d’ordinaire, quand nous ne sommes pas dedans, dans le Bonheur… […] -D’être enfermés là, ça nous a donné par moments de la claustrophobie… nous voulions sortir… […] -Alors nous n’avons plus tenté de nous évader… nous avons réussi à paraître, nous aussi, un modèle que les gens contemplaient, dont les gens du dehors s’inspiraient… (TTP : 52-53) Mais aussitôt, la quiétude est menacée, apparaît « le loup déguisé en mèregrand… » (Ibid. : 53), celui qui « [passe] son temps à dénicher et à nous signaler nos manquements » (Ibid.) : -Et vous qui êtes toujours, dans les moments les moins opportuns, mus par votre bon cœur, vous ne cessiez de jeter des regards gênés hors du Bonheur dans lequel nous nous promenions sur les sables dorés, au milieu des palmiers, des dattiers, dans les jeux exaltants de la lumière et de l’ombre, des éclatantes et pures couleurs, parmi les nobles visages burinés des vieillards, les frimousses malicieuses et candides des enfants… comme vous étiez exaspérants quand vous nous forciez à remarquer des ventres enflés, des moignons suppurants, des yeux cachés par des taies blanches… on avait beau vous rappeler à l’ordre, à la décence, vous reprocher votre sensiblerie de mauvais goût, votre insensibilité à la beauté, votre égoïsme… cela vous était bien égal de nous faire à tout instant sursauter, frémir, nous recroqueviller, de nous déchirer, de gâcher cette unique randonnée dans ce qui sans vous aurait pris pour toujours les contours, la lumière, les couleurs du Bonheur… (TTP : 56) Car, de toute évidence, le « nous », incommensurable, n’est pas fait pour le Bonheur : 121 -Cette tare… nous n’avons pas vu sa gravité, nous n’avions pas pu prévoir ses conséquences quand elle nous a tout à coup été révélée par ces mots surprenants… « Tu ne t’aimes pas… » (TTP : 57). Et pourtant, « C’est vrai que c’est parmi ces victimes que se trouvent les plus croyants, les vrais fidèles gardiens du culte » (TTP : 67). En effet, -Une fois seulement… quand un de ces malfaiteurs étalait devant sa victime qui en était privée le Bonheur de la maternité, de la paternité… quand de plus en plus excité, déchaîné, il agitait bien haut, faisait claquer son drapeau… nous nous sommes élancés, nous sommes montés à l’assaut… « Quel bonheur ? Ce n’est pas le Bonheur ! – Pas le Bonheur ? Nos avons été pris, interrogés… Ce n’est pas un bonheur d’avoir des enfants ? est-ce que par hasard les vôtres ne vous en auraient pas donné ? » -Alors même les plus audacieux d’entre nous ont vacillé… […] La victime tournait vers nous des yeux apitoyés… -Ou incrédules… elle voyait notre effort… elle refusait de nous suivre… -Ah ces victimes du « Bonheur », il n’y a vraiment rien à faire pour les aider. (TTP : 67) Les fragments cités ci-dessus, construits sur l’alliance de l’imparfait et du passé composé, véhiculent donc l’alternance des plans par une mise en relief qui circonscrit l’action non pas aux petits faits vrais d’une histoire racontée mais à une mise en scène qui rapproche l’événement, tenu à distance, de situations diverses, de cas. L’accumulation de ceux-ci qui appellent à être sondés, prospectés rend une impression de ressassement du même qui finit par ouvrir des brèches, par entamer les évidences, par exalter des carences, tout compte fait, salutaires. Or, « les différences retombent sur celui qui les fait » (Jefferson, 2000 : 14). Effectivement, par ce processus de renversement cher à Nathalie Sarraute, les rôles sont échangés. On pourrait imaginer les plus faibles parmi ceux qui s’aiment devenir « des molles poupées percées d’où leur amour s’écoulerait… un rembourrage friable, du son… » (TTP : 206). Ainsi, « inversement ce manque d’amour de nous-mêmes… ce manque doit éveiller en eux [des craintes] (Ibid.) : -C’est pourtant à eux que vous vous adressiez, mais il est vrai que c’était sur un ton contrit, résigné, navré, peut-être en soupirant… « Ah oui, chez moi c’est pathologique. » -Ils se sentaient détendus, installés dans la tranquillité, l’indifférence quand tout à coup ils ont vu devant eux, se tendant vers eux, appelant… Regardez-moi, je veux que vous le voyiez… c’est pathologique… (TTP : 208). 122 Mais une fois de plus, impossible de rejoindre autrui, le contact est manqué et le simulacre entraîne encore l’exclusion, ne reflétant plus que la caricature : -supporter l’image du clown triste resté seul au milieu de l’estrade, son numéro n’a pas marché, il suit des yeux les spectateurs se hâtant vers la sortie, détournant pudiquement les yeux… (TTP : 210). Et par un effet de volte face, en présence du moi qui se dresse comme « un seul bloc serré, refermé sur soi », « une force aveugle », « un ouragan qui les a fait se courber » (Ibid. : 212-213), l’autre se plie, atteint d’une légère frayeur. Le trouble qui en résulte, libérateur et vivifiant, s’avère être salutaire : -Oui, pourquoi pas ? ce n’est pas impossible, c’était si brusque, si violent… ils ont pu sentir d’abord une légère, passagère frayeur… -Mais après, tant de fermeté, de force, d’assurance, de désinvolture princière, de parfaite liberté… -les a raffermis… -les a rassurés… -les a rehaussés…. -Ils se sont sentis traversés par une vague bienfaisante… -Ce qu’elle faisait passer en eux, comment l’appeler sinon admiration, tendresse, reconnaissance… -Pour nous, oui, nous qui leur avons donné pendant quelques instants ce que leur donne constamment celui qui s’aime… -Et pas n’importe lequel… -Celui entre nous le mieux doué pour s’aimer. (TTP : 213-214) Cette « interchangeabilité » ne va jamais jusqu’à la fusion et les pôles se maintiennent. Reste ainsi, selon Dominique Rabaté, « la possibilité indéfiniment offerte de se voir comme les autres vous voient, d’être à la place d’autrui » (2000 : 56). L’approche permet donc de brèves incursions dans l’univers étranger de l’autre malgré un contact toujours voué à l’échec. Mais face à la claustrophobie du monde figé des bienséances ou à la répulsion de toute sensation instable, seule une échappatoire écarte le danger d’adhésion, celle que procure un retour à soi. Revenu à lui, le démolisseur du faux-semblant se perd dans le monde vivifiant des sensations labiles, alors que le gardien des limites, ne se perdant jamais de vue, retrouve le monde sécurisant des certitudes, des apparences, des mots pour s’y murer : 123 -Quand nous étions emportés, suffoqués, aveuglés, incapables de regarder en nousmêmes… nous n’avions pas l’impression d’exister… lui ne se perdait pas de vue, il a su trouver que ce qui se passe en lui se nomme ‘souffrance’… (TTP : 130). Puisque « à défaut d’actes, nous avons à notre disposition les paroles », « Tu ne t’aimes pas » sont les paroles qui « possèdent les qualités nécessaires pour capter, protéger et porter au dehors ces mouvements souterrains à la fois impatients et craintifs » (Sarraute, 1956 : 121). 124 4.1.4 Ici : l’apparent et le ressenti L’effort pour combler une vacance angoissante liée à l’ineffable soumet l’acte de profération à une déchirure interne par laquelle les mots usuels, présentés comme objets focalisés, cèdent Ici à des débordements de sens variables, extravagants même. S’établit, dès lors, un équilibre instable où tout langage clair, manifeste, inaltérable s’oppose à une parole flexible, malléable, susceptible de fluctuations diverses suivant le cours de certaines résonances aléatoires. En définitive, deux mouvements contraires mettent en scène, une fois de plus chez Nathalie Sarraute, l’antagonisme d’un univers apparent, figé et d’un univers d’impressions fugitives attachées au ressenti. L’origine préétablie du mot sémantiquement codé, du mot sécurisant désigne et classe le réel, procurant de ce fait des repères solides. Par contre, l’oblitération du mot associée à l’absence de mémoire ébranle les certitudes, entraîne des hésitations, suscite des répétitions de sons ou de syllabes inaugurant un espace d’occurrences inopinées. Sous l’alternance de ces phases d’endiguement et de débordement que reproduit la transition du passé au présent, de la permanence à la variabilité, se manifeste surtout une résistance à l’immuable propre à l’auteur des tropismes. Et si « l’œuvre entière de Sarraute s’articule autour de cette menace d’inertie et de figement qui pèse constamment sur tout ce qu’on pense et tout ce qu’on crée » (Clayton, 1989 : 18-19), la quête d’une mouvance salutaire se plie Ici à une nouvelle perspective. La sensation née invariablement de mouvements intérieurs indicibles et changeants trouve désormais sa source dans une pulsation rythmique qui invite Ici à régénérer « le tremblement de l’écriture » (Ibid., 1989). L’expression du ressenti se propage ainsi sous l’effet de répétitions de sons, de syllabes ou de mots dont l’irruption saugrenue et disparate, mimant la diversité d’impressions fugitives, empêche l’enlisement dans une narration prévisible. C’est dans cette tentative de dynamisme constant que le passé revient appelé par le présent qui y trouve son fondement (Calin, 1973 : 417). Aussi le retour au mot préexistant n’est-il pas exempt d’une action transformatrice qui remanie, démonte ou disloque le langage prétendument inaltérable. Ranimer une parole éteinte (Rabaté, 2000 : 59) engage de la sorte un combat entre la vie et la mort, entre le dynamisme 125 originel du mot et « la sclérose de l’achevé » (Clayton, 1989 : 24) qui en mine la souplesse. Or, au-delà de toute acception établie, le mot fait directement appel aux sens secondant une connaissance immédiate et intuitive où perception langagière et perception sensorielle s’épousent. L’écriture sarrautienne n’hésite pas en effet à rompre, à déchirer l’apparence rigide du mot afin de rendre visible sa potentialité. Le mot s’ouvre ainsi au champ du visuel et de l’auditif lorsqu’il se manifeste par une « silhouette frêle, légèrement voûtée… presque effacée » (I : 11) ou par « un léger sifflement… à peine perceptible… un faible chuintement » (Ibid.). Mais si, affranchi d’un signifié permanent, livré aux régions mouvantes des sensations, le mot fait chanceler le monde sécurisant des repères sûrs et certains, il a également le pouvoir de combler le vide insupportable que toute incertitude crée. De fait, il suffit que le mot absent revienne, qu’il occupe sa place pour que l’ordre soit rétabli, pour que le trouble soit étouffé sous la fixité d’un univers stable. L’adéquation du mot à la réalité se joue donc sur la frontière fragile qui distingue les dehors immuables des régions intérieures instables. Au cœur du conflit entre l’apparent et le ressenti –intrinsèquement liés à l’usage de la parole chez Nathalie Sarraute –, le mot ne peut tenir sa spontanéité et sa fraîcheur que de son épure au creuset de l’insolite. Car c’est détaché de toute représentation stable que le mot, sensation sonore figurée graphiquement, se livre comme corps polymorphe. La forme initiale, antérieure et codée s’estompe ainsi au profit d’éventualités fécondes, de perspectives changeantes que l’alternance du présent et de l’imparfait rend bien : Qu’est-ce que c’est ? C’est un léger sifflement… à peine perceptible… c’est un faible chuintement… Ff… Ff… c’est de lui que ça vient… c’est bien ce son qu’il rendait… Ff… mais ce n’est pas de Ff que ce son provenait… c’était… sans aucun doute possible… c’était Ph… Ph apparaît nettement… […] Ph entraîne derrière soi… Phi… et maintenant Phil… Phil est là et le reste va arriver… le reste arrive… ça se dessine à peine… Philis… mais lis est trop court, trop léger… c’est quelque chose de plus long, d’un peu lourd… Quoi ! Philomène ?... Quels démons malicieux se sont amusés à accrocher ces syllabes grotesques ? […] Proserpine… Proserpine ?... oui, il y a là dans Proserpine… Phil doit donc disparaître… Phil n’était qu’une illusion… […] Proserpine a tout brouillé… Phil est ici de nouveau, Phil s’impose… Phil reste… Phil … suspendu dans le vide… Et voici que vient… à la faveur de cette vacance, de ce désordre, s’ébattre ici Philatélie… Philharmonie… Philadelphie… (I : 11-13) 126 Entraînant « une ouverture, une rupture [qui] disjoint, disloque [et] fait chanceler » (I : 11), l’absence du mot à tout dire demande toujours à être contrecarrée. Aussi, afin d’apaiser le désarroi que sous-tend cette lacune –souvent évoquée par « la béance, le trou » (Ibid.), le trou de mémoire– l’exploration reste-t-elle attachée à un référent extérieur au langage tels qu’une image, un paysage ou même tel qu’un personnage bien campé détenteur du mot propice et juste. Le paragraphe suivant en fournit un bon exemple dès lors que l’univers invariable, inaltérable et fixe est non seulement évoqué par « les branches couvertes de fleurs roses qui montent du mince tronc rugueux en touffes duveteuses » (Ibid. : 17) mais surtout par le mot tamaris qui, s’ajustant à cette image, devient le talisman contre le désordre, contre le désarroi propre à l’ineffable. Et, une fois de plus, si le présent véhicule le tâtonnement engageant, le trouble séduisant que procure la quête d’un nom, l’imparfait par contre s’attache au mot concret et fixe qui était toujours là ; l’impression indicible s’efface ainsi sous le poids des certitudes : Mais ce n’est rien […] « C’est… c’est… » le nom est là, il attend, tout prêt à accourir, il n’y a qu’à l’appeler… « C’est un… c’est… voyons c’est un… » et il ne vient pas… le talisman qu’il suffit chaque fois de saisir et de tendre, le talisman qui détourne le mauvais œil n’est plus là… […] L’inspecteur indifférent, insensible se tient sur le seuil, il attend… qu’il prenne patience, il l’aura la pièce exigée… elle était toujours là… comment a-t-elle pus se perdre ? il faut bien chercher, elle va sûrement se retrouver… […]Ce sont là ses signes particuliers… ces branches de fleurs rose pâle… duveteuses, vaporeuses… elles flottent autour de lui… elles l’entourent d’une brume légère… Quelque chose se condense, va sourdre… qu’est-ce que c’est ? C’est quelque chose de joyeux, oui, de rieur… des rires… des ris… des ris… Tamaris… aucun doute possible, c’est un tamaris… d’un seul coup tout est revenu… un tamaris… le talisman était passé tout près, mais il n’avait servi à rien… comment ce gros et encombrant lisman qui était accroché à ta aurait-il pu permettre de suivre à la trace, de rejoindre tamaris ? Ta-maris… […] Plus rien ne presse… il est permis de s’attarder ici, de savourer en toute tranquillité… La petite place ensoleillée où tout ce qui peut exister de plus intense, de plus vivant avait été capté, retenu, les fouilles acharnées de chercheurs avides, impatients l’avaient un moment dévastée, mais la voici redevenue ce qu’elle avait toujours été… Pas tout à fait pourtant… elle est à tout jamais inviolable, préservée… la bienveillance du Ciel descend sur elle… ruisselle du petit mur d’un blanc bleuté, des reflets satinés des pavés, de l’herbe entre eux d’un vert qui ne ressemble à aucun autre, et de lui, de la courbe de son tronc, des touffes vaporeuses de ses fleurs roses… Et voici venu le moment où ces mots font irruption… « Comment il s’appelle déjà, cet arbre ? » Une intrusion sans danger, vite repoussée… la légère excitation d’une menace qui sera tout de suite écartée : « C’est un tamaris. » (I : 17-19)91 91 Nous soulignons. 127 Les mots surgissent, classent et fixent, lorsque « les gardiens du Bien toujours sur le qui-vive se précipitent, traînent au-dehors ce qui s’était dissimulé derrière les volets fermés et qui venait de passer à l’attaque… Voilà ce que c’était… c’était la mesquinerie, la bassesse, la malveillance, c’était le mal » (I : 54). Mais de l’image au mot qui la fait surgir, un instant de liberté propice au jeu s’ouvre sur l’impression sonore floue, chancelante qui précède l’irruption du mot ; un mot réducteur qui court sans cesse le risque de s’éclipser au profit d’une image vague quoique stimulante : Pas encore, il reste peut-être encore une chance… ils ne venaient jamais l’un sans l’autre, dès qu’elle se présentait, même une image ébauchée, il était là, et lui la faisait surgir… chacune de ses syllabes s’inscrivait dans la chevelure en grappe de raisin, en feuilles de vigne, en cerises, en fraises, dans la courgette qui émerge entre les deux pommes des joues, dans la bouche, une grenade entrouverte… il y avait aussi en lui cette même liberté, cette force d’affirmation, cette audace… bold… oui, bold… mais bold n’est pas italien… Boldo… Boldovinetti… mais non, ce n’est pas ça, pas ça du tout, ce n’est pas lui… et cette lettre qui était nichée en lui, juste en son centre, où on ne s’attendrait pas à la trouver… pareille à une noisette au bas de la joue, à cette mûre… Au-dessus de la tête, par-derrière quelque chose flotte dans le brouillard… une voûte blanchâtre… on dirait une arche… elle disparaît, elle n’a rien à faire ici… Boldo, Boldi… […] Arcimboldo… c’est donc lui… c’est lui qui faisait flotter dans le brouillard cette arche… et ce M saugrenu, inattendu… il était niché dans cette mûre suspendue au bas de la joue… et pas bold, bien sûr, boldo… Arcimboldo. Il a retrouvé sa place. Il y est solidement installé. Il va rester là. Il n’est pas près d’en bouger. […] c’est juste pour le revoir un instant, il est si attrayant, si drôle… Mais que se passe-t-il ? il s’est évaporé… l’image revient docilement, mais il l’a désertée… il n’est plus inscrit nulle part en elle… les raisins, les fraises, les pommes, les épis, de maïs sont bien là, mais lui, n’y est plus… (Ibid. : 23-25)92 Uniquement les personnalités d’un seul tenant s’avèrent, en outre, aptes à dresser des remparts « contre ce qui menace de pénétrer ici et de les incommoder (I : 106). Or, le danger n’est pas dans les mots qui se conforment aux étiquettes rassurantes, des mots de ce fait inoffensifs, mais dans les reflets inquiétants qu’ils suscitent lorsqu’ils abandonnent leurs signes apparents. Ainsi en est-il du mot malheur : Ce malheur-ci, tout au contraire, était il n’y a pas encore longtemps reconnu publiquement, il hissait fièrement ses couleurs… voiles et crêpes, cravates et brassards 92 Nous soulignons. 128 noirs… il occupait pendant un certain temps exactement mesuré un rang qui obligeait tous ceux qui s’en approchaient à se conformer aux règles bien établies, rassurantes d’une étiquette… il suffisait de les suivre… Mais maintenant que le Malheur a abandonné ses signes extérieurs, qu’il s’est dépouillé de ses décorations, de son uniforme, qu’il peut incognito se promener n’importe où, n’importe quand, dans la plus banale des tenues… vivre dans la clandestinité, comme bon lui semble, on ne sait jamais où il peut être dissimulé… là où l’on s’attendait le moins à le trouver… Un rien… quel rien ? comment le prévoir ?... peut tout à coup le faire apparaître… un reflet inquiétant… une ombre… on ne se sent jamais rassuré, on doit toujours être sur ses gardes… on ne sait jamais « sur quel pied danser »… Mais ils ont tort… Le Malheur n’a laissé ici aucune trace qui puisse le moins du monde les incommoder. Leur présence ici l’a aussitôt chassé très loin, bien plus loin que ce déambulatoire où va et vient tout ce qui attend pour entrer un moment propice… il n’y aura jamais pour lui, tant qu’ils ne seront pas partis, de moment propice. (I : 104-105) Confrontée au défi de l’innommable, Nathalie Sarraute prétend bien libérer les mots de leur fixité contraignante par le biais d’une percée à même l’écorce. De cette fissure dans la surface du mot surgit une béance favorable à un mouvement bienfaisant, à une dynamique féconde où se déploient des impressions fugitives hors les mots. En effet, l’espace des sensations, figuré dans « une vibration, une très faible palpitation, un frémissement, un flageolement, le tremblement de ce qui hésite, incertain, au bord de l’existence » (I : 140), ne peut être préservé qu’à l’abri des mots. Et puisque « ici doit rester pur de toute parole » (I : 141), le mot silence lui-même est enjoint à disparaître, plus aucun nom ne doit se poser sur ce qui ici emplit tout, sur la sensation insaisissable : Ce silence… oui, c’était ce qui ce nomme silence… un nom que ça n’a jamais porté ici, ça ne portait aucun nom… mais maintenant que ça revient… une forme qui se dessine vaguement… c’est sous ce nom qu’elle se présente : silence… Un disparu oublié revenant chez lui de pays lointain, montrant la pièce d’identité qui lui a été délivrée làbas, à l’étranger, indiquant son nom : Silence. […] C’est revenu enfin, comment auraitce pu ne pas revenir, attiré, aspiré par une si forte attente, c’est ici de nouveau tel que c’était… sous sa poussée ce nom, Silence, a craqué, s’est disloqué, a disparu… plus aucun nom sur ce qui est ici, qui emplit tout… quelque chose qui est venu s’ajouter, mais non, ça ne s’est pas ajouté, ça s’est fondu, confondu avec ce qui était ici… c’est une même substance indivisible, d’un seul tenant. […] Quelle parole ici pourrait s’élancer… d’où ? pour aborder où ? de quel autre côté ? sur quelle autre rive ? Il n’y a pas d’autre côté, pas de rives, aucun espace à traverser, rien vers quoi se diriger, rien à atteindre, rien à rejoindre C’est incommensurable, sans confins, on ne sait jamais jusqu’où ça peut s’étendre… N’importe quelle parcelle, quand elle vient s’y déposer, la plus minuscule, la plus humble, insignifiante… ce qui vient de surgir, et qui se tient là, ce petit bout de sentier herbeux le long de ce vieux mur gris… s’impose autant, davantage que la plus vaste, la plus importante part du monde… cette substance qui emplit tout ici, où il est venu s’implanter, le nourrit, lui donne un éclat, une force d’affirmation, une extraordinaire assurance… On dirait que ce qui flottait partout, épars, dilué, est venu dans ce petit 129 morceau de chemin herbeux se fixer, se concentrer… c’est devenu quelque chose de très résistant, d’indestructible. Le point précis qui contient condensé tout ce qui existe de certitude, de sécurité. (I : 138-139) Ces divers exemples permettent donc de noter une constante qui cristallise autour de deux réalités opposées, toutes deux représentatives d’un univers à double versant ; visible, manifeste, invariable incarné dans le mot rassurant, pour l’un, instable et changeant propre aux sensations fugitives, pour l’autre. Convoqués par l’imparfait et par le présent respectivement, l’apparent et le ressenti contribuent à inscrire, au cœur de la fiction, deux perspectives distinctes et pourtant interdépendantes. Ainsi, formulée par l’appel, la quête d’un nom attire immanquablement des remous qui mettent en branle le dessous des mots : l’enthousiasme dont elle est emplie déborde dans sa voix, dans son ton, propulse avec force ses mots, les fait adhérer étroitement… Il se dresse… une statue… mais il n’a pas la rigidité de la pierre, du marbre… ce qui sous les mots se construit est souple, extensible, ça s’étend toujours plus loin, la pression augmente… sous cette puissante, cette irrésistible poussée les parois tout autour se fissurent et par derrière quelque chose se met à remuer… quelque chose d’inconnu, qui n’avait jamais été vu ici… ça se soulève avec difficulté… Impitoyablement, inlassablement les mots « cercle d’amis sûrs »… « entente parfaite »… « puissance de travail »… « immense talent »… trouvent, saisissent, secouent, forcent à se lever… et les voilà qui se soulèvent péniblement, eux qui n’avaient jamais bougé depuis si longtemps, ils sont tout ankylosés, ils se traînent, ils se tiennent alignés… le « Ah ! » qu’ils poussent révèle qu’ils sont bien là… des ombres, des moribonds…. « Ah ! » comme une expiration, un souffle est leur réponse à l’appel de leur nom… « Ah ! » et elle trouve aussitôt le nom sur sa liste… Envie… elle note : Présent… « Ah oui ? »… Frustration : Présent… « Ah oui ? »… Abaissement : Présent… « Ah ! »… Vie ratée : Présent. « Ah ! »… Malchance : Présent… […] Malheur de ne pas avoir connu un tel amour… Eh bien ? Absent ? Comment est-ce possible ? « Des enfants parfaits, tous réussis », allons, le voilà enfin, bien sûr c’était ici, elle le perçoit, à peine un soupir lui suffit… Ah… Injustice. Amertume : Présents. Elle les coche sur son registre. Aucun ne manque à l’appel… (I : 62-63) L’exigence d’un nom se manifeste autant par une exhortation, par une invocation que par une évocation suite à laquelle le mot, occupant la place prévisible, parvient à faire disparaître la sensation angoissante attachée à l’indicible, à « refermer ce qui peut n’importe où, à n’importe quel moment s’ouvrir, laisser passer ici ces exhalaisons… le souffle, l’haleine de l’absence irréparable, de la disparition… » (Ibid. : 23). Néanmoins, l’attente, ou pour mieux dire l’appel n’est pas toujours satisfait. Il 130 arrive en effet que le mot aléatoire, affranchi de toute contrainte référentielle, se disloque, se livre à des écarts incongrus, hors de propos, escorté d’un sens inconnu, déconcertant, impénétrable » (I : 99) : « Debout les morts ! » violent, agressif, a surgi… « Mais de quoi parlez-vous ? Mais quel rapport ?... » Mais décidément ces hors-de-propos ne se tiennent plus, ils se croient tout permis, et celui-ci : « Debout les morts ! » au moment où « Maures » poursuivait son chemin, bien relié au mot qui le précède et qui le suit, tout à fait à sa place dans cette conversation, un de ses plus solides, de ses plus nécessaires chaînons… « Maures » a été saisi, arraché, la chaîne de la conversation, brisée, s’arrête… et puis elle bifurque, elle prend une tout autre direction, elle se dépêche d’aller au secours de « Maures » qui a été kidnappé, qu’elle veut délivrer… « Mais voyons, c’était des ‘’Maures’’ qu’il s’agissait, on parlait des ‘’Maures’’, de la Mauritanie… des Maures… a-u… » Mais il n’y a rien à faire, « Maures » est maintenu prisonnier… « Debout les morts ! Debout les morts ! »… il a été vidé de son sens et enchaîné à « Debout » qui injecte en lui un sens inconnu, déconcertant, impénétrable… qui le rend tout à fait méconnaissable… son large « au » est serré, comprimé en un « o » étroit… mais on a beau essayer de desserrer l’étau… « Ce n’est pas ‘’morts’’, ‘’morts’’ n’a rien à voir, c’est des ‘’Maures’’ qu’on parlait »… Il n’y a pas moyen de le délivrer. Il faut s’y résigner, il est irrécupérable… « Maures » si utile, si convenable, respecté, entouré de propos tels que lui, a été enlevé, un hors-de-propos s’en est emparé et en a fait un horsde-propos… et quel hors-de-propos, scandaleux, déments ! (I : 98-99). Ce mouvement double et contradictoire qui sépare deux circonstances –la fixité d’un monde apparent et la versatilité d’un monde latent– ne se limite pas au simple usage du mot concrétisé dans l’alternance d’un sens établi et d’un sens aléatoire. En effet, Ici le paradoxe concerne surtout l’ordre esthétique où l’écriture et la peinture concourent à une prospection du vécu. Symboles de cette dichotomie, Pascal et Arcimboldo explicitent, dans le champ du perceptuel, un rapport au monde et à l’Art qui concerne la signification de l’œuvre sarrautienne. Or, « les chances de durée d’une œuvre se conçoivent [chez l’auteur] en fonction de la part d’inachèvement qu’elle manifeste et qui est le signe de sa vitalité » (Clayton, 1989 : 79). Dépassant l’opposition peinture / écriture93, Ici l’antagonisme est surtout lié à la vie du texte ; le texte qui, d’après Nathalie Sarraute, « est vivant quand il prend sa source dans la sensation et qui 93 Nathalie Sarraute n’hésite pas souvent à distinguer ces deux moyens de perception distincts où l’évocation sensorielle de la peinture favorise une immédiateté de l’impression dont l’écriture est dépourvue. Pour un approfondissement sur les considérations de la peinture et de l’écriture dans l’appréhension du réel nous renvoyons, entre autres, à l’article de Benoît Auclerc (2004) et à l’article de Jean Pierrot (1995). 131 meurt quand il est entraîné loin d’elle par les seuls jeux, la ‘beauté’ du langage » (Saporta, 1984 : 21)94. C’est au cœur même de ce combat entre la vie et la mort que surgit la phrase pascalienne : «Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » (I : 178). Si, « enfermés entre les parois de vieux manuels scolaires » (I : 177), « fidèlement à [leur] place » (I : 180), ces mots étouffent ce qui est là « à peine visible, très sombre, informe, illimité » (ibid.), tirés de l’oubli ils ne peuvent « redonner vigueur à l’effroi le plus nu » (Rabaté, 2000 : 59) que par un retour à l’état naissant de leur énonciation. Cette reprise montre, en effet, la volonté de Nathalie Sarraute de faire revivre les mots usés, de récupérer leur mouvement vital à même la genèse : Quand ils surgissent, c’est à un de ces rares moments où disparaît d’ici toute impureté, le plus petit obstacle qui pourrait tant soit peut les gêner, entraver leur mouvement… […] ils arrivent… […] à leur approche tout se ranime, se met à vibrer… ils remontent de ces fonds où ils sont un jour tombés, et se déploient… « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Des mots qui résonnent sans bruit, venus de nulle part, adressés à personne, prononcés sur aucun autre ton que leur ton à eux, crée par eux, le seul ton qui puisse être parfaitement juste, parfaitement conforme à ce qu’ils sont… (I : 178-179) Or, bien que l’intention de Nathalie Sarraute soit de libérer les mots de toute approche esthète et mortifère, la phrase pascalienne, entourée d’ « un air de grandiloquence, d’emphase tragique » (I : 178) et accolée à toujours – mot tout aussi infaillible et sûr qu’elle –, s’assimile inévitablement aux « doux mots caressants des berceuses qui apaisent, rassurent » (I : 180), des mots par lesquels se précise l’univers inaltérable, immuable qui prend souvent le dessus : Comme il est drôle, ce mot… c’est amusant de le prononcer, de le répéter… tou-jours… en avançant les lèvres, en les arrondissant en cul de poule, comme pour souffler… toujours… Toujours… comme les doux mots caressants des berceuses qui apaisent, rassurent… toujours… toujours… (I : 180) Mots d’œuvres réputées ou mots quotidiens, les mots liés à l’incantation du sacré ou du familier protègent contre l’indicible, contre l’insoutenable, contre les 94 Propos de Nathalie Sarraute livrés à Marc Saporta dans L’Arc nº 95. 132 ténèbres informes sur lesquelles ils étendent « une écharpe d’un tissu étincelant, solidement tressé, un chemin qui a l’éclat, la dureté souple de l’acier » (ibid.). Pourtant, il suffit d’une fissure pour que le mot solide, « rempart contre l’écoulement du temps et l’angoisse de la mort » (Pierrot, 1995 : 109), cède au malaise et plonge la communauté des semblables dans les régions troubles d’un univers incertain. Là encore coexiste les phases de refoulement et d’épanchement explicitées par l’alternance du plus-que-parfait et du présent : On dirait que ce que ces mots avaient maîtrisé, dompté, ce à quoi ils avaient communiqué leur splendeur, leur rigueur élégante, soudain, par une violente, brutale poussée les a fendus, disloqués… et ce qui s’en est échappé… ce qui se répand… ce qui emplit tout ici… Mais c’est impossible, c’est impensable, ça n’existe pas, ça ne peut pas exister… Si, ça existe… « m’effraie » qui parvient encore de très loin… « m’effraie »… un faible gémissement… « m’effraie »… le grattement, le tapotement tremblant d’un autre, d’un semblable soumis au même supplice… (I : 182) Suivant un jeu de bascule cher à Nathalie Sarraute, le monde des certitudes, affranchi Ici des résonances lénifiantes du mot toujours, se nourrit d’un mot de sens contraire mais tout aussi invariable et définitif le mot jamais, dévoilant par là même une vacuité effrayante que seul peut combler l’Art éloigné de tout académisme. C’est cet esprit que représente l’audacieux Arcimboldo, un peintre hors norme. Ainsi, « la maxime devenue cliché verbal échappe à l’immobilité mortifère grâce à ‘l’affirmation’ du pictural » (Auclerc, 2003 : 113) : « M’effraie »… le signe. La preuve. C’est donc certain. C’est ainsi. Et on y est arrivé. On s’y trouve. On est où il n’y a plus rien. Nulle part. Rien. Rien. Jamais. À jamais. Àja-mais. Rien. Arcimboldo ! c’est lui… Un bolide, tombé ici tout d’un coup, Dieu sait comment, Dieu sait où… Arcimboldo tout entier. Arcimboldo au grand complet. L’Arci… énorme, démesuré… et le bold audacieux et le « o » insolent, arrogant qui le redresse encore plus haut, le cambre, le cabre… Arcimboldo. Tout ici est à lui. Ici est l’espace dont il a besoin pour prendre ses aises… répandre aussi loin qu’il le voudra ses ondes… Déployer sa désinvolture. Son outrecuidance. (I : 182) 133 Le nom d’Arcimboldo procure donc le salut contre la mort que présage Pascal95, contre l’effroi du vide. Et en effet il « arrive à l’improviste en bousculant tout ce qui existait avant, incarne le rire qui s’oppose au désespoir, la plénitude vitale qui s’oppose au vide, et l’écriture qui s’oppose au silence » (Belle, 1999 : 125). Puisque « le texte littéraire vieillit et meurt d’être connu, l’analyse et la compréhension le vidant progressivement de ce qui en faisait autrefois la vitalité » (Clayton, 1989 : 23), Nathalie Sarraute fonde son espoir sur une désacralisation de l’Art susceptible de rendre les mots à leur énergie originelle et novatrice. Afin de soustraire l’écriture à une durée éternelle, au néant, il faut dès lors oser « se donne[r] le ridicule de présenter [les mots] de là où ils ont été trouvés […] de les aérer un peu, leur offrir une sortie, de les faire venir ici […] dans ces lieux qu’ils n’ont pas l’habitude de fréquenter » (I : 177-178). Ainsi, entraînée dans un courant riche d’éventualités, la phrase pascalienne soumise à prospection, exposée à une profanation féconde, « se ranime, se met à vibrer… remont[e] de ces fonds où [elle est] un jour tombé[e], et se déploi[e]… » (I : 178), elle « se dilate, s’étire, s’étend, s’élève… » (I : 179). Pourtant, si délivrée des platitudes stériles elle revient portée par une cadence qui lui est propre, elle s’épuise aussitôt à être ressassée, « emportée jusque là où il n’est plus possible d’avancer… » (Ibid.). Aucune renonciation ne s’insinue ici. Au contraire, l’inédit ne peut provenir que de cette fissure au cœur même du trivial. Nathalie Sarraute prône en effet une déchirure salutaire matérialisée par la profanation de l’usage reçu dont Arcimboldo s’avère garant. Nous pouvons donc conclure avec Sheila M. Bell que « Sarraute réaffirme la vie comme ultime valeur [puisque] à travers la phrase de Pascal et la peinture d’Arcimboldo, le dernier texte d’Ici nous offre une médiation sur le vide et la plénitude, l’exil et le royaume sarrautien » (Bell, 1999 : 125). 95 « la mort, qui la doit ouvrir et qui menace [les incroyants] à toute heure, [la mort qui] les doit mettre […] dans l’horrible nécessité d’être éternellement anéantis ou malheureux, sans qu’ils sachent laquelle de ces éternités leur est à jamais préparée » (Pascal, 2000 : 477) 134 4.1.5 Ouvrez : l’apparent et le ressenti Beaucoup moins fréquente dans Ouvrez, l’alternance du présent et de l’imparfait, persiste toutefois à montrer le refus de l’immuable. Car les mots enfermés depuis toujours dans des parois sécurisantes, « pleins d’une substance homogène et compacte » (O : 112) qui les rend inébranlables, sont souvent prêts à craquer. Et Ouvrez nous montre, en effet, que « ce qui était déjà là » peut être modifié pour peu qu’on veuille bien délivrer le mot figé de ses attaches indéfectibles. Il s’agit de donner libre cours à certaines actions sur les mots en vue de faire tomber leur carcan. Sous l’apparence anodine des mots se cache donc une tension explosive vouée à tous les dérèglements possibles. Ainsi, le poids d’un mot grossier arrive à démanteler le stock à usage commun où s’entassent les bienséances propres aux mots convenables : - - Mais qu’est-ce que c’est ? […] Toujours est-il qu’il arrive… À son approche, tous, même les plus mordants, les plus piquants, respectueusement se rangent et lui font une haie d’honneur… Entre cette double haie, avec lenteur, il s’avance… Il a une démarche chaloupée, traînante… Il étire se membres énormes, comme boursouflés, il ne se presse pas… Il se laisse du temps pour savourer d’avance… Et le voilà qui abat sur le stock où s’entassait pêle-mêle tout ce que les saints ont supporté et ce qui en a fait des saints damnés, il écrase tout, il le transforme en un amas de débris, de déchets, il appuie dessus de tout son poids… Son poids de très gros mot, le plus gros de tous les gros mots. (O : 43-44)96 Si, les mots en attente, prêts à servir sont entraînés dans des situations de conflits, ce n’est pas seulement parce qu’ils oscillent entre ces moments de retenue et de débordement. Leurs tiraillements font également ressortir une tendance au grégarisme qui oppose les mots en tant que forces en conflit. Mais l’atmosphère qui les entoure distingue autant des congénères rassemblés sous des traits univoques qu’une nature singulière isolée. Les deux exemples suivants montrent bien ces deux groupes. L’un, 96 Nous soulignons. 135 constitue une réserve de mots uniformes qui en parfait accord remplissent leurs fonctions, « meublent le silence » ou bien entassent leurs approvisionnements d’usages prêts à servir. On assiste ainsi à l’écoulement d’actions régulières qui, restées en attente ou en réserve, déborde sur le présent de l’énonciation : - Ils entrent, ils s’écoulent sans fin… - D’une seule coulée… ininterrompue… - Ils font un bruit uniforme, monotone… ´Pas un mot plus que l’autre… - Ils ont tous la même tenue - C’est celle qu’ils portaient chez eux, quand ils étaient entre eux… […] - Et ils meublent le silence… ils n’en laissent pas une parcelle qu’ils ne remplissent aussitôt… - On dirait qu’ils ont trouvé un grand garde-meuble où ils déposent, entassent tout ce qu’ils avaient chez eux… (O : 55) Par contre, nous pourrions définir comme iso-groupe celui où le mot interdit, est enfoui dans un trouble qui lui ôte la faculté d’agir. Sous l’impossibilité de sortir, de se proposer, le mot, inapte à étiqueter quoi que ce soit, se résiste à répondre à l’appel : - Mais qu’est-ce qu’ils ont tout d’un coup ? Ils regardent tous du même côté… on dirait qu’ils ont vu… oui, là, chez celui-là… il se tenait un peu à l’écart… il restait coi… Ils se portent vers lui… ils l’entourent, l’interrogent… « CE PRÉNOM… vous avez l’air… on croirait… mais vous savez bien, n’est-ce pas, qui le porte ? » Oh, c’est trop tentant, on n’en peut plus de ne jamais pouvoir entrer… Ouvrez, au nom du Ciel… il faut qu’on sorte… et voilà tous ces prénoms qui accourent, se poussent, se bousculent… Moi, non, moi. Ils sont devenus enragés… Toi, mais tu deviens fou… Toi, le prénom d’un chanteur de charme… Et toi, celui d’un boxeur, et toi… mais voyons, c’est de la démence… Ils supplient… « Aideznous à sortir. » Criez : « Ouvrez, on n’en peut plus, on est à bout »… ce serait si amusant… Allons, frappez, criez qu’on nous laisse entrer… (O : 74-75) L’absence de mots qui rend dès lors l’innommable aussi terrifiant qu’insupportable s’accompagne d’une tentative de redressement, de rétablissement de l’ordre. Et, si les mots récalcitrants qui, logés à la même enseigne, témoignent de leur uniformité, ils apparaissent comme une masse obscure où ils restent clos sur euxmêmes : 136 - Oh, mais que se passe-t-il ? Cette masse appuie de tout son poids sur la paroi… Haa, sous son énorme poussée la paroi tombe… Et tous ceux qui étaient de l’autre côté, qui ne pouvaient pas entrer… Oui, ils accourent… Ils viennent au secours… Ils vont mettre de l’ordre dans tout ça… Saisir, interroger ceux qui étaient là… […] Ils vont les forcer à révéler leur identité… Les voilà déjà qui s’affairent… Ils observent cette masse uniforme, obscure, et ils y distinguent d’abord : « Prescription ». […] « Prescription » ne peut pas être seul. Il doit y avoir tout près « médecin » ou « malade »… Ils cherchent… « maladie » ? « médecin » ? Où sont-ils ? Rien ne bouge. Ils ne sont pas là… (O : 56-57) Mais, lorsque le moment arrive où « pour de bon, la paroi s’abaisse et ceux qui étaient derrière… qui n’avaient jamais bougé de là, qui avaient tout observé, arrivent » (O : 59), « tous ceux qui sont de service reviennent à leur poste » (O : 60) et tout rentre dans l’ordre : - - Quels mots ? Il n’y a que l’embarras du choix… Il y en a de l’autre côté d’énormes réserves… Seulement ils ne voulaient pas servir… ils laissaient la place aux autres qui espéraient toujours, s’efforçaient… Mais vous voyez, ils s’écartent, ils se dissimulent, et des mots solides, convenablement bâtis viennent rencontrer des mots semblables à eux… Des mots dont on peut dire vraiment que ce sont des mots « bien »… Tout ce qu’il y a de plus fréquentable… (O : 112) 137 138 4.2. Des résurgences en trompe-l’œil Le mot mis en relief n’acquiert son sens qu’à travers le regard qui lui est porté. Apparemment, il se manifeste spontanément par un enchaînement logique et naturel dans l’espace d’interlocution. Pourtant, celui-ci n’est qu’un rapide mirage, une apparence transitoire que le mot déclenche. Si la scène fantasmée s’impose à l’imagination comme souvenir remémoré alors qu’elle n’est que pure fantaisie, c’est qu’elle appartient à une espèce de mémoire préexistante et universelle. Dans cette circonstance, l’origine du mot prononcé ne tient qu’à un ailleurs vague, indéterminé, mais toujours latent. Se dresse, ainsi, un espace commun nourri d’échanges quotidiens irréels mais tellement familiers qu’un semblant de vécu se laisse sentir. En outre, la part d’imaginaire qui traverse l’œuvre sarrautienne n’est pas exempte de romanesque. Si, chez Nathalie Sarraute, une profusion d’images fabuleuses renvoie de façon explicite au conte, l’Imparfait confère à certains passages une qualité de fiction souvent faite de visions hallucinatoires ou oniriques. Sur ce point, notre réflexion rejoint celle de Rachel Boué pour qui : Par un jeu de reflets réciproques où l’acte de voir et l’objet perçu cèdent à l’alchimie d’un regard re-créatif, l’espace proprement visuel s’inclut dans un espace imaginaire qui donne un prolongement narratif à la vision, lié à la présentation concomitante de la face invisible des choses. C’est à cette jointure de l’invisible et de l’imaginaire réalisée dans le regard, que le discours peut s’autoriser à parler du visible, qu’il imagine autant qu’il le décrit. (Boué, 1997 : 147) Les passages où se développent ces scènes à l’imparfait ne relèvent donc pas simplement du descriptif ou d’une valeur déictique. Au contraire, loin de signaler un moment du passé, l’Imparfait est en rapport avec la focalisation97 impliquée dans la cohérence textuelle. En effet, lorsqu’il ne se combine pas avec le Présent ou le Passé Composé, l’Imparfait suggère soit un univers connu, préexistant, réservoir de scènes 97 Nombreuses sont les thèses qui associent l’imparfait à un regard, parmi tant d’autres, Vetters (1992: 235-236); Vogeleer (1994: 39-40); Rabatel (1998 et 2001b); Brès (2003: 55-84). 139 stéréotypées soumises au crible du soupçon ; soit, apte à signaler l’entrée en fiction, il évoque un univers fabuleux. Ces deux perspectives que cumule l’Imparfait renforcent donc le côté artificiel et factice du focalisé chez Nathalie Sarraute. Éloignées de la petite histoire vraie, les images, les scènes qui parsèment l’œuvre visent surtout à cibler les faux-semblants. Aussi, le narrateur, véritable sourcier à la poursuite de sensations émergeant d’un espace commun à tous, sonde-t-il les tréfonds où résonnent les pulsions vitales d’un Moi originel, d’une matière foisonnante qui se heurte aux cloisons étanches et pétrifiantes du quotidien, du petit fait solide et sûr qui favorise une douce imposture. S’instaure un acquis qui, issu de la mémoire collective, participe d’expériences, d’états de conscience confus dont le souvenir oblitéré est toujours prêt à revenir à la moindre stimulation ou provocation liées aux mots rapportés. Si ce patrimoine de sensations commun à tous conforme le sujet de conscience, il ne fait partie d’aucune histoire concrète ou individuelle. Peu importe que l’expérience ait été vécue de fait ou pas. Ce qui légitime son souvenir, c’est sa qualité potentielle, sa capacité à retrouver l’inédit sous les platitudes du familier. Le sujet se sent, par là même, intégré à un univers qui le précède et le constitue. Dès lors, le vécu se livre comme perception d’une répétition, comme retour à un état préalable, à ce qui était déjà là. La conception de l’Imparfait comme temps « anaphorique méronimique » (Berthonneau et Kleiber, 1993 : 67-68) n’est pas étrangère à l’usage qu’en fait Nathalie Sarraute : (i) L’imparfait est un temps anaphorique, parce que son interprétation exige toujours la prise en compte d’une situation temporelle du passé, donc d’un antécédent, explicite ou implicite. (ii) La relation anaphorique entre la situation antécédent du passé et la situation présentée à l’imparfait est une relation de type partie (imparfait) – tout (antécédent). Si l’on conjoint (i) et (ii), on obtient une nouvelle définition de l’imparfait qui le présente comme un temps anaphorique méronimique. (Ibid.) Le retour constant aux impressions incertaines et labiles que les mots éveillent signale donc ce qui, sous des dehors apparents, demande à être dévoilé, une approche à la source même de ce qui encore intact n’a pas été touché. 140 Qu’il illustre les stéréotypes ou les scènes fantaisistes d’ordre hallucinatoire, féerique même, l’usage de l’imparfait, accorde souvent au texte un semblant de merveilleux associé d’ordinaire au conte car en effet : « L’entrée dans le conte est [souvent] entièrement liée au temps du verbe. Le Prétérit – temps fondamental du récit – est caractéristique de ces formules initiales codifiées (en français, c’est l’Imparfait, l’un des deux temps narratifs fondamentaux). Placé au début du conte, il a un rôle comparable aux ‘trois coups’ des représentations théâtrales ; il signifie : ici commence le monde raconté » (Weinrich, 1973 : 47)98. L’intertextualité avec les contes liée aux tropismes ne disparaît donc pas au fil de l’œuvre et Madeleine Borgomano (2000 : 62)99 98 La préférence pour l'imparfait rapproche Tropismes d'une oeuvre projetée – essence de l'écriture sarrautienne, germe dont le mûrissement s'étend sur les romans et les pièces de l'auteur ; ces propos le confirment bien : « Je suis un lecteur trop critique pour oser relire mes propres livres. Le seul pourtant auquel, de temps en temps, je reviens, sans même avoir besoin de le rouvrir, car je me souviens bien de certains passages, c’est le tout premier que j’ai écrit : Tropismes. Il me semble alors que je revois les premières fines craquelures dans le mur épais, tout lisse, qui autrefois m’entourait et d’où un jour quelques gouttes d’une substance inconnue pour moi avaient filtré. Depuis, je n’ai fait que m’efforcer d’élargir ces craquelures. Quand, au cours de mon travail, il me semble, tout à coup, qu’à mon insu le mur s’est refermé, recouvrant la substance fluide, je la retrouve aussitôt dans un de ces premiers Tropismes – comme une gouttelette détachée d’une masse énorme que je n’aurai jamais fini de capter- et je retrouve aussi la spontanéité, la candeur confiante de ce premier élan, de cette impulsion donnée à tout ce que j’ai écrit par la suite » (Texte inédit sur Tropismes in Nathalie Sarraute : portrait d’un écrivain, Bibliothèque Nationale de France,1995). Si Tropismes est une pure invention, éclose dans « la tiédeur un peu moite de l'air », la lecture devient aussitôt reconstruction de l'écriture en tant que simulacre. Le contexte à l'imparfait confirme l'aspect prospectif d'une fiction (Weinrich, 1973 : 74) que le narrateur actualise au présent pour renforcer l'empressement, la tension par laquelle la pensée est portée au dernier degré d'éréthisme. Chez Nathalie Sarraute on remarque souvent qu'il ne s'agit pas tant de voir que de sentir ou de pressentir. Un individu émotif, impressionnable, cet « écorché vif » cher à l'auteur, prend plus ou moins conscience d'un événement par l'intuition. L'instinct qui lui accorde une capacité de ressentir profondément les impressions, de réagir au moindre contact, aux plus faibles variations devient un besoin maladif, malsain, de sonder la sensation douloureuse et d'engager dans cette prospection sa personne tout entière. À cela s'ajoute l'imparfait qui, loin de manifester un passé ou une durée, situe le texte non seulement dans le monde raconté (Weinrich ; 1973 : 44) mais dans l’univers factice des stéréotypes. Les vingt-quatre incipit le confirment. Nous retenons ici celui par lequel débute Tropismes: « Ils semblaient sourdre de partout, éclos dans la tiédeur un peu moite de l'air, ils s'écoulaient doucement comme s'ils suintaient des murs, des arbres grillagés, des bancs, des trottoirs sales, des squares. Ils s'étiraient en longues grappes sombres [...] ils formaient des noyaux plus compacts, immobiles, occasionnant quelques remous, comme de légers engorgements. » (T : 11). 99 « Mais, si les pouvoirs des contes transcendent les âges, peut-être résistent-ils un peu moins au vieillissement de l’œuvre » (Borgomano, 2000 : 62). C’est dans le Planétarium (1959) que les contes manifestent le plus fréquemment et avec la plus grande variété : baguettes et objets magiques (p. 113, 195, 249), miroirs déformants (p. 198, 199), bonne fée (p. 181), Petit Poucet (p. 46), ogre (p. 151, 159), prince charmant (p. 47, 105), butin de pirates (p. 84, 88, 96), histoires de Peaux-Rouges (p. 178), métamorphoses des objets, comme la ‘porte ovale’ de la tante Berthe : ‘Comme touchée par la baguette d’une fée, la porte, […] revient, telles les princesses qu’un mauvais sort avait changées en crapauds, à son premier aspect… ‘ (p. 248), mais aussi métamorphoses 141 a bien su le voir. Au contraire, l’usage de l’Imparfait, situant le texte dans le monde raconté100, renforce sous la plume de notre auteur, « le processus de mise en fiction » (Boué, 1997: 147). Et si « les textes intensifient ainsi l’un des caractères qui rendent l’univers des contes si proche de celui des livres de Nathalie Sarraute » (Borgomano, Ibid. : 68), cela ne se doit pas seulement à l’allusion explicite qui en est faite mais aussi à ces passages où l’Imparfait évoque, comme dans les contes Les situations fortement motivées, liées aux émotions, aux pulsions et aux angoisses fondamentales. L’extrême plasticité de l’ensemble compose des formes molles, malléables, bien propres à servir de substrats aux projections et identifications, aux mouvements innommables que Nathalie Sarraute appelle tropismes. Formes informes, formes souples, qui s’imposent sans rien figer, sans créer de ‘statues’. (Borgomano, 2000 : 69). plus inquiétantes des êtres humains, de Gisèle en ‘un renardeau, un jeune loup, un petit animal sauvage’ il est vrai ‘soyeux’ (p. 107), puis en ‘oiseau de proie […] petit vautour, toutes serres tendues’ (p. 115) de tante Berthe en ‘loup sous la peau d’agneau, imitant ses bêlements […]. Mais il voit briller ses yeux, luire ses longues dents…’ (p. 115). Les contes constituent une dominante de l’univers tropismique du Planétarium. Ils sont abondants aussi, mais plus circonscrits, dans Portrait d’un inconnu et Martereau (dont ‘les dents d’ogre luisent’ (M, p. 237) aussi), un peu plus rares ensuite. Il semble ainsi (mais il y faudrait des décomptes plus exhaustifs) que la présence des contes diminue avec la progression de l’œuvre, sans jamais, pourtant, entièrement s’effacer. Même dans les textes bouleversants d’Ici, où ‘un bout de néant s’ouvre par où quelque chose s’échappe… comme le signe avant-coureur de la disparition définitive, de l’anéantissement… ‘ (Ici, XV, 95), le lecteur retrouve un Prince Charmant (Ici, p. 161), (à vrai dire comme cliché ironiquement cité) et un Petit Poucet, toujours aussi vivace, lui. La question des questions, le ‘Pourquoi ?’, se trouve ‘au bout du chemin parsemé de cailloux. Des cailloux qu’il déposait, qu’il laissait derrière lui…’ (Ici, XIV, p. 123) (On songe aussi à Rimbaud bien sûr). […] À part Alice au Pays des Merveilles, La Belle au Bois dormant et Le Petit Poucet, à part aussi, dans Enfance, une allusion au ‘gros livre relié’ (E, p. 66) des contes d’Andersen et surtout à la forte impression laissée sur l’enfant par Le Prince et le Pauvre, de Mark Twain, qui ‘est entré dans [sa] vie et n’en est plus sorti’ (E, p. 79) (nous avons pris le mot ‘conte’ en son sens le plus large), les contes ne sont pas désignés par des noms propres. » (Borgomano, 2000 : 67-68) 100 Selon Harald Weinrich, « le conte merveilleux est par excellence le domaine du monde raconté. Plus que tout autre récit, il nous arrache à la vie quotidienne et nous en éloigne. Tout y est différent. Aussi la frontière y est-elle marquée plus nettement qu’ailleurs entre le monde raconté et le monde où nous vivons. Traditionnellement, une formule codifiée nous introduit dans le conte et nous en fait sortir. Cela nous semble si naturel que nous n’imaginons pas un conte ne commençant pas par Il était une fois… ou une formule analogue. Une fois, (once, einmal, una vez… ) ne figurent pas ici un autre Temps, mais un autre univers. Un univers régi par un Temps propre, n’ayant qu’une ressemblance fort lointaine avec celui qu’indiquent les horloges. […] Le une fois initial équivaut à une négation du Temps. Le conte se déroule « il y a [bien] des Temps » voir Zeiten]. L’univers des contes merveilleux fait éclater la temporalité de notre monde quotidien, comme l’exprime le début d’un conte espagnol : Érase que se era… L’entrée dans le conte est ici entièrement liée au temps du verbe. Le Prétérit – temps fondamental du récit – est caractéristique de ces formules initiales codifiées (en français c’est l’Imparfait, l’un des deux temps narratifs fondamentaux). Placé au début du conte, il a un rôle comparable aux ‘trois coups’ des représentation théâtrales ; il signifie : ici commence le monde raconté » (Weinrich, 1973 ; 46-47) [nous soulignons le dernier paragraphe, repris dans notre analyse cidessus]. 142 Enchantement, rupture de charme, métamorphoses, rêverie, hallucination « comme viennent aux petites bergères les visions célestes » (E : 66) ou encore scènes quotidiennes familières et triviales, autant de perspectives qui contribuent à rendre, à l’Imparfait, un récit en trompe-l’œil. L’artifice de ces évocations sert ainsi d’exutoire autant au mot impropre à dire la sensation ineffable qu’à la tentation du « petit fait vrai » (Sarraute, 1956 : 81). Puisque Nathalie Sarraute ne prétend pas nous raconter une histoire, le « schématisme des situations », pour emprunter un terme de Madeleine Borgomano (Ibid. : 68), n’est repris que pour mieux en démonter l’engrenage dans une mise à distance que l’imparfait facilite. S’inscrit donc le déjà vu, familier et généralisant car commun à tous, ou susceptible de l’être face à l’insolite que seul un regard singulier est en mesure d’éveiller. Aussi, le souvenir nous fait-il déboucher sur une réalité à laquelle on n’a accès que dans une vision partielle et approximative. Il en résulte la décomposition d’un savoir totalisant qui favorise le rétablissement d’un acquis fluctuant et instable, révélé au moyen d’une variation de scènes successives et même parfois contraires. Remémoration fantaisiste et fabulation, cumulant ces visions changeantes et irréelles à l’Imparfait, seront à la base de l’analyse qui suit. 143 144 4.2.1. L’usage de la parole : des résurgences en trompe-l’œil Chaque texte, dans L’usage de la parole, débute par un entretien apparemment insignifiant issu de la rencontre « de deux interlocuteurs quelconques, qui échangent des propos comme tous ceux qu’on échange » (UP : 37). L’intérêt n’est pas tant dans la conversation, qui se tient en bonne et due forme, mais dans l’impression éphémère qu’une réponse impromptue révèle ou masque. En effet, ce qui attire l’attention du narrateur est l’aboutissement au dehors de mouvements intérieurs assez complexes, indéfinissables que des propos banals manifestent. Et puisque chez Nathalie Sarraute, « il n’y a pas de langage banal pour lui-même, [qu’ il y a] toujours quelque chose qui passe à travers, et que l’autre perçoit, quelque chose qui est dissimulé dans ces clichés […] qui sont pleins » (Finch et Kelley, 1985 : 306), «on communique par le langage et par ce qu’on essaie de transporter à travers ce langage » (Ibid.). Creuset de sensations incertaines et labiles mais bel et bien ressenties, la parole, dès lors réduite aux mots et à leurs intonations, acquiert son sens non pas de l’information ostensible mais plutôt du champ sensoriel que sa présence déclenche. Le langage subordonné à la quête cénesthésique s’allie dès lors à une panoplie d’images qui conforment un récit au caractère fantasque et illusoire, attaché au regard subjectif qui les dévoile. La conversation devient donc la scène inaugurale propice à l’irruption de mots banals qui attirent l’attention. Ainsi, du texte Ich Sterbe nous apprenons que Tchekhov, qui était médecin : […] au dernier moment, ayant auprès de son lit sa femme d’un côté et de l’autre un médecin allemand, il s’est dressé, il s’est assis, et il a dit, pas en russe, pas dans sa langue, mais dans la langue de l’autre, la langue allemande, il a dit à voix haute et en articulant bien « Ich Sterbe ». Et il est retombé, mort. (UP : 12) Alors que À très bientôt, s’avère être des mots fort appropriés pour mettre fin au flot de paroles qui jaillit de la bouche de 145 […] celui qui bondissait à travers la chaussée, faisait tourner impatiemment le tambour de la porte et se précipitait dans la travée comme si déjà leur pression en lui était trop grande, comme s’il devait au plus vite se décharger…. (Ibid. : 22) Et pourquoi pas ? est « un modèle de réponse, choisi un peu au hasard » (Ibid. : 39) lorsqu’ « on est entre gens qui connaissent les règles de la conversation » (Ibid. : 38). D’autres paroles encore, telles que Ton père. Ta sœur deviennent « le centre de gravité. C’est vers elles et vers elles seules que tout converge » (Ibid.: 50) Donc les voici de nouveau. « Si tu continues Armand, ton père va préférer ta sœur ». Une femme installée à une table voisine, dans la salle à manger ou à la terrasse d’un hôtel, peu nous importe, les a prononcées en s’adressant à son petit garçon […] (ibid.) Le mot Amour, quant à lui, naît d’une atmosphère brumeuse : C’était au fond d’un petit café enfumé, mal éclairé, probablement d’une buvette de gare […] ce qui d’une brume jaunâtre ressort, c’est de chaque côté de la table deux visages presque effacés et surtout deux voix… […] les paroles que ces voix portent […] de celles que deux personnes étrangères l’une à l’autre peuvent échanger au cours d’une rencontre quelconque, à une table de café… (ibid. : 65) Nous assistons aux avatars du mot Esthétique vécus « à ces moments, les plus effacés qui soient, les plus dénués d’importance, de conséquence… (Ibid. : 83) Or, Le lieu propice à de pareils moments est une rue. Une rue assez étroite de petite ville ou de village… à peu près vide – ceci est important pour que les deux personnes dans la vie desquelles viennent discrètement s’insérer ces brefs moments soient obligées d’avancer l’une vers l’autre sans qu’il leur soit possible de s’éviter, sans qu’elles puissent faire semblant, mêlées à la foule des passants, de ne pas s’être vues. (Ibid. : 83-84) Et, « ce sont les mots, certains mots qui, à eux seuls, nous occupent en ce moment, [et] ce drame c’est un mot, un petit mot tout simple qui le produit [comme le mot Mon petit » (Ibid. : 97) : 146 Il faut qu’il émerge inopinément au cours de la plus paisible et amicale des conversations, qu’il se glisse mêlé aux autres mots, charrié avec eux dans le même flot. (Ibid.) Parmi toutes les possibilités proposées, la préférence pour Eh bien quoi, c’est un dingue… n’exige qu’une condition : Il est indispensable que celui qui se met à raconter ait la certitude que l’autre qui est là, devant lui, tout prêt à l’écouter, [que] l’autre [soit] muni des mêmes sens que les siens […] (Ibid. : 110) Plus difficiles à glisser dans une conversation, des mots comme Ne me parlez pas de ça ne semblent pouvoir exister que dans notre imagination : Contentons-nous d’imaginer que nous posons à des gens, pris un peu au hasard, cette question : Vous serait-il possible, au cours d’une conversation, quand votre interlocuteur vous parle de quelque chose qui éveille chez vous un sentiment désagréable… mettons d’ennui… ou un malaise vague ou même précis… êtes-vous capable de l’interrompre en lui disant : « Ne me parlez pas de ça » ? (Ibid. : 122) La fantaisie ne côtoie pas seulement l’imagination mais également le rêve, le rêve d’une de ces rencontres d’où surgit cette fois Je ne comprends pas : J’ai seulement eu la chance d’en être le témoin, ou peut-être l’ai-je rêvé, mais alors c’était un de ces rêves que nous parvenons difficilement à distinguer de ce qui nous est « vraiment » arrivé, de ce que nous avons vu « pour de bon ». Deux personnes assises sur un banc de jardin dans la pénombre d’un soir d’été paraissaient converser. Quand on s’en approchait, quand on s’asseyait non loin d’elles, on s’apercevait qu’une seule parlait et que l’autre ne faisait qu’écouter. (Ibid. : 141) Ces divers exemples permettent de noter une constante. L’imparfait situe le rituel de la conversation dans un univers d’illusion qui dépasse le rêve ou l’imagination et se tourne vers l’invention, vers le jeu. En effet, si l’entretien est vu de son versant extérieur, montrant une manière de faire habituelle – une personne parle, l’autre écoute-, 147 il est à la fois entouré d’un halo de fantaisie. L’imparfait révèle ainsi un monde de pure fiction, de pure invention, autant dans l’incipit par lequel Le mot Amour débute que dans le texte A très bientôt lorsqu’il contribue à créer le tableau d’un personnage caractéristique, un parleur qui possède cette faculté « d’offrir la possibilité d’exciter, d’amuser davantage qu’un autre à ses dépens » (UP : 29). Mais chez Nathalie Sarraute, l’imparfait signale surtout un processus de fiction101 par rapport auquel le narrateur se place en témoin oculaire : J’ai seulement eu la chance d’en être le témoin, ou peut-être l’ai-je rêvé, mais alors c’était un de ces rêves que nous parvenons difficilement à distinguer de ce qui nous est « vraiment » arrivé, de ce que nous avons vu « pour de bon ». Deux personnes assises sur un banc de jardin dans la pénombre d’un soir d’été paraissaient converser. Quand on s’en rapprochait, quand on s’asseyait non loin d’elles, on s’apercevait qu’une seule parlait et que l’autre ne faisait qu’écouter. Que disait-elle ? on ne comprenait rien... Pourtant toutes ces paroles qu’on entendait, on n’avait pas de peine à les reconnaître. Elles étaient de celles familières, qui se présentent d’ordinaire tout emplies de leur sens, faisant corps avec lui... mais ici, tandis qu’accolées l’une à l’autre elles défilaient, leur sens... Où était-il passé ? On avait beau le chercher... Mais, me direz-vous en souriant, car tant de naïveté, tant d’ignorance font sourire, ce que vous entendiez-là, n’était-ce pas simplement un poème longuement élaboré, puis récité, ou jailli sous la poussée de l’inspiration ?... Oui, je sais... [...] Et si celui à qui ces paroles sont envoyées allait tout à coup... il suffit de quelques mots... Mais va-t-il avoir le courage de les dire ?... On a envie de le pousser... qu’il le fasse donc, qu’il l’ose... nous le ferions à sa place... Nous le ferions ?...Vraiment ? (UP : 141-146) Le focalisateur s’annonce comme une espèce de visionnaire. Enclin aux hallucinations que le mot déclenche en lui, son regard projette des scènes virtuelles. Aussi, sous l’alibi du rêve, l’imposture est-elle plus facilement admise dans le pacte de lecture. Car, ce n’est qu’empreintes d’imaginaire que les scènes affichées gagnent en vraisemblance : Mais ce qui maintenant se produit pourrait faire croire que tout cela n’était qu’un rêve, si l’on perdait de vue que ce que les rêves nous montrent de plus invraisemblable n’est rien, quand on le compare à ce que nous offre parfois ‘la réalité ‘(UP : 148) 101 Cf. Weinrich (1973 : 47). 148 Si l’autorité du narrateur, en tant que témoin oculaire, est désavouée, sa crédibilité est récupérée en tant que sujet de conscience. Effectivement, de l’ordre d’un ressenti, la focalisation attachée à l’imparfait rend deux types de perceptions – virtuelle et subjective-, qui oscillent dans la conscience du « témoin ». Ceci résout donc l’apparente incompatibilité de ce temps verbal dans la citation relevée plus haut: « mais ici, tandis qu’accolées, elles défilaient, leur sens... ». Alors qu’on aurait pu s’attendre à un présent, l’imparfait surgit encore, signifiant, cette fois, la subjectivité dans l’actualisation de cette perception. Bien que l’emploi de points de suspension, chez Nathalie Sarraute, mérite une étude plus approfondie sur laquelle nous reviendrons plus tard, il est intéressant de s’y arrêter. L’effet d’incomplétude, que ces points de suspensions procurent à la phrase, contribue à intérioriser davantage la sensation que les paroles éveillent. Or, puisque la sensation est indicible, « chez Nathalie Sarraute l’énonciation ne s’autorise que dans l’inaccomplissement du dire » (Boué, 1997 : 40). Dans ce sens, la valeur d’inaccompli de l’imparfait permet de surcroît la perception en cours d’une expérience confuse et innommable. En définitive, le focalisateur sarrautien n’acquiert son droit de cité que comme sujet de conscience traversé par ce va-et-vient entre une perception virtuelle et une perception vécue, ressenties dans leur ébauche. Même quand le sujet cherche à appliquer son attention, sa perception, toute subjective, est à interpréter comme approche intuitive et vague. Chez Nathalie Sarraute, voir c’est donc d’abord voir venir, pressentir, imaginer. Si l’imparfait manifeste des situations nouvelles au gré des regards, ces prévisions ne sont nullement prospectives. En effet, ce temps verbal implique surtout une vision ouverte qui favorise la mise en éveil des sens dans l’attente d’une survenue de l’ineffable. Rien n’est, par conséquent, établi ou saisissable, l’intuition reste en suspens et le regard sombre dans la dilution du ressenti : Il était là, tel qu’il est maintenant, observant à distance, voyant venir... très vite mis sur ses gardes, alerté par ce ton où tremblait l’espérance, où vibrait la solidarité où se répercutaient, se prolongeaient « les ondes pareilles aux rayons de lune » qui devant les murs écaillés et les fissures font s’agiter comiquement, grotesquement s’accroupir, se mettre à quatre pattes, courir, appeler au secours pour colmater, pour recouvrir... Mais il savait qu’on n’essayait pas de le faire rire, qu’on voulait sournoisement l’amener à regarder, à s’accroupir à son tour... à chercher... n’y a-t-il pas là, derrière... Ne sentezvous pas, vous aussi ? (UP :114) 149 L’expérience des scènes évoquées implique leur préexistence car si elles traversent l’esprit c’est qu’en veilleuse, elles habitent la mémoire du sujet. Il ne s’agit pas de rapporter un fait constaté avec exactitude, véridique, mais de reconstituer un événement que le sujet reconnaît comme possible, conforme à un modèle, à un type qui s’accorde au sentiment du réel dont chacun peut retrouver les éléments chez soi. La restitution de ce vécu, enregistré dans une espèce de conscience immémoriale, met en évidence un savoir ; la connaissance instinctuelle d’un monde antérieur qui conforme un certain universel puisque tout le monde s’y retrouve. Les fragments qui en surgissent, viennent ou reviennent à la mémoire en guise de scènes dont la représentation prend appui sur un échange. Celui qu’instaure un dialogue vraisemblable où un mot lancé en réplique suffit, malgré sa banalité, à l’avènement d’une sensation. S’insinue de la sorte la dimension ontologique de l’être : le sujet est déjà ce qui le constitue. Ne se voyant que dans ses rapports aux autres, ses souvenirs ne peuvent provenir que de ce contact. Le sujet de conscience dispose donc d’un savoir conçu comme réservoir de scènes à revivre. Et, c’est ce rapport anaphorique et méronimique que l’imparfait s’applique à rendre102. La manifestation de scènes puisées dans une réalité préexistante, d’origine confuse, se concrétise en expériences fragmentaires que le souvenir prélève et décharge. Aussi, l’imparfait s’allie-t-il souvent au présentatif pour souligner l’entrée en fiction103 : C’était au fond d’un petit café enfumé, mal éclairé, probablement d’une buvette de gare... il me semble qu’on entendait des bruits de trains, des coups de sifflet... mais peu importe... ce qui d’une brume jaunâtre ressort, c’est [...] (UP : 65) Mais l’imparfait suffit à lui seul à véhiculer le caractère fictionnel d’une scène. Et, si l’origine se précise dans la mémoire, par la mise en récit, la scène dépasse toute singularité afin de retrouver l’universel. Ainsi, ce souvenir d’enfance devient une circonstance commune et reconnaissable où chacun tient sa place sous des gestes propres à une société stéréotypée et parcellaire: 102 103 Cf. Berthonneau et Kleiber (1993 : 67-68). Weinrich (1973 : 47) 150 Quand elle était encore un petit enfant, des paroles telles que « Ton père » « Ta mère » « Ta tante »... provoquaient chez elle une sorte d’avidité, une excitation... elles la faisaient courir vers les armoires pour en sortir les costumes d’apparat, les beaux uniformes dans lesquels... elle un peu engoncée dans sa tenue bien apprêtée de fille, de petite-fille, de soeur, de nièce... ils allaient, harmonieusement groupés, se tenir sur l’esplanade... (UP :54) Que Nathalie Sarraute utilise cette manifestation explicite de la scène comme cas, comme modèle a pour conséquence l’amenuisement, ou plutôt, la disparition de toute intrigue. Le moment raconté ne sert plus que de prétexte au développement d’une sensation qui a besoin d’un support pour exister : Après un assez long silence, de l’un et l’autre camp partent les mêmes protestations : comment voulez-vous qu’on trouve... comme ça.... Il faudrait voir dans quelles circonstances... Il faudrait le revivre... Oui, pouvoir reconstituer... Ah voilà, c’est ce qu’il fallait attendre. Il vous faut un cas précis, vous avez raison [...] Il faut un cas-modèle. (UP : 128-129) En effet, au-delà de l’anecdote, toutes ces reprises, ces fragments, ces scènes partagent une caractéristique. Elles servent à faire revivre, pour un instant, une sensation qui engage toujours un rapport à l’autre : Quand là-bas dans l’autre, ce « mon petit » a-t-il pu se former ? [...] « mon petit » l’enveloppe tout entier... « mon petit » a été taillé à sa mesure... « mon petit » était prêt depuis longtemps... il ne restait qu’à l’ajuster... un spasme le traverse, il bouillonne [...] mais, c’est lui-même ce petit bonhomme au sourire conciliant [...] juste pour que l’autre se sente plus grand, juste pour jouer, juste pour rire... (UP : 104) Ainsi, la faculté de pénétrer l’univers du sujet dont on ne peut rendre compte que virtuellement, dont il n’y a de connaissance permise que dans la reconstruction d’une mémoire envisagée comme réservoir de scènes à revivre, véhicule une conception particulière qui fait du savoir un acquis changeant. Conception que Nathalie Sarraute saura utiliser pour abattre tout édifice absolu et totalisant. 151 152 4.2.2. Enfance : des résurgences en trompe-l’œil Pour Carl Vetters, lorsqu’un récit commence par un imparfait sans référence temporelle explicitée, au début d’un chapitre ou au début d’une autre subdivision du texte, le lecteur comprend que : « l’imparfait se rapporte à un moment initial, disponible pour chaque récit, sans qu’on puisse forcément le situer dans le temps » (Vetters, 1993 : 21-22). Cet emploi de l’imparfait présent dans Enfance, et qui de façon singulière distinguait déjà Tropismes, montre des scènes gardées en réserve, en mémoire, prêtes à être exploitées le moment venu. Il faut voir dans cette utilisation du temps, une fois de plus, un rapport à l’anaphore méronimique, l’imparfait permettant de récupérer un événement prélevé parmi toutes les éventualités qui s’offrent au narrateur. Ce passage par lequel débute l’un des fragments du roman en est révélateur : Pourquoi vouloir faire revivre cela, sans mots qui puissent parvenir à capter, à retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’est arrivé… comme viennent aux petites bergères les visions célestes, mais ici aucune sainte apparition, pas de pieuse enfant… J’étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père et la jeune femme qui m’avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur le banc entre nous ou sur les genoux de l’un d’eux, un gros livre relié… il me semble que c’étaient les Contes d’Andersen. Je venais d’en écouter un passage… je regardais les espaliers en fleurs le long du petit mur de briques roses […] le ciel, bien sûr était bleu, et l’air semblait vibrer librement… et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient… j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », […]… comme devant ce mot ce qui est là se rétracte… « joie », oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger…. Mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, […] l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?... de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre… […] l’air qui vibre… je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi. (E : 66-67)104 104 Dès à présent nous soulignons les passages à l’imparfait dans toutes les citations relevées. 153 L’intérêt de cet exemple ne réside pas tant dans la remémoration des faits que dans le processus de suspicion où il est pris. Le discours initial du narrateur rend, en effet, le souvenir peu crédible. Infirmée de la sorte cette « vie à l’état pur » qui revient comme sensation unique, encore intacte, rend une atmosphère irréelle où l’enfant ellemême, imprégnée des Contes d’Andersen et prise dans cette « vision céleste », acquiert un halo chimérique. Ces insouciances d’enfant, qui font de la vie une parenthèse sécurisante, souvent éphémère et liée chez Nathalie Sarraute à l’incantation issue d’un conte, renferment une part d’illusion : De l’autre côté de la Néva gelée, entre les palais aux colonnes blanches, aux façades peintes de délicates couleurs, il y avait une maison faite tout entière avec de l’eau que la force du froid avait fait prendre : la maison de glace. Elle surgissait pour mon interminable enchantement d’un petit livre… -Bien différente, à ce qu’on dit, de la macabre Maison de glace que tu aurais pu voir des années plus tard dans une édition pour adultes. -Cette maison-là, je n’ai pas pu la regarder… J’ai voulu conserver la mienne… Elle est demeurée pour moi telle qu’elle m’apparaissait, blottie au creux de cette ville, au cœur de ces hivers, la condensation de leurs transparences bleutées, de leurs scintillements… Ses murs de glace épaisse, les carreaux de ses fenêtres faits d’une couche de glace fine, ses balcons, ses colonnes, ses statues font penser à des pierres précieuses, ils ont la couleur du saphir, de l’opale… À l’intérieur, tous les meubles, les tables, les chaises, les lits, les oreillers, les couvertures, les tentures, les tapis, tous les menus objets qu’on trouve dans les vraies maisons, toute la vaisselle, et jusqu’aux bûches dans les cheminées sont en glace. La nuit d’innombrables bougies brûlent des les chandeliers, les candélabres, les lustres de glace, sans les faire fondre… la maison devenue translucide semble flamber audedans… un bloc de glace incandescente… La fantaisie d’un tzar l’avait fait dresser… un tzar comme celui qui vit dans le palais sur l’immense esplanade blanche… Quand Gacha parle de lui, sa voix baisse comme imbibée de vénération… Il m’est difficile d’imaginer qu’il est pareil aux autres hommes… son corps même doit être différent… […] On rit autour de moi dans la cuisine surchauffée où je me tiens debout dans un grand baquet de bois, tandis que Gacha me fait tourner en tous sens, me savonne et me rince. (E : 77-78) Mais la vision idyllique révèle toujours un danger ; celui de se laisser aller «aux beaux souvenirs d’enfance », un peu trop conformes aux modèles. Dès lors, la méfiance que l’évocation suscite empêche toute adhésion naïve. Ainsi, l’image de la maison natale qui précède le départ d’Ivanovo alors que Nathalie Sarraute a deux ans – l’âge de l’innocence dans l’univers de ce qui est encore intact – prend l’aspect d’une maison de 154 conte de Noël dont le côté factice et illusoire est renforcé par le discours ironique du narrateur à l’imparfait105 : Comme dans une éclaircie émerge d’une brume d’argent toujours cette même rue couverte d’une épaisse couche de neige très blanche, sans trace de pas ni de roues, où je marche le long d’une palissage plus haute que moi, faite de minces planchettes de bois au sommet taillé en pointe. -C’est ce que j’avais prédit : toujours la même image, inchangeable, gravée une fois pour toutes. -C’est vrai. Et en voici une autre qui apparaît toujours au seul nom d’Ivanovo… celle d’une longue maison de bois à la façade percée de nombreuses fenêtres surmontées, comme de bordures de dentelle, de petits auvents de bois ciselé… les énormes stalactites de glace qui pendent en grappes de son toit étincellent au soleil… la cour devant la maison est couverte de neige… Pas un détail ne change d’une fois à l’autre. J’ai beau chercher comme au « jeu des erreurs », je ne découvre pas la plus légère modification. -Ah, tu vois… -Oui… mais je ne peux pas y résister, cette image immuable, j’ai envie de la palper, de la caresser, de la parcourir avec des mots, mais pas trop fort, j’ai si peur de l’abîmer… Qu’ils viennent ici, qu’ils se posent… à l’intérieur de la maison […] Aucune maison au monde ne m’a jamais paru plus belle que cette maison. Une vraie maison de conte de Noël… et qui de plus est ma maison natale. -Et pourtant quelque chose l’empêche de figurer parmi « les beaux souvenirs d’enfance » comme y avait droit la maison de ton oncle. -Je le sais bien : c’est l’absence de ma mère. Jamais elle n’y apparaît un seul instant. (E : 41) Et ne voit-on pas, dans le passage suivant, un épisode qui nourri de fantaisie aurait bien pu figurer dans Les petites filles modèles de la Comtesse de Ségur : Ce vers quoi nous allons, ce qui m’attend là-bas, possède toutes les qualités qui font de « beaux souvenirs d’enfance »… de ceux que leurs possesseurs exhibent d’ordinaire avec une certaine nuance de fierté. Et comment ne pas s’enorgueillir d’avoir eu des parents qui ont pris soin de fabriquer pour vous, de vous préparer de ces souvenirs en tout point conformes aux modèles les plus appréciés, les mieux cotés ? J’avoue que j’hésite un peu… -Ça se comprend… une beauté si conforme aux modèles… Mais après tout, pour une fois que tu as cette chance de posséder, toi aussi, de ces souvenirs, laisse-toi aller un peu, tant pis, c’est tentant… […] - […] Tout a conservé son exquise perfection : la vaste maison familiale pleine de recoins, de petits escaliers…. « la salle », comme on les appelait dans les maisons de la vieille Russie, avec un grand piano à queue […] 105 « Dans le cas du discours, l’imparfait indique en même temps que la proposition est présentée comme ayant été vraie à un moment du passé, et que sa vérité est niée pour le moment où se situe l’énonciation. » (Le Guern, 1986 : 27). 155 Les domestiques sont comme il se doit gentiment familiers et dévoués… Rien ne manque… même la vieille « niania » douce et molle dans son châle et ses jupes amples… […] et le cocher qui se chauffe au soleil sur le banc de bois adossé au muret dans la cour où se trouve l’écurie… […] Et le jardin… avec au fond le pré couvert de hautes herbes où nous allons toujours jouer […] La tête couverte d’un long voile de mousseline blanche et ceinte d’une couronne de pâquerettes que niania a tressée, tenant à la main une baguette toute lisse, encore un peu humide, un peu verdâtre, je conduis la procession qui porte en terre une grosse graine noire et plate de pastèque. Elle repose dans une petite boîte sur une couche de mousse…. nous l’enterrons selon les indications du jardinier, nous l’arrosons avec notre petit arrosoir d’enfant, j’agite au-dessus de la terre ma baguette magique en prononçant des incantations faites de syllabes barbares et drôles que j’ai longtemps retenues et que je n’arrive plus à retrouver… Nous irons nous pencher sur cette tombe jusqu’au jour où enfin nous aurons peut-être la chance de voir sortir de terre une tendre pousse vivante… Au fond d’un puits vit sous sa carapace un monstre tout petit mais très méchant, sa piqûre est mortelle, s’il sort et s’avance dans l’allée on risque de ne pas le voir, sa couleur se confond avec celle du sable… (E : 31-34) Sert à accentuer le caractère fortuit des souvenirs, dès lors, fragilisés et incertains, la manipulation qui en est faite. Si les passages à l’imparfait signalent la focalisation du moi de l’action passée, inscrits dans le discours ils révèlent l’emprise exercée par le narrateur. Que les faits remémorés soient, pour la plupart, ramenés non comme témoignages à communiquer au lecteur mais comme éléments intégrés explicitement au discours du narrateur, est signifiant. En effet, la véracité, l’exactitude, la fidélité même des faits, au moment de l’énonciation, s’avère fortement contestée. Ils semblent appartenir à un univers imaginaire. D’emblée, une simulation en annonce et en facilite toujours une autre où l’usurpation de la vision, au présent, par le narrateur aide à mieux cibler les faux-semblants, le « morceau de préfabriqué » : Et tout s’est effacé, dès le retour à Paris chez ma mère… tout a repris cet air d’insouciance… -C’est elle qui le répandait. -Oui, elle, toujours un peu enfantine, légère… s’animant, étincelant, quand elle parlait avec son mari (rue Flatters) […] et je sentais confusément qu’on me soulevait, m’emportait… […]… je n’arrive plus à entendre la voix qu’elle avait en ce temps-là, mais ce qui me revient, c’est cette impression que plus qu’à moi c’est à quelqu’un d’autre qu’elle raconte… sans doute un de ces contes pour enfants qu’elle écrit à la maison sur de grandes pages couvertes de sa grosse écriture où les lettres ne sont pas reliées entre elles… ou bien est-ce celui qu’elle est en train de composer dans sa tête… les paroles adressées ailleurs coulent… je peux, si je veux, les saisir au passage, je peux les laisser passer, rien n’est exigé de moi, pas de regard cherchant à voir en moi si j’écoute attentivement, si je comprends… Je peux m’abandonner, je me laisse imprégner par cette lumière dorée, ces roucoulements, ces pépiements, ces tintements de clochettes sur 156 la tète des ânons, des chèvres, ces sonneries des cerceaux munis d’un manche que poussent devant eux les petits qui ne savent pas se servir d’un bâton… -Ne te fâche pas, mais ne crois-tu pas que là, avec ces roucoulements, ces pépiements, tu n’as pas pu t’empêcher de placer un petit morceau de préfabriqué… c’est si tentant… tu as fait un joli raccord, tout à fait en accord… […] -Bon tu as raison… mais pour ce qui est des clochettes, des sonnettes, ça non, je les entends… et aussi des bruits de crécelle, le crépitement des fleurs de celluloïd rouges, roses, mauves, tournant au vent… (E : 19-20) La mémoire ne rapporte pas seulement le calme apaisant sous la couche protectrice des rêveries. D’autres divagations trahissent des obsessions d’autant plus poignantes qu’elles touchent à des peurs essentielles, ataviques pourrions-nous dire. Il s’agit bien des terreurs nocturnes, signe d’inquiétantes angoisses intérieures, qui disparaissent sous la présence rassurante des adultes. Et en effet, ces peurs nocturnes106 et ces angoisses ne sont finalement que le reflet d’un malaise, celui que ressent tout individu qui cherche à « se dégager de tout ce qui est imposé, conventionnel et mort, pour se tourner vers ce qui est libre, sincère et vivant » (Sarraute, 1956 : 182). Et, en effet, chez Nathalie Sarraute « l’authenticité, vrai rapport avec les autres, avec soimême, avec la mort, est partout suggérée mais invisible […] On la pressent parce qu’on la fuit. Si nous jetons un coup d’œil, comme l’auteur nous y invite, à l’intérieur des gens, nous entrevoyons un grouillement de fuites molles et tentaculaires. Il y a la fuite dans les objets qui réfléchissent paisiblement l’universel et la permanence, la fuite dans les occupations quotidiennes, la fuite dans le mesquin » (Sartre, 1947 : 12). Aussi, côtoyant l’univers magique des contes, les inquiétudes ou les insouciances de l’enfance figurent-t-elles une fuite dans la fantaisie ou l’incantation : Je peux m’étendre de tout mon long dans mon lit, poser la tête sur l’oreiller, me détendre… je peux regarder le mur à gauche de la fenêtre… la peur a disparu. Une grande personne avec l’air désinvolte, insouciant, le regard impassible des prestidigitateurs l’a escamotée en un tour de main. (E : 90) 106 Peur nocturne que nous ne pouvons éviter de relier à l’angoisse de la mort qui ne manque pas dans l’œuvre sarrautienne et surtout dans Portrait d’un inconnu où « des coups frappés quelque part au fond de nous, des coups étouffés, menaçants, semblables aux battements sourds du sang dans les veines dilatées, nous réveillent en sursaut. « Mes réveils de condamnés à mort », c’est ainsi qu’il les appelait, ces réveils anxieux qui le faisaient se dresser sur son lit au petit jour » (PI : 114). 157 Bien que la présence de la mère ne soit pas toujours perçue sous un prisme négatif – une humeur enjouée exhausse de fait une mère oublieuse de son enfant –, il arrive que son détachement fasse ombre à ces « beaux souvenirs d’enfance » : La varicelle ? La rubéole ? Dans ma chambre, un peu assombrie par un grand arbre, avec une porte ouvrant sur celle de maman, je suis couchée dans mon petit lit contre le mur du fond, je reconnais que j’ai beaucoup de fièvre à la présence… il ne manquent jamais d’être là quand mon corps, ma tête brûlent… des petits bons hommes déversant sans fin des sacs de sable, le sable coule, se répand partout, ils en déversent encore et encore, je ne sais pas pourquoi ces monceaux de sable et l’agitation de ces petits gnomes me font si peur, je veux les arrêter, je veux crier, mais il ne m’entendent pas, je n’arrive pas à pousser de vrais cris. Quand la fièvre est tombée, je peux m’asseoir dans mon lit… Une femme de chambre envoyée par ma tante fait le ménage, refait mon lit, me lave, me coiffe, me donne à boire, me nourrit… Maman est là aussi, mais je ne la vois qu’assisse à la table en train d’écrire sur d’énormes pages blanches qu’elle numérote avec de gros chiffres qu’elle couvre de sa grande écriture, qu’elle jette par terre à mesure qu’elle les a remplies. Ou alors maman est dans un fauteuil en train de lire… -Sois juste, il lui est arrivé pendant cette maladie de venir s’asseoir près de ton lit avec un livre. -C’est vrai, et pas avec un livre à elle, avec un livre à moi… je le vois maintenant, je le connaissais bien… c’était une édition pour enfants de la Case de l’oncle Tom. Un grand livre cartonné, illustré de gravures grisâtres. […] des lettres étaient effacées… elles avaient été tant de fois trempées de mes larmes… Maman me lit de sa voix grave, sans mettre le ton… les mots sortent drus et nets… par moments j’ai l’impression qu’elle ne pense pas beaucoup à ce qu’elle lit… quand je lui dis que j’ai sommeil ou que je suis fatiguée, elle referme le livre très vite, il me semble qu’elle est contente de s’arrêter… […] -Là se terminent les « beaux souvenirs d’enfance » qui te donnait tant de scrupules… ils étaient trop conformes aux modèles… (E : 37-39)107 Aussi la part de hasard, impliquée dans la remémoration semble-t-elle en quelque sorte diminuer la force, la valeur ou l’importance des souvenirs au profit de l’imaginaire : Dans les dessins de mon livre préféré, Max et Moritz, avec ses vers si drôles que je sais par cœur, que j’aime scander, rien ne me fait jamais peur, même quand je vois les deux méchants garnements ficelés sur un plat, prêts à être enfournés et rôtis comme deux petits cochons de lait… -Est-il certain que cette image se trouve dans Max et Moritz ? Ne vaudrait-il pas mieux la vérifier ? 107 Nous soulignons. 158 -Non, à quoi bon ? Ce qui est certain, c’est que cette image est restée liée à ce livre et qu’est resté intact le sentiment qu’elle me donnait d’une appréhension, d’une peur qui n’était pas de la peur pour de bon, mais juste une peur drôle, pour s’amuser. (E : 47) L’émergence des souvenirs s’accorde donc à rendre un univers illusoire et virtuel, fait de conjectures fantaisistes qui douées d’un certain humour tendent à éviter une réaction compatissante. Les portraits, affadis, ne relèvent que de l’artifice ou de la caricature et toute approche au « petit fait vrai » sombre dans le cliché. De ce fait, s’il est « impossible de modeler [‘babouchka’] en une mignonne statuette bleue et rose de grand-mère de conte de fées » car « il y a quelque chose en elle de toujours mouvant, de pétillant, quelque chose de vif » (E : 227), par contre Véra « donne le sentiment de décoller du réel, de s’envoler dans la fiction » (Ibid. : 130) : « Ce n’est pas ta maison »… On a peine à le croire, et pourtant c’est ce qu’un jour Véra m’a dit. Quand je lui ai demandé si nous allions bientôt rentrer à la maison, elle m’a dit : « Ce n’est pas ta maison ». -Tout à fait ce que la méchante marâtre aurait pu répondre à la pauvre Cendrillon. C’est ce qui t’a fait hésiter… -En effet, je craignais qu’en revivant cela, je ne me laisse pousser à faire de Véra et de moi des personnages de contes de fées… (Ibid.) Dans l’impossibilité de résister à l’empire du cliché qui exerce une domination implacable, seule une action violente permet d’évincer la soumission complète au conventionnel. L’affranchissement ne peut provenir en effet que d’un arrachement de soi, d’une rupture salutaire par laquelle le charme corrosif est rompu : Je me tends vers eux… je m’efforce avec mes faibles mots hésitants de m’approcher d’eux plue près, tout près, de les tâter, de les manier… Mais ils sont rigides et lisses, glacés… on dirait qu’ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant… j’ai beau essayer, il n’y a rien à faire, ils restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent… ils sont comme ensorcelés. À moi aussi un sort à été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m’est impossible d’en sortir… Et voilà que ces paroles magiques… « Avant de se mettre à écrire un roman il faut apprendre l’orthographe »… rompent le charme et me délivrent. (E : 88) Défaire, démonter, saper les souvenirs contribue donc à dégager le vécu sous l’effet réducteur des poncifs. Car c’est bien par ce qui est nié, refusé que se dessine un projet d’écriture qui se veut authentique. 159 160 4.2.3 Tu ne t’aimes pas : des résurgences en trompe l’œil Dès qu’il s’agit de se montrer, c’est-à-dire de « se raconter » comme dans ces situations où « ils disent de quelqu’un ‘Oh racontez-le-moi, je voudrais le connaître’ » (TTP : 35), l’image fournie dissipe toute complexité et s’abandonne aux trivialités du regard. S’impose une vision superficielle qui détermine des physionomies conformes à des modèles préexistants, car en effet, Quelle erreur de croire que c'est en se laissant aller à soi qu'on est ou devient le plus personnel! Ce qui vous vient d'abord et naturellement à l'esprit, ce sont des lieux communs, des clichés […]. (Gide, 1928 : 24 nov.) Faisant donc ressortir le lieu commun, l’image de soi est surtout engagée dans une projection imaginaire. Chez Nathalie Sarraute, revenir à soi ce n’est pas toujours recouvrer l’univers instable et mouvant d’une essence labile, inclassable. Parfois, au contraire, essayer de récupérer les fondements de l’être suppose un retour à une perception proche des représentations les plus simplistes. Surgissent alors les images sécurisantes à l’abri desquelles se dissipent toutes inquiétudes ou incertitudes : - Ce nom dès qu’il est prononcé fait apparaître en nous quelques bribes, des vestiges de ce qui nous avait appartenu quand nous étions chez nous… un petit pont en d’âne audessus d’une eau verdâtre… les courbes dorées d’une coupole… une fontaine sur une petite place pavée de grandes dalles soyeuses… - Enfin n’importe quoi, parmi tant de choses qui avaient été à nous… tant de lieux préservés où nous pouvions à tout moment nous réfugier… - Ça revient en un instant… Un instant ça se tient là. (TTP : 175-176)108 Issue de ce processus d’homogénéisation, d’uniformisation qui accompagne le repli sur soi, l’impression lénifiante ne peut empêcher de faire sentir dans « ce qui s’étale devant nous sous la fine couche luisante quelque chose d’avilissant » (Ibid. : 177), une « déception », « un manque » (Ibid.). Et, de fait, sous ce genre de possessions qui reviennent à la mémoire, sous ces « fétiches, objets de culte (PI : 101), « un léger 161 écoeurement » (TTP : Ibid.) sous-tend cette part de suspicion proprement sarrautienne qui dénonce « le réchauffé », ce qui « fait cliché » (PI : 47) et que certains mots propagent : -Mais ne nous égarons pas… « Vingt ans de Bonheur » ce n’est pas fait de bribes éparses mises bout à bout Dieu sait comment… Bonheur n’est pas un nom qu’il a fallu chercher pour essayer de le poser sur Dieu sait quoi… Le Bonheur était là tout préparé, connu depuis toujours, bien visible de très loin, s’étalant partout, s’offrant, arborant son nom, le nom le plus réputé qui soit, le plus prestigieux. (TTP : 49) Dès lors l’imagination se déchaîne : -Mais c’était une promenade au cœur même du Bonheur… tout autour portait ses couleurs… c’étaient là que le Bonheur possédait une de ses places fortes… l’amour de moi-même s’y épanouissait… Cet amour et le Bonheur se fondaient… leur union les rendait invincibles… tout ce qui pouvait les atteindre, reculait, s’effaçait… (Ibid. : 62) Reviennent des mots échappés de là où nous « étions calfeutrés […] des mots où l’on sent passer comme de fades, douceâtres relents… […] comme des traces suspectes, des traînées de louches nostalgies… » (Ibid. : 179-180). Mais les mots qui « nous tiennent à cœur… nous parlent au cœur… » (Ibid. : 179) et tout ce qu’il charrie de malaise ou vacillement disparaissent quand l’autre « est dressé devant nous, tout droit. Stable. Immuable [quand] dans le vide autour de lui il prend des dimensions immenses (Ibid. : 180) : -Mais ce n’était rien, quelques bouffées montées de vieux détritus rancis restés en nous dans des recoins, ils sont balayés, nous sommes nettoyés, emplis partout d’une seule pure nostalgie, celle de vivre près de lui, là où il lui plaît de vivre… -Où rien ne se permet de le toucher, de le solliciter, de lui parler… Rien ne peut menacer son indépendance. Restreindre sa liberté. -C’est cette vie-là qui est la ‘vraie vie’. La seule dont il soit permis de dire qu’elle « mérite d’être vécue ». Celle que vivent les forts, les purs comme lui (Ibid.) Ou encore lorsque : 108 Dès à présent nous soulignerons les passages à l’imparfait dans tous les exemples proposés. 162 -Cela faisait partie aussi de nos possessions… Des possessions lointaines […] - […] la force qu’il y a en lui nous soulève, nous sommes projetés hors de chez nous… -Hors des molles délices où nous nous prélassions, bercés par le bruissement de feuilles, des jeunes branches, caressant les pétales, humant le parfum des roses… Amassant tous ces objets, meubles, bibelots auxquels nous tenions… auxquels nous nous retenions… -Nous étions attachés à eux, rivés à eux, ils étaient une part de nous-mêmes…[…] -En un instant tout cela et combien plus que cela, on n’en finirait pas de le déployer, nous l’avons laissé derrière nous… -Nous en avons été tirés, pas fiers d’y avoir vécu, assez honteux d’avoir pu être aussi amollis, asservis, apeurés. (Ibid. : 178-179) Ce « regard qui frappe le monde d’irréel se réincarne [donc] dans la rencontre troublante, gênante, mais toujours désirée de l’autre » (Boué, 1997: 149) 109. Le contact avec l’autre, souhaité et redouté à la fois, naît ainsi d’un besoin impératif auquel il est impossible de se soustraire. Soumission et abdication de soi, pousse le sujet fragilisé à s’abandonner, à satisfaire l’autre campé dans sa précellence : - Mais vous ne vous souvenez donc plus de ce qui s’est passé quand nous étions tombés au pouvoir de la puissante personnalité ? Nos efforts pour la servir ? Notre zèle ?... Nous courions, cherchions dans nos stocks, nos réserves… pour lui rapporter… pour satisfaire sa demande… nous allions même au-devant… Rien n’était trop mesquin… (TTP : 84) Devant lui, le conquérant indéfectible qui « n’a pas fini de s’amuser à arpenter de son pas de géant la terre entière » (Ibid. : 181) alors qu’ « il parcourt en tous sens le temps […], nous courons après lui, nous nous efforçons de ne pas nous laisser trop distancer, nous nous hâtons de le rejoindre […] nous regardons ébahis comme d’un coup de pied dédaigneux il fait vaciller, s’écrouler ce qui nous avait toujours paru indestructible » (Ibid.). Seuls ces personnalités fortes peuvent faire ressortir les convenances, faire valoir les apparences : 109 Nombreux sont ceux qui rapprochent l’écriture sarrautienne de la pensée phénoménologique. Ainsi, Rachel Boué ajoute, en exergue à l’affirmation que nous citons, que « la notion de rencontre entre une conscience et le monde réel a été le point de départ de la pensée phénoménologique, de même qu’elle a inspiré à Jacques Lacan son développement sur la tuché, en laquelle il a vu le lieu traumatique de notre rapport au réel : le propre de cette rencontre est dit-il toujours ‘manqué’, ‘Tuché et Automaton’, Séminaire XI, p. 53-55 » (Boué, 1992 : 166). De même pour Monique Gosselin-Noat « j’ai déjà dit ailleurs […] combien la vision du corps, de l’espace et du temps chez Sarraute coïncidait avec les idéesforce de la phénoménologie. […] Nathalie Sarraute on le sait, a suivi à Berlin des cours d’un professeur de philosophie lui-même proche de la phénoménologie. Elle se défend d’avoir été influencée mais peutelle sur ce point évaluer les traces d’une influence. Quoi qu’il en soit, son appréhension du réel rejoint 163 -D’autres qui gisaient ensevelies depuis longtemps, délaissées, il juge bon de les ressusciter, elles se relèvent docilement, elles se présentent devant lui, il les contemple, il hoche la tête… quels mérites elles avaient, quel charme… et nous les contemplons, nous opinons respectueux, séduits… - […] nous saurons reconnaître, honorer ceux jusqu’ici obscurs, stupidement dédaignés, qu’il a choisi d’appeler aux premières places… - Nous et tous ceux qui font cercle autour de lui… - Tous silencieux, effacés… - Happés par lui, complètement absents d’eux-mêmes… - Fixés sur lui, exécutant tous ses mouvements… (Ibid : 181-182)110 Mais si le portrait du « grand génie » prêt à tout éclipser s’impose à l’image intime de soi imprégnée de ce « grand bon fond de Malempia » (PI : 34-35)111 écoeurant, rapporté comme une belle histoire – une belle histoire d’amour de soi –, une pointe d’ironie semble en esquinter la crédibilité: tout à fait la phénoménologie en ce qui concerne l’inscription du corps dans la prose du monde et la saisie de l’intersubjectivité » (Gosselin, 2000 : 149-150) 110 Nous ne pouvons éviter de revoir ici l’arrivée de l’ambitieux Vautrin, arpentant les rues de Paris dans Le père Goriot, ou à ce passage de Portrait d’un inconnu où il est question du père, tout un caractère : « Tout change. Au gré de son caprice. Le monde, docile, s’élargit à l’infini ou au contraire se contracte ; devient étroit et sombre, ou immense et transparent. À son gré, les couleurs changent. Rien n’est fixe. Rien ne s’impose à lui. Sous son impulsion, comme la toile légère où se balance l’araignée, le monde oscille et tremble. […] Il faut se méfier surtout de ce sentiment de victoire facile qu’il peut donner parfois, quand il se laisse aborder ainsi de front un peu trop complaisamment, dans une immobilité si différente des bonds furtifs par lesquels il s’échappe habituellement, dès qu’on l’approche de trop près. […] C’est un souvenir, cette fois, qui est venu me tirer de cet état de détente satisfaite auquel j’étais en train de m’abandonner paresseusement. Le souvenir d’une de ces petites exhibitions […] C’était un soir – un beau soir de printemps- je m’en souviens. Je l’ai rencontré avec un ami à lui, en train de prendre le frais sur le boulevard. […] On dirait qu’ils tenaient en laisse, se traînant derrière eux languissamment, l’air maussade, un jeune homme, un adolescent, le fis de l’ami, je crois. […] L’adolescent maussade continuait à les suivre docilement en silence. L’auréole dont ils se nimbaient le fascinait sans doute, ou peut-être n’avait-il pas la force de lutter, tout affaibli qu’il était, fragile et sans défense dans l’air trop tiède et doux, dans la mollesse déliquescente de ce soir de printemps » (PI : 111-113). Ces rapports d’intertextualité où l’auteur puise des scènes, des images qui lui appartiennent et sa capacité à se ressourcer dans sa propre écriture ne sont pas étrangers à ce retour à l’origine, à un univers préexistant. 111 « On connaît l’origine de cette expression de grand bon fond de Malempia […] : c’est ainsi que l’héroïne d’un fait divers de 1901, longuement évoqué par Gide dans un texte de 1930 [La séquestrée de Poitiers, dans Ne jugez pas], désignait la chambre dans laquelle elle passa enfermée de nombreuses années, une chambre où elle vivait au milieu des déjections, dans une saleté repoussante –figure d’un retour à l’animalité, à un en-deçà du langage, à une communication purement corporelle, que restitue en un sens l’échange se développant entre les personnages sarrautiens dans leurs relations d’intimité » (Pierrot, 2000 : 24). Nathalie Sarraute reprend l’expression gidienne dans Portrait d’un inconnu pour faire référence aux relations du père et de sa fille et à l’atmosphère nauséabonde qui les entourent, à leurs « intérieurs sinistres […] leurs déroulements de serpents » (PI : 34-35), aux louches « relents » (Ibid.) que l’on retrouve non seulement dans l’intimité partagée avec autrui mais également dans le rapport à soi lorsqu’il s’agit de se montrer. 164 -Regardez qui je ramène… il me revient… ils sont plus nombreux qu’on ne croit… mais celui-ci nous avait déjà occupés un moment… Quand il n’était encore qu’un petit enfant, il avait réussi ce tour de force de faire un autoportrait. -Ou plutôt une statue de lui-même qu’il a toujours portée en lui… -[…] … Il a raconté qu’il l’avait copiée sur ce qu’il avait trouvé dans des livres d’enfant… On y montrait des enfants qui deviendraient plus tard de grands génies. Il a voulu en être un, lui aussi. Il a donc fabriqué une statue de futur génie qui était lui. Et il était elle. Ils ne faisaient qu’un sa statue et lui. Alors, ensemble ils ont grandi… -Et ils sont devenus plus tard, sa statue et lui un grand génie. (TTP : 33-34) Ces « très vieilles images [issues] d’un stock commun » (Ibid. : 184) prêtes à être « dégagé[es], sorti[es], soulevé[es], examiné[es] » (Ibid. : 189) dans un mouvement de reflux qui prélève les possessions, les « nourritures » à soi (PI : 83)112 comme lorsque - […] quelque chose bouge à peine, un très léger frémissement… comme de contentement, de fierté... - De gratitude envers celui, si grand, qui l’a retrouvé, lui si infime, lui qui se croyait oublié, mis au rebut… et pourtant il était toujours là quelque part, il faisait partie de ces mystérieuses, de ces précieuses réserves où de temps en temps il ne daigne pas de puiser… Il l’a reconnu aussitôt, il l’a dégagé, sorti, soulevé, examiné… -Il l’a tenu entre ses doigts, sous son regard… -Il a laissé son regard se fixer sur lui, s’attacher à lui… (TTP : 189) ces résurgences d’images s’apparentent parfois à une espèce de récidive chez un sujet toujours prêt à se laisser charmer par ce qui fait cliché : -Ce qui s’est emparé de nous, cette fois, ce qui a tout occupé en nous, ce qui a fait en nous place nette, c’étaient les mots d’un vieux poème… -Un vieux poème appris autrefois, disparu depuis longtemps… -Il nous a envahis tout à coup, il coulait à travers nous, il jaillissait de notre bouche… -Nous n’étions plus rien que lui… Notre voix était sa voix… elle recevait ses inflexions… il la faisait retomber doucement à la fin de chaque rime… s’arrêter juste un peu… juste le temps qu’il fallait pour que se prolongent ses vibrations… puis il la faisait remonter, repartir, rester suspendue… -Faire un instant la planche sur une eau d’émeraude limpide, au-dessus de fonds clairs… (TTP : 79-80) 112 Ces « possessions », ces « trésors », ces « objets séduisants » les « nourritures » où se laisse voir un écho gidien : « Je retrouvais mes nourritures à moi, mes joies à moi, faites pour moi seul, connues de moi seul. Je reconnaissais leur saveur d’autrefois. Elles répandaient sur moi leur tendre et frais parfum pareil à celui qu’exhalent dans l’air printanier les jeunes filles mouillées de plus. Mes fétiches. Mes petits dieux. Les temples où j’avais déposé tant de secrètes offrandes, autrefois, au temps de ma force encore intacte, de ma pureté » (PI : 83). 165 Mais contre le risque de se perdre dans des platitudes séduisantes l’allusion au conte ou à l’aventure romanesque véhicule une mise à distance salutaire : -Quand le dernier mot est passé, quand achevaient de se perdre au loin ses résonances, nous sommes brusquement revenus à nous… -Le réveil de la Belle au Bois dormant… (Ibid. : 80) Car chez Nathalie Sarraute, « il y a toujours, comme dans les romans d’aventures, quelque chose au dernier moment qui sauve » (PI : 111) grâce par exemple à certaines interruptions : - […] Mais vous m’avez encore détourné. Je voulais retrouver cette sensation qu’on a quand on vit dans le Bonheur… j’y étais déjà… mais vos criminelles interruptions… (Ibid. : 63) Les éléments propres au conte ne manquent donc pas. Ainsi, le « démolisseur » qui, comme « le loup déguisé en mère grand ». (Ibid. : 53) « [passe] son temps à dénicher et à nous signaler nos manquements » (Ibid. : 55). Ou encore, alors que « nous nous éloignons, de cette prison et de son gardien […] nous retrouvons notre transparence » et que « les regards des autres nous traversent », « nous voilà de nouveau coiffés de [ce] précieux bonnet magique qui rend invisibles les héros des contes de fées » (Ibid. : 115-116), même s’il n’empêche pas pour longtemps que reviennent les doutes, les scrupules, les insatisfactions et que tout recommence : « Ah toujours vos scrupules… on se sentait trop bien hors de notre prison… coiffés de notre bonnet… » (Ibid. : 117). 166 4.2.4 Ici: des résurgences en trompe-l’œil Moins fréquents mais tout aussi pertinents que dans les romans antérieurs, les passages d’Ici, à l’imparfait, relèvent d’un phénomène récurrent chez Nathalie Sarraute. Il s’agit du retour au monde des apparences, foyer de scènes stéréotypées qui constituent le domaine du déjà vu, du déjà lu. Le focalisé ne se conforme pas tant à un ailleurs préexistant qu’à une image figée que l’autre exhibe d’après l’univers qui lui est propre. Or toute image s’avère Ici intimement liée à un nom, à un mot ou à certaines paroles prononcées qui permettent de classer, de circonscrire l’autre ou de se situer soi-même conforme à l’ordre établi, conforme aux conventions. Que le nom d’Arcimboldo se dérobe, qu’il se résiste à être appliqué à ce qui fait sa marque distinctive, c’est-à-dire, à ses portraits non conventionnels parés d’une chevelure en grappes de raisin ou en feuilles de vigne, n’est donc pas insignifiant. Cette perte de la mémoire du nom entraîne paradoxalement un effet bénéfique dans la mesure où la lacune favorise une évocation autrement suggestive. Car l’esprit audacieux et insolite du peintre italien s’insinue non par le nom distinctif mais par son évocation sonore que le portrait de l’homme-saison éveille. L’expérience esthétique, ajustant le caprice visuel à l’impression acoustique, réclame autant le mouvement tropismique qu’elle conjure les lieux communs les plus rebattus. C’est bien de « la fusion de la sensation et du langage » (Sarraute, 1968 : 3) que naît, pour reprendre un terme de Pascale Foutrier (1999), l’ « éthique du tropisme » fondée sur le ressenti, sur un débordement de vie qu’incarne Arcimboldo. Suivant ainsi les aléas d’une composition fantaisiste, que l’imparfait suggère113, les éléments fruitiers appellent les syllabes qui annoncent de leur résonance l’avènement du nom fuyant, du nom de ce peintre dont l’œuvre convient bien à « l’expression spontanée d’impressions très vives » tant convoitées par Nathalie Sarraute (1956 : 8) : ... ils ne venaient jamais l’un sans l’autre, dès qu’elle se présentait, Même une image ébauchée, il était là, et lui la faisait surgir… chacune de ses syllabes s’inscrivait dans la chevelure en grappes de raisin, en feuilles de vigne, en cerises, en fraises, dans la 113 L’usage de l’imparfait est à retrouver dans les passages que nous soulignons sur les exemples relevés. 167 courgette qui émerge entre les deux pommes des joues, dans la bouche, une grenade entrouverte… il y avait aussi en lui cette même liberté, cette force d’affirmation, cette audace… bold… oui, bold… mais bold n’est pas italien… Boldo… Boldovinetti… mais non, ce n’est pas ça, pas ça du tout, ce n’est pas lui… et cette lettre qui était nichée en lui, juste en son centre, où on ne s’attendrait pas à la trouver… pareille à cette noisette au bas de la joue, à cette mûre… Au-dessus de la tête, par-derrière quelque chose flotte dans le brouillard… une voûte blanchâtre… on dirait une arche… elle disparaît, elle n’a rien à faire ici… Boldo, Boldi… (I : 24) Si l’allusion au peintre italien dépasse donc les conventions de l’époque, la remémoration fragmentaire de son nom chez Nathalie Sarraute favorise l’éclosion d’une forme fluctuante et disparate reflet d’une écriture dynamique détachée d’une mimésis stérile. Ce n’est que sous le signe de l’instable que toute dénomination s’avère apte à remplir le trou de mémoire, avant-goût du vide redoutable, sans que pour autant la part de vie que toute réalité recèle soit évincée. La réapparition du nom d’Arcimboldo en fin de roman apportera ainsi l’assurance d’une régénération salutaire que seul l’Art peut offrir. Mais l’exception confirme la règle par cela même qu’elle s’en écarte. Loin de cette jubilation114 que procure le nom évasif et débordant d’Arcimboldo, les mots précis ne servent pas à retrouver la vie. Au contraire, entraînant une espèce de léthargie où le ressenti, toujours trouble et incertain, s’avère refoulé, les mots assurent les repères indéfectibles, les signes extérieurs, les règles établies : Ce Malheur-ci, tout au contraire, était il n’y a pas encore longtemps reconnu publiquement, il hissait fièrement ses couleurs… voiles et crêpes, cravates et brassards noirs… il occupait pendant un certain temps exactement mesuré un rang qui obligeait tous ceux qui s’en approchaient à se conformer aux règles bien établies, rassurantes d’une étiquette… il suffisait de les suivre… (I : 104) Les mots produisent chez celui qui en est désigné une transformation inévitable ; ainsi « d’être recouvert, enserré étroitement par eux, [rend] encore plus stable et sûr, plus résistant, plus durable » (I : 40) et permet en outre de se différencier. Car, en effet, appliquer un mot sur quiconque suppose non seulement que lui soit assignée une place dans le monde mais que soient écartés celui ou ceux qui ne lui ressemblent pas. Et si, « aucun groupe n’est à l’abri d’une dissidence, [d’une incursion dans le camp de 168 l’autre], pouvant entraîner sa dissolution (Miguet, 1995 : 231), la tendance au grégarisme115 montre bien un univers scindé où les contraires n’arrivent pas à se concilier116. En conséquence, dans le rapport à autrui, l’avantage est au cliché : Jamais ce nom n’avait produit ici pareil effet… […] Un nom qui n’avait que cette particularité : une particule précédait à une certaine distance sa forme d’une charmante élégance… Et cela avait toujours semblé sans intérêt, personne ne paraissait le remarquer, même le porteur du nom n’avait jamais paru en avoir conscience… Et voilà que tout à coup ce nom prononcé après quelques autres au moment des présentations avait produit là, chez celui-ci, dès qu’il avait pénétré chez lui, ce mouvement… presque invisible au-dehors… […] Et aussitôt chez celui qui avait été désigné par ce nom, cette surprenante transformation… Ce qui était sorti de lui sans qu’il le sût, lui était revenu par contrecoup… un souffle qui s’est rabattu sur lui, quelque chose qui l’a frappé par ricochet, une image de lui-même qui lui a été renvoyée par une glace… […] Il y avait en lui ce que rien ni personne ne peut changer, que ne peut faire acquérir aucun mérite, qu’aucun démérite ne peut faire perdre… ce qui le rendait différent de ceux qui étaient ici… il n’y pouvait rien, ni eux non plus, c’était ainsi, il le sentait maintenant dans « toutes les fibres de son être », il savait ce que c’était : le sang qui coulait dans ses veines était du « sang bleu. » (I : 69-70) Puisque l’autre ne s’impose que grâce à l’endiguement de sensations troubles toujours déstabilisantes, sa présence manifeste exerce une fonction de contention que l’on retrouve dans l’image du Bourru bienfaisant. En effet, seul le stéréotype parvient à effacer les remous qu’une question comme « Vous aimez les voyages ? » peut déclencher pour banale qu’elle soit : Donc « Vous aimez les voyages ? » et ce que cela a produit ici, ce que cela n’aurait jamais produit ailleurs qu’ici a été effacé, oublié… […] et maintenant, devant un de ceux qui posent ou qui pourraient… […] poser cette banale partout, mais ici aussi, voyons, qu’allez-vous imaginer ?... cette inoffensive question : « Vous aimez les voyages ? »… sort sans aucune retenue, en toute liberté, comme cela serait sorti dans le climat le plus propice, le même climat qu’ici et se serait déployé… « Ce geste qu’il faisait… avec ce visage toujours fermé, ces sourcils froncés… ce mouvement de sa main qui se tendait comme à contrecoeur, effleurait ma joue, me pinçait l’oreille, me tapotait l’épaule, et rien ne me touchait tant que ce mouvement, comme retenant, empêchant que déborde un trop-plein de tendresse, d’approbation… Et cette main qui 114 Tirés de Ici, les termes soulignés dans le corps du texte sont empruntés à Nathalie Sarraute. « L’imaginaire lié aux groupes me paraît s’organiser essentiellement en deux sortes de paysages : l’un est dysphorique, figé, militaire, despotique. L’autre est caractérisé par la catégorie euphorique du duveteux, du soyeux, du tiède et du caressant, berceau de vie » (Miguet, 1995 : 236). 116 « Si le monde chez Nathalie Sarraute est perçu de prime abord à travers un système de différences manifestes, ce système ne parvient jamais à se constituer de façon définitive : des instances supérieures viennent toujours s’interposer pour le déstabiliser » (Jefferson, 2000 : 12). 115 169 s’enfonçait dans sa poche, en sortait des bonbons, des pièces de monnaie et les glissait furtivement dans ma main d’enfant » […] « D’où vient-il ? Qui est-ce ? D’où l’avezvous amené ? […] …. C’est le portrait-robot le mieux fait pour que chacun aussitôt le reconnaisse : Le Bourru bienfaisant. […] ne le reniez pas, vous l’avez si bien réussi, il est parfait… » (I : 83) Que l’image du Bourru bienfaisant survienne automatiquement suite à la question du voyage n’est pas innocent. Car si le lecteur reconnaît aussitôt le portraitrobot c’est parce qu’il apparaissait déjà dans Portrait d’un inconnu117. Mais l’attention portée alors sur les procédés conventionnels dont le cliché vacancier n’est qu’un exemple se laissait voir sous une perspective différente. La disparition de « cet air de bonhomie, de grosse cordialité bourrue » (Ibid.) chez le père dans Portrait d’un inconnu, coudoyant la perte de l’apparence banale de la conversation, favorisait l’avènement de mots aptes à déclencher des troubles bouleversants. Par contre, Ici affiche le stéréotype du Bourru bienfaisant à l’origine de l’action de calfeutrage où prime l’occultation des impressions. Aucune inconséquence n’adhère à ces visions dès lors que les deux portraits se font pendant : « Et lui, le vieux, quand, faisant un effort sur moi-même, je me suis décidé à le regarder, espérant encore me tromper, j’ai vu que son air de bonhomie, de grosse cordialité bourrue avait disparu […] La conversation maintenant rendait pour moi un autre son, elle perdait son apparence de conversation banale et anodine. Je sentais que certains mots qu’on prononçait ouvraient de vastes entonnoirs, d’immenses précipices, visibles aux seuls initiés qui se penchaient, se retenaient […] au bord du vide. […] on parlait de Dieppe, de Pourville où il se trouvait que tous avaient, une année ou l’autre, passé l’été » (PI : 131-132) Issu du stock à usage commun destiné aux lecteurs sarrautiens, le portrait familier s’avère être « cet objet […] soulevé [au hasard] parmi tant d’autres qui pouvaient leur être montrés pour les distraire, pour qu’ils se sentent chez eux, pour leur rappeler […] qu’ici on est sensible aux mêmes choses, qu’on « parle la même langue » » (I : 152). 117 Sous un regard autrement bénévole, le vieux père avare de Portrait d’un inconnu (PI) devient le vieil ami, brave et bourru : « Je la vois qui se tourne vers lui : […] il n’est rien d’autre à ses yeux qu’un vieil ami bien brave sous ses airs bourrus, « le bourru bienfaisant » : elle est si innocente, si crédule qu’elle l’a toujours accepté dans ce rôle qu’il a choisi de jouer auprès d’elle et de son mari » (PI : 102). 170 À l’encontre du poncif, suivant toujours le dessein évoqué dans L’ère du soupçon, Ici ne constitue pourtant pas un simple relais dans l’œuvre sarrautienne. L’exigence de mise en garde contre les évidences enjoint à dynamiter toutes certitudes, voire celles qui permettent de distinguer le style Nathalie Sarraute que la divulgation risque de rendre ordinaire. Ici s’élève donc l’appel à une mise en éveil du sens critique qui prend pour cible les fondements de l’œuvre même où l’auteur n’hésite pas à démonter ses propres clichés. Dès lors, les situations, associées à un mot, à un nom, à un portrait ou même à certains moyens d’expressions récurrents, se livrent comme objet piégé à désamorcer à coups de pourquoi. L’allusion au conte du Petit poucet, devient, de ce point de vue, une invitation à déblayer les sentiers battus : Pourquoi… oui, pourquoi fait-il ça ? »… un mince filet de lumière, une faible lueur vacillant à la sortie d’un labyrinthe… « Pourquoi ? » au bout du chemin parsemé de cailloux. Des cailloux qu’il déposait, qu’il laissait ici derrière lui… de gros cailloux dispersés au hasard… on butait sur chacun d’eux, on trébuchait, on se blessait… et voilà qu’ils apparaissent comme une succession de signes conduisant à ce « Pourquoi ? », cette promesse d’une issue, cet espoir de délivrance… (I : 123) Mais le conte est pris à rebours : les repères présagés, sécurisants et infaillibles, ont disparus dès lors que les cailloux orienteurs ne sont plus que des embûches. Nathalie Sarraute renverse ainsi l’ordre établi, enfreint les règles du récit codifié pour mettre à profit sa propre loi fondée sur la suspicion des certitudes. Dans cette quête de l’inédit, la promesse d’un renouveau n’est pas dans l’assurance que procure la voie tracée mais dans le tâtonnement incertain vers ce qui ne ressemble à rien d’antérieur. Aussi, la faillite de cet espoir ne peut-elle mener qu’aux plus banales conventions : C’était donc cela, cette lumière si prometteuse au bout du labyrinthe… Voilà où ont aboutit ces laborieux parcours, ces allers et retours, ces efforts pour arriver à se hisser de « Pourquoi ? » en « Pourquoi ? ». […] C’était pour accéder là, dans ces mornes régions où des populations subjuguées vivent entourées de ces imposants monuments grossièrement construits avec de pauvres matériaux conformément aux plus banales conventions… […] À quoi bon persévérer, essayer d’aller plus loin là où ne se dressent à perte de vue que de telles constructions ? Y a-t-il la moindre chance d’y rien trouver qui ne soit tout aussi décevant… (I. 132-133) Afin de retrouver « l’objet le plus banal, le plus utilisé, le plus usé, soudain comme jamais vu [qui] surprend, émerveille, inquiète, dérange » (I : 170), afin de 171 retrouver l’ineffable, « ce qui ne peut être dit avec les mots de la vie » (I : 173), Nathalie Sarraute s’attaque à tout ce qui était là, c’est-à-dire, à tout ce qui est connu, rebattu, à tout ce qui ne peut déclencher aucun mouvement, à ce qui ne peut provoquer que la léthargie, la mort : Il n’y avait rien d’autre nulle part que ce qui était là. Aussi évident, certain que le changement des saisons, le temps qu’il fait, le lever du soleil ou le clair de lune. […] « On marchait sur des voies toutes tracées ». Mais non, il n’y avait pas de voies tracées. Tracées par qui ? On se déplaçait comme on voulait. On pouvait aller où bon vous semble. […] « On se conformait à des règles. » Non. Quelles règles, sinon celles invisibles, inéluctables, nécessaires qui doivent régler tout ce qui est. […] Des objets se présentaient… […] mais ils passaient, inapprochables, intouchables, hors de portée, ils ne pouvaient déclencher aucun mouvement. […] À quoi bon essayer de le retrouver avec les mots de la vie ? » (I : 172-173) Or, c’est par l’entremise du conte que l’effet de distanciation acquiert son côté le plus ironique. Que le sujet – cherchant le lieu ou le moment propice pour contacter l’autre, pour s’en approcher sans être repousser – se réfugie dans les platitudes au risque d’être rabroué, et le voilà devenu l’hypersensible, l’écorché vif toujours sur le qui vive, le prince charmant qui manquant à son sort, est dépossédé de son magnétisme, de son prestige. Lui qui n’avait que l’embarras du choix, se penche pour la plus vilaine, ignoble et laide - la dégradante niaiserie que suppose le babillage stérile : Mais là, à cet endroit… mais ne serait-il pas étrange, incongru de se poser là, de s’y arrêter… mais tant pis, « qui ne risque rien n’a rien »… une incantation qui a tant de fois rendu des forces… « Vous ne trouvez pas ça drôle… au milieu de tous ces événements, de tous ces bouleversements, cette excitation, et pas seulement dans la presse populaire, mais dans les journaux les plus sérieux, ce scandale révoltant… le prince charmant si prestigieux, il n’avait que l’embarras du choix et il a renoncé au parangon de toutes les qualités les plus admirées, il lui a préféré ce qu’il y a de plus médiocre… », encore un peu d’audace, encore « qui ne risque rien », oser pousser les mots dans ce chemin de traverse très exposé, dangereux… « Ne dirait-on pas qu’il s’agit du choix dans un concours, on croirait que le perdant n’avait pas mérité ça, que c’est injuste… N’est-ce pas absurde ? N’est-ce pas irréel, enfantin ? Et que ce soit si partagé… » […] Un moment l’heureux élu se prélassant tout fier, admiré, qui s’était vu repoussé, rejeté dans la foule pitoyable des ratés, va se réveiller, se secouer, ce n’était donc pas vrai, c’était un cauchemar, il n’y a eu aucun ratage, aucun avilissement, rien qu’on puisse mépriser, rien dont on puisse avoir pitié… […]Il va se redresser, ce n’était pas vrai, un mauvais rêve… […] Mais rien ne lui semble avoir bougé, il y a dans [les yeux de l’autre] de l’indifférence, comme du dédain… (I : 161-162) 172 L’infraction au code stéréotypé du conte coexiste, en contrepartie, avec la conception réglée du jeu où le recours à la ritournelle procure une force incantatoire et apaisante propre à préserver l’immuable, toujours rassurant et apaisant : Il semble bien que c’est ce jour-là que pour la première fois c’est apparu… pas tout, juste un petit bout à peine entrevu… c’était quand on avait joué à ce nouveau jeu si amusant… il fallait faire défiler en bon ordre sans se tromper lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche… et puis recommencer lundi, mardi… Ils viennent tout seuls maintenant, ils se suivent de plus en plus vite… « […] puis encore lundi ? mais jusqu’à quand ?... – Toujours ». Toujours ?... Il n’y a pas moyen, même en se tendant de toutes ses forces, de saisir ce que ce mot veut dire, mais il y a tant de choses qu’un enfant ne peut pas comprendre… il faudra attendre, encore pour ça, de devenir grand… Mais en attendant, comme il est drôle, ce mot… c’est amusant de le prononcer, de le répéter… tou-jours… en avançant les lèvres, en les arrondissant en cul de poule, comme pour souffler… tou-jours… Toujours… comme les doux mots caressants des berceuses qui apaisent, rassurent… tou-jours… tou-jours… ( I : 179-180) Lorsqu’elle s’attache ainsi à l’image figée, la perception tombe donc dans l’atonie. Sous les platitudes du familier, l’inédit se dérobe en effet face à un focalisé qui, uniformisé et uniformisant, étouffe la sensation fugitive, variable, impossible à « retrouver avec les mots de la vie » (I : 173). Mais « cette léthargie. Cette paralysie. Ce coma. Cette mort » (Ibid.) ne se prolonge jamais trop longtemps chez l’auteur des Tropismes sans que se produise un renversement. Toutefois, si le dynamisme propre à l’écriture sarrautienne favorise une transition constante où rien ne persiste, les mouvements intérieurs indicibles qui apportent un contrepoids à toute fixité, risquent sans cesse de faiblir sous l’emprise des clichés que les fragments à l’imparfait rapportent. 173 174 4.2.5 Ouvrez : des résurgences en trompe-l’œil Du moment que l’intérêt se déporte principalement sur les rouages des mots en action, les images stéréotypées cèdent du terrain aux scènes livrées sur le vif. Pourtant, bien que l’évocation de lieux communs se fassent plus rares dans Ouvrez, nous avons retenu ceux qui renforcent l’usage anaphorique-méronimique de l’imparfait. La révision de certains états ou circonstances compromet les mots déplacés qui, n’accomplissant pas leur rôle, ne sont plus à leur place. Or, seul le retour aux assurances et à la stabilité que procure le monde connu permet de combler cette vacance toujours angoissante. Puisées dans un stock à usage commun, des mots protocolaires se proposent de remplacer un « au revoir » hors de propos ; la mutilation du mot « catastrophe » en fait une pitoyable et vulgaire « cata » qui rappelle l’image familière de ces enfants estropiés de Bombay; des « je vous aime » entendus, consacrés dans « un vieux film d’autrefois » (O : 109)118 reviennent occuper le premier plan. D’ordinaire, le point de départ qui déclenche ces évocations s’avère être une bévue aussi avilissante que le pire des crimes quand elle porte atteinte à l’ordre établi. Ainsi, un « Au revoir » glacé, malvenu, soumis au crible du soupçon, oblige à une reprise des faits. Et, c’est bien l’imparfait qui véhicule alors le renvoi à l’origine du ravage : - 118 C’est vrai, c’était un « Au revoir » glacé… Oui… On voit… une vraie petite stalactite… […] Plus aucun moyen de rien rattraper… […] Il a fallu que j’assiste d’abord à toute la reconstitution… Quoi ? À toute la conversation ? Avant que tu n’interviennes ? Non, pas à toute… Seulement à son point de départ, un point très important : l’appel était venu de là-bas… Alors ? Alors cette conversation qui était partie de là-bas, seul un « Au revoir » de là-bas, pas un « Au revoir » d’ici, pouvait le clore, vous le savez bien. C’est une règle de courtoisie. Et vous comprenez que pour moi, c’était une circonstance aggravante […] Référence aux avatars du « mot Amour » dans L’usage de la parole. 175 - - - Oui, bien sûr, mais enfin, ça aurait pu ne pas être si terrible… un certain manquement aux convenances… Mais le vrai délit, c’était moi qui l’avais commis. Alors il fallait voir jusqu’à quel point ce délit était grave. Irréparable… l’examiner de nouveau très attentivement… Je devais revenir et tout refaire en étant exactement pareil à ce que j’avais été… Le même « Au revoir » ? Mais comment ? Comment pouvais-tu y arriver ? […] […] « Au revoir »… Ah oui, c’est ça, voilà ce que tu étais… Tu avais foncé comme une brute… Et puis non, […] Oh, reviens, rassure-moi… « Au revoir »… ah voilà… c’est ainsi que tu étais… un « Au revoir » auquel il ne peut y avoir rien à redire… Seulement de t’être précipité… Mais ça, qu’y peut-on ? Il faut s’y résigner. Et alors, ç’a été fini ? Tu ne seras plus rappelé ? Ça dépendra des nuits… ça peut recommencer… Des reconstitutions qui peuvent se prolonger jusqu’à l’aube ? (O : 26-29)119 L’obsession pour l’indéfectible qui pousse à préserver l’ordre immuable des choses est intimement liée, chez Nathalie Sarraute, à l’angoisse face à l’irréparable120. Et, lorsqu’un mot perd sa place, la nécessité de se conformer aux règles l’expose à un rabâchage épuisant où ses égarements sont examinés. Seul la remise en état de service qui ramène le mot en bonne forme à ses fonctions permet que soient rétablis les usages. L’apaisement ne peut provenir que de ce rétablissement. Mais l’irruption d’un mot inopportun n’empêche pas que de sérieux dommages touchent l’entourage du mot comme dans cet exemple où tout un stock de formules de politesse – que l’imparfait annonce ! sont éclipsées par un « Au revoir » hors de propos : - - […] Ne dis pas que tu avais oublié ceux qui devaient passer avant toi… Mais ils ne se présentaient pas… Alors comme un acteur au théâtre, quand celui qui devait parler avant lui a oublié, a « eu un trou », il enchaîne… Un trou ? Mais de quoi parles-tu ? Nous, tombés dans un trou ? Mais on était tous là… Tous là ? Eh oui, nous étions là, fin prêts… « Et bien des choses à votre maman »… « Et j’espère que vous aurez beau temps »… « Et bon repos »… « Et bon séjour »… « Et bon voyage »… « Et Jeanne est là près de moi, elle vous embrasse »… « Et merci d’avoir appelé » Et « Vous me rappelez » […] Et tu as bondi, tu as coupé l’herbe sous le pied à tout le monde… […] 119 Nous soulignons seulement les cas où l’imparfait signale le retour au mot focalisé et aux circonstances qui le rendent suspect. 120 Ouvrez reprend, dans cet exemple, l’angoisse lié aux terreurs nocturnes, toujours propices aux hantises que Nathalie Sarraute à tellement bien rapportées dans Portrait d’un Inconnu où le père est attentif à n’importe quel bruit suspect, comme « un enfant nerveux qui, entendant du bruit la nuit, cherche dans tous les coins […] quelqu’un tapi là, une menace, prêt à se jeter sur lui » (119). Nous reviendrons sur ce phénomène plus avant. 176 - On attendait un instant… on voulait prendre notre temps… Pas besoin de se dépêcher, on aurait l’air d’avoir été projetés malgré nous par un appareil automatique. (O : 26-27) Le scandale que suscite le mot estropié ne vient pas de l’image qu’il suggère mais de l’audace de cette amputation qui fait outrage au mot intangible. Car en effet, « ces enfants de Bombay à qui leurs parents avaient brisé les jambes » ne sont qu’une représentation grossière, puisée parmi d’autres, issue de la mémoire collective et apte à rendre instantanément l’effet d’indignation recherché. L’absence de toute volonté de jugement121 ou d’accusation devient évidente dans une deuxième comparaison où « cata » fait plutôt penser à un paon privé de sa queue. Il s’agit là de deux images aussi saugrenues que parlantes : - Cette fois, ils vont ouvrir très vite, ils ont l’air révulsés… vous voyez ce qui est poussé devant eux comme à coups de pied… un pauvre être mutilé, avili… « c’est une cata »… - Ne fait-elle pas penser à ces enfants de Bombay à qui leurs parents avaient brisé les jambes et qu’ils faisaient mendier, couchés sur des planches à roulettes, se déplaçant appuyés sur leurs mains… - « Cata » pourrait aussi faire penser à un paon privé de sa queue dont des enfants pervers se seraient amusés à arracher toutes les plumes… - Enfin Dieu sait quoi d’estropié, de pitoyable, « cata » ne pourrait-elle pas évoquer ? - Mais « cata », peut encore être sauvée… Elle peut retrouver ses jambes, chaque plume de sa queue… elle peut redevenir telle qu’elle était… N’attendez plus, ouvrez, laissez seulement entrer « Vous voulez dire une catastrophe ? ». C’est tout. Rien de plus… Ouvrez. (O : 39) Du déjà vu rapporte, à l’imparfait, cette scène de L’usage de la parole où deux personnes au fond d’une buvette de gare échangent des propos anodins d’où ressurgit « Je vous aime ». Ces mots essaient vainement de traverser une paroi solide et dure mais s’y écrasent. Ces paroles qui, « à peine lestées, parcourues de vibrations, de radiations, 121 Il n’est jamais question, chez Nathalie Sarraute, de signaler comme répréhensible une quelconque situation psychologique ou sociale. L’usage de la parole lorsque montre cette évidence lorsque face au scandale que pourrait entraîner une phrase comme « Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta sœur » le narrateur déclare « Mais cela, que seule une mère dénaturée… […] c’est intéressant de voir comment un être vil, vulgaire, inculque ses mauvais sentiments à son enfant innocent… […] Oui, je la vois comme vous, mais je m’en détourne… pas par dégoût… non, même pas… par ennui… qu’ai-je à faire d’elle ?... que d’autres si ça les amuse, s’occupent de son cas… pour moi elle aurait pu dire et répéter n’importe quoi de plus féroce encore et de plus bas, sans éveiller en moi autre chose que ce dégoût si sain [pour] les monstres… Mais jamais je n’aurais songé à vous la montrer… Si je me suis permis de solliciter votre attention, c’est qu’il y a eu ces mots plus étranges, plus fascinants à eux seuls que toutes les mères indignes et tous les monstres… […] des mots ordinaires » (UP : 61). Nous soulignons. 177 jaillissent… venues d’un lieu intact où pour la première fois […] sourd, frémit… [à] la naissance de l’amour… » (UP : 68), reviennent sous forme de coque apparemment vide dont la substance innommable s’éclipse au profit de « mots pleins d’une substance homogène, compacte » (O : 112) : - Eux justement, ces mots… je les reconnais… C’étaient des minces coques qui semblaient vides, mais elles étaient emplies d’une substance… - Étaient ? Où donc ? - Attendez, laissez-moi chercher… Je vais le retrouver… Voilà, ça me revient… C’étaient des mots qui se trouvaient dans un vieux film d’autrefois… des mots tout pareils à ceux-là étaient échangés entre deux personnes qui se voyaient pour la première fois… à une table de café… dans une gare… Ah oui, je m’en souviens… « Trains »… « Grenadine »… « Café »… - Des mots tout plats et vides en apparence… mais ce qui les emplissait… - C’était indicible… Innommable… - Ils se rejoignaient… Leurs contenus se fondaient et réunis ainsi ils montaient, ils s’élevaient toujours plus haut… - Un vol nuptial… - C’est ça… […] - Et voilà que les mots de ce film sont revenus… des minces coques vides en apparence, mais remplies de cette même substance… Seulement au lieu d’aller se fondre avec des mots semblables à eux, les pauvres vont s’écraser contre quelque chose de dur, d’épais, d’étanche… une paroi, un mur… ils éclatent et ce qu’ils contenaient produit ce petit bruit de giclure… - […] - Oh, qu’est-ce que c’est ? […] - Lui, « Je vous aime », ce pauvre vieux à la retraite depuis si longtemps, il veut reprendre service… (O : 109-110) Si Ouvrez propose de continuer la quête de l’inédit, de récupérer l’indicible, qui sous des dehors apparents n’a pas encore été touché, la perception du vécu semble vouée à l’échec dès lors qu’elle s’efface sous les platitudes du familier, qu’elle se heurte à la paroi d’un univers rigide. Mais il ne faudrait pas y voir une capitulation. Au contraire, il s’agit de découvrir, d’écarter « l’épais gazon bien soigné qui le recouvre » (O : 130) par le retour à cette part d’innommable que des mots comme « je vous aime » éveille, par le renversement de l’ordre établi – reprise d’un « au revoir » déplacé !, par des attentats bienfaisants qui supposeraient un renouveau de mots tels que « cata ». En fin de compte, face au danger d’une existence uniforme, il s’agit surtout d’abolir les vieilles habitudes, de dépasser les limites, d’oser ouvrir les parois. 178 4.3. Des éventualités labiles. Lorsqu’il s’agit d’explorer une sensation, au moment même où elle est perçue, le temps n’est pas « celui de la vie réelle, mais celui d’un présent démesurément agrandi » (Sarraute, 1964 : 9). Dès lors, confrontée à ces « mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience », à ces mouvements qui « se développent en nous et s’évanouissent avec une rapidité extrême » (Ibid. : 8), Nathalie Sarraute fait « se déployer [la sensation] dans la conscience du lecteur à la manière d’un film au ralenti » (Ibid. : 9). Toute pensée rationnelle faisant obstacle à l’instantanéité de ces sensations labiles, la perception devient imaginative. Car en effet, La perception représentationnelle ou imaginative, tout comme la perception inférentielle ne se fonde pas sur un acte de perception physique. Elle n’implique en outre aucun processus cognitif conscient de déduction logique, d’inférence, mais se présente plutôt comme une opération de création d’images. Il ne s’agit pas en effet d’analyser, d’interpréter à partir d’indices perceptibles ou de connaissances empiriques une situation donnée en vue de formuler une conclusion, mais de se représenter, d’imaginer la scène, de faire en sorte comme si l’on y était témoin, bref de l’appréhender à travers un acte de perception imaginative en se la représentant par l’esprit. Il s’ensuit que les verbes expérientiels désignant une perception représentationnelle s’apparentent tout naturellement aux verbes d’imagination ou de vue mental. […] Dans [ces] cas la scène n’a pas été perçue réellement mais mentalement, c’est-à-dire qu’elle n’a d’autre existence que représentationnelle ; elle est, en l’absence de la scène réelle, une image mentale créée par l’esprit du sujet percevant » (Bezancour in Rabatel, 1998 : 20). Loin de porter un regard de surface, l’auteur s’applique à voir, à ressentir, à prospecter, à fouiller dans des mouvements intérieurs fugaces, déployés à la limite de notre conscience. Ainsi, face à l’école du regard Nathalie Sarraute avoue : Mais dès le départ, il y avait une différence profonde entre eux et moi. Chez moi, tout était composé de mouvements intérieurs, et eux s’attachaient surtout aux descriptions. On a même fini par les appeler « L’École du regard » dont je ne pouvais pas faire partie, évidemment. Quand on me rattachait à « L’École du regard », c’était une erreur […] Robbe-Grillet, je me le rappelle, s’opposait aux métaphores. Et moi, je ne peux pas me passer non seulement de métaphores, mais même de scènes entières qui ne sont pas réelles, qui sont de véritables métaphores. […] Parce que, comme ce que je veux 179 communiquer ce sont des sensations très rapides et fugitives, il faut les grossir » (Finch et Kelley, 1985 : 305) Si parfois l’auteur se permet toutefois d’aborder la description, c’est sous l’alibi de la métaphore. L’abstraction que cette forme implique, lui procure l’outil nécessaire à faire parvenir sur le champ l’image et la sensation recherchées, car « il faut aller vite, le lecteur [n’a pas le temps de s’arrêter] pour chercher ce que ça veut dire » (Ibid. : 308). La perception, empreinte d’imaginaire, se détourne donc irrémédiablement de la platitude des faits vrais et se nourrit d’images, de scènes irréelles, illusoires qui sont seules à rendre une expérience unique et ineffable. S’instaure une « projection d’équivalences ». En effet, L’écriture de Nathalie Sarraute est bien moins une combinaison de différences, qu’elle n’est une projection d’équivalences. Les métaphores qui parsèment ses écrits illustrent ce principe d’équivalence sur deux plans : d’abord, elles sont proposées comme l’équivalent d’une expérience psychique qui n’est jamais nommée directement. Mais de plus, la métaphore chez Nathalie Sarraute ne paraît presque jamais seule. Les métaphores dans son écriture sont presque toujours multiples, de sorte qu’elles fonctionnent comme des équivalents les unes des autres tout autant que comme l’équivalent de l’expérience psychique originelle. (Jefferson, 2000 : 18-19) Permettant de présenter un monde en voie de formation – le monde des tropismes – agrandi, grossi artificiellement122, ces équivalences contribuent en outre à livrer une espèce d’anamorphose qui, chez Nathalie Sarraute, est parfois encadrée d’ironie ou d’humour123. Mais il ne s’agit pas tant de déformer que de faire éclater la sensation en multiples facettes. Dès lors, fragmentée et fragmentaire, la perception contribue à extraire les différentes couches d’une réalité qui, sous l’effet d’un ressassement constant, finit pourtant par s’éclipser. 122 « La prise de conscience, si rapide soit-elle, ne s’effectue pas dans le temps, mais plutôt dans l’instant. L’auteur, par le choix du terme tropisme, a insisté sur le caractère fugitif, mouvant et irréversible de ces états. Le sujet n’en perçoit que des fragments. Ce n’est qu’artificiellement, dans une temporalité propre à l’écriture, que l’auteur décrit et transcrit les répercussions, les remous du tropisme. » (Calamusa, 2000 : 25). 123 « […] l'humanité semble condamnée à l'Analogie, c'est-à-dire en fin de compte à la nature. D'où l'effort des peintres, des écrivains, pour y échapper. Comment? Par deux excès contraires, ou, si l'on préfère, deux ironies, qui mettent l'Analogie en dérision, soit en feignant un respect spectaculairement 180 Chez Nathalie Sarraute, l’insolite concurrence le familier. En effet, si la sensation, saisie sur le vif, s’avère unique et n’est « rien de jamais encore éprouvé » (UP : 69), les images qui y sont associées sont au contraire facilement reconnaissables. Puisées dans une espèce de « stock à usage commun » (I : 139), les images familières, « en surimpression » (Calamusa, 2000 : 26), reviennent ainsi hanter l’imagination d’un sujet qui prospecte sans relâche le vécu. Or, « à la différence de Proust, il ne s’agira plus d’un temps revécu, mais d’un temps immédiat, fracturé, nous livrant les hésitations, les tâtonnements de la conscience aux prises avec la parole de l’autre » (Calamusa, 2000 : 25). Car ce sont bien les mots de l’autre, issus d’un ailleurs indéterminé, qui déclenchent toute sensation. Les images parsèment donc le récit tantôt attachées à l’anaphore « comme », « qui rend interchangeable les expériences différentes » (Jefferson, 2000 : 19), tantôt associées à des scènes entières, seules à pouvoir livrer la sensation unique, fugitive et labile. Ainsi, la remarque de Rachel Boué peut être appliquée aux mots qui prennent la place des objets, de moins en moins importants à partir de L’usage de la parole. Remplaçons y donc « objet perçu » par « mot perçu » et prenons le verbe « voir » dans son sens le plus large, c’est-à-dire, « percevoir» : Par un jeu de reflets réciproques où l’acte de voir et l’objet perçu [le mot perçu] cèdent à l’alchimie d’un regard re-créatif, l’espace proprement visuel s’inclut dans un espace imaginaire qui donne un prolongement narratif à la vision, lié à la représentation concomitante de la face invisible des choses [des mots]. C’est à cette jointure de l’invisible et de l’imaginaire réalisée dans le regard, que le discours peut s’autoriser à parler du visible, qu’il imagine autant qu’il le décrit. (Boué, 1997 : 147)124 À partir de L’usage de la parole, les mots protagonistes sont donc à l’origine de la sensation perçue. Ce passage le montre bien : On pourrait, en observant ces paroles porteuses de platitudes et la légèreté avec laquelle elles se posent, effleurent, rebondissent, les voir pareilles à des cailloux minces et plats voletant, faisant des ricochets. Mais cette image exacte à première vue et séduisante est de celles qu’il faut se contraindre à effacer, auxquelles il vaut mieux renoncer avant qu’elle ne vous égarent. plat (c'est la Copie, qui, elle, est sauvée), soit en déformant régulièrement - selon des règles - l'objet mimé (c'est l'Anamorphose) [...] ». (Barthes, 1975: 48) 124 Nous nous sommes permis d’ajouter ces idées entre parenthèses. 181 Elle aurait immanquablement fait apparaître celui par qui ces cailloux sont lancés et son geste montrant du savoir-faire, de l’habileté… elle aurait fait oublier ce qui dans ces paroles m’attire, ce qui revient me hanter… ces espaces vides en elles où, à l’abri des choses modestes et effacées, vacille, tremble… venu d’où ? (UP : 66-67) C’est alliée au présent que se manifeste la « concomitance entre le moment d’appréhension du tropisme et les réactions qui s’en suivent » (Calamusa, 2000 : 22). Or, si la tendance est souvent d’associer le présent de l’indicatif à la simultanéité par rapport au moment de l’énonciation (Gosselin, 2000 : 55), il convient de souligner que « la forme du présent n’est pas en tant que telle un actuel, comme le prouve la variété et la souplesse de ses emplois en tout contexte temporel » (Mellet, 2001 : 35). Et, en effet : Le Temps auquel on donne communément le nom de Présent est donc un Présent Indéfini, un Temps qui, n’étant nullement astreint à aucune époque, peut demeurer dans cette généralité, ou être rapporté indifféremment à toute époque déterminée, pourvu qu’on lui conserve toujours sa signification essentielle & inamissible, je veux dire, la simultanéité d’existence » (Beauzée, cité in Mellet, 2000 : 101) La complexité réside donc dans la particularité de cette « forme qui semble être un vrai présent tout en étant susceptible de référer à toutes les époques de la vie humaine ou à aucune » (Mellet, 2000 : 99)125. Sans prétendre réaliser une étude exhaustive du présent de l’indicatif, nous nous attacherons à relever ces emplois « d’ordre fantasmatique » qui d’après Antoine Culioli permettent de considérer les faits 125 « Cette atonie aspectuelle du présent semble encore confirmée par le fait suivant : lorsqu’on remplace un présent de narration par un prétérit, jamais on n’est tenté de produire un effet stylistique par décalage entre l’aspect verbal du temps passé choisi et l’aspect préalablement construit par la relation prédicative ; en effet, lorsqu’on a affaire à un prédicat comportant en lui-même sa ‘limite de tension interne’, le présent commute avec un passé simple, c’est-à-dire le temps du passé qui offre une saisie globale du procès et qui permet précisément d’en embrasser les limites […]. Inversement, quand on a affaire à des verbes d’état ou d’activité, le présent commute avec un imparfait, forme quasi redondante puisqu’elle instaure un intervalle ouvert à droite dans la classe des instants t et affecte ainsi une durée indéterminée au procés. [Mais] le présent de narration n’est pas pleinement l’équivalent d’un imparfait ou d’un passé simple, […] il n’est pas capable de remplacer ces formes dans leurs emplois marqués ; le présent est seulement susceptible de remplacer la forme redondante dans le contexte aspectuel prédéfini par la structuration des notions lexicales en présence d’abord, de la relation prédicative ensuite. Le présent ne vaut pas pour l’imparfait et/ou pour le passé simple, il vaut pour celui des prétérits implicitement induits par les premiers niveaux de la construction de l’énoncé, il se glisse dans un moule aspectuel préformé : tel est le sens exact de la neutralisation qu’il opère entre les deux prétérits du français. » (Mellet, 2001 : 30-31). 182 à la fois dissociés du présent et réactualisés126. Aussi, le présent sert-il, chez Nathalie Sarraute, [à édifier] un univers extratemporel et extraspatial fait de souvenirs, sensations et rêves des Narrateurs, et engendre un texte où l’écriture loin d’être postérieure à l’aventure, la précède ou, plus exactement, la suggère comme un possible [il s’agit de proposer des éventualités plus que des événements]. (Calin, 1973 : 426). Arrivée à ce point, nous croyons utile de dresser une classification d’images livrées au présent. Chez Nathalie Sarraute, plusieurs possibilités sont à envisager : la transmission en direct, la situation généralisée et la reprise ou réactualisation. La description proche à la transmission en direct peut être mise en rapport, d’après nous, avec le « discours de présentation » (Gosselin, 2000) et nous semble coïncider avec le présent actuel qui exprime l’aspect inaccompli tout en décrivant une suite d’actions qui se succèdent. « Comme la description opère par étapes successives, par une observation progressive, on peut dire que le présent […] est un présent tabulaire » (Hamburger, 1986 : 117). La faculté que Käte Hamburger associe au présent tabulaire, « se fonde sur le refus de la notion de narrateur omniscient, et donc sur cette limitation volontaire du récit à ce qui est perçu par les sens » (Ibid.). Ici, « la temporalité du sujet énonciateur et celle des objets et des événements sont couplés, au sens où nulle distorsion n’est possible (Gosselin, 2000 : 61). Cette conception côtoie la valeur perceptuelle du présent d’après laquelle : Une phrase au présent actuel décrit, elle, une situation continue (non discrète) qui occupe un intervalle t0 dont les contours sont flous. […] L’actualité de ce PR consiste en ce qu’il se fonde sur la Rpv [relation point de vue] perceptuelle, représentée […] par la relation visuelle voit (Ipv,e), où e est une situation décrite par la phrase. C’est pourquoi ce présent sera appelé présent perceptuel. […] les choses décrites du point de vue d’un individu (Ipv) qui voit (ou fait comme s’il voyait) la situation. […] Un tel accès ne demande aucune connaissance préalable, aucune opération de généralisation. Dans le cas de la [relation point de vue] perceptuelle, Ipv [l’individu responsable du point de vue] accède perceptuellement à e alors que e est en cours. C’est la raison pour laquelle 126 Dans ce sens Antoine Culioli affirme qu’ « il existe des emplois […] d’ordre fantasmatique, où le repère fictif fonctionne comme un repère-origine dédoublé à la fois identifiable et non identifiable à Sit0 » (Culioli, 1980 :186). En effet, « A. Culioli a suggéré que le repère de ce présent ne soit ni lié à la situation d’énonciation (comme pour le présent déictique) ni coupé de celle-ci (comme le passé simple) mais situé par rapport à un repère fictif construit à partir du moment d’énonciation : un repère qui serait à la fois coupé de ce moment d’énonciation et identifié à lui. Cela explique l’indécision des lecteurs devant ce type de formes : ils les interprètent à la fois comme des événements dissociés du présent et comme la réactualisation, la « résurrection » de faits révolus. » (Maingueneau, 1990 : 49). 183 les contours temporels de e (ses points initial et final) apparaissent comme flous. (Vogeleer, 1994 : 43)127 Dès lors que la distance entre monde raconté et monde racontant s’estompe, « le présent (re) présente un monde fictif qui n’est plus su mais vu » (Guijarro, 2002 : 335). Mais le présent c’est aussi Le temps de la fiction pure, celui que l’on trouve dans les énoncés de problèmes de mathématiques (quand le subjonctif n’y est pas). Il équivaut alors à une supposition qui ne s’ancre dans aucune situation antérieure, mais crée, par expérience imaginaire, ce qui convient à son propos. Le présent, dès lors, ne fait pas la copie d’une réalité préexistante, ne décrit rien : il agence, trace, construit, présente ce référent à mesure qu’il le monte. (Danon-Boileau, 1982 : 139). La singularité de cette circonstance réside dans le fait que « la borne finale du procès reste hors du champ de monstration, dans le domaine du possible » (Gosselin, 2000 : 61)128. Dès lors, l’image fabriquée pour l’occasion livre un monde éventuel, 127 « La situation décrite dans [Jean regarde (est en train de regarder) la télévision] peut être envisagée soit du point de vue d’un observateur extérieur …] qui voit e au moment tpv, soit du point de vue de l’individu qui participe à la situation, soit même du point de vue de quelqu’un qui n’a pas d’accès perceptuel immédiat à e au moment tpv. Le premier cas constitue la variante la plus pure de Rpv perceptuelle. Dans le deuxième cas, où les choses sont décrites du point de vue de Ipv=Jean, un tel Ipv a toujours un accès perceptuel à ses propres actions, états, sentiments, etc. Dans le troisième cas, la situation e est décrite du point de vue d’un Ipv, qui au moment tpv, ne voit pas e (par exemple, lorsque e a lieu dans la pièce voisine). Cependant, cet Ipv décrit e comme s’il la voyait, en se fondant dans la plupart des cas, sur une vraie relation perceptuelle préalable dont il prolonge la validité jusqu’à l’instant Ipv. Il s’agit ici d’un Rpv perceptuelle que nous appelons transférée. Les propriétés cognitives et sémantiques de la Rpv perceptuelle transférée sont semblables à celle d’une « vraie » Rpv perceptuelle. La différence consiste en ce que la vraie Rpv perceptuelle peut déclencher une description (au sens défini par Adam et Petitjean (1989)), alors que la relation perceptuelle transférée ne donne pas lieu à un tel développement. Par ailleurs, une phrase [Jean regarde la télévision] peut aussi être produite en vertu d’une inférence. Dans ce cas, la situation est décrite du point de vue d’un Ipv qui infère, à partir de certaines connaissances, que (probablement) Jean regarde la télévision (en ce moment), (Jean doit être en train de regarder la télévision). Normalement, cet accès inférentiel est marqué (ou, au moins peut être marqué) par des expressions modalisantes. C’est pourquoi dans le cadre de cette étude, ce cas particulier ne sera pas pris en considération.» (Vogeleer, 1994 : 56). 128 « Pour montrer que même dans ces séquences le présent actuel conserve son aspect inaccompli, les tests de compatibilité avec les compléments de durée ne sont pas disponibles, dans la mesure où les procès quasi-ponctuels sont présentés au fur et à mesure de leur enchaînement. En revanche, le fait que l’on retrouve le ‘paradoxe imperfectif’ dans ces tours constitue, à nos yeux, un argument décisif : de même que de ‘Pierre traversait la route’ (un accident a pu survenir), de ‘Pierre traverse la route’ ou de ‘Pierre passe la balle à Jean’ on ne peut inférer avec certitude qu’il sera vrai que ‘Pierre a traversé la route’ ou que ‘Pierre a passé la balle à Jean’ (elle aura pu être interceptée), comme l’indique l’exemple de Martin (1987 : 112) : ‘Platini tire au but… hé non ! il perd sa chaussure’. Cette situation ne s’explique que si l’on admet que la borne finale du procès reste hors du champ de monstration, dans le domaine du 184 soumis aux aléas du texte, une image dont l’incertitude de l’aboutissement procure un effet dynamique et ouvert à toutes les contingences. Aussi, le lecteur est-il enjoint de dépister les traces du procès énonciatif qui la rendent possible. Si les événements peuvent être (re)présentés au fur et à mesure de leur développement sous l’aspect limitatif ou ponctuel, ils n’engendrent pas pour autant les mêmes images. Un présent de situation généralisée, non sécant et accompli, implique un certain degré d’abstraction qui arrive parfois à produire l’effet d’une situation encapsulée, propice à poser une scène comme une sorte d’archétype. Ce présent se rapproche du dit aoristique qui Ne constitue évidemment pas un fait d’embrayage énonciatif, il n’indique pas que le procès se prolonge, « est ouvert » à droite et contemporain du moment d’énonciation. Il exclut toute valeur durative et tout repérage par rapport au moment de l’énonciation. En règle générale, […] ce présent ne remplace pas purement et simplement le passé simple, il le supplée localement à des fins stylistiques bien déterminées. (Maingueneau, 1990 : 46-48) Le présent dans le cas du joueur de bowling en action, que Dominique Maingueneau (Ibid.) propose comme exemple de tous les lanceurs, coïncide avec le présent dans celui d’une potière mise à l’œuvre que Svetlana Vogeleer (1994) définit comme « présent perceptuel des achèvements ». Si, pour Svetlana Vogeleer, ce temps n’est pas un présent historique, c’est parce qu’elle associe à tort deux valeurs différentes de l’indicatif présent. L’exemple de la potière, placé dans un hors temps, n’est pas comparable à une transmission sportive intégrée au moment de l’énonciation. Le temps dans l’exemple de la potière mise à l’œuvre est à envisager dès lors comme présent aoristique qui instaure une image archétypale dont la reproduction figée est issue d’une conscience collective. Ce présent est à distinguer des présents de reportage associés à ce que Sylvie Mellet a appelé auto-repérage du procès, « voulant souligner l’autonomie complète du repérage du présent par rapport aux repères déictiques ou anaphoriques possible. C’est seulement lorsque l’énoncé suivant ne contredit pas ce qui vient d’être dit que l’on peut inférer, d’un point de vue pragmatique, que l’action décrite a bien été menée jusqu’à son terme » (Gosselin, 2000 : 60-61). 185 préalablement construits [le présent créerait ainsi] sa propre actualité par son énonciation même » (Mellet, 2001 : 37)129. Quant à la réactualisation il faut signaler que sa spécificité dépend du rapport d’appartenance au présent narratif, défini comme « simulation de la présentation » (Gosselin, 2000)130. Lorsque le narrateur fait revivre au lecteur des scènes qu’il prétend avoir vécues : Le discours présente le contenu d’une représentation donnée comme préverbale (« les souvenirs ») tout en transportant le lecteur à l’intérieur de cette représentation pour la mettre face aux événements représentés et pour simuler ainsi leur présentation. (Gosselin, 2000 : 67) Dans ce cas la simulation de la présentation (Gosselin, 2000 : 66), sous la modalité perceptuelle où l’accès à la réalité fictionnelle est établi à partir des 129 S’appuyant sur la notion de présent indéfini de Beauzée, Sylvie Mellet affirme avec Guy Serbat (1988) que le présent est une forme non-déictique du verbe puisque « lorsque le présent prend valeur d’actuel, Tº ne joue pas le rôle d’instance énonciative de repérage, mais il est seulement le lieu d’inscription du procès dans le réél ; c’est donc un paramètre pour la référence de la relation prédicative plutôt que pour les opérations énonciatives » (Mellet, 2001: 36). En effet, pour Beauzée le présent est dissocié du nunc de l’énonciation. (Cf. Beauzée cité in Mellet, 2000 : 101). 130 « La différence de fonctionnement aspectuo-temporelle entre le présent et tous les autres temps verbaux s’éclaire si on la met en rapport avec une distinction, qui nous paraît fondamentale, entre deux régimes discursifs : la présentation et la représentation. […] Le discours de la présentation suppose la présence des objets et des événements présentés. Il entre en corrélation avec le processus cognitif de la perception ; il sert essentiellement à montrer (diriger l’attention perceptive) et à catégoriser les objets, ainsi que les états et les changements qui les affectent, au fur et à mesure de leur déroulement temporel. On peut dire que la temporalité du sujet énonciateur et celle des objets et des événements sont « couplées », au sens où nulle distorsion n’est possible (on glisserait alors vers la représentation) : la présentation se situe perpétuellement dans le présent. En fait, jamais le discours de présentation n’est pur de toute représentation, ne serait-ce que parce que la perception est elle-même une forme de représentation. (Bouveresse, 1995 : 168 sq). Néanmoins il paraît nécessaire d’identifier des discours de présentation comme les comptes-rendus sportifs en direct […] ou, dans le domaine de la fiction, le discours d’Asmodée dans Le diable boiteux de Le Sage, qui présentent les événements à mesure qu’ils se déroulent, dans le cadre d’une temporalité couplée […]. À l’inverse, le discours de représentation prend appui sur le processus cognitif de représentation de ce qui est absent, et suppose un « découplage » de la temporalité du sujet et de celle de l’objet et des événements, qui, de ce fait, doivent être linguistiquement situés dans le temps (qui comprend le passé et futur). Le présent actuel est, par excellence, le temps de la présentation, le temps des temporalités couplées. On explique ainsi son aspect nécessairement inaccompli […] et simultanément le fait que cet aspect soit compatible avec la succession des procès. […] Rien de tel, évidemment, avec le discours de représentation : le « temps » de la narration est indépendant de celui des événements narrés. » (Gosselin, 2000 : 61-62). 186 perceptions, s’assimile aisément à l’hypotypose131. Favorable au développement d’une image réactualisée, celle-ci Peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous nos yeux, et fait d’un récit ou d’une description […] un tableau, ou même une scène vivante. (Dupriez, 1984 : 240) Qu’il s’agisse donc, à travers le présent, d’une description proche à la transmission en direct, d’une situation généralisée, ou d’une réactualisation les procédés sont destinés à rendre une réalité faite de mouvements intérieurs ineffables, inexprimables qui ne peuvent être rendus que par des images parlantes, car Comme, tandis que nous accomplissons ces mouvements, aucun mot – pas même les mots du monologue intérieur – ne les exprime, car ils se développent en nous et s’évanouissent avec une rapidité extrême, sans que nous percevions clairement ce qu’ils sont, produisant en nous des sensations souvent très intenses, mais brèves, il n’était pas possible de les communiquer au lecteur que par des images qui en donnent des équivalents et lui fassent éprouver des sensations analogues. (Sarraute, 1964 : 8-9) Aussi, une surimpression d’exemples au présent, concrétisés en images, scènes ou cas, renforce-t-elle le penchant sarrautien pour le ressassement, pour la rumination, qui pousse à revenir sans cesse sur la sensation laissée par les mots happés au passage. Pour ce faire, les images affichent des variations qui bigarrent la réalité cénesthésique, qui modulent les oscillations d’une sensation unique soumise au crible du regard. Constamment remaniés, les mouvements intérieurs se donnent à voir dans « cette part invisible du réel qui s’articule à l’imaginaire » (Boué, 1997 : 148) et qui loin de ressembler à l’esthétique gnostique d’un irreprésentable, comme chez Rilke, elle devient la matière d’un développement narratif. Cet invisible qui imprègne le tissu du 131 « L’hypotypose est définie par Quintilien (Institution oratoire, IX, 2) comme ´´une image des choses, si bien représentée par la parole que l’auditeur croit plutôt la voir que l’entendre´´. Certains auteurs la confondent avec la description, mais Bernard Lamy fait bien la distinction : ´´Hypotypose est une espèce d’enthousiasme qui fait qu’on s’imagine voir ce qui n’est point présent, et qu’on le représente si vivement devant les yeux de ceux qui écoutent, qu’il leur semble voir ce qu’on leur dit. La description est une figure assez semblable, mais qui n’est pas si vive. Elle parle des choses absentes comme absentes… (La Rhétorique ou l’art de parler, II, 9, p. 154 de l’éd. de paris, 1757) » (Le Guern, 1986 : 47). 187 visible est, en effet, une source de motivation narratologique puisqu’elle ouvre à une plus grande liberté d’inventivité. Ainsi l’enchevêtrement du visible et de l’invisible, sur lequel le regard sarrautien semble se poser, fournira à la romancière un matériau privilégié pour l’élaboration d’une narration et d’une stylistique heuristique. (Ibid.) 188 4.3.1. L’usage de la parole : éventualités labiles Chaque fragment de L’usage de la parole inaugure une nouvelle sensation éveillée par l’impulsion qui lui procurent certaines paroles banales : Ich Sterbe, À très bientôt, Et pourquoi pas ?, Ton père. Ta sœur, Le mot amour, Esthétique, Mon petit, Eh bien quoi, c’est un dingue…, Ne me parlez pas de ça, Je ne comprends pas. Celles-ci apparaissent de façon incoercible et révèlent par là même « un monde d’objets – de mots-objets pourrions nous dire – privés de toute signification et n’existant que par leur seule présence, réduits à l’état de choses auxquelles on se heurte ou qui nous entourent » (Bloch-Michel, 1963 : 59). Affranchi des données particulières et limitées de l’histoire et du personnage, le récit sarrautien132, à partir de L’usage de la parole, prend pour cible le mot soumis à l’usure d’une reprise réitérée, qui en mine le sens et lui confère une transcendance nouvelle. Et, selon Rachel Boué, La tension dramatique ne résulte plus de l’affrontement entre personnages, mais du désaccord entre le langage et eux. Les mots ne sont plus de simples signifiants, ils accèdent ainsi au statut d’actants. Ainsi ils ne sont plus là pour nommer une chose ni traduire un vécu émotionnel, mais sont utilisés comme des objets sur lesquels il faut gloser ou contre lesquels il faut se défendre. (Boué, 1997 : 97) En conséquence, le mot, véritable catalyseur, libère coup sur coup, par le biais de ses répétitions, de ses retentissements, les couches d’une réalité sensorielle qui existe chez tout le monde et qui afflue dans un ressassement constant. Il en résulte un mouvement dont le tempo scande l’instant, déclenche une turbulence interne qui, portée à son plus haut degré d’éréthisme, emplit l’espace textuel et découvre le for intérieur d’une conscience anonyme, support provisoire, momentané de toute cette agitation. Ce 132 « Du réel qui reste anonyme, propre à tous, qui se maintient le plus possible au niveau du ‘ressenti’ de tous. Et, tout à fait arbitrairement, lorsqu’on veut faire semblant, on fait des trompe-l’œil, comme dans Le planétarium. On fait des personnages parce qu’ils se voient les uns les autres comme des personnages. Alors ils plaquent les uns sur les autres ce qui leur paraît vraisemblable. Mais ils ne sont qu’apparences, par derrière, se déroule la vie anonyme des tropismes. On peut se passer de ces apparences, comme, mettons dans L’usage de la parole. En dehors de ‘Ich Sterbe’, où il s’agit de Tchéjov, tous les autres textes sont vraiment anonymes. » (Propos de Nathalie Sarraute repris par Simone Benmussa, 1987 : 119). 189 n’est qu’au terme de son épuisement, soumise à un rabâchage opiniâtre, que la sensation évincée s’évanouit, prête, toutefois, à revenir s’enchevêtrer dans le texte, sous la poussée d’un nouveau mot, toujours prête à se laisser prendre au jeu de la représentation. Nathalie Sarraute arrive ainsi à épurer son œuvre, tissant de nouvelles intrigues au sein de mouvements destinés à délivrer les entrelacs du texte et de l’univers intérieur. Un sujet, dévoilé par ce qu’il ressent, s’estompe dès lors au profit d’un engrenage où il est pris irrésistiblement. Simple support, habité par la sensation qui le traverse, il devient l’appareil amplificateur, la pièce de sondage au service d’une prospection dans les apparences. Et, si la sensation s’empare du sujet et qu’elle envahit le texte, le mot finit par supplanter le sujet en ce qu’il charrie à lui seul le rythme textuel. Dans L’usage de la parole, il n’y a « rien de plus banal que ce que ce flot [de paroles] charrie » (UP : 22). Pourtant, quelque chose de suspect enjoint à la prospection, « pas dans ce que ces paroles rapportent, non, mais il y a quelque chose d’un peu étonnant… peut-être dans leur débit » (UP : 23). À ces mots-objets, à ces paroles ou phrases souvent arbitraires, qui s’imposent inopinément à l’esprit, correspond un monde envisagé à titre d’hypothèse. Surgit dès lors une réalité construite de toutes pièces pour le bon plaisir : Mais il n’y a rien ici, c’est évident, aucune foi, mauvaise ou bonne, aucune foi d’aucune sorte. Rien que le bon plaisir, rien que le désir de s’amuser, de satisfaire une fantaisie quelconque, un caprice du moment. Rien que la frivolité, la gratuité pures… Une légèreté qui donne le vertige… le filet tissé d’idées, de raisonnements qui enserrait, contenait le monde, un coup de pied, un coup de griffe le déchire, tout se défait, s’échappe, s’écoule… le cœur vous manque… On devrait pouvoir dire le cerveau vous manque… (UP : 45) Le présent convient donc bien à cet univers non réel, fabriqué de toutes pièces où les images instantanées, propulsées par les mots, sont « en perpétuelle transformation » (Ibid. : 313). Nous essaierons d’établir, en premier, les différents types d’images véhiculées par le présent de l’indicatif pour y associer, par la suite, un sujet de conscience, à l’origine de la perception, sans lequel elles ne pourraient exister. Face à la défaillance du langage (Boué, 1997 : 12-13), inapte à dire l’ineffable, l’image attachée à rendre « la sensation qui cherche à se manifester » (Finch et Kelley, 190 1985 : 315) permet de retrouver un vécu au moment même où il est montré. En effet, Nathalie Sarraute prétend donner au lecteur, par le biais d’une image parlante, « une sensation qu’il connaît et qui est équivalente à une sensation qu’il connaît moins » (ibid.: 307). Le défi vise ainsi à saisir une impression familière comme si elle survenait pour la première fois. Il s’agit avant tout de faire revivre l’avènement d’une sensation fugace, vaguement ressentie, sur laquelle on ne s’arrête pas d’ordinaire. Une fois de plus, comme dans Tropismes, les textes sont « l’expression spontanée d’impressions très vives, et leur forme [sont] aussi spontanée et naturelle que les impressions auxquelles elle [donne] vie. » (Sarraute, 156 : 8). Ce qui s’énonce ici est un choix théorique, le principe fondateur auquel L’usage de la parole fait écho : Je me suis aperçue en travaillant que ces impressions étaient produites par certains mouvements, certaines actions intérieures sur lesquelles mon attention s’était fixée depuis longtemps. En fait, me semble-t-il, depuis mon enfance. Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence. Comme, tandis que nous accomplissons ces mouvements, aucun mot – pas même les mots du monologue intérieur – ne les exprime, car ils se développent en nous et s’évanouissent avec une rapidité extrême, sans que nous percevions clairement ce qu’ils sont, produisant en nous des sensations souvent très intenses, mais brèves, il n’était possible de les communiquer au lecteur que par des images qui donnent des équivalents et lui fassent éprouver des sensations analogues. Il fallait aussi décomposer ces mouvements et les faire se déployer dans la conscience du lecteur à la manière d’un film au ralenti. Le temps [n’est] plus celui de la vie réelle, mais celui d’un présent démesurément agrandi. (Sarraute, 1956 : 8-9) La péripétie ou la véritable histoire ne réside donc pas dans la simple rencontre de deux personnes à l’écoute l’une de l’autre, mais dans ce que les paroles issues de ces tête à tête mettent en branle et que seules des images sont capables de refléter. De toute évidence, la conversation est à peine livrée dans sa facette externe où gestes et paroles prononcées ne tardent jamais trop à céder leur place aux images. Servant à seconder ce que les mots ne peuvent dire, celles-ci permettent d’atteindre des endroits inexplorés, car chez Nathalie Sarraute, […] où ne peut-on parfois être entraîné, porté par le cours d’une conversation familière, toute banale, à la table d’un restaurant où se retrouvent régulièrement pour déjeuner ensemble deux amis. (UP : 33) 191 Il ne s’agit pas de raconter ce qui s’est passé puisque à la surface rien d’extraordinaire n’a apparemment eu lieu. En outre, «’s’est passé’ paraît peu convenir à ces moments, les plus effacés qui soient, les plus dénués d’importance, de conséquence… » (UP : 83). Le but est plutôt de vivre, de faire revivre ou affleurer la sensation perçue « en un éclair » sous les paroles prononcées. Relever ses moindres vibrations, son déroulement, son intensité demande, dès lors, non seulement que soient pénétrées des profondeurs propices à ces mouvements intérieures innommables, mais que l’univers factice des apparences soit relégué au second plan. Lorsque le présent prend le dessus, c’est effectivement l’univers intérieur qui émerge. Cette prospection, où se produit le passage du monde apparent des faits et gestes au monde imperceptible des impressions, suit inévitablement un prélèvement par couches successives que certaines images dévoilent. Le domaine à explorer, ces mouvements fugaces ressentis au seuil de la conscience, nous est inévitablement livré dans l’instant dilaté d’un présent démesurément agrandi où tout est vu au ralenti. Plusieurs étapes, plusieurs degrés de l’approfondissement intérieur sont donc appelés à être franchis. Les images issues d’une première strate impliquent que le lecteur soit transporté à l’intérieur de la conversation, dans l’engrenage qui la sous-tend. Nous sont donc données sur le vif, au présent, une suite d’actions virtuelles ou sous-actions qui miment les déboires de la conversation. Ainsi en est-il de cette scène où l’on assiste à l’agression que supposent les mots « mon petit » pour celui qui les reçoit alors que sans réfléchir il fait semblant de ne pas en être atteint. Pourtant «des alternatives se sont proposées, des impulsions ont dû être maîtrisées, des réflexes naturels réprimés » (UP : 100). Quoique tout cela se produise « en un clin d’oeil » (Ibid.), le narrateur parvient bien à fixer le moment, à dépecer l’impression confuse et fuyante : Tout cela en moins d’un éclair… Mais qu’on se donne la peine de le rattraper, de le retenir, de l’observer avec une certaine attention et on perçoit… pas aussitôt, pas facilement… c’est si confus, fuyant… à peine est-ce entrevu que cela a disparu… mais si l’on parvient à le fixer assez longtemps… regardez… Celui en qui « mon petit » mêlé à d’autres mots s’est introduit, aussitôt l’en sépare, s’en empare, l’examine… c’est bien cela, impossible d’en douter, si étonnant 192 que ce soit, dans le calme, dans la détente parfaite brusquement cette agression, pas la guerre, non juste une inquiétante, intolérable incursion… […] inutile de sonner le branle-bas de combat, il suffit de recourir à un certain dispositif de défense très efficace en pareil cas… il est tout prêt, « Ne me dites pas mon petit » est là, des mots fusées qui vont éclairer brusquement l’intrus, le mettre en fuite, lui servir d’avertissement, lui ôter l’envie de recommencer… « Ne me dites pas mon petit »… il suffit de les lancer… (UP : 100-101)133 La transmission en direct de la sous-action, dans les passages que nous soulignons, livre au présent un monde éventuel dont « la borne finale du procès reste, pour un bref instant, hors du champ de monstration, dans le domaine du possible » (Gosselin, 2000 : 61). Et, en effet, l’énoncé final confirme ici que l’action n’a pas pu être menée jusqu’à son terme puisque, littéralement pris dans le « fil de la conversation », le sujet est incapable de rompre les règles : Mais qu’attend-il ? Que lui est-il arrivé ? Il ne peut pas bouger, il est comme ligoté… c’est, qui de nous ne l’a éprouvé… c’est qu’il est pris dans le fil de conversation ou plutôt que ce fil autour de lui s’enroule, le tient enfermé… il regarde ces mots qui sont là, tout près…mais il faut pour les atteindre, pour s’en emparer rompre ce fil, le déchirer et arrachant tout, bondissant au-dehors lancer, déclenchant la lumière aveuglante, le fracas : Ne me dites pas « mon petit »… et il n’en a pas la force, le lien qui l’enserre est trop solide, trop bien noué, il fait quelques mouvements pour se dégager, il tressaute faiblement et puis il renonce, il fait semblant… Mais le voici qui bouge, s’agite doucement… est-ce pour une nouvelle tentative ?... c’est un peu tard, il a laissé passer le moment… (Ibid.) Le cérémonial de la conversation tend à dresser une organisation précise, à distribuer des places et des distances où s’opposent d’ordinaire deux groupes : « Ceux qui peuvent » et « Ceux qui ne peuvent pas », ceux qui sont capables de dire certains mots et ceux qui ne sont pas capables de dire par exemple « Ne me parlez pas de ça » : « Ne me parlez pas de ça », dites-vous… […] Et avec cette docilité qui fait un des charmes de ce jeu, celui qu’on vient d’interroger se met sur le côté, et, silencieux, mais attentif à tout ce qui va se passer, il attend. À celui-ci maintenant, posons-lui la même question. Il paraît un peu surpris. Son regard devient pensif, il répète les mots en les étirant… […] et il se range. 133 Nous soulignerons, dorénavant, l’emploi du présent dans les citations relevées. 193 Et maintenant à cet autre. « Ne me parlez pas de ça » ? La surprise, presque de l’effroi se voit sur son visage. « Comment ? Ainsi, brusquement, au milieu de la conversation ? Mais voyons, c’est impossible. Vous n’y pensez pas… […] Cependant chez « Ceux qui ne peuvent pas » persiste une certaine agitation… Y en a-til d’autres ici qui pensent ne pas appartenir à ce groupe ? On s’écarte avec des sourires indulgents pour laisser s’avancer celui-ci, tout rougissant… […] « Ne m’en parlez pas » ! Des rires fusent… […] Mais est-ce possible qu’il ignore que « Ne m’en parlez pas », c’est le contraire de « Ne me parlez pas de ça » « Ceux qui peuvent » ont l’air plus embarrassés que les autres… Ils se regardent, ils haussent les épaules… On les entend murmurer… « Quelle question… C’est pourtant clair… Vous l’avez dit vous-même : Quelqu’un vous parle de quelque chose qui vous ennuie, qui vous agace, vous ne voulez pas l’entendre… Alors quand vous en avez ras le bol, vous lui dites : « Ne me parlez pas de ça » […] Du groupe de « Ceux qui ne peuvent pas » partent ces cris indignés […] Nous ne pouvons pas dire ça parce que c’est mal élevé […] Soudain, les yeux injectés de fureur, « Ceux qui peuvent » marchent sur « Ceux qui ne peuvent pas », ils crient… Mais on voit que ce n’est plus pour jouer, ce n’est plus pour rire… ils leur crient… c’est à ne pas croire… ils leur crient, à eux : « Ne me parlez pas de ça. » (UP : 123-137)134 Si l’aisance, la désinvolture initiale de « Ceux qui peuvent » aboutit finalement à une forte tension, l’effet contraire se produit dans l’exemple suivant où le malaise que causent les paroles de l’autre se transforme en sentiment de bonheur : À ces mots, « Je ne comprends pas », voici que l’escroc, le pervers, le tortionnaire, l’oppresseur se tourne vers celui qui les a proférées, la reconnaissance, la joie ruissellent de ses yeux, il lui pose les mains sur les épaules, il lui prend la main, il la secoue… […] En une seconde le malaise, le mécontentement d’avoir été mis à une si rude épreuve, d’avoir à son insu été utilisé pour une expérience, ont disparu, un sentiment de bonheur les recouvre… (UP : 149). Effet de renversement par lequel l’ordre de toute composition est invariablement bouleversé. Toute réalité dont le contraire apparaît avec la même force d’évidence, 134 La complexité de la narration – où la voix du narrateur se mêle à celle des personnages –, nous oblige à relever l’exemple dans cette ampleur pour faire saisir le processus. Aussi, les espaces entre les différents paragraphes sont-ils importants puisqu’ils correspondent aux espaces blancs voulus par l’auteur. Des présents, associés au discours du narrateur ou aux voix des personnages parsèment ces passages, donc seul les mots que nous soulignons en italiques sont à prendre comme sous-action. 194 empêche de ce fait que la sensation ne se fige, que ne prévale un aspect plutôt qu’un autre. Aussi, le soupçon ne tarde-t-il pas à surgir lorsqu’une vision s’instaure : Ici le courage, la justice, la liberté triomphent, les méchants sont mis hors d’état de nuire, les bons reçoivent leur récompense… Mais vraiment c’est à croire que toute cette belle, trop belle histoire n’était finalement rien d’autre qu’un conte de fées. (UP : 139) Pourtant, malgré sa force suggestive, la sous-action ne suffit pas à complètement pénétrer dans les interstices de la conversation. Apparaît, donc, un strate au deuxième degré où, amenées par la nécessité de percevoir sur le champ la sensation que produisent certains mots sur celui qui les écoute, les comparaisons expriment ce que ceux-ci ne peuvent dire. L’action intérieure trouve ainsi son pendant dans une image qui s’impose à l’esprit par son caractère d’évidence. La simplicité de l’image, voulue et recherchée par l’auteur (Finch et Kelley, 1985 : 308) vise à faire parvenir instantanément la sensation appréhendée. Il en découle une certaine généralisation qui, propre à poser une scène comme archétype, met en vedette des situations facilement identifiables. Par exemple, lors d’une conversation innocente, se dégagent : des mots « tout lisses et durs comme des pelotes basques, que je lui lance de toutes mes forces, à lui, un joueur bien entraîné qui se tient placé au bon endroit et les reçoit sans flancher juste là où ils doivent tomber, dans le fond solidement tressé de sa chistera. (UP : 16) Tout aussi parlante cette scène où, ne pouvant malgré lui s’écarter de son interlocuteur, le sujet se soumet à une autopunition « comme font dans les camps ces détenus qui, tournant leur fureur contre eux-mêmes, se mutilent » (UP : 26). Ou encore, fasciné par le sens des paroles qu’il reçoit ou qu’il lance : Leur sens seul le fascine, c’est sur lui qu’il se jette, qu’il s’acharne. Il est pareil au taureau qui ne voit que la couleur, elle seule, qui devant lui se déploie, ondule, se dérobe, revient… c’est sur elle que secouant ses banderilles et ruisselant de sang inlassablement il fonce… un taureau « noble », qui ne voit que la couleur pure et jamais l’homme qui agite la muleta… (UP : 43) 195 Le mot Amour éveille une « image exacte à première vue et séduisante […] de celles qu’il faut se contraindre à effacer » (UP : 67), ainsi : « on pourrait, en observant ces paroles porteuses de platitudes et la légèreté avec laquelle elles se posent, effleurent, rebondissent, les voir pareilles à des cailloux minces et plats voletant, faisant des ricochets » (UP : 66). Alors que celui à qui le mot « mon petit » est envoyé « en reçoit comme une légère décharge… ou si l’on ne craint pas de se servir d’une encore plus banale comparaison, il éprouve une sensation semblable à celle qu’on a quand on touche une ortie ou quand on frôle du doigt le bord poilu d’une feuille de cactus » (UP : 98). Ce ne sont là que quelques exemples parmi tant d’autres, marqués par un présent de situation généralisée à rapprocher de l’aoristique (Maingueneau, 1990 : 46-48) qui produit l’effet d’une situation encapsulée, propice à poser une scène comme une image archétypale dont la reproduction est issue d’une conscience collective. Ces images ne sont pas seulement intimement liées à la sous-action qui les précède mais également à l’effet direct du mot sur la page blanche qui « pour nous a l’intérêt de nous faire voir tout à coup ce flot de paroles qui nous fascine, sous d’assez curieux et imprévisibles aspects » (UP : 32) : Des paroles –ondes brouilleuses… Des paroles –particules projetées pour empêcher que grossisse dans l’autre… pour détruire en lui ces cellules morbides où son hostilité, sa haine prolifère… Des paroles –leucocytes que fabrique à son insu un organisme envahi de microbes… Des paroles déversées par tombereaux, sans répit, pour assécher les marécages… Des paroles –alluvions répandues à foison pour fertiliser un sol ingrat…. Des paroles meurtrières qui pour obéir à un ordre implacable répandent sur la table des sacrifices le sang d’un frère égorgé… Des paroles porteuses d’offrandes, de richesses ramenées de la terre entière et déposées sur l’autel devant un dieu de la mort assis au fond du temple, dans la chambre secrète, la dernière chambre… (UP : 32-33) 196 Si, dans les exemples ci-dessus, le verbe copulatif ou la conjonction de comparaison sont implicites, la prégnance de l’image, vue en direct, n’en résulte que plus forte. Incontestablement, les paroles dégagent à elles seules ces visions, car « à défaut d’actes, nous avons à notre disposition les paroles. Les paroles possèdent les qualités nécessaires pour capter, protéger et porter au-dehors ces mouvements souterrains à la fois impatients et craintifs » (Sarraute, 1956 : 121) : « Ne me parlez pas de ça »… Un coup de pied repousse l’embarcation, si frêle, sur laquelle serré contre vous il essayait de traverser… au milieu des récifs, des courants, des crocodiles… […] « Ne me parlez pas de ça »… Voyez comme il s’avance, libre, confiant, en pays ami, en pays de connaissance, à l’intérieur du même pays, notre patrie à tous… et tout à coup ce poste-frontière, ces gardes armés, ces douaniers mesquins, hargneux, qui fouillent… Qu’est-ce que c’est ? Mais des cadeaux, des souvenirs pour nous, ses proches… Ils les sortent, les inspectent, les jettent brutalement, les confisquent… « Ne me parlez pas de ça »… Sur une route herbeuse, en pleine campagne soudain ce feu rouge… un flic ganté de blanc lève son bâton… « Ne me parlez pas de ça »… Mais comment… mais c’est un cauchemar… Celui qui est assis devant lui à cette table est un examinateur… et il lui donne… mais qu’a-t-il donc pu dire qui mérite un zéro. « Ne me parlez pas de ça »… Attention, vous savez où vous êtes ?... Un greffier invisible inscrit toutes vos paroles… Tout ce que vous dites peut être retenu contre vous. […] (UP : 135-136). L’accès à la réalité fictionnelle, à partir de ces images, favorise une sorte d’hypotypose. L’impression est si énergiquement transmise qu’elle semble mettre « sous les yeux une scène vivante » par le biais de la réactualisation d’une réalité issue de nos mots, de cet espèce de patrimoine commun, de « notre stock commun », dirait Nathalie Sarraute. Et, en effet, il y en a tout un stock commun, amassé pour cet usage, toujours à la disposition de chacun, où chacun maintenant puise, où il saisit, envoie à l’autre des mots qui d’un seul coup vont les placer tous deux, les implanter solidement sur la terre ferme, sur ce petit morceau de terre où ils sont sûrs de se retrouver. (UP : 87) 197 Par voie de conséquence, « la conscience centrale qui observe doit se glisser dedans et en même temps rester dehors […] adhérer pour vivre avec, prendre ses distances pour mieux voir » (Weissman, 1978 : 72). À ces images d’ordre universel, où tout le monde peut retrouver quelque chose de familier, s’ajoutent des descriptions proches de la transmission en direct fondée sur une limitation du récit à ce qui est perçu par les sens. Or, quand à force de regarder de trop près, le tropisme s’empare de l’observateur et envahit son champ de vision, « ce monde de sensations vagues […] ne peut se présenter que comme image de mouvement » (Weissman : Ibid.). C’est alors que, « plongeant dans les couches les plus profondes de la psyché» (Weissman, Ibid. : 74), le sujet de la focalisation (Vitoux, 1982 : 360) atteint le domaine de l’indifférencié, « une matière anonyme commune à tous » (Ibid.). De la première à la troisième strate, la réduction de la distance par rapport à l’objet focal, favorise de cette manière une consonance des points de vue où le sentiment particulier et concret est négligé au profit d’une sensation insaisissable en expansion. Celle-ci, née d’une espèce d’anamorphose intérieure grossissante, semble se dérouler sous nos yeux, au fur et à mesure qu’elle se forme. L’image, limitée à ce qui est perçu par les sens, nous est présentée sur le vif par le biais d’un présent qui « agence, trace, construit, présente [le] référent à mesure qu’il le monte » (Danon-Boileau, 1982 : 139). Un monde assujetti au prisme intérieur, dénué de profil extérieur, épouse ainsi des formes d’énergie matérialisées en émanations fluides, en ondes qui traversent ou irradient une conscience anonyme mais qui disparaissent aussitôt que « les mots nets, étanches » s’y appliquent : Ce qui en moi flotte… flageole… vacille… tremble… palpite… frémit… se délite… se défait… se désintègre … Non pas cela… rien de tout cela… Qu’est-ce que c’est ? Ah voilà, c’est ici, ça vient se blottir ici, dans ces mots nets, étanches. Prend leur forme. Des contours bien tracés. S’immobilise. Se fige. S’assagit. S’apaise. Ich Sterbe. (UP : 13-14) Autant le mot procure un effet apaisant faussement sécurisant, qui masque et anéantit la sensation, autant il déclenche celle-ci: Ce ne sont là, vous le voyez, que quelques remous, quelques brèves ondulations captées parmi toutes celles, sans nombre que ces mots produisent […] des cercles qui vont 198 s’élargissant quand lancés de si loin et avec une telle force tombent en nous et nous ébranlent de fond en comble ces mots : Ich sterbe. (UP : 17-18) Les mots à double versant s’érigent comme force antithétique. Ainsi en est-il du « mot amour » soumis aux aléas de diverses métamorphoses: Et le mot est là, tout prêt, le mot « amour », ouvert, béant… […] Le mot « amour » est entré, apportant la connaissance, détruisant l’innocence… et aussitôt les humbles paroles échangées perdent leurs vides parcourus d’à peine perceptibles tremblements… elles deviennent toutes plates, inertes… des voiles dont « l’amour » n’osant pas se montrer au-dehors pudiquement se recouvre. […] Elles sont tout ce qu’il parvient à trouver pour le plaquer sur soi, s’en faire une carapace… Mais sous la poussée irrésistible de sa croissance, sous la puissance de son expansion elle craque, éclate, les paroles disloquées s’éparpillent… et du silence au-dessus de leurs débris qui gisent dispersés le mot « amour » se dégage… […] Le mot « amour » passant de l’un à l’autre accomplit ce miracle : des mondes infinis, fluides, incernables, insaisissables prennent de la consistance, deviennent en tous points semblables, faits d’une même substance. « L’amour » est un en chacun d’eux. […] Le mot « amour » répand en ceux qu’il vient éclairer une si éclatante lumière qu’elle aplanit, qu’elle nivelle tout… plus nulle part aucune aspérité ou anfractuosité, pas le moindre recoin ombreux où quoi que ce soit d’à peine visible tremblote, glisse… (UP : 71-75) Des mots qui installent le danger, susceptibles de rapprocher ou de séparer les interlocuteurs lorsque un courant ininterrompu de mots circule… leur flot tiède et mou m’emplit… [et] je sens comme une nausée légère, comme un léger tournis… mais je ne peux pas l’arrêter, je ne veux pas nous séparer, nous déchirer… (UP : 89) Si le passage de la naissance d’une sensation à son plus ample déploiement se déroule par étapes, par glissements au sein de ces mouvements souterrains, les retours successifs à la source s’avèrent tout aussi essentiels à la prospection où « à chaque répétition, dans votre cerveau endolori, tuméfié, la chose toujours plus aplatie, plus lourde, s’incruste, s’épaissit, se durcit, appuie… et de nouveau… (UP : 131) ». La 199 régularité de ces reprises opère, par ailleurs, un ressassement qui souvent mené à épuisement n’interdit pas que puisse resurgir le tropisme au moindre stimulus. Comparée à l’incipit dans Le mot Amour, ce passage de clôture, ci-dessous, témoigne du retour aux origines d’une sensation qui s’avère inépuisable et où la parole paraît destinée à constamment se ressourcer: Mais il arrive parfois, tant la vitalité que cela possède est obstinée, que sous tous les édifices que le mot Amour a dressés […] soudain comme dans un monde encore intact et innocent, quelque chose d’à peine perceptible… venu d’où ?... se dégage… et ne trouvant sa place nulle part, aucun mot n’est là pour le recevoir… vacille… et puis dans ces mots, les plus modestes et discrets qui soient, les plus effacés… la couleur du ciel… le goût de l’orangeade ou du café… dans les espaces vides en eux s’abrite et porté par eux s’élève… doucement palpite. (UP : 79) Nous retrouvons, en effet, dans le début du texte « des paroles du même ordre, les plus banales qui soient, de celles que deux personnes étrangères l’une à l’autre peuvent échanger au cours d’une rencontre quelconque » (UP : 65) et cette impression qu’elles donnent de légèreté… elles semblent voleter, aériennes… on dirait que ce qu’elles portent… le goût de la grenadine, […] ce qu’on peut trouver de plus banal, de plus modeste, de plus discret, ne les emplit pas complètement, laisse en elle des espaces vides où quelque chose qui ne peut trouver sa place nulle part, dans aucune parole, aucune n’a été prévue pour le recevoir… quelque chose d’invisible, d’impondérable, d’impalpable est venu s’abriter… (UP : 66). Toutefois, souvent la sensation disparaît sous le simulacre qu’engendre l’usage de la parole: Sur cet être les paroles chargées de sens, lourdes d’idées n’ont plus prise…. elles ne « prennent » plus. Nul lieu où se poser, plus de terrain d’atterrissage… comme dans l’apesanteur elles flottent, volettent… son regard de fauve, de maniaque les observe, il les attrape, les presse, les écrase, leur sens gicle, s’éparpille, et il écoute ravi le bruit que font en tombant, renvoyées par lui là-bas, leurs enveloppes flasques… les paroles que lui-même produit ne sont que des simulacres, il les emplit de faux-semblants, de fauxfuyants […] (UP : 44) 200 Cette autre clôture narrative aboutit également à une parole tarie où la sensation s’épuise : Les voici de nouveau, ils s’avancent… des mots ordinaires… […] des mots si familiers qu’ils deviennent invisibles… des mots passe-partout… Tiens ? Passe-partout… Oui, des mots passe-muraille… qui nous font traverser… « Ton père. Ta sœur »… on dirait que dans la paroi un pan s’ouvre et ce qu’on voit de l’autre côté… Non ? vous ne voyez rien… vous avez beau répéter : « Ton père. Ta sœur »… je le répète avec vous… vraiment, ne dirait-on pas que quelque chose… là… « Ton père. Ta sœur »… Non ? rien ne bouge ? la paroi est toute lisse, immobile. « Ton père. Ta sœur » ?... vous devez avoir raison… il n’y a rien… rien qui puisse bouger, s’ouvrir, pas de paroi. (UP : 6162). Nous pouvons donc conclure avec Frida A. Weissman que les textes sarrautiens exhibent un « glissement continuel de l’extérieur à l’intérieur et vice-versa, d’un niveau de conscience à un autre » (1978 : 73). Il en résulte un kaléidoscope de sensations livrées dans une succession d’images rapides et changeantes. Pour les observer, si au départ la conscience centrale recourt à la troisième personne, c’est le passage à la première personne et « la capacité du locuteur de penser en langage métaphorique » (Ibid. : 78)135 qui permet le mieux d’adhérer à ces mouvements souterrains. Il s’agira 135 Weissman partage avec Nathalie Sarraute l’existence du préverbal : « Ce qui caractérise le réflexe préverbal c’est la structure fortement imagée » (Weissman, 1978 : 78). 201 toujours, chez Nathalie Sarraute, de « constater que toutes les conditions sont réunies pour qu’il soit permis de constater que nous sommes en présence de la rencontre de deux amis », de se demander « Où sont-ils ces amis ? Où sommes-nous avec eux ? » (UP : 24). 202 4.3.2. Enfance : éventualités labiles Alors que les souvenirs évoqués au passé et attachés au regard de l’enfant se réduisent à des scènes fantasmées, leur présentation sur le vif ne procure pas davantage de crédibilité aux faits exhibés dans Enfance. Dès lors, si l’imparfait signale, comme nous l’avons montré, un univers illusoire et virtuel, l’indicatif présent rend une sensation de vécu tout aussi factice et, pourtant, authentique car ressentie. Il s’agit bien de cerner les différentes couches de cette réalité fuyante qu’est le tropisme : Comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, tu le pousses… où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre… Tiens, rien que s’y penser… (E : 8)136 Une quête, qui ne vise ni destin personnel ni sentiments, supplée à une remémoration que l’auteur s’interdit. Or, le malaise face à un narrateur homodiégétique à la première personne, vu en transparence sans distance temporelle, au fur et à mesure que la sensation s’installe en lui, se dissipe sous une conception du sujet de conscience qui en fait « une créature artificielle […] protégée de la confusion possible avec l’autobiographie » (Cohn, 1997 : 46). À cette narration simultanée aux événements racontés et qui ne peut, par conséquent, avoir d’analogue dans le monde réel, ne correspond qu’un « présent irréel » (Ibid.) ou de l’irréel. Nous nous proposons dès lors de relever l’ambivalence de ce présent qui contribue autant à montrer un univers à revivre, lié à l’enfance et à une certaine vision du monde, qu’à la présentation d’actions virtuelles, reflets de tropismes en cours. Que la remémoration s’annonce de prime abord dans l’impossibilité d’appréhender le passé tel qu’il a été ressenti par le personnage, et le processus de cognition irréalisable cède à la perception subjective du narrateur qui essaie de récupérer les sensations vivantes : 136 Nous soulignons, dorénavant, l’emploi du présent dans les citations relevées. 203 Évidemment. Cela ne pouvait pas m’apparaître tel que je le vois à présent, quand je m’oblige à cet effort… dont je n’étais pas capable… quand j’essaie de m’enfoncer, d’atteindre, d’accrocher, de dégager ce qui est resté là enfoui. (E : 86) Loin de se reporter au passé, le narrateur rapporte les faits pour les sonder sous un jour nouveau, depuis une nouvelle perspective. Aussi, projetés dans le présent, les souvenirs supposent-ils un siège de sensations à revivre que le narrateur retrouve sous l’impulsion de sa quête. Si les impressions vacillantes et innommables sont bel et bien vivantes, toujours prêtes à affleurer, les mots rapportés et les faits qui les font surgir se révèlent de l’ordre du simulacre. En effet, l’hypotypose137 ne se limite pas à en donner une image visuelle, elle désigne en outre une origine hallucinatoire ; « situations, personnages, actions [jaillissent] d’une conscience qui ne se contrôle plus et [fournissent] une illustration sentie comme réelle et vécue, au sentiment initial » (Dupriez, 1984 : 241). Il s’agit, donc, d’une simulation de la présentation (Gosselin, 2000) par laquelle les faits, à la fois présents et étrangers – une distance se laissant sentir – figurent une espèce de mise en scène où le personnage est lui-même mis en fiction. S’érige un faux effet de réel, où le repère fictif se livre comme « repère identifiable et non identifiable à la situation d’énonciation » (Culioli, 1980). Dans le monde virtuel qui en résulte, le « Je » dédoublé – énoncé et énonçant – circonscrit, à des passages au présent, acquiert un profil caricatural et factice. En outre, toute scène recouvrée est remaniée, manipulée, façonnée suivant la fantaisie du narrateur : son actualisation côtoie une perception approximative que décèlent conjectures et divagations diverses. Aussi, la part de rêverie, d’illusion 137 « L’hypotypose est définie par Quintilien (Institution oratoire, IX, 2) comme ´´une image des choses, si bien représentée par la parole que l’auditeur croit plutôt la voir que l’entendre´´. Certains auteurs la confondent avec la description, mais Bernard Lamy fait bien la distinction : ´´Hypotypose est une espèce d’enthousiasme qui fait qu’on s’imagine voir ce qui n’est point présent, et qu’on le représente si vivement devant les yeux de ceux qui écoutent, qu’il leur semble voir ce qu’on leur dit. La description est une figure assez semblable, mais qui n’est pas si vive. Elle parle des choses absentes comme absentes… (La Rhétorique ou l’art de parler, II, 9, p. 154 de l’éd. de paris, 1757) » (Le Guern, 1986 : 47). 204 manifeste que nous soulignons dans les exemples ci-dessous, sert-elle à démonter le petit fait vrai : Je n’arrive plus à entendre la voix qu’elle avait en ce temps-là, mais ce qui me revient c’est cette impression que plus qu’à moi c’est à quelqu’un d’autre qu’elle raconte… sans doute un de ces contes pour enfants qu’elle écrit à la maison […] ou bien est-ce celui qu’elle est en train de composer dans sa tête… les paroles adressées ailleurs coulent… je peux si je veux les saisir au passage, je peux les laisser passer, rien n’est exigé de moi, pas de regard cherchant à voir en moi si j’écoute attentivement, si je comprends… Je peux m’abandonner, je me laisse imprégner par cette lumière dorée […] ces roucoulements, ces pépiements […] -Ne te fâche pas, mais ne crois-tu pas que là, avec ces roucoulements, ces pépiements, tu n’as pas pu t’empêcher de placer un petit morceau de préfabriqué… c’est si tentant… tu as fait un joli petit raccord, tout à fait en accord… -Oui, je me suis peut-être laissée aller… (E : 20-21) Ou encore : Maintenant cette idée s’est installée en moi, il ne dépend que de ma volonté de la déloger. Je peux m’obliger à la repousser au second plan, à la remplacer par une autre idée, mais pour un temps seulement… […] Les idées arrivent, n’importe quand, piquent, tiens, en voici une… et le dard minuscule s’enfonce, j’ai mal… « Maman a la peau d’un singe ». Elles sont ainsi maintenant ces idées, elles se permettent n’importe quoi. (E : 97-100). La juxtaposition d’actions ponctuelles, dans une temporalité ainsi neutralisée, rend l’image d’un tableau vivant assimilable à une scène banale – ci-dessous, un enfant et sa bonne en promenade. Souvent, intégré à cette scène archétypale au présent, le narrateur homodiégétique est lui-même déréalisé du fait de cette mise en scène : La voici qui s’approche, une masse informe, la tête recouverte d’un fichu grisâtre, elle me rejoint, elle tend sa main et je mets ma main dans la sienne.. […] là, aussi je lâche sa main et je file… […] Passé les grilles du Grand Luxembourg, plus de savantes traversées, elle s’installe à une place loin du bassin, le dos tourné à la vaste façade blanche… […] elle me tend ma barre de chocolat et mon petit pain, je les saisis, je la remercie de la tête et je m’éloigne… […] Pour faire n’importe quoi, ce que font tous les enfants qui jouent, courent, poussent leurs bateaux, leurs cerceaux, sautent à la corde, s’arrêtent soudain et l’œil fixe observent les autres enfants, les gens assis sur les bancs de pierre, sur les chaises… ils restent plantés devant eux bouche bée… (E : 22-24) 205 Nombreux sont les exemples qui rapportent ces moments familiers de terreur enfantine : Là pourtant surgissant de cette brume, la brusque violence de la terreur, de l’horreur… je hurle, je me débats […] Je l’attends, je guette, j’écoute les pas dans l’escalier, sur le palier… voilà, c’est elle, on a sonné à la porte, je veux me précipiter, on me retient, attends, ne bouge pas… la porte de ma chambre s’ouvre, un homme et une femme vêtus de blouses blanches me saisissent, on me prend sur les genoux, on me serre, je me débats […] Et puis je revis, je suis dans mon lit, ma gorge brûle, mes larmes coulent, maman les essuie… (E : 25-26) De présence apaisante de la mère : Nous nous promenons je ne sais où à la campagne, maman avance doucement au bras de Kolia… je reste en arrière plantée devant le poteau de bois… « Si tu le touches, tu meurs », maman a dit ça […] je sanglote, je hurle, je suis morte… ils me soulèvent dans leurs bras, ils me secouent, m’embrassent… Mais non, mais tu n’as rien […] elle rit, ils rient tous les deux et cela m’apaise… (E : 28) De jeux partagés : Le mercredi après-midi, en sortant de l’école, puisqu’il n’y a pas de devoirs à faire pour le lendemain, je vais parfois jouer avec Lucienne Panhard, une fille de ma classe. […] Quand nous en avons assez de jouer à la plongeuse, à la serveuse, nous allons dans le parc, près de l’entrée, nous sautons à la corde « jusqu’au vinaigre », nous rattrapons une petite balle de caoutchouc que nous lançons en l’air de plus en plus haut, nous essayons de jongler avec deux, puis avec trois balles. (E : 177-178) De leçon de récitation, à l’école : C’est la leçon de récitation… je regarde la main de la maîtresse, son porte-plume qui descend le long de la liste des noms… hésite […] elle y arrive, sa main s’arrête, elle lève la tête, ses yeux me cherchent, elle m’appelle […] dans le silence ma voix résonne, les mots se détachent très nets, exactement comme ils doivent être, ils me portent, je me fonds avec eux, mon sentiment de satisfaction… (E : 180) 206 Le présent condense tellement les événements rapportés, qu’un effet particulier se laisse voir. L’histoire, vécue ou revécue au présent par le narrateur homodiégétique, résulte tout aussi artificielle que l’histoire envisagée sous le point de vue du moi personnage à l’imparfait. Pourtant, ces scènes au présent pointent une part d’universel. Si la réalité d’une vie singulière – celle de Nathalie Sarraute ou Natacha –, mise à distance est désavouée par sa représentation dénaturée, l’abstraction, qui isole les actions dans une espèce de hors temps, dévoile un espace commun. Celui qui permet au lecteur d’adhérer non pas à l’anecdote d’une vie, mais à l’univers d’une enfance archétypale. À ces scènes recréées, se superpose finalement la vision subjective et ironique du narrateur, qui aime livrer, en guise de clin d’œil, un monde dont la réalité n’est réduite qu’au regard qui y est porté : Les petites rues bordées de maisons tristes, rue du Loing, rue du Lumain, rue Marguerin… […] Je cours le long de ces maisons, j’entre sous un porche semblable à tous les autres, je franchis l’endroit dangereux où dans la loge une concierge redoutée même des adultes, soulève un pan de rideau grisâtre et m’observe… je frotte mes semelles sur le tapis-brosse, j’ouvre avec précaution la double porte vitrée […] Dans la chambre des enfants les objets, les jouets cassés […] Parfois s’ouvre une porte et apparaît la silhouette mince et sombre de Monsieur Péréverzev… mais, maintenant, pour moi, sa tête et celle de Tchekhov se confondent, son pince nez est posé un peu de travers sur son nez, le cordon noir qui sert à l’attacher pend le long de sa joue, son visage est pensif, un peu triste, il dit d’une voix douce et basse… « Tss, tss, allons, allons, les enfants, laissez-moi travailler » (E : 123-125) Toutefois, Enfance, ne se limite pas à une reconstruction archétypale qui, en elle-même, ne pourrait procurer au lecteur qu’une perspective restreinte d’un projet autrement essentiel. C’est surtout par une mise à distance du monde tiède et doux de l’enfance de Nathalie Sarraute ou d’une enfance propre à tous et, par un arrachement du lecteur à ses penchants pour le petit fait vrai, que l’univers des tropismes se manifeste. Dans ce sens, le passage suivant est révélateur : Mais cette reconstruction de ce que j’ai dû éprouver est pareille à une maquette en carton reproduisant en un modèle réduit ce qu’avaient pu être les bâtiments, les maisons, les temples, les rues, les places et les jardins d’une ville engloutie… -Pas entièrement… -Quelque chose s’élève encore, toujours aussi réel, une masse immense… l’impossibilité de me dégager de ce qui me tient si fort, je suis encastrée, cela me redresse, me soutient, me durcit, me fait prendre forme… (E : 172-173) 207 Lorsqu’il rend compte de ces situations figées, hors du temps où se trouvent pris le sujet et le monde qui l’entoure, le présent devient le reflet d’un ordre à la fois inaltérable, immuable et interminable. Il s’agit d’un temps mortel et mort, matérialisé dans des espaces gris, d’une lumière sale, souvent «entre des rangées de petites maisons aux façades mornes » (E : 113) : « Tout est gris, l’air, le ciel, les allées, les vastes espaces pelés, les branches dénudées des arbres » (E : 57). « Les petites rues bordées de maisons tristes, rue du Loing, rue du Lumain, rue Marguerin… […] Mais quand je les retrouve tels qu’ils étaient en ce temps-là, ces noms, Lumain, Loing, Marguerin, ils reprennent aussitôt, comme ces petites rues, leur aspect étriqué, mesquin… Il me semble qu’à l’abri des façades sans vie, derrière les fenêtres noires, au fond des petites cages sombres des gens à peine vivants se déplacent prudemment, bougent à peine… (E : 9). Ou encore, toute tristesse dissipée, dans des atmosphères languissantes, d’une grisaille jaunâtre, d’une lumière argentée : Dans une forêt des environs de Paris, sur un chemin bordé de chaque côté de grands arbres aux feuilles jaunissantes… le soleil est doux, on sent l’odeur délicieuse, vivifiante de la mousse… (E : 149). Et, même les moments d’amusement, ou d’insouciance, où l’air est lumineux et vibrant, gardent un aspect mourant et éternel : Comme dans une éclaircie émerge d’une brume d’argent toujours cette même rue couverte d’une épaisse couche de neige très blanche, sans trace de pas ni de roues, où je marche le long d’une palissade plus haute que moi, faite de minces planchettes de bois au sommet taillé en pointe… (E : 41). Pourtant, le statisme de ces scènes ordinaires, uniformisées et uniformisantes – tout le monde y reconnaît sa part de vie – trouve son pendant dans le dynamisme de mouvements indéfinissables quoique ressentis. Il s’agit de mouvements « qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience » (Sarraute, 1956 : 8) qui « sont à 208 l’origine de nos gestes, de nos paroles, de nos sentiments » (Ibid.). La nécessité de ralentir le rythme narratif pour saisir ces mouvements extrêmement vifs138 s’effectue sur le couplage des temporalités. Les événements ne sont plus simplement étalés d’une façon vivante aux yeux du lecteur mais ils correspondent à des actions en cours de développement – la temporalité du sujet énonciateur et celle des événements sont de ce fait couplées (Gosselin, 2000), et se livrent donc simultanément. Si le déploiement de ces mouvements ne se dissimule quasiment plus « derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens » (Sarraute, 1956 : 9), ou encore, qu’il ne débouche plus sur ces apparences qui le masquaient et le révélaient (Ibid.) dans Planétarium ou dans Vous les entendez ?, on ne peut toutefois pas affirmer, comme le fait Anthony S. Newman, que dans Enfance « le tropisme et la sousconversation frappent par leur relative absence » (1995 : 39). Au contraire, loin de disparaître, le tropisme – « ces impressions produites par certaines actions intérieures » (Sarraute, 1956 : 8) – est au cœur du récit. Mais le point de départ, et c’est ce qui établit la différence par rapport aux romans antérieurs à 1980, n’est effectivement plus le même. À l’origine de l’avènement tropismique, les mots devenus protagonistes provoquent une succession d’actes figurés que le présent se charge de présenter au moment de leur déroulement. La trajectoire du tropisme au mot, caractéristique des romans antérieurs à L’usage de la parole (1980), subit dès lors un retournement par lequel s’impose une orientation inverse où les mots engendrent les tropismes. En effet, détachés de la situation d’interlocution, toute autonomie acquise, les mots servent non seulement le mouvement tropismique chez le sujet de conscience mais, par le biais de leur réitération ; les mots marquent le rythme, le mouvement du texte. Et puisque, chez Nathalie Sarraute, dire c’est faire, il s’agit de toucher le sujet de conscience. Aussi, l’univers des sensations intimes figure-t-il souvent l’emprise annihilante des mots articulés et plus rarement leur effet libérateur. Les actes imaginaires montrent donc autant l’oppression que l’affranchissement ressentis mais, impossibles de nommer : 138 Ces mouvements indéfinissables « il n’était possible de les communiquer au lecteur que par des images qui en donnent des équivalents et lui fassent éprouver des sensations analogues. Il fallait aussi décomposer ces mouvements et les faire se déployer dans la conscience du lecteur à la manière d’un film au ralenti. Le temps n’était pas celui de la vie réelle, mais celui d’un présent démesurément agrandi. Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, 209 - C’était la première fois que tu avais été prise ainsi, dans un mot ? - Je ne me souviens pas que cela me soit arrivé avant. Mais combien de fois depuis ne me suis-je pas évadée, terrifiée hors des mots qui s’abattent sur vous et vous enferment. (E : 122) Puisqu’il ne peut prendre conscience de ses propres sensations intérieures dans l’instantanéité du vécu sans atteindre un certain degré d’artifice, le narrateur homodiégétique, à la fois focalisateur d’une sensation intime en cours, révèle le côté factice qui le détermine. Donc, tout aussi fictionnel que les actions qu’il subit, le sujet de conscience se révèle paradoxalement dans une mise à distance, qui n’empêche pourtant pas, en même temps, que se dévoile une expérience sensitive. Favorisant l’accomplissement de ce phénomène, le présent contribue à donner l’image d’un jeu serré de forces contraires, qui « opposent les profondeurs silencieuses du psychisme à son expression verbale continue et superficielle » (Cohn, 1981 : 99). Ainsi : Un foisonnement innombrable de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs, d’impulsions, de petits actes larvés qu’aucun langage intérieur n’exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience, s’assemblent en groupes compacts et surgissent tout à coup, se défont aussitôt, se combinent autrement et réapparaissent sous une nouvelle forme, tandis que continue à se dérouler en nous, pareil au ruban qui s’échappe en crépitant la fente d’un télescripteur, le flot ininterrompu des mots. (Sarraute, 1956 : 115) L’impression oppressive et aliénante des mots, relevée dans des passages, où l’action se double d’une sous-action toujours intérieure est parfois accompagnée d’une force libératrice : « Nein, das tust du nicht »… « Non tu ne feras pas ça »… les voici de nouveau, ces paroles, elles se sont ranimées, aussi vivantes, aussi actives qu’à ce moment, il y a si longtemps, où elles ont pénétré en moi, elles appuient de toutes leur puissance, de tout leur énorme poids… et sous leur pression quelque chose en moi d’aussi fort, de plus fort encore se dégage, se soulève, s’élève… les paroles qui sortent de ma bouche le portent, l’enfoncent là-bas… « Doch, Ich werde es tun « Si, je le ferai. » les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent » (Sarraute, 1956 : 9). 210 « Non, tu ne feras pas ça »… dans ces mots un flot épais, lourd coule, ce qu’il charrie s’enfonce en moi pour écraser ce qui en moi remue, veut se dresser… et sous cette pression ça se redresse, se dresse plus fort, plus haut, ça pousse, projette violemment hors de moi les mots… « Si, je le ferai ». « Non, tu ne feras pas ça… » les paroles m’entourent, m’enserrent, me ligotent, je me débats… « Si, je le ferai »… Voilà, je me libère, l’excitation, l’exaltation tend mon bras, j’enfonce la pointe des ciseaux de toutes mes forces, la soie cède, se déchire, je fends le dossier. (E : 10-13) Langage et sensation se confondent, les mots propulsant le tropisme, le vécu n’existant que par le mot. Et, si l’auteur se permet d’aborder la métaphore ou l’analogie, c’est bien sous l’alibi de l’archétype. L’abstraction que ces formes impliquent lui procure l’outil nécessaire pour que parvienne sur le champ la sensation labile. En effet, « [Nathalie Sarraut prend] des images assez simples parce qu’il faut aller vite. Le lecteur et [elle], n’ont pas le temps de s’arrêter pour chercher ce que ça veut dire. […] Il faut que ce soit une image qui se transmette tout de suite » (Finch et Kelley, 1985 : 305). Proches de la transmission en direct fondée sur une limitation du récit à ce qui est perçu, ces images d’ordre universel expriment l’instantanéité de la sensation fugacement ressentie. Tout le monde peut s’y retrouver puisqu’elles se dégagent de nos « lieux communs »139. L’accès à la réalité fictionnelle, établie à partir des perceptions, favorise une sorte d’hypotypose. L’impression est si énergiquement transmise qu’elle semble mettre « sous les yeux une scène vivante » (Dupriez, 1984 : 240) non par le biais de la « copie d’une réalité préexistante », mais d’un présent qui « agence, trace, construit, présente ce référent à mesure qu’il le monte » (Danon-Boileau, 1982 : 139). Les exemples suivants sont parlants : « Quel malheur ! »… le mot frappe, c’est le cas de le dire de plein fouet. Des lanières qui s’enroulent autour de moi, m’enserrent… […] Et puis tout en moi se révulse, se redresse, de toutes mes forces je repousse ça, je le déchire, j’arrache ce carcan, cette carapace. Je ne resterai pas dans ça, où cette femme m’a enfermée… elle ne sait rien, elle ne peut pas comprendre. (E : 121-122) 139 « C’est le règne du lieu commun. Ce beau mot a plusieurs sens : il désigne sans doute les idées les plus rabattues mais c’est que ces pensées sont devenues le lieu de rencontre de la communauté. Chacun s’y retrouve, y retrouve les autres. Le lieu commun est à tout le monde et il m’appartient ; il appartient en moi à tout le monde, il est la présence de tout le monde en moi. C’est par essence la généralité ; pour me l’approprier, il faut un acte : un acte par quoi je dépouille ma particularité pour adhérer au général, pour devenir la généralité. Non point semblable à tout le monde mais, précisément, l’incarnation de tout le monde » (Sartre, 1947 : 10-11). 211 « Parce que ça ne se fait pas » est une barrière, un mur vers lequel elle me tire, contre lequel nous venons buter… nos yeux livides, globuleux, se fixent, nous ne pouvons pas le franchir, il est inutile d’essayer, nos têtes résignées s’en détournent. […] « Ça ne se fait pas » arrête tout examen, rend inutile toute discussion. « Ça ne se fait pas » est comme ses empereurs orientaux d’autrefois devant qui leurs sujets s’inclinent sans jamais oser lever les yeux jusqu’à leur place. Et moi, j’avais eu l’outrecuidance de vouloir observer de près, de palper… qu’y a-t-il donc là qui empêche ?... « Pourquoi ne peut-on pas faire ça ? » […] « Et pourquoi ça ne se fait pas » (E : 187-193) Sous cette vision du monde stéréotypée que les scènes au présent se chargent de rendre, nous est donc livrée une réalité en trompe-l’œil tout aussi factice que l’enfance de Natacha, constituée par : Ces images toutes faites qui s’interposent à tout instant entre le lecteur et la réalité nouvelle qu’on lui montre, comme entre l’auteur et la réalité qu’il cherche à montrer. Ce monde en trompe-l’œil, ce monde d’apparences, c’est celui de chacun de nous. C’est celui de l’écrivain, dès qu’il s’abandonne, relâche son effort et se contente de vivre. Il n’est pas constitué seulement par ce qui est considéré comme la banalité, des sentiments convenus, des sensations apprises, fabriquées en série, qui suintent de partout, des conversations, des réclames, de tout ce qu’on appelle la culture de masse […] Mais bien plus, cette vision commune du monde est constituée aussi par notre « Culture ». […] Il s’agit de tout ce qui compose nos manières habituelles de sentir et de connaître, [de ce qui reste] dans notre mémoire, quand nous avons perdu depuis longtemps tout contact direct avec elles : il en reste quelques personnages schématiques, simplifiés, une histoire, quelques ébauches de scènes, une impression générale que recouvre l’étiquette qu’on nous a habitués à coller. (Sarraute, 1996 : 1646) 140 Si un certain degré de généralisation, propice à poser une scène comme archétype, met en vedette des situations familières à tout un chacun, la récurrence de certains thèmes permet néanmoins de dire : Enfance, c’est Nathalie Sarraute. Car le récit se construit de fait sur une opposition thématique propre à l’auteur des Tropismes. Deux univers s’y conforment – l’un de l’ordre du vrai, l’autre de l’ordre du faux. Or, cette dichotomie qui sépare l’authentique et l’inauthentique se définit surtout par l’inversion des signes. En effet, l’authenticité, associée chez Nathalie Sarraute à tout ce qui est indéfinissable, incertain et douteux, fonde le domaine invisible de mouvements 140 Ce passage est tiré de la première conférence de Nathalie Sarraute prononcée à l’université de Lausanne en 1959 et publiée en 1996 dans la Bibliothèque de la Pléiade. 212 intérieurs changeants - les tropismes. Par contre, l’inauthenticité renvoie aux apparences indéfectibles, solides et sûres qui se révèlent incontestables. Aussi, déterminant la recherche de l’authentique, les traits négatifs supposent-ils une déchirure toujours bénéfique et salutaire puisqu’elle permet d’approcher ce qui vacille et tremble hors des mots, « ces petits bouts de quelque chose d’encore vivant » (E : 9). La « tare », « l’infirmité »141 deviennent dès lors les signes identitaires propre à cet « enfant fou » qui, enfermé dans ses « idées », laisse déjà deviner celui qui sera l’hypersensible, l’écorché vif142 de tant de romans sarrautiens où « il peut arriver que des individus isolés, inadaptés, solitaires, morbidement accrochés à leur enfance et repliés sur eux-mêmes, cultivant un goût plus ou moins conscient pour une certaine forme d’échec, parviennent, en s’abandonnant à une obsession en apparence inutile, à arracher et à mettre au jour une parcelle de réalité encore inconnue » (Sarraute, 1956 : 182) : Et un jour voilà que cela me revient... C’est à peine croyable... comment est-il possible que j’aie pu éprouver cela il y a si peu de temps, il y a à peine un an quand elles arrivaient, s’introduisaient en moi, m’occupaient entièrement... ‘mes idées’ que j’étais seule à avoir, qui faisaient tout chavirer, je sentais parfois que j’allais sombrer.. un pauvre enfant fou, un bébé dément, appelant à l’aide... (E : 135) Ces deux pôles –le vrai et le faux- se concrétisent ainsi dans l’opposition de certains attributs récurrents : invisible vs visible ; douteux vs manifeste ; mou vs lisse, dur ; bourbeux vs limpide ; changeant vs fixe ; obscur vs éclatant, étincelant ; profond vs superficiel. Cristallisés dans le conflit établi entre les tropismes et les mots, ces contrastes signalent surtout un projet où l’écriture devient un acte criminel qui permet de « déchirer, saccager, détruire » (E : 11), de « sauter hors de ce monde décent » (E : 141 L’incapacité à être comme tout le monde définit le sujet de conscience. Nombreux sont les exemples qui y font référence, dans l’œuvre sarrautienne. Nous retenons ces passages tirés de Tu ne t’aimes pas : « et il a prononcé d’un ton apitoyé, un peu attristé… « Vous savez ce que vous avez ? Vous ne vous aimez pas »… comme si ne pas s’aimer, soi, était une tare, une maladie… Chacun d’eux est sain, normal, chacun d’eux s’aime, et nous… on ne s’aime pas » (TTP : 12). Ou encore : « -Tâchons de nous rappeler… n’en avons-nous jamais parlé à personne, de cette particularité ? – Pour ne pas dire de cette infirmité… » (TTP : 16) 142 L’hypersensible, l’écorché vif, toujours associés au sujet de conscience, en deviennent les synonymes. Ils sont récurrents dans l’œuvre sarrautienne, nous n’en relevons ici qu’un exemple tiré de L’usage de la parole : « mais quel écorché vif, mais quel esprit vindicatif, soupçonneux, orgueilleux… […] Comment vivrait-on si on prenait la mouche pour un oui, pour un non, si on ne laissait pas très raisonnablement 213 12). Détachés de la petite histoire, les épisodes de l’enfance acquièrent dès lors un caractère iconique à part entière. Les réticences de la petite Natacha à avaler ce qu’on lui tend au bout de la fourchette montrent ainsi le refus d’une soumission aux conventions, aux règles des autres alors qu’elle a ses propres lois. Ainsi, elle mastiquera jusqu'à ce que ce soit devenu « aussi liquide qu’une soupe ». Puisqu’elle se doit de préserver les mots sacrés de la mère de toute atteinte, elle « supporte vaillamment les blâmes » (E : 16) Ils sont groupés aussi loin que possible de moi, à l’autre bout de la longue table… les visages de certains d’entre eux sont grotesquement déformés par une joue énorme, enflée… j’entends des pouffements de rire, je vois les regards amusés qu’ils me jettent à la dérobée, je perçois mal, mais je devine ce que leur chuchotent les adultes : « Allons, avale, arrête ce jeu idiot, ne regarde pas cet enfant, tu ne dois pas l’imiter, c’est un enfant insupportable, c’est un enfant fou, un enfant maniaque… » […] Mais aucun de ces mots vaguement terrifiants, dégradants, aucun effort de persuasion, aucune supplication ne pouvait m’inciter à ouvrir la bouche pour permettre qu’y soit déposé le morceau de nourriture impatiemment agité au bout de la fourchette, là, tout près de mes lèvres serrées… Quand je les desserre enfin pour laisser entrer ce morceau, je le pousse aussitôt dans ma joue déjà emplie, enflée, tendue… un garde-manger où il devra attendre que vienne son tour de passer entre mes dents pour y être mastiqué jusqu’à ce qu’il devienne aussi liquide qu’une soupe… « Aussi liquide qu’une soupe » étaient les mots prononcés par un docteur à Paris, le docteur Kervilly… […] « Tu as entendu ce qu’a dit le docteur Kervilly ? Tu dois mâcher les aliments jusqu’à ce qu’ils deviennent aussi liquides qu’une soupe… surtout ne l’oublie pas, quand tu seras là-bas, sans moi, là-bas on ne saura pas, là-bas on oubliera, on n’y fera pas attention, ce sera à toi d’y penser, tu dois te rappeler ce que te recommande… promets-moi que tu le feras… […]» Oui, elle peut en être certaine, je la remplacerai auprès de moi-même, elle ne me quittera pas, ce sera comme si elle était toujours là pour me préserver des dangers que les autres ici ne connaissent pas, comment pourraient-ils les connaître ? elle seule peut savoir ce qui me convient, elle seule peut distinguer ce qui est bon pour moi de ce qui est mauvais.[… ] il n’y a que moi ici qui sais, moi ici le seul juge… qui d’autre ici peut décider à ma place, me permettre… quand ce n’est pas encore le moment… je mastique […] ce n’est pas encore devenu « aussi liquide qu’une soupe »… (E :14-16) Provenant de cette « impression un peu inquiétante de quelque chose de répugnant sournoisement introduit, caché sous l’apparence de ce qui est exquis » (E : 46), l’aversion pour les apparences trompeuses reste liée à une bouchée de confiture de fraise : passer de ces mots somme toute insignifiants et anodins, si on faisait pour si peu, pour moins que rien de pareilles histoires ? » (UP : 104). 214 Quand mon père revient, je lui raconte que je n’en ai pas voulu, de cette confiture… elle est mauvaise, je l’ai bien regardée, il y avait dedans des traînées blanches, des petits points blancs, elle avait un goût écoeurant. Ce n’est pas de la confiture de fraises… […] « C’était bien de la confiture de fraises, mais ce que tu y voyais, c’était un peu de calomel. On l’avait mélangé avec elle, on espérait que tu ne t’apercevrais de rien, je sais que tu détestes le calomel, mais il faut absolument que tu en prennes… » (Ibid.) La honte que le sujet de conscience, « donneur de sang », ressent si souvent à faire le « pitre », le « clown »143 ou le bouffon, s’annonce déjà alors que l’on force l’enfant à être « l’amuseur publique » : « Cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête, plein de plume choisie, et blanc et fait pour moi… » tout en récitant, j’entends ma petite voix que je rends plus aiguë qu’elle ne l’est pour qu’elle soit la voix d’une toute petite fille, et aussi la niaiserie affectée de mes intonations… je perçois parfaitement combien est fausse, ridicule, cette imitation de l’innocence, de la naïveté d’un petit enfant, mais il est trop tard, je me suis laissé faire, je n’ai pas osé résister quand on m’a soulevée sous les bras et placée debout sur cette chaise pour qu’on me voie mieux… […] je parcours jusqu’au bout ce chemin de la soumission, de l’abject renoncement à ce qu’on se sent être, à ce qu’on est pour de bon, mes joues brûlent, tandis qu’on me descend de ma chaise, que je fais de mon propre gré une petite révérence de fillette sage et bien élevée et cours me cacher… auprès de qui ?... qu’est-ce que je faisais là ?... qui m’avait amenée ?... sous les rires approbateurs, les exclamations amusées, attendries, les forts claquements des mains… (61-62) Distanciée des « vrais enfants » purs et insouciants, de par son esprit opiniâtre et inquiet, il arrive à Natacha de sombrer dans l’esseulement et la peur. Les deux passages suivant le montrent bien : 143 L’allusion au pitre, au clown, au bouffon revient souvent dans les romans de Nathalie Sarraute, par exemple : « […] c’est ce personnage qu’il faut revoir, celui que tu leur présentais… un pitre, un clown grotesque… gaffeur comme pas un… et craintif avec ça, sans défense… tu poussais des soupirs… « Ah que voulez-vous, je suis ainsi fait, je n’en fais jamais d’autres… Incorrigible… Depuis que j’étais petit, j’ai toujours admiré, j’ai contemplé avec envie ceux qui ont cette chance… qui ne sont pas comme moi » ». (TTP : 11). Ou encore : « C’est parce que j’ai été faire le pitre. J’ai voulu servir de bouffon… vous savez bien, j’y suis enclin… tout à coup ça me prend » (TTP : 14) 215 Il n’y a plus en moi comme avant, comme en tous les autres, les vrais enfants, ces eaux vives, rapides, limpides, pareilles à celles des rivières de montagne, des torrents, mais les eaux stagnantes, bourbeuses, polluées des étangs… celles qui attirent les moustiques. Tu n’as pas besoin de me répéter que je n’étais pas capable d’évoquer ces images… ce qui est certain, c’est qu’elles rendent exactement la sensation que me donnait mon pitoyable état. (E : 98-99)144 Et, J’ai beau me recroqueviller, me rouler en boule, me dissimuler tout entière sous mes couvertures, la peur, une peur comme je ne me rappelle pas en avoir connue depuis, se glisse vers moi, s’infiltre… C’est de là qu’elle vient… je n’ai pas besoin de regarder, je sens qu’elle est là partout… […] Je parviens enfin à sortir ma tête un instant pour appeler… On vient… « Qu’y a-t-il encore ? – On a oublié de recouvrir le tableau. – C’est pourtant vrai… Quel enfant fou… On prend n’importe quoi, une serviette de toilette, un vêtement, et on l’accroche le long de la partie supérieure du cadre… Voilà, on ne voit plus rien… Tu n’as plus peur ? – Non, c’est fini » Je peux m’étendre de tout mon long dans mon lit, poser ma tête sur l’oreiller, me détendre… je peux regarder le mur à gauche de la fenêtre… la peur a disparu. Une grande personne avec l’air désinvolte, insouciant, le regard impassible des prestidigitateurs l’a escamotée en un tour de main. (89-99). Ces sensations angoissantes n’empêchent pas qu’il y ait un monde sécurisant, des lois qui protègent. Mais celles-ci ne peuvent être pour l’enfant et pour Nathalie Sarraute que celles de l’écriture. Les règles d’orthographe mettent en sûreté et apaise Natacha alors que « la technique [romanesque] est le mouvement même par lequel la réalité accède à l’existence » (Sarraute, 1996 : 1661)145. Au-delà du petit fait vrai, la seule inscription de soi possible ne se donne que dans le lieu précis de l’écriture, ici : Je ne suis rien d’autre que ce que j’ai écrit. Rien que je ne connaisse pas, qu’on projette sur moi, qu’on jette en moi à mon insu comme on le fait constamment là-bas, au-dehors, dans mon autre vie… Je suis complètement à l’abri des caprices, des fantaisies, des remuements obscurs, inquiétants, soudain provoqués… est-ce par moi ? ou est-ce par ce qu’on perçoit derrière moi et que je recouvre ? Et aussi il ne pénètre rien jusqu’ici de 145 « Une réalité qui, pour chaque artiste, est sa réalité propre, où il est tout entier engagé, qui s’est élaborée en lui depuis son enfance, au cours d’un long processus inconscient. Quelle ‘illumination’, quelle ‘découverte’ peut-elle soudain bouleverser cette réalité-là ? Elle ne peut, me semble-t-il, que continuer à croître lentement. Les transformations de la technique ne sont que les étapes de cette croissance » (Ibid.). Ce passage correspond à un entretien dans Tel Quel en 1962 et est repris dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1996 sous le titre « La littérature aujourd’hui ». 216 cet amour, «notre amour », comme maman l’appelle dans ses lettres… qui fait lever en moi quelque chose qui me fait mal, que je devrais malgré la douleur cultiver, entretenir et qu’ignoblement, j’essaie d’étouffer… Pas trace ici de tout cela. Ici je suis en sécurité. Des lois que tous doivent respecter me protègent. Tout ce qui m’arrive ici ne peut dépendre que de moi. C’est moi qui suis responsable. (E : 168) Par contre, les mots du dehors, les mots des autres hantent autant l’enfant que l’écrivain. Des mots comme « aussi liquide qu’une soupe », les mots sacrés de la mère auxquels la loyauté oblige à se soumettre. Les mots lors de la séparation de la mère, des mots liés à la détresse qui, chez une enfant tiraillée, partagée entre ses parents, entre deux langues le français et le russe, font apparaître cette scène au présent146: Par moments ma détresse s’apaise, je m’endors. Ou bien je m’amuse à scander sur le bruit des roues toujours les mêmes deux mots… […] le mot français soleil et le même mot russe solntze où le l se prononce à peine, tantôt je dis sol-ntze, en ramassant et en avançant les lèvres, le bout de la langue incurvée s’appuyant contre les dents de devant, tantôt so-leil en étirant les lèvres, la langue effleurant à peine les dents. Et de nouveau sol-ntze. Et de nouveau so-leil. Un jeu abrutissant que je ne peux pas arrêter. Il s’arrête tout seul et les larmes coulent. (E : 108) Les mots qui taquinent et installent le danger parce qu’ils risquent de séparer ou de libérer ce qui reste enfoui147 : Il n’est pas possible que je lui pose cette question d’un air sérieux, que j’emploie ce mot « tu m’aimes » autrement que pour rire… il déteste trop ce genre de mots, et dans la bouche d’un enfant… […] je savais que ces mots « tu m’aimes », « je t’aime » étaient de ceux qui le feraient se rétracter, feraient reculer, se terrer encore plus loin au fond de lui ce qui était enfoui. (E : 58) 146 Il faut se reporter à L’usage de la parole pour retrouver une scène semblable, une scène de séparation liée à la mort où le sujet se trouve tiraillé entre le mot doux et tendre de sa propre langue, le russe, et la langue de l’autre, l’allemand : « Ich Sterbe. Qu’est-ce que c’est ? Ce sont des mots allemands. Ils signifient je meurs. […] Tchekhov […] était médecin, et au dernier moment, ayant auprès de son lit sa femme d’un côté et de l’autre un médecin allemand, il s’est dressé […] et il a dit, pas en russe, pas dans sa langue, mais dans la langue de l’autre, la langue allemande, il a dit à voix haute et en articulant bien « Ich Sterbe ». Et il est retombé, mort. […] À vous, dans votre langue. Pas à elle qui est là aussi, près de moi, pas dans notre langue à nous. Pas avec nos mots trop doux, des mots assouplis, amollis à force d’avoir servi, d’avoir été roulés dans les gerbes jaillissantes de nos rires […] mais des mots compacts et lourds que n’a jamais parcourus aucune vague de gaieté, de volupté, que n’a jamais fait battre aucun pouls, vaciller aucun souffle… » (UP : 13-15). 147 Pensons à tous les mots à l’origine de chaque fragment dans L’usage de la parole ou à l’origine d’un roman comme les mots « Tu ne t’aimes pas », tous aptes à déclencher les mouvements intérieurs, les tropismes. 217 Les mots clinquants qui enferment dans l’inauthentique148 ou des mots qui délivrent : Je ne me sens pas très bien auprès d’eux, [les personnages] m’intimident… mais ça ne fait rien, je dois les accueillir le mieux que je peux, c’est ici qu’ils doivent vivre… dans un roman… dans un roman, j’en écris un, moi aussi, et il faut que je reste ici avec eux… […] Je me tends vers eux… je m’efforce avec mes faibles mots hésitants de m’approcher d’eux plus près, tout près, de les tâter, de les manier… Mais ils sont rigides et lisses, glacés… on dirait qu’ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant… j’ai beau essayer, il n’y a rien à faire, ils restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent… ils sont comme ensorcelés. À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m’est impossible d’en sortir… Et voilà que ces paroles magiques… « Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l’orthographe »… rompent le charme et me délivrent. (E : 88-89) Les mots qui fixent un portrait se plaquent sur celui qui les reçoit149 : « Quel malheur quand même de ne pas avoir de mère. » « Quel malheur ! »… le mot frappe, c’est bien le cas de le dire, de plein fouet. Des lanières qui s’enroulent autour de moi, m’enserrent… Alors, c’est ça, cette chose terrible, la plus terrible qui soit, qui se révélait au-dehors par des visages bouffis de larmes, des voiles noirs, des gémissements de désespoir… le « malheur » qui ne m’avait jamais approchée, jamais effleurée, s’est abattu sur moi. Cette femme le voit. Je suis dedans. Dans le malheur. […] Ce malheur a fondu sur moi, il m’enserre, il me tient. Je reste quelque temps sans bouger, recroquevillée au bord de mon lit… Et puis tout en mois se révulse, se redresse, de toutes mes forces je repousse ça, je le déchire, 148 Voici encore un exemple parmi tant d’autres où le sujet est enfermé dans un mot : « Dans ce lieu imposant, somptueux, avec ce nom qu’il porte… Le Bonheur. Un nom si réputé… on était intimidé, crispés […] D’être enfermés là, ça nous a donné par moments comme de la claustrophobie… nous voulions sortir… […] Oui, sortir du Bonheur ! » (TTP : 52-53). 149 De Tropismes à Ouvrez, nombreux sont les exemples où le sujet de conscience pris dans les mots des autres, s’y moule. Nous retenons ici ce passage de L’usage de la parole : « Quand, là-bas, dans l’autre, ce « mon petit » a-t-il pu se former ? Comment a-t-il pu se développer, mûrir, s’alourdir au point de se rétracter, de tomber de ses lèvres ?... de tomber sur lui, de le recouvrir… « mon » petit l’enveloppe tout entier… « mon petit » a été taillé à sa mesure… […] Un spasme le traverse, il bouillonne, une vapeur brûlante, des bulles montent où il voit… mais c’est lui-même, ce petit bonhomme au sourire conciliant, au hochement de tête approbateur… et ici, c’est lui se ratatinant un peu… juste pour que l’autre se sente plus grand » (UP : 103-104). 218 j’arrache ce carcan, cette carapace. Je ne resterai pas dans ça, où cette femme m’a enfermée… elle ne sait rien, elle ne peut pas comprendre. -C’était la première fois que tu avais été prise ainsi, dans un mot ? […] Combien de fois depuis ne me suis-je pas évadée terrifiée hors des mots qui s’abattent sur vous et vous enferment. (E : 121-122). Dès lors, au-delà de la petite histoire de Natacha, toutes ces scènes de l’enfance, reprises au présent sous un regard nouveau – celui du narrateur – et montrées sur le vif, contribuent à remonter à l’origine d’une écriture, celle de Nathalie Sarraute. S’y donne à voir non pas l’enfance particulière d’une vie mais la naissance, l’entement et l’enfance des tropismes livrés dans une quête qui tente d’être authentique et vraie. Natacha présage donc l’auteur de L’ère du soupçon surtout au travers de penchants avantcoureurs d’un projet d’écriture. Celui-ci « empêche de travailler dans la gratuité, dans la liberté, de chercher à créer de ‘belles formes’ qui répondent à un canon préexistant de beauté. Elle le force à ne chercher que l’efficacité de ce mouvement par lequel la réalité invisible se révèle et prend vie » (Sarraute, 1996: 1647-1648) : On nous laisse toutes les deux pour que nous fassions mieux connaissance. Je reste à côté d’elle, je la couche, je la lève, je lui fais tourner la tête et dire papa maman. Mais je ne me sens pas très à l’aise avec elle. Et avec le temps ça ne s’arrange pas. Je n’ai jamais envie d’y jouer… elle est toute dure, trop lisse, elle fait toujours les mêmes mouvements, on ne peut la faire bouger qu’en soulevant et en abaissant de la même façon ses jambes et ses bras légèrement repliés, articulés à son corps raide. Je lui préfère encore les vieilles poupées de son que j’ai depuis longtemps, ce n’est pas que je les aime tellement, mais on peut traiter comme on veut leurs corps flasques, désarticulés, les serrer, les tripoter, les lancer… (E : 49) L’intention n’est donc pas d’exhiber l’enfance de Nathalie Sarraute / Natacha ou une enfance faite de poncifs communs à tous, mais de dévoiler une réalité nouvelle. À nous, lecteurs de ne pas y opposer résistance afin de « venir à bout de ce corps étranger, gênant, peut-être nocif introduit dans cette réalité confortable, familière, où nous sommes installés. » (Sarraute, Ibid. : 1646). 219 220 4.3.2. Enfance : éventualités labiles Alors que les souvenirs évoqués au passé et attachés au regard de l’enfant se réduisent à des scènes fantasmées, leur présentation sur le vif ne procure pas davantage de crédibilité aux faits exhibés dans Enfance. Dès lors, si l’imparfait signale, comme nous l’avons montré150, un univers illusoire et virtuel, l’indicatif présent rend une sensation de vécu tout aussi factice et, pourtant, authentique car ressentie. Il s’agit bien de cerner les différentes couches de cette réalité fuyante qu’est le tropisme : Comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, tu le pousses… où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre… Tiens, rien que s’y penser… (E : 8)151 Une quête, qui ne vise ni destin personnel ni sentiments, supplée à une remémoration que l’auteur s’interdit. Or, le malaise face à un narrateur homodiégétique à la première personne, vu en transparence sans distance temporelle, au fur et à mesure que la sensation s’installe en lui, se dissipe sous une conception du sujet de conscience qui en fait « une créature artificielle […] protégée de la confusion possible avec l’autobiographie » (Cohn, 1997 : 46). À cette narration simultanée aux événements racontés et qui ne peut, par conséquent, avoir d’analogue dans le monde réel, ne correspond qu’un « présent irréel » (Ibid.) ou de l’irréel. Nous nous proposons dès lors de relever l’ambivalence de ce présent qui contribue autant à montrer un univers à revivre, lié à l’enfance et à une certaine vision du monde, qu’à la présentation d’actions virtuelles, reflets de tropismes en cours. Que la remémoration s’annonce de prime abord dans l’impossibilité d’appréhender le passé tel qu’il a été ressenti par le personnage, et le processus de cognition irréalisable cède à la perception subjective du narrateur qui essaie de récupérer les sensations vivantes : 150 Cf. la présente thèse : 1.3.2.2 221 Évidemment. Cela ne pouvait pas m’apparaître tel que je le vois à présent, quand je m’oblige à cet effort… dont je n’étais pas capable… quand j’essaie de m’enfoncer, d’atteindre, d’accrocher, de dégager ce qui est resté là enfoui. (E : 86) Loin de se reporter au passé, le narrateur rapporte les faits pour les sonder sous un jour nouveau, depuis une nouvelle perspective. Aussi, projetés dans le présent, les souvenirs supposent-ils un siège de sensations à revivre que le narrateur retrouve sous l’impulsion de sa quête. Si les impressions vacillantes et innommables sont bel et bien vivantes, toujours prêtes à affleurer, les mots rapportés et les faits qui les font surgir se révèlent de l’ordre du simulacre. En effet, l’hypotypose152 ne se limite pas à en donner une image visuelle, elle désigne en outre une origine hallucinatoire ; « situations, personnages, actions [jaillissent] d’une conscience qui ne se contrôle plus et [fournissent] une illustration sentie comme réelle et vécue, au sentiment initial » (Dupriez, 1984 : 241). Il s’agit, donc, d’une simulation de la présentation (Gosselin, 2000) par laquelle les faits, à la fois présents et étrangers – une distance se laissant sentir – figurent une espèce de mise en scène où le personnage est lui-même mis en fiction. S’érige un faux effet de réel, où le repère fictif se livre comme « repère identifiable et non identifiable à la situation d’énonciation » (Culioli, 1980). Dans le monde virtuel qui en résulte, le « Je » dédoublé – énoncé et énonçant – circonscrit, à des passages au présent, acquiert un profil caricatural et factice. En outre, toute scène recouvrée est remaniée, manipulée, façonnée suivant la fantaisie du narrateur : son actualisation côtoie une perception approximative que décèlent conjectures et divagations diverses. Aussi, la part de rêverie, d’illusion manifeste que nous soulignons dans les exemples ci-dessous, sert-elle à démonter le petit fait vrai : 151 Nous soulignons, dorénavant, l’emploi du présent dans les citations relevées. « L’hypotypose est définie par Quintilien (Institution oratoire, IX, 2) comme ´´une image des choses, si bien représentée par la parole que l’auditeur croit plutôt la voir que l’entendre´´. Certains auteurs la confondent avec la description, mais Bernard Lamy fait bien la distinction : ´´Hypotypose est une espèce d’enthousiasme qui fait qu’on s’imagine voir ce qui n’est point présent, et qu’on le représente si vivement devant les yeux de ceux qui écoutent, qu’il leur semble voir ce qu’on leur dit. La description est une figure assez semblable, mais qui n’est pas si vive. Elle parle des choses absentes comme absentes… (La Rhétorique ou l’art de parler, II, 9, p. 154 de l’éd. de paris, 1757) » (Le Guern, 1986 : 47). 152 222 Je n’arrive plus à entendre la voix qu’elle avait en ce temps-là, mais ce qui me revient c’est cette impression que plus qu’à moi c’est à quelqu’un d’autre qu’elle raconte… sans doute un de ces contes pour enfants qu’elle écrit à la maison […] ou bien est-ce celui qu’elle est en train de composer dans sa tête… les paroles adressées ailleurs coulent… je peux si je veux les saisir au passage, je peux les laisser passer, rien n’est exigé de moi, pas de regard cherchant à voir en moi si j’écoute attentivement, si je comprends… Je peux m’abandonner, je me laisse imprégner par cette lumière dorée […] ces roucoulements, ces pépiements […] -Ne te fâche pas, mais ne crois-tu pas que là, avec ces roucoulements, ces pépiements, tu n’as pas pu t’empêcher de placer un petit morceau de préfabriqué… c’est si tentant… tu as fait un joli petit raccord, tout à fait en accord… -Oui, je me suis peut-être laissée aller… (E : 20-21) Ou encore : Maintenant cette idée s’est installée en moi, il ne dépend que de ma volonté de la déloger. Je peux m’obliger à la repousser au second plan, à la remplacer par une autre idée, mais pour un temps seulement… […] Les idées arrivent, n’importe quand, piquent, tiens, en voici une… et le dard minuscule s’enfonce, j’ai mal… « Maman a la peau d’un singe ». Elles sont ainsi maintenant ces idées, elles se permettent n’importe quoi. (E : 97-100). La juxtaposition d’actions ponctuelles, dans une temporalité ainsi neutralisée, rend l’image d’un tableau vivant assimilable à une scène banale – ci-dessous, un enfant et sa bonne en promenade. Souvent, intégré à cette scène archétypale au présent, le narrateur homodiégétique est lui-même déréalisé du fait de cette mise en scène : La voici qui s’approche, une masse informe, la tête recouverte d’un fichu grisâtre, elle me rejoint, elle tend sa main et je mets ma main dans la sienne.. […] là, aussi je lâche sa main et je file… […] Passé les grilles du Grand Luxembourg, plus de savantes traversées, elle s’installe à une place loin du bassin, le dos tourné à la vaste façade blanche… […] elle me tend ma barre de chocolat et mon petit pain, je les saisis, je la remercie de la tête et je m’éloigne… […] Pour faire n’importe quoi, ce que font tous les enfants qui jouent, courent, poussent leurs bateaux, leurs cerceaux, sautent à la corde, s’arrêtent soudain et l’œil fixe observent les autres enfants, les gens assis sur les bancs de pierre, sur les chaises… ils restent plantés devant eux bouche bée… (E : 22-24) Nombreux sont les exemples qui rapportent ces moments familiers de terreur enfantine : 223 Là pourtant surgissant de cette brume, la brusque violence de la terreur, de l’horreur… je hurle, je me débats […] Je l’attends, je guette, j’écoute les pas dans l’escalier, sur le palier… voilà, c’est elle, on a sonné à la porte, je veux me précipiter, on me retient, attends, ne bouge pas… la porte de ma chambre s’ouvre, un homme et une femme vêtus de blouses blanches me saisissent, on me prend sur les genoux, on me serre, je me débats […] Et puis je revis, je suis dans mon lit, ma gorge brûle, mes larmes coulent, maman les essuie… (E : 25-26) De présence apaisante de la mère : Nous nous promenons je ne sais où à la campagne, maman avance doucement au bras de Kolia… je reste en arrière plantée devant le poteau de bois… « Si tu le touches, tu meurs », maman a dit ça […] je sanglote, je hurle, je suis morte… ils me soulèvent dans leurs bras, ils me secouent, m’embrassent… Mais non, mais tu n’as rien […] elle rit, ils rient tous les deux et cela m’apaise… (E : 28) De jeux partagés : Le mercredi après-midi, en sortant de l’école, puisqu’il n’y a pas de devoirs à faire pour le lendemain, je vais parfois jouer avec Lucienne Panhard, une fille de ma classe. […] Quand nous en avons assez de jouer à la plongeuse, à la serveuse, nous allons dans le parc, près de l’entrée, nous sautons à la corde « jusqu’au vinaigre », nous rattrapons une petite balle de caoutchouc que nous lançons en l’air de plus en plus haut, nous essayons de jongler avec deux, puis avec trois balles. (E : 177-178) De leçon de récitation, à l’école : C’est la leçon de récitation… je regarde la main de la maîtresse, son porte-plume qui descend le long de la liste des noms… hésite […] elle y arrive, sa main s’arrête, elle lève la tête, ses yeux me cherchent, elle m’appelle […] dans le silence ma voix résonne, les mots se détachent très nets, exactement comme ils doivent être, ils me portent, je me fonds avec eux, mon sentiment de satisfaction… (E : 180) Le présent condense tellement les événements rapportés, qu’un effet particulier se laisse voir. L’histoire, vécue ou revécue au présent par le narrateur homodiégétique, résulte tout aussi artificielle que l’histoire envisagée sous le point de vue du moi 224 personnage à l’imparfait. Pourtant, ces scènes au présent pointent une part d’universel. Si la réalité d’une vie singulière – celle de Nathalie Sarraute ou Natacha –, mise à distance est désavouée par sa représentation dénaturée, l’abstraction, qui isole les actions dans une espèce de hors temps, dévoile un espace commun. Celui qui permet au lecteur d’adhérer non pas à l’anecdote d’une vie, mais à l’univers d’une enfance archétypale. À ces scènes recréées, se superpose finalement la vision subjective et ironique du narrateur, qui aime livrer, en guise de clin d’œil, un monde dont la réalité n’est réduite qu’au regard qui y est porté : Les petites rues bordées de maisons tristes, rue du Loing, rue du Lumain, rue Marguerin… […] Je cours le long de ces maisons, j’entre sous un porche semblable à tous les autres, je franchis l’endroit dangereux où dans la loge une concierge redoutée même des adultes, soulève un pan de rideau grisâtre et m’observe… je frotte mes semelles sur le tapis-brosse, j’ouvre avec précaution la double porte vitrée […] Dans la chambre des enfants les objets, les jouets cassés […] Parfois s’ouvre une porte et apparaît la silhouette mince et sombre de Monsieur Péréverzev… mais, maintenant, pour moi, sa tête et celle de Tchekhov se confondent, son pince nez est posé un peu de travers sur son nez, le cordon noir qui sert à l’attacher pend le long de sa joue, son visage est pensif, un peu triste, il dit d’une voix douce et basse… « Tss, tss, allons, allons, les enfants, laissez-moi travailler » (E : 123-125) Toutefois, Enfance, ne se limite pas à une reconstruction archétypale qui, en elle-même, ne pourrait procurer au lecteur qu’une perspective restreinte d’un projet autrement essentiel. C’est surtout par une mise à distance du monde tiède et doux de l’enfance de Nathalie Sarraute ou d’une enfance propre à tous et, par un arrachement du lecteur à ses penchants pour le petit fait vrai, que l’univers des tropismes se manifeste. Dans ce sens, le passage suivant est révélateur : Mais cette reconstruction de ce que j’ai dû éprouver est pareille à une maquette en carton reproduisant en un modèle réduit ce qu’avaient pu être les bâtiments, les maisons, les temples, les rues, les places et les jardins d’une ville engloutie… -Pas entièrement… -Quelque chose s’élève encore, toujours aussi réel, une masse immense… l’impossibilité de me dégager de ce qui me tient si fort, je suis encastrée, cela me redresse, me soutient, me durcit, me fait prendre forme… (E : 172-173) Lorsqu’il rend compte de ces situations figées, hors du temps où se trouvent pris le sujet et le monde qui l’entoure, le présent devient le reflet d’un ordre à la fois 225 inaltérable, immuable et interminable. Il s’agit d’un temps mortel et mort, matérialisé dans des espaces gris, d’une lumière sale, souvent «entre des rangées de petites maisons aux façades mornes » (E : 113) : « Tout est gris, l’air, le ciel, les allées, les vastes espaces pelés, les branches dénudées des arbres » (E : 57). « Les petites rues bordées de maisons tristes, rue du Loing, rue du Lumain, rue Marguerin… […] Mais quand je les retrouve tels qu’ils étaient en ce temps-là, ces noms, Lumain, Loing, Marguerin, ils reprennent aussitôt, comme ces petites rues, leur aspect étriqué, mesquin… Il me semble qu’à l’abri des façades sans vie, derrière les fenêtres noires, au fond des petites cages sombres des gens à peine vivants se déplacent prudemment, bougent à peine… (E : 9). Ou encore, toute tristesse dissipée, dans des atmosphères languissantes, d’une grisaille jaunâtre, d’une lumière argentée : Dans une forêt des environs de Paris, sur un chemin bordé de chaque côté de grands arbres aux feuilles jaunissantes… le soleil est doux, on sent l’odeur délicieuse, vivifiante de la mousse… (E : 149). Et, même les moments d’amusement, ou d’insouciance, où l’air est lumineux et vibrant, gardent un aspect mourant et éternel : Comme dans une éclaircie émerge d’une brume d’argent toujours cette même rue couverte d’une épaisse couche de neige très blanche, sans trace de pas ni de roues, où je marche le long d’une palissade plus haute que moi, faite de minces planchettes de bois au sommet taillé en pointe… (E : 41). Pourtant, le statisme de ces scènes ordinaires, uniformisées et uniformisantes – tout le monde y reconnaît sa part de vie – trouve son pendant dans le dynamisme de mouvements indéfinissables quoique ressentis. Il s’agit de mouvements « qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience » (Sarraute, 1956 : 8) qui « sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, de nos sentiments » (Ibid.). La nécessité de 226 ralentir le rythme narratif pour saisir ces mouvements extrêmement vifs153 s’effectue sur le couplage des temporalités. Les événements ne sont plus simplement étalés d’une façon vivante aux yeux du lecteur mais ils correspondent à des actions en cours de développement – la temporalité du sujet énonciateur et celle des événements sont de ce fait couplées (Gosselin, 2000), et se livrent donc simultanément. Si le déploiement de ces mouvements ne se dissimule quasiment plus « derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens » (Sarraute, 1956 : 9), ou encore, qu’il ne débouche plus sur ces apparences qui le masquaient et le révélaient (Ibid.) dans Planétarium ou dans Vous les entendez ?, on ne peut toutefois pas affirmer, comme le fait Anthony S. Newman, que dans Enfance « le tropisme et la sousconversation frappent par leur relative absence » (1995 : 39). Au contraire, loin de disparaître, le tropisme – « ces impressions produites par certaines actions intérieures » (Sarraute, 1956 : 8) – est au cœur du récit. Mais le point de départ, et c’est ce qui établit la différence par rapport aux romans antérieurs à 1980, n’est effectivement plus le même. À l’origine de l’avènement tropismique, les mots devenus protagonistes provoquent une succession d’actes figurés que le présent se charge de présenter au moment de leur déroulement. La trajectoire du tropisme au mot, caractéristique des romans antérieurs à L’usage de la parole (1980), subit dès lors un retournement par lequel s’impose une orientation inverse où les mots engendrent les tropismes. En effet, détachés de la situation d’interlocution, toute autonomie acquise, les mots servent non seulement le mouvement tropismique chez le sujet de conscience mais, par le biais de leur réitération ; les mots marquent le rythme, le mouvement du texte. Et puisque, chez Nathalie Sarraute, dire c’est faire, il s’agit de toucher le sujet de conscience. Aussi, l’univers des sensations intimes figure-t-il souvent l’emprise annihilante des mots articulés et plus rarement leur effet libérateur. Les actes imaginaires montrent donc autant l’oppression que l’affranchissement ressentis mais, impossibles de nommer : 153 Ces mouvements indéfinissables « il n’était possible de les communiquer au lecteur que par des images qui en donnent des équivalents et lui fassent éprouver des sensations analogues. Il fallait aussi décomposer ces mouvements et les faire se déployer dans la conscience du lecteur à la manière d’un film au ralenti. Le temps n’était pas celui de la vie réelle, mais celui d’un présent démesurément agrandi. Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, 227 - C’était la première fois que tu avais été prise ainsi, dans un mot ? - Je ne me souviens pas que cela me soit arrivé avant. Mais combien de fois depuis ne me suis-je pas évadée, terrifiée hors des mots qui s’abattent sur vous et vous enferment. (E : 122) Puisqu’il ne peut prendre conscience de ses propres sensations intérieures dans l’instantanéité du vécu sans atteindre un certain degré d’artifice, le narrateur homodiégétique, à la fois focalisateur d’une sensation intime en cours, révèle le côté factice qui le détermine. Donc, tout aussi fictionnel que les actions qu’il subit, le sujet de conscience se révèle paradoxalement dans une mise à distance, qui n’empêche pourtant pas, en même temps, que se dévoile une expérience sensitive. Favorisant l’accomplissement de ce phénomène, le présent contribue à donner l’image d’un jeu serré de forces contraires, qui « opposent les profondeurs silencieuses du psychisme à son expression verbale continue et superficielle » (Cohn, 1981 : 99). Ainsi : Un foisonnement innombrable de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs, d’impulsions, de petits actes larvés qu’aucun langage intérieur n’exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience, s’assemblent en groupes compacts et surgissent tout à coup, se défont aussitôt, se combinent autrement et réapparaissent sous une nouvelle forme, tandis que continue à se dérouler en nous, pareil au ruban qui s’échappe en crépitant la fente d’un télescripteur, le flot ininterrompu des mots. (Sarraute, 1956 : 115) L’impression oppressive et aliénante des mots, relevée dans des passages, où l’action se double d’une sous-action toujours intérieure est parfois accompagnée d’une force libératrice : « Nein, das tust du nicht »… « Non tu ne feras pas ça »… les voici de nouveau, ces paroles, elles se sont ranimées, aussi vivantes, aussi actives qu’à ce moment, il y a si longtemps, où elles ont pénétré en moi, elles appuient de toutes leur puissance, de tout leur énorme poids… et sous leur pression quelque chose en moi d’aussi fort, de plus fort encore se dégage, se soulève, s’élève… les paroles qui sortent de ma bouche le portent, l’enfoncent là-bas… « Doch, Ich werde es tun « Si, je le ferai. » les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent » (Sarraute, 1956 : 9). 228 « Non, tu ne feras pas ça »… dans ces mots un flot épais, lourd coule, ce qu’il charrie s’enfonce en moi pour écraser ce qui en moi remue, veut se dresser… et sous cette pression ça se redresse, se dresse plus fort, plus haut, ça pousse, projette violemment hors de moi les mots… « Si, je le ferai ». « Non, tu ne feras pas ça… » les paroles m’entourent, m’enserrent, me ligotent, je me débats… « Si, je le ferai »… Voilà, je me libère, l’excitation, l’exaltation tend mon bras, j’enfonce la pointe des ciseaux de toutes mes forces, la soie cède, se déchire, je fends le dossier. (E : 10-13) Langage et sensation se confondent, les mots propulsant le tropisme, le vécu n’existant que par le mot. Et, si l’auteur se permet d’aborder la métaphore ou l’analogie, c’est bien sous l’alibi de l’archétype. L’abstraction que ces formes impliquent lui procure l’outil nécessaire pour que parvienne sur le champ la sensation labile. En effet, « [Nathalie Sarraut prend] des images assez simples parce qu’il faut aller vite. Le lecteur et [elle], n’ont pas le temps de s’arrêter pour chercher ce que ça veut dire. […] Il faut que ce soit une image qui se transmette tout de suite » (Finch et Kelley, 1985 : 305). Proches de la transmission en direct fondée sur une limitation du récit à ce qui est perçu, ces images d’ordre universel expriment l’instantanéité de la sensation fugacement ressentie. Tout le monde peut s’y retrouver puisqu’elles se dégagent de nos « lieux communs »154. L’accès à la réalité fictionnelle, établie à partir des perceptions, favorise une sorte d’hypotypose. L’impression est si énergiquement transmise qu’elle semble mettre « sous les yeux une scène vivante » (Dupriez, 1984 : 240) non par le biais de la « copie d’une réalité préexistante », mais d’un présent qui « agence, trace, construit, présente ce référent à mesure qu’il le monte » (Danon-Boileau, 1982 : 139). Les exemples suivants sont parlants : « Quel malheur ! »… le mot frappe, c’est le cas de le dire de plein fouet. Des lanières qui s’enroulent autour de moi, m’enserrent… […] Et puis tout en moi se révulse, se redresse, de toutes mes forces je repousse ça, je le déchire, j’arrache ce carcan, cette 154 « C’est le règne du lieu commun. Ce beau mot a plusieurs sens : il désigne sans doute les idées les plus rabattues mais c’est que ces pensées sont devenues le lieu de rencontre de la communauté. Chacun s’y retrouve, y retrouve les autres. Le lieu commun est à tout le monde et il m’appartient ; il appartient en moi à tout le monde, il est la présence de tout le monde en moi. C’est par essence la généralité ; pour me l’approprier, il faut un acte : un acte par quoi je dépouille ma particularité pour adhérer au général, pour devenir la généralité. Non point semblable à tout le monde mais, précisément, l’incarnation de tout le monde » (Sartre, 1947 : 10-11). 229 carapace. Je ne resterai pas dans ça, où cette femme m’a enfermée… elle ne sait rien, elle ne peut pas comprendre. (E : 121-122) « Parce que ça ne se fait pas » est une barrière, un mur vers lequel elle me tire, contre lequel nous venons buter… nos yeux livides, globuleux, se fixent, nous ne pouvons pas le franchir, il est inutile d’essayer, nos têtes résignées s’en détournent. […] « Ça ne se fait pas » arrête tout examen, rend inutile toute discussion. « Ça ne se fait pas » est comme ses empereurs orientaux d’autrefois devant qui leurs sujets s’inclinent sans jamais oser lever les yeux jusqu’à leur place. Et moi, j’avais eu l’outrecuidance de vouloir observer de près, de palper… qu’y a-t-il donc là qui empêche ?... « Pourquoi ne peut-on pas faire ça ? » […] « Et pourquoi ça ne se fait pas » (E : 187-193) Sous cette vision du monde stéréotypée que les scènes au présent se chargent de rendre, nous est donc livrée une réalité en trompe-l’œil tout aussi factice que l’enfance de Natacha, constituée par : Ces images toutes faites qui s’interposent à tout instant entre le lecteur et la réalité nouvelle qu’on lui montre, comme entre l’auteur et la réalité qu’il cherche à montrer. Ce monde en trompe-l’œil, ce monde d’apparences, c’est celui de chacun de nous. C’est celui de l’écrivain, dès qu’il s’abandonne, relâche son effort et se contente de vivre. Il n’est pas constitué seulement par ce qui est considéré comme la banalité, des sentiments convenus, des sensations apprises, fabriquées en série, qui suintent de partout, des conversations, des réclames, de tout ce qu’on appelle la culture de masse […] Mais bien plus, cette vision commune du monde est constituée aussi par notre « Culture ». […] Il s’agit de tout ce qui compose nos manières habituelles de sentir et de connaître, [de ce qui reste] dans notre mémoire, quand nous avons perdu depuis longtemps tout contact direct avec elles : il en reste quelques personnages schématiques, simplifiés, une histoire, quelques ébauches de scènes, une impression générale que recouvre l’étiquette qu’on nous a habitués à coller. (Sarraute, 1996 : 1646) 155 Si un certain degré de généralisation, propice à poser une scène comme archétype, met en vedette des situations familières à tout un chacun, la récurrence de certains thèmes permet néanmoins de dire : Enfance, c’est Nathalie Sarraute. Car le récit se construit de fait sur une opposition thématique propre à l’auteur des Tropismes. Deux univers s’y conforment – l’un de l’ordre du vrai, l’autre de l’ordre du faux. Or, cette dichotomie qui sépare l’authentique et l’inauthentique se définit surtout par l’inversion des signes. En effet, l’authenticité, associée chez Nathalie Sarraute à tout ce qui est indéfinissable, incertain et douteux, fonde le domaine invisible de mouvements 155 Ce passage est tiré de la première conférence de Nathalie Sarraute prononcée à l’université de Lausanne en 1959 et publiée en 1996 dans la Bibliothèque de la Pléiade. 230 intérieurs changeants - les tropismes. Par contre, l’inauthenticité renvoie aux apparences indéfectibles, solides et sûres qui se révèlent incontestables. Aussi, déterminant la recherche de l’authentique, les traits négatifs supposent-ils une déchirure toujours bénéfique et salutaire puisqu’elle permet d’approcher ce qui vacille et tremble hors des mots, « ces petits bouts de quelque chose d’encore vivant » (E : 9). La « tare », « l’infirmité »156 deviennent dès lors les signes identitaires propre à cet « enfant fou » qui, enfermé dans ses « idées », laisse déjà deviner celui qui sera l’hypersensible, l’écorché vif157 de tant de romans sarrautiens où « il peut arriver que des individus isolés, inadaptés, solitaires, morbidement accrochés à leur enfance et repliés sur eux-mêmes, cultivant un goût plus ou moins conscient pour une certaine forme d’échec, parviennent, en s’abandonnant à une obsession en apparence inutile, à arracher et à mettre au jour une parcelle de réalité encore inconnue » (Sarraute, 1956 : 182) : Et un jour voilà que cela me revient... C’est à peine croyable... comment est-il possible que j’aie pu éprouver cela il y a si peu de temps, il y a à peine un an quand elles arrivaient, s’introduisaient en moi, m’occupaient entièrement... ‘mes idées’ que j’étais seule à avoir, qui faisaient tout chavirer, je sentais parfois que j’allais sombrer.. un pauvre enfant fou, un bébé dément, appelant à l’aide... (E : 135) Ces deux pôles –le vrai et le faux- se concrétisent ainsi dans l’opposition de certains attributs récurrents : invisible vs visible ; douteux vs manifeste ; mou vs lisse, dur ; bourbeux vs limpide ; changeant vs fixe ; obscur vs éclatant, étincelant ; profond vs superficiel. Cristallisés dans le conflit établi entre les tropismes et les mots, ces contrastes signalent surtout un projet où l’écriture devient un acte criminel qui permet de « déchirer, saccager, détruire » (E : 11), de « sauter hors de ce monde décent » (E : 156 L’incapacité à être comme tout le monde définit le sujet de conscience. Nombreux sont les exemples qui y font référence, dans l’œuvre sarrautienne. Nous retenons ces passages tirés de Tu ne t’aimes pas : « et il a prononcé d’un ton apitoyé, un peu attristé… « Vous savez ce que vous avez ? Vous ne vous aimez pas »… comme si ne pas s’aimer, soi, était une tare, une maladie… Chacun d’eux est sain, normal, chacun d’eux s’aime, et nous… on ne s’aime pas » (TTP : 12). Ou encore : « -Tâchons de nous rappeler… n’en avons-nous jamais parlé à personne, de cette particularité ? – Pour ne pas dire de cette infirmité… » (TTP : 16) 157 L’hypersensible, l’écorché vif, toujours associés au sujet de conscience, en deviennent les synonymes. Ils sont récurrents dans l’œuvre sarrautienne, nous n’en relevons ici qu’un exemple tiré de L’usage de la parole : « mais quel écorché vif, mais quel esprit vindicatif, soupçonneux, orgueilleux… […] Comment vivrait-on si on prenait la mouche pour un oui, pour un non, si on ne laissait pas très raisonnablement 231 12). Détachés de la petite histoire, les épisodes de l’enfance acquièrent dès lors un caractère iconique à part entière. Les réticences de la petite Natacha à avaler ce qu’on lui tend au bout de la fourchette montrent ainsi le refus d’une soumission aux conventions, aux règles des autres alors qu’elle a ses propres lois. Ainsi, elle mastiquera jusqu'à ce que ce soit devenu « aussi liquide qu’une soupe ». Puisqu’elle se doit de préserver les mots sacrés de la mère de toute atteinte, elle « supporte vaillamment les blâmes » (E : 16) Ils sont groupés aussi loin que possible de moi, à l’autre bout de la longue table… les visages de certains d’entre eux sont grotesquement déformés par une joue énorme, enflée… j’entends des pouffements de rire, je vois les regards amusés qu’ils me jettent à la dérobée, je perçois mal, mais je devine ce que leur chuchotent les adultes : « Allons, avale, arrête ce jeu idiot, ne regarde pas cet enfant, tu ne dois pas l’imiter, c’est un enfant insupportable, c’est un enfant fou, un enfant maniaque… » […] Mais aucun de ces mots vaguement terrifiants, dégradants, aucun effort de persuasion, aucune supplication ne pouvait m’inciter à ouvrir la bouche pour permettre qu’y soit déposé le morceau de nourriture impatiemment agité au bout de la fourchette, là, tout près de mes lèvres serrées… Quand je les desserre enfin pour laisser entrer ce morceau, je le pousse aussitôt dans ma joue déjà emplie, enflée, tendue… un garde-manger où il devra attendre que vienne son tour de passer entre mes dents pour y être mastiqué jusqu’à ce qu’il devienne aussi liquide qu’une soupe… « Aussi liquide qu’une soupe » étaient les mots prononcés par un docteur à Paris, le docteur Kervilly… […] « Tu as entendu ce qu’a dit le docteur Kervilly ? Tu dois mâcher les aliments jusqu’à ce qu’ils deviennent aussi liquides qu’une soupe… surtout ne l’oublie pas, quand tu seras là-bas, sans moi, là-bas on ne saura pas, là-bas on oubliera, on n’y fera pas attention, ce sera à toi d’y penser, tu dois te rappeler ce que te recommande… promets-moi que tu le feras… […]» Oui, elle peut en être certaine, je la remplacerai auprès de moi-même, elle ne me quittera pas, ce sera comme si elle était toujours là pour me préserver des dangers que les autres ici ne connaissent pas, comment pourraient-ils les connaître ? elle seule peut savoir ce qui me convient, elle seule peut distinguer ce qui est bon pour moi de ce qui est mauvais.[… ] il n’y a que moi ici qui sais, moi ici le seul juge… qui d’autre ici peut décider à ma place, me permettre… quand ce n’est pas encore le moment… je mastique […] ce n’est pas encore devenu « aussi liquide qu’une soupe »… (14-16) Provenant de cette « impression un peu inquiétante de quelque chose de répugnant sournoisement introduit, caché sous l’apparence de ce qui est exquis » (E : 46), l’aversion pour les apparences trompeuses reste liée à une bouchée de confiture de fraise : passer de ces mots somme toute insignifiants et anodins, si on faisait pour si peu, pour moins que rien de pareilles histoires ? » (UP : 104). 232 Quand mon père revient, je lui raconte que je n’en ai pas voulu, de cette confiture… elle est mauvaise, je l’ai bien regardée, il y avait dedans des traînées blanches, des petits points blancs, elle avait un goût écoeurant. Ce n’est pas de la confiture de fraises… […] « C’était bien de la confiture de fraises, mais ce que tu y voyais, c’était un peu de calomel. On l’avait mélangé avec elle, on espérait que tu ne t’apercevrais de rien, je sais que tu détestes le calomel, mais il faut absolument que tu en prennes… » (Ibid.) La honte que le sujet de conscience, « donneur de sang », ressent si souvent à faire le « pitre », le « clown »158 ou le bouffon, s’annonce déjà alors que l’on force l’enfant à être « l’amuseur publique » : « Cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête, plein de plume choisie, et blanc et fait pour moi… » tout en récitant, j’entends ma petite voix que je rends plus aiguë qu’elle ne l’est pour qu’elle soit la voix d’une toute petite fille, et aussi la niaiserie affectée de mes intonations… je perçois parfaitement combien est fausse, ridicule, cette imitation de l’innocence, de la naïveté d’un petit enfant, mais il est trop tard, je me suis laissé faire, je n’ai pas osé résister quand on m’a soulevée sous les bras et placée debout sur cette chaise pour qu’on me voie mieux… […] je parcours jusqu’au bout ce chemin de la soumission, de l’abject renoncement à ce qu’on se sent être, à ce qu’on est pour de bon, mes joues brûlent, tandis qu’on me descend de ma chaise, que je fais de mon propre gré une petite révérence de fillette sage et bien élevée et cours me cacher… auprès de qui ?... qu’est-ce que je faisais là ?... qui m’avait amenée ?... sous les rires approbateurs, les exclamations amusées, attendries, les forts claquements des mains… (61-62) Distanciée des « vrais enfants » purs et insouciants, de par son esprit opiniâtre et inquiet, il arrive à Natacha de sombrer dans l’esseulement et la peur. Les deux passages suivant le montrent bien : 158 L’allusion au pitre, au clown, au bouffon revient souvent dans les romans de Nathalie Sarraute, par exemple : « […] c’est ce personnage qu’il faut revoir, celui que tu leur présentais… un pitre, un clown grotesque… gaffeur comme pas un… et craintif avec ça, sans défense… tu poussais des soupirs… « Ah que voulez-vous, je suis ainsi fait, je n’en fais jamais d’autres… Incorrigible… Depuis que j’étais petit, j’ai toujours admiré, j’ai contemplé avec envie ceux qui ont cette chance… qui ne sont pas comme moi » ». (TTP : 11). Ou encore : « C’est parce que j’ai été faire le pitre. J’ai voulu servir de bouffon… vous savez bien, j’y suis enclin… tout à coup ça me prend » (TTP : 14) 233 Il n’y a plus en moi comme avant, comme en tous les autres, les vrais enfants, ces eaux vives, rapides, limpides, pareilles à celles des rivières de montagne, des torrents, mais les eaux stagnantes, bourbeuses, polluées des étangs… celles qui attirent les moustiques. Tu n’as pas besoin de me répéter que je n’étais pas capable d’évoquer ces images… ce qui est certain, c’est qu’elles rendent exactement la sensation que me donnait mon pitoyable état. (E : 98-99)159 Et, J’ai beau me recroqueviller, me rouler en boule, me dissimuler tout entière sous mes couvertures, la peur, une peur comme je ne me rappelle pas en avoir connue depuis, se glisse vers moi, s’infiltre… C’est de là qu’elle vient… je n’ai pas besoin de regarder, je sens qu’elle est là partout… […] Je parviens enfin à sortir ma tête un instant pour appeler… On vient… « Qu’y a-t-il encore ? – On a oublié de recouvrir le tableau. – C’est pourtant vrai… Quel enfant fou… On prend n’importe quoi, une serviette de toilette, un vêtement, et on l’accroche le long de la partie supérieure du cadre… Voilà, on ne voit plus rien… Tu n’as plus peur ? – Non, c’est fini » Je peux m’étendre de tout mon long dans mon lit, poser ma tête sur l’oreiller, me détendre… je peux regarder le mur à gauche de la fenêtre… la peur a disparu. Une grande personne avec l’air désinvolte, insouciant, le regard impassible des prestidigitateurs l’a escamotée en un tour de main. (89-99). Ces sensations angoissantes n’empêchent pas qu’il y ait un monde sécurisant, des lois qui protègent. Mais celles-ci ne peuvent être pour l’enfant et pour Nathalie Sarraute que celles de l’écriture. Les règles d’orthographe mettent en sûreté et apaise Natacha alors que « la technique [romanesque] est le mouvement même par lequel la réalité accède à l’existence » (Sarraute, 1996 : 1661)160. Au-delà du petit fait vrai, la seule inscription de soi possible ne se donne que dans le lieu précis de l’écriture, ici : Je ne suis rien d’autre que ce que j’ai écrit. Rien que je ne connaisse pas, qu’on projette sur moi, qu’on jette en moi à mon insu comme on le fait constamment là-bas, au-dehors, dans mon autre vie… Je suis complètement à l’abri des caprices, des fantaisies, des remuements obscurs, inquiétants, soudain provoqués… est-ce par moi ? ou est-ce par ce qu’on perçoit derrière moi et que je recouvre ? Et aussi il ne pénètre rien jusqu’ici de 160 « Une réalité qui, pour chaque artiste, est sa réalité propre, où il est tout entier engagé, qui s’est élaborée en lui depuis son enfance, au cours d’un long processus inconscient. Quelle ‘illumination’, quelle ‘découverte’ peut-elle soudain bouleverser cette réalité-là ? Elle ne peut, me semble-t-il, que continuer à croître lentement. Les transformations de la technique ne sont que les étapes de cette croissance » (Ibid.). Ce passage correspond à un entretien dans Tel Quel en 1962 et est repris dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1996 sous le titre « La littérature aujourd’hui ». 234 cet amour, «notre amour », comme maman l’appelle dans ses lettres… qui fait lever en moi quelque chose qui me fait mal, que je devrais malgré la douleur cultiver, entretenir et qu’ignoblement, j’essaie d’étouffer… Pas trace ici de tout cela. Ici je suis en sécurité. Des lois que tous doivent respecter me protègent. Tout ce qui m’arrive ici ne peut dépendre que de moi. C’est moi qui suis responsable. (E : 168) Par contre, les mots du dehors, les mots des autres hantent autant l’enfant que l’écrivain. Des mots comme « aussi liquide qu’une soupe », les mots sacrés de la mère auxquels la loyauté oblige à se soumettre. Les mots lors de la séparation de la mère, des mots liés à la détresse qui, chez une enfant tiraillée, partagée entre ses parents, entre deux langues le français et le russe, font apparaître cette scène au présent161: Par moments ma détresse s’apaise, je m’endors. Ou bien je m’amuse à scander sur le bruit des roues toujours les mêmes deux mots… […] le mot français soleil et le même mot russe solntze où le l se prononce à peine, tantôt je dis sol-ntze, en ramassant et en avançant les lèvres, le bout de la langue incurvée s’appuyant contre les dents de devant, tantôt so-leil en étirant les lèvres, la langue effleurant à peine les dents. Et de nouveau sol-ntze. Et de nouveau so-leil. Un jeu abrutissant que je ne peux pas arrêter. Il s’arrête tout seul et les larmes coulent. (E : 108) Les mots qui taquinent et installent le danger parce qu’ils risquent de séparer ou de libérer ce qui reste enfoui162 : Il n’est pas possible que je lui pose cette question d’un air sérieux, que j’emploie ce mot « tu m’aimes » autrement que pour rire… il déteste trop ce genre de mots, et dans la bouche d’un enfant… […] je savais que ces mots « tu m’aimes », « je t’aime » étaient de ceux qui le feraient se rétracter, feraient reculer, se terrer encore plus loin au fond de lui ce qui était enfoui. (E : 58) 161 Il faut se reporter à L’usage de la parole pour retrouver une scène semblable, une scène de séparation liée à la mort où le sujet se trouve tiraillé entre le mot doux et tendre de sa propre langue, le russe, et la langue de l’autre, l’allemand : « Ich Sterbe. Qu’est-ce que c’est ? Ce sont des mots allemands. Ils signifient je meurs. […] Tchekhov […] était médecin, et au dernier moment, ayant auprès de son lit sa femme d’un côté et de l’autre un médecin allemand, il s’est dressé […] et il a dit, pas en russe, pas dans sa langue, mais dans la langue de l’autre, la langue allemande, il a dit à voix haute et en articulant bien « Ich Sterbe ». Et il est retombé, mort. […] À vous, dans votre langue. Pas à elle qui est là aussi, près de moi, pas dans notre langue à nous. Pas avec nos mots trop doux, des mots assouplis, amollis à force d’avoir servi, d’avoir été roulés dans les gerbes jaillissantes de nos rires […] mais des mots compacts et lourds que n’a jamais parcourus aucune vague de gaieté, de volupté, que n’a jamais fait battre aucun pouls, vaciller aucun souffle… » (UP : 13-15). 162 Pensons à tous les mots à l’origine de chaque fragment dans L’usage de la parole ou à l’origine d’un roman comme les mots « Tu ne t’aimes pas », tous aptes à déclencher les mouvements intérieurs, les tropismes. 235 Les mots clinquants qui enferment dans l’inauthentique163 ou des mots qui délivrent : Je ne me sens pas très bien auprès d’eux, [les personnages] m’intimident… mais ça ne fait rien, je dois les accueillir le mieux que je peux, c’est ici qu’ils doivent vivre… dans un roman… dans un roman, j’en écris un, moi aussi, et il faut que je reste ici avec eux… […] Je me tends vers eux… je m’efforce avec mes faibles mots hésitants de m’approcher d’eux plus près, tout près, de les tâter, de les manier… Mais ils sont rigides et lisses, glacés… on dirait qu’ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant… j’ai beau essayer, il n’y a rien à faire, ils restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent… ils sont comme ensorcelés. À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m’est impossible d’en sortir… Et voilà que ces paroles magiques… « Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l’orthographe »… rompent le charme et me délivrent. (E : 88-89) Les mots qui fixent un portrait se plaquent sur celui qui les reçoit164 : « Quel malheur quand même de ne pas avoir de mère. » « Quel malheur ! »… le mot frappe, c’est bien le cas de le dire, de plein fouet. Des lanières qui s’enroulent autour de moi, m’enserrent… Alors, c’est ça, cette chose terrible, la plus terrible qui soit, qui se révélait au-dehors par des visages bouffis de larmes, des voiles noirs, des gémissements de désespoir… le « malheur » qui ne m’avait jamais approchée, jamais effleurée, s’est abattu sur moi. Cette femme le voit. Je suis dedans. Dans le malheur. […] Ce malheur a fondu sur moi, il m’enserre, il me tient. Je reste quelque temps sans bouger, recroquevillée au bord de mon lit… Et puis tout en mois se révulse, se redresse, de toutes mes forces je repousse ça, je le déchire, j’arrache ce carcan, cette carapace. Je ne resterai pas dans ça, où cette femme m’a enfermée… elle ne sait rien, elle ne peut pas comprendre. -C’était la première fois que tu avais été prise ainsi, dans un mot ? […] Combien de fois depuis ne me suis-je pas évadée terrifiée hors des mots qui s’abattent sur vous et vous enferment. (E : 121-122). 163 Voici encore un exemple parmi tant d’autres où le sujet est enfermé dans un mot : « Dans ce lieu imposant, somptueux, avec ce nom qu’il porte… Le Bonheur. Un nom si réputé… on était intimidé, crispés […] D’être enfermés là, ça nous a donné par moments comme de la claustrophobie… nous voulions sortir… […] Oui, sortir du Bonheur ! » (TTP : 52-53). 164 De Tropismes à Ouvrez, nombreux sont les exemples où le sujet de conscience pris dans les mots des autres, s’y moule. Nous retenons ici ce passage de L’usage de la parole : « Quand, là-bas, dans l’autre, ce « mon petit » a-t-il pu se former ? Comment a-t-il pu se développer, mûrir, s’alourdir au point de se rétracter, de tomber de ses lèvres ?... de tomber sur lui, de le recouvrir… « mon » petit l’enveloppe tout entier… « mon petit » a été taillé à sa mesure… […] Un spasme le traverse, il bouillonne, une vapeur brûlante, des bulles montent où il voit… mais c’est lui-même, ce petit bonhomme au sourire conciliant, au hochement de tête approbateur… et ici, c’est lui se ratatinant un peu… juste pour que l’autre se sente plus grand » (UP : 103-104). 236 Dès lors, au-delà de la petite histoire de Natacha, toutes ces scènes de l’enfance, reprises au présent sous un regard nouveau – celui du narrateur – et montrées sur le vif, contribuent à remonter à l’origine d’une écriture, celle de Nathalie Sarraute. S’y donne à voir non pas l’enfance particulière d’une vie mais la naissance, l’entement et l’enfance des tropismes livrés dans une quête qui tente d’être authentique et vraie. Natacha présage donc l’auteur de L’ère du soupçon surtout au travers de penchants avantcoureurs d’un projet d’écriture. Celui-ci « empêche de travailler dans la gratuité, dans la liberté, de chercher à créer de ‘belles formes’ qui répondent à un canon préexistant de beauté. Elle le force à ne chercher que l’efficacité de ce mouvement par lequel la réalité invisible se révèle et prend vie » (Sarraute, 1996: 1647-1648) : On nous laisse toutes les deux pour que nous fassions mieux connaissance. Je reste à côté d’elle, je la couche, je la lève, je lui fais tourner la tête et dire papa maman. Mais je ne me sens pas très à l’aise avec elle. Et avec le temps ça ne s’arrange pas. Je n’ai jamais envie d’y jouer… elle est toute dure, trop lisse, elle fait toujours les mêmes mouvements, on ne peut la faire bouger qu’en soulevant et en abaissant de la même façon ses jambes et ses bras légèrement repliés, articulés à son corps raide. Je lui préfère encore les vieilles poupées de son que j’ai depuis longtemps, ce n’est pas que je les aime tellement, mais on peut traiter comme on veut leurs corps flasques, désarticulés, les serrer, les tripoter, les lancer… (E : 49) L’intention n’est donc pas d’exhiber l’enfance de Nathalie Sarraute / Natacha ou une enfance faite de poncifs communs à tous, mais de dévoiler une réalité nouvelle. À nous, lecteurs de ne pas y opposer résistance afin de « venir à bout de ce corps étranger, gênant, peut-être nocif introduit dans cette réalité confortable, familière, où nous sommes installés. » (Sarraute, Ibid. : 1646). 237 238 4.3.3 Tu ne t’aimes pas : éventualités labiles « Vous ne vous aimez pas » (TTP : 9), sont les mots de l’autre qui, une fois de plus, déclenchent le branle-bas, des mots qui « se répercutent dans la conscience » (Calamusa, 2000 : 25). Sous leur effet, se dilate l’instant d’un dialogue fugace d’où affleurent les remous intérieurs du sujet. Sommé à se montrer, le sujet de conscience se tient sur la sellette et s’expose à de multiples prospections qui, suite à la question « Qui n’aime pas qui ? » (TTP : 9), visent à cerner une identité pourtant insaisissable. Et, si « ce n’est qu’artificiellement, dans une temporalité propre à l’écriture, que l’auteur décrit et transcrit les répercussions, les remous du tropisme » (Calamusa, 2000 : 25), tout ce qu’il nous donne à voir ne sont que projections imaginaires, illusions, mirages. Ainsi, dans l’impossibilité de présenter un beau « Je » solide et fort, « celui qui ne s’aime pas » se montre dans un kaléidoscope d’images disparates et aléatoires. Il en résulte une perception fragmentée et fragmentaire, toujours incertaine et fluctuante. Mais à cette décomposition du moi en images hétéroclites qui font de lui une « masse mouvante » s’oppose l’« ensemble compact », l’image uniforme de l’autre, de « celui qui s’aime ». L’essentiel de la focalisation se tourne dès lors sur une réalité bigarrée ; tantôt imprécise et trouble tantôt trop nette et précise pour ne pas être suspecte, la focalisation révèle une perspective branlante toujours prête à fluctuer. Que le présent de l’indicatif, associé à cette visée, illustre des actions en cours figurant souvent de véritables scènes, ou des images parlantes liées au focalisateur, que le présent signale des modèles ou des cas issus de notre stock d’expériences, ou encore des mouvements intérieurs instantanés saisis dans leur déroulement, il contribue surtout à étoffer le récit d’éventualités. Car en effet, [Le présent de l’indicatif] édifie un univers extratemporel et extraspatial fait de souvenirs, sensations et rêves des Narrateurs, et engendre un texte où l’écriture loin 239 d’être postérieure à l’aventure, la précède ou, plus exactement, la suggère comme un possible. (Calin, 1973 : 426)165 À « cette modalité narrative du virtuel et de l’éventuel [qui] se déploie en un jeu mystificateur sur le temps du présent de l’indicatif » (Boué, 1997: 41) s’ajoute un renversement constant des perspectives. Celles-ci figurent des contre-épreuves à l’identité labile du « Je » aux prises avec lui-même et avec l’autre. Les divergences se dessinent. Tu ne t’aimes pas s’érige, de ce fait, sur « ce regard de l’altérité, qui fait de soi un objet, [et qui] pointe sur cette schize fondamentale de l’œil qui nous sépare et nous divise, dans le fait de voir et d’être vu » (Boué, 1997 : 153). S’instaure une mise à distance par laquelle la focalisation engage une vision réfléchie attachée à une scission du moi. Si la découverte de soi ne procure pas toujours l’amour de soi, la brève satisfaction du moment ou de moments – « moments de reddition, de soumission » (TTP : 128) – permet néanmoins d’atteindre un plaisir fugace qui se dissipe sitôt le retour à soi effectué car le sujet de conscience, revenu à lui, se perd dans la masse qui le constitue. Or, cette exécution, que rien à l’extérieur ne permet de déceler, se livre dans la présentation d’une action intérieure liée à la dissolution : -Il y a pourtant des moments où certains d’entre nous vont faire au-dehors une petite exploration et de là, en se plaçant à distance, ils s’examinent… et ce qu’ils voient leur plaît… -Mais ils n’ont pas le temps de se mettre à s’aimer… aussitôt rentrés chez nous, ils se perdent parmi nous, ils se fondent dans la masse… -Et cette masse, comment peut-elle s’aimer ? ni d’ailleurs se détester ?... C’est vraiment difficile à comprendre. (TTP : 13) Au contraire, celui qui s’aime ne se perd jamais de vue. Dès lors, « l’amour suinte, coule du regard qu’il pose sur lui-même » (TTP : 25) et cette exhibition attirant tous les regards, « rien d’autre que ce qu’il nous oblige à voir n’existe » (TTP : 22). L’image qui s’insinue s’intègre, de ce fait, dans une véritable scène où l’événement devient l’action en cours issue du regard qui la génère. Le regard d’autrui impose de la sorte son pouvoir de fascination sur son entourage : 165 Puisque l’affirmation de Françoise Calin à propos du présent de l’indicatif chez Nathalie Sarraute convient bien à notre propre analyse, nous n’hésitons pas à reprendre cette citation même si nous y 240 -Quelque chose apparaît… -Oui, qu’est-ce que c’est ? -Pour le moment, ce n’est qu’une main. L’homme a qui elle appartient, on ne le voit pas, il reste dans l’ombre… sa main seule est là en pleine lumière devant nous… une longue main un peu noueuse aux ongles coupés ras… -Et maintenant aussi dans ce visage à peine visible, pas même des yeux… juste le regard… -Il regarde intensément sa main posée sur la table. -Et dans son regard tant d’amour…C’est ainsi chez ceux qui s’aiment… leur amour va d’abord à tout ce qu’ils peuvent apercevoir d’eux-mêmes… leurs mains, leurs pieds, leurs avant-bras… et puis dans la glace leur reflet… -Et nous ? N’y a-t-il pas eu des moments quand nous aussi… […] -De son regard à lui, comme du regard des amoureux tout ce qu’il y a en lui d’admiration, de tendresse se déverse sur sa main… il en écarte les doigts pour mieux contempler chacun d’entre eux, il les remue pour les voir s’animer… Un vrai miracle, cette main… un de ces prodiges de la création… -Oui, mais notre main, à nous aussi, quand on y pense… -Mais justement nous n’y pensons pas. […] -Et tout notre corps à nous, en ce moment nous ne sentons pas sa présence, c’est comme s’il n’existait pas… et en nous il n’y a rien d’autre que ça : sa main à lui, chaque détail de ses longs doigts grisâtres, avec quelques poils noirs sur la troisième phalange, ses ongles lisses et roses coupés droit… et son regard posé sur elle d’où ruisselle l’attendrissement… et puis nous entendons les paroles qu’il prononce… -[…] Oui, plus que des ordres, des menaces implicites de sanctions… elles nous forcent par l’effet d’une étrange fascination à regarder sans ciller, sans nous en détourner une seconde… -D’ailleurs nous détourner vers quoi ? Rien d’autre que ce qu’il nous oblige à voir n’existe… (TTP : 20-22) Mais si pour un instant, ébloui par l’autre, par celui qui s’aime, le sujet de conscience disparaît ou s’oublie, le charme répandu semble aussitôt démonté par une perception traversée d’imperceptibles vacillements que rend une mise en scène propre à dénoncer l’imposture et à dévoiler des vérités de surface : -imaginons notre sourire de respectueuse sympathie, nos yeux qu’ouvre plus grands l’émerveillement, notre hochement de tête appréciateur, tandis qu’il parle… « […] » Ici il s’arrête… Et notre docilité parfaite nous empêche de nous écarter. Pas question en sa présence de vagabonder… -De retourner à nous-mêmes… Pourtant en nous aussi deux cigarettes… et même une seule parfois… C’est sans doute un effet plus fréquent qu’on ne croit. avions déjà fait allusion auparavant (Cf. 1.3.3). 241 -Mais rien ne s’est glissé en nous à ce moment. Aucune comparaison entre lui et qui que ce soit… -Pourtant ne semble-t-il pas que même à ce moment, un bref souvenir… -Vite repoussé… ne méritant pas l’attention, quelque chose de falot, d’insignifiant… (TTP : 20-23) C’est bien à faire ressortir les différences qui séparent le moi « qui ne s’aime pas » des autres, de « ceux qui s’aiment », que contribue l’alternance de perspectives distinctes par le biais d’actions ou de scènes au présent. La prospection des faits s’accomplit ainsi au travers d’une succession de regards qui ne s’accordent jamais longtemps sans que ne survienne une défaillance susceptible de rompre toute adhésion. Il s’agit souvent pour le sujet de conscience de se mettre à la place de l’autre, de jouer le jeu, d’épouser l’image que l’autre affiche sur lui mais ces « brèves excursions » chez l’autre, ces tentatives d’approche sont toujours condamnées à « faire fiasco ». Lorsque le « Je » revient à lui, il se perd irrémédiablement dans la masse informe qui le distingue. Par contre, si l’autre arrive à se voir double, la vision qu’il porte sur lui-même est toujours réduite à une grande simplicité. C’est alors que stéréotypes et clichés occupent le devant de la scène : - comment font-ils pour se sentir si nets, si simples ? - Ils doivent s’y entraîner très tôt… ils y sont dès leur plus jeune âge puissamment aidés… Les mieux doués, les plus précoces se voient déjà eux-mêmes tels que le monde les voit : en bébés… puis en petits garçons, en fillettes, en garçons manqués… -Une fois qu’ils ont pris ce pli de se sentir tels qu’on les voit, ils le gardent pour toujours… à chaque étape de leur vie, ils se sentent être des femmes, des hommes… -Et rien que cela. De ‘’vraies’’ femmes, de ‘’vrais’’ hommes… les plus conformes aux modèles… -Oui, ‘’vrais’’ jusque dans leurs moindres gestes, dans leur voix, leurs intonations… -Et dans leurs passions, leurs affections… […] -Il y en a bien qui se sentent comme un mélange d’homme et de femme… mais toujours le plus simple des mélanges… […] -Mais nous… Sommes nous donc, pour eux qui nous voient, si déconcertants, troubles, emmêlés ? -Certes non. Vous savez bien avec quel zèle parfois, quel empressement nous réunissons en nous-mêmes ceux d’entre nous qui nous font mieux ressembler à ce que nous devons sentir que nous sommes… -Nous nous sentons tout naturellement être de ‘’vraies’’ femmes, de ‘’vrais’’ hommes, de ‘’vrais’’ pères, mères, fils, filles, grands-parents… […] -Oui, de bien étranges répartitions de populations… (TTP : 30-32) 242 La focalisation implique donc un mouvement fluctuant qui pousse à adhérer à l’autre pour explorer, et à prendre ses distances pour mieux voir. Les regards se relaient, de fait, suivant un processus par lequel l’image de l’autre s’impose au préalable. Cette image d’un seul tenant arrive à se répercuter sur l’observateur étranger qui, ne se limitant pas à la recevoir, s’y fond. En effet, à force d’y regarder de trop près, l’observateur happé par l’image de l’autre en est, pour un moment, tout imprégné puisque « rien d’autre que ce qu’il [l’] oblige à voir n’existe » (TTP : 22). Par contre, l’image extérieure du sujet de conscience se plie à celle que les yeux de la collectivité plaquent sur lui : -« Vingt ans de bonheur… Eh oui… J’ai eu ça… » […] -Ainsi embellis, ils se contemplent… ils se trouvent encore plus dignes de s’aimer… […] -Le Ciel ne distribue pas ses faveurs à n’importe qui… -Pas à nous en tout cas. […] -Rien que ce mot « Bonheur » fait apparaître en nous, quand on essaie de le voir avec plus de netteté, de ces images… -Celles des dépliants offerts aux vacanciers… Une mer toute lisse, toute bleue, un ciel sans nuage… […] -Il y a bien eu, chez nous aussi, des moments… […] -Enfin ce qui ressort clairement au retour de cette brève excursion, c’est que nous, décidément, nous ne sommes pas faits pour le Bonheur… -Pas faits… c’est ça… pas faits… c’est toujours ce vice dans notre construction… cette malformation… […] « Tu ne t’aimes pas » […] -Il y en a pourtant ici parmi nous qui arrivent assez facilement à se mettre à la place des autres… -Oui, mais ce qui demande un tel effort, c’est que cette fois-ci il faut d’abord s’emplir de cet amour qu’ils ont pour soi. […] - […] Oui. Moi. Je ne suis qu’un. Et pas seulement comme l’un de nos délégués que nous envoyons quand nous devons nous présenter au-dehors… Je suis « un » au-dedans de moi-même. Je suis d’un seul tenant. Oui. À mes propres yeux. Car je me vois. Il suffit de m’écarter un peu… je me regarde : me voici. Qualités et défauts réunis… - […] Cet ensemble composé de qualités et de défauts me plaît. Je n’en souhaite pas d’autre. Je m’aime tel que je suis. Oui, je m’aime. Je me sens digne d’être aimé. Je m’aime… Et voici devant moi le Bonheur […] Maintenant, j’y suis dans le Bonheur. C’est dans le Bonheur que coule chacun de mes instants. C’est dans le Bonheur que s’accomplit chacun de mes actes… […] (TTP : 5759) Si, assujetti à l’image où l’autre l’enferme, le sujet de conscience arrive toutefois à plaire ou même à se plaire, il lui suffit de se perdre de vue, de retrouver son élément, sa nature labile pour devenir l’être de fuite sur lequel les regards n’ont plus de prise, 243 pour devenir « l’espace ouvert de tous côtés » (TTP : 26) que les mots ne font que traverser. La fascination trompeuse ne disparaît dès lors qu’au prix d’une rupture qui oblige le sujet de conscience à revenir à lui : -Ils sont trop fascinés par cette image que visiblement l’autre contemple… elle doit être admirable, séduisante… ce ne peut être celle de notre délégué… c’est évidemment celle de quelqu’un que l’autre a fabriqué et mis à sa place… -Mais cette fois encore fabriqué avec quoi ? Qu’a-t-il trouvé ? […] Vous cherchez, vous parcourez nos collections où sont conservées des expressions de gens admirés, adorés sans réserve, que nous avons prélevées sur leurs portraits, leurs photographies, leurs visages sur les écrans de télévision… -Vous choisissez un regard profond, halluciné… fixé sur des lointains qu’aucun autre regard ne peut atteindre… des lèvres autour desquelles se creuse le pli amer que donne la vision de notre tragique condition… -Nous sentons que vous injectez dans nos yeux ce même air hanté… Vous donnez à nos lèvres cette expression désabusée… ou alors ce sourire triste et tendre… […] -Nous voici enfermés, cette fois dans une de ces cages dorées, palaces, paquebots, sanatoriums de grand luxe… nous-mêmes un produit luxueux, préservé, arrangé, nettoyé, frotté, poli… -Vous n’y tenez plus, vous surgissez brusquement de là où vous étiez relégués, comprimés, vous allez tout faire sauter… Vous faites affleurer à notre visage un air idiot, de notre bouche vous faites jaillir des paroles ineptes, des rires grossiers… -En vain… cette fois encore nous ne pouvons trouver notre salut que dans la fuite… -Nous éloigner le plus possible… Retrouver notre élément… où nous avons l’impression que nous sommes pour l’autre au-dehors comme l’air qui l’entoure… -Que son regard nous traverse sans nous voir. (TTP : 118-120) Le mécanisme visuel ou spéculaire instaure donc une espèce de rituel selon lequel l’amour que l’autre se porte se déploie et nivelle tout. Ainsi, « c’est son amour d’elle-même si absolu, si puissant qui s’épand d’elle et se communique à tous autour d’elle… C’est lui qui produit chez tous sans exception cette confiance en elle, cet amour pour elle, cette admiration sans réserve » (TTP : 165) : -Par son regard…. Ce regard quand elle le tourne vers elle-même… Et ce qu’elle voit lui donne cet à peine perceptible sourire, elle se sourit, elle hoche la tête doucement… d’un air attendri, un peu surpris… Par quelle faveur du Ciel a-t-elle été faite ainsi ? […] Elle oublie vraiment notre présence, elle est entièrement fixée sur ce qu’elle voit… -Et ce qu’elle voit, ce qui est là, sous son regard, c’est quelque chose d’évident. D’indubitable. -Quelque chose d’adorable… d’une émouvante, d’une étonnante perfection… […] -Elle se tourne vers elle-même… elle prend son temps… -Elle veut s’assurer de ce que lui indique cet instrument perfectionné, d’une impeccable précision… ce moyen de tester infaillible dont le sort généreux l’a dotée et qui lui permet de distinguer sans qu’aucun risque d’erreur ne soit possible ce qui est bien de ce qui est mal. 244 -Elle écoute l’arrêt qu’a rendu ce tribunal qui siège en elle en permanence et applique à chaque cas qui se présente des lois qui sont les lois du Ciel. -Elle hoche la tête… c’est ainsi, elle n’y peut rien, elle ne peut que nous communiquer les résultats… nous faire connaître la sentence… « Non. Ce n’est pas bien ». -Ces paroles produisent en nous ce que certains textes sacrés produisent chez les croyants… ils sont surpris, déconcertés, mais vite ils se soumettent, ça les dépasse, qui sommes-nous pour nous permettre ? ils se signent pieusement, comment avons-nous pu oser ? que ça nous soit pardonné… -Nous nous inclinons, nous acceptons, il n’est pas question que nous puissions le mettre en doute. (TTP : 166-167) Mais parfois, alors même que « ce qui souffle de ces paroles balaie, efface d’un seul coup… [et que] dans l’espace vacant devant nous sous ses ordres une ville s’érige… Sa ville à lui. Et [que] c’est aussi maintenant notre ville à nous » (TTP : 176), le refus d’adhérer, la volonté de démasquer l’artifice s’imposent. Ainsi en est-il lorsque « nous n’avons pas envie de nous promener [chez l’autre] » (Ibid.), car nous ne faisons pas partie de ces foules moutonnières qui défilent sur les vieux petits ponts, se penchent sur les eaux glauques, lèvent le nez pour contempler les courbes des coupoles se découpant dans le ciel bleu, font claquer leurs lèvres en signe d’appréciation quand ils passent la main le long des rebords arrondis des fontaines, foncés, graissés par tant d’attouchements… -Nous voyons, nous aussi, comme là-bas tout est couvert d’une mince couche, d’une pellicule… -Faite de tous ces contacts, descriptions, reproductions. […] -Non, ce n’est pas trop dire, il y a dans ce qui s’étale devant nous sous la fine couche luisante quelque chose d’avilissant. […] -Ici, où il nous a transportés, le regard peut vagabonder dans ces immenses plaines vides, errer distraitement sur ces murs nus, glisser le long de ces lignes étroites… -Des lignes qui filent qui fuient… elles ne se ralentissent pas pour s’infléchir, s’incurver au-dessus de nous, nous protéger sous leurs calmes courbes rassurantes… -Pas d’objets séduisants qui nous attirent, s’accrochent à nous… -Nous tiennent à cœur… nous parlent au cœur… -Mais quels mots ! […] -Des mots où l’on sent passer comme de fades, douceâtres relents… -Comme des traces suspectes, des traînées de louches nostalgies… (TTP : 176-181) L’exigence d’authenticité qui anime l’écriture sarrautienne se traduit dès lors par la mise à nu du simulacre. L’intention étant de démasquer l’artifice qu’entraîne l’égotisme complaisant de l’autre, les scènes ou les actions reprises au présent acquièrent une tournure archétypale et factice – uniforme et uniformisante. Ces reprises 245 synthétiques favorisent en outre de nouvelles perspectives qui privilégient souvent une visée critique : -Attendez, ne me pressez pas… vous allez tout embrouiller… Essayons de revoir la scène… -Nous sommes là, nous, contemplant, écoutant celui qui est en train de s’exhiber… -Celui qui s’aime… -Oui… c’est le moment où, comme on dit si bien, ´´il n’y en a que pour lui´´… Nous ne sommes qu’un espace vide où il peut se déployer… -Mais n’est-ce pas ainsi que sont tous les autres autour de lui ? […] - […] l’amour qu’on se porte à soi-même produit de ces effets… Celui qui s’aime avec assez d’intensité transforme tout ce qui émane de lui en richesses… tout sans exception… ses moindres manifestations, balbutiements, cartes de vœux, nom écrit de sa main, livres de comptes, effet de cigarettes sur le fonctionnement de son intestin… […] -De celui qui est venu nous servir de modèle cet amour suinte, coule du regard qu’il pose sur lui-même… Cet amour recouvre, enveloppe… […] -Mais cela à une condition : il faut que ceux qui profitent de ces dons s’aiment déjà euxmêmes sinon… -Bien sûr, sinon, s’il n’y a en eux rien qui se tende, rien qui saisisse, emporte, amasse, conserve… […] -S’ils sont comme nous… un espace ouvert de tous côtés que tous ces beaux cadeaux ne font que traverser… -Quel gâchis… Voilà ce que c’est que de ne pas s’aimer… (TTP : 24-26) Éloigné de toute infatuation, le sujet de conscience parvient toutefois à échapper à cette uniformisation et se distingue par sa disparité manifeste. L’hypertrophie qui s’en suit conduit irrémédiablement à « une perte du sentiment du moi » (TTP : 18). Car, ce sujet « où il y a de tout… où tant de choses dissemblables s’entrechoquent, se détruisent » (TTP : 15) est entraîné dans une « déréalisation de lui-même » (Boué : 42). Il en résulte une « dépossession de soi en image, qui n’est pas soi » (Ibid.) : Tous les éléments dont ils sont composés sont indissolublement soudés, tous sans distinction… les charmants et les laids, les méchants et les bons, et cet ensemble compact qu’ils appellent « je » ou « moi » possède cette faculté de se dédoubler, de se regarder du dehors et ce qu’il voit, ce « je », il l’aime. Exactement comme cela nous arrive quand nous regardons les autres, ceux qui ne sont pas nous –et que nous les aimons… Eux, ils s’aiment aussi eux-mêmes… [Mais] c’est là justement une de nos déficiences… ces images de nous-mêmes que les autres nous renvoient, nous n’arrivons pas à nous voir en elles… […] C’est là toute la question. Comment fait-on pour qu’une image de nous colle à nous partout. […] Une belle image de nous […] où il y a de tout… où tant de choses dissemblables s’entrechoquent, se détruisent… (TTP : 14-15) 246 Ces exemples disjoints et hétéroclites, articulés au présent, rattachent donc la réalité tropismique à des perceptions divergentes qui poussent à voir le double aspect des choses ou l’aspect anodin, passé inaperçu. Prises dans le paradigme du moi et de l’autre, les images véhiculées supposent, de la sorte, une prospection par étapes, par couches successives, qui tente de prélever les alternatives qu’éveillent les mots « Tu ne t’aimes pas ». Le retour récurrent sur le mot instaure, en conséquence, une sorte de ressassement du Même. Visant cet effet, la répétition systématique du mot Bonheur s’accompagne d’images expressives qui mènent le lecteur sur des sentiers battus si bien que tout dynamisme, toute vitalité en sont affadis. Plus les poncifs surgissent, plus le mot perd de son originalité, de sa vivacité, de sa spontanéité. Inapte à laisser transparaître aucun mouvement intérieur, aucune sensation vivante, le Bonheur est donc réduit à de simples clichés. Ainsi, les mots « Vingt ans de Bonheur… Eh oui… j’ai eu ça » éveillent à l’instant des images d’Épinal : - « Vingt ans de bonheur… Eh oui… j’ai eu ça » une pierre précieuse qu’ils sortent de leur coffret à bijoux et nous font admirer… « Vingt ans de bonheur… » - Un joyau dont ils se parent devant nous… - Ainsi embellis, ils se contemplent… ils se trouvent encore plus dignes de s’aimer… (TTP : 47) La fascination que procure l’aspect familier de la réalité trouve sa justification dans l’apaisement que procurent d’ordinaire les attaches sûres et certaines. Suivant cette circonstance, l’action lénifiante de gestes coutumiers s’inscrit dans un rituel qui permet de garder la maîtrise de soi, au moins en apparence ; au dehors, tout est en ordre, aucune infraction à la coutume n’est commise. Mais, si la perception de la réalité subordonnée à l’ordre établi impose une conduite fixe et systématique, un certain envoûtement ne manque pas de se donner à voir. Le sujet, soumis à l’emprise du mot prononcé, s’abandonne ainsi à une espèce d’automatisme incantatoire166 concrétisé dans l’application machinale des faits et gestes quotidiens. Livrés par le biais de scènes archétypales, ceux-ci ne s’avèrent être que de simples éventualités susceptibles de rendre les platitudes qu’éveille le mot – le mot Bonheur, dans ce cas : 247 - […] Maintenant je suis dans le Bonheur. C’est dans le Bonheur que coule chacun de mes instants. C’est dans le Bonheur que s’accomplit chacun de mes actes… […] - C’est ça… Tenez, je suis en train de regarder un match de tennis… j’observe le court, les lignes blanches, chaque mouvement des deux joueurs, la trajectoire, le point de chute de chaque balle… et en même temps je perçois ce qui est là près de moi… le Bonheur… ou bien je grimpe dans l’autobus, je glisse mon billet dans la fente… et le Bonheur est avec moi, je sens sa présence… - Comme en sourdine… un accompagnement… - Si on veut… je le perçois où que je sois… quoi que je fasse. Le Bonheur m’entoure de toutes parts. Tout prend son goût… le goût du Bonheur… - Comme un vin qu’on boit en sachant qu’il est versé d’une bouteille qui porte une grande marque… - Je vous en prie, pas d’ironie… Laissez-moi me baigner dans ce Bonheur… m’en imprégner… C’est le Bonheur… Le Bonheur c’est ça… Chacun autour de moi le voit, le nomme ainsi : Bonheur. Je suis dans le Bonheur… Le Bonheur… - Il faut le répéter comme une incantation… - Comme un exorcisme… - Un exorcisme ? Mais pour conjurer quoi ? Vous n’arrivez pas à me suivre… (TTP : 60-61) Puisque chez Nathalie Sarraute l’envers vaut l’endroit et qu’une quelconque réalité peut basculer dans le sens opposé, l’effet lénifiant des mots se double de son contraire. Ainsi, le mot Mort, aussi puissant que le mot Bonheur, installe le danger, propage le désarroi, met tout en branle-bas. L’effet perturbateur et bouleversant qui en découle se manifeste, chez Nathalie Sarraute, par la tache, la fêlure ou la craquelure. Car, c’est bien de la faille dans l’ordre apparemment inaltérable que surgissent les mouvements intérieurs, à la fois troubles et troublants, qui font tout chanceler : - Là surtout… On dirait que cette proximité avec lui fait d’eux ses lieux de prédilection… De temps à autre elle se rapproche… au moment où on y pense le moins. Elle se glisse subrepticement dans ce qu’il y a de plus anodin, dans ce qui éveille le moins la méfiance… un de ces objets quelconques, inoffensifs, plutôt propices, que le Bonheur contient… Cet objet, elle s’amuse à le faire disparaître, ou bien à le tacher, à le fêler… et dans le vide qu’il a laissé, à travers la tache, la fêlure elle s’introduit… Elle… Le désordre même, l’irréparable rupture, l’anéantissement… - Mais à quoi bon essayer de l’attraper avec des mots ? Vous savez bien qu’il n’existe pas de mots pour la saisir… - Peut-être simplement en l’appelant par son nom… La Mort… - C’est drôle… sous son nom on sent moins sa présence… - Oui, c’est quand elle est ce qui ne peut pas se nommer, ce qu’on ne peut pas dire, ce qui se dégage de cette tache, de cette craquelure, qu’elle arrive à ébranler… le Bonheur se met à vaciller… 166 Dans la deuxième partie de la présente thèse, consacrée à la voix, nous reviendrons sur l’effet incantatoire lié à la répétition de certains mots. 248 - Alors que rien, mais vraiment rien ne semble le menacer, on dirait que sous le Bonheur le plus solidement construit soudain la terre tremble… (TTP : 56-57) Et si les mots n’ont pas de prise sur le sujet revenu à lui – « quelle souillure peut-elle trouver une place dans [sa] mouvante immensité ? » (TTP : 70) –, rien ne peut éviter la débâcle qui entraîne le désordre et la confusion lorsque, au dehors, les certitudes sont esquintées, endommagées : - Devant le désespoir de ces habitants de vastes lotissements de Bonheur transformés en zones sinistrées, nos sauveteurs s’affairent… […] nous faisons défiler sous leurs yeux des images, comme on le fait pour guérir des drogués… Ils ouvrent tout grand leurs yeux, ils protestent […] Mais ces grands cris n’ont d’autre résultat que de provoquer des regards entendus, ironiques… Alors plus rien ne nous retient, aucun scrupule, aucun respect de la vérité. Tout nous est bon pour essayer de venir à bout de ces destructeurs, de ces tueurs… nous lançons sur eux n’importe quoi… n’importe quelles pitoyables et basses histoires, quels humiliants déboires colportés par leurs plus vils ennemis, probablement inventés… Et nous sommes repoussés de toutes parts, chassés avec dégoût… nous rentrons salis, les mots qu’on a crachés sur nous nous couvrent, dégoulinent… […] - Voilà où ça nous mène parfois, cet oubli de ce que nous nous devons à nous-mêmes… cette façon de nous perdre de vue… de nous jeter à corps perdu… (TTP : 68-70) Étayé sur les deux paradigmes que nous venons de signaler – le moi et l’autre, le Bonheur et son contraire –, le roman se fait donc écho d’une conception de la perception toujours changeante. C’est bien à une composition chatoyante que contribuent, par le biais du présent, les sensations en cours révélées dans une « sous-action » ou encore les images stéréotypées destinées à traduire l’une de ces réalités paradigmatiques. Le présent contribue, en effet, à faire revivre au lecteur certains « mouvements souterrains tandis qu’ils se forment et à mesure qu’ils se développent » (Sarraute, 1956 : 117). Or, le déploiement d’actions intérieures et la dilatation de l’instant vécu – essentielle à celui-là – s’avère être les deux pendants d’une même opération qui se livre dans le présent : la transmission en direct. En effet, le foisonnement d’actions intérieures montrées sur le vif ne trouve d’espace que dans l’instant figé, agrandi, grossi que le présent procure. Si celui-ci « agence, trace, construit le référent à mesure qu’il le monte » (Danon-Boileau : 1982 : 139), il plonge, par là même, le lecteur dans la sensation pure où « tout se ranime, frémit… [où] quelque chose d’impalpable protégé 249 de silence traverse en nous une même substance, remonte à une même source… » (TTP : 127). Seul l’effet tarissant des mots qui classent, précisent, expliquent, tranchent et qui ne trouvent aucune place, ici, dans le for intérieur, arrive à évincer toute sensation : - Seulement cette sensation que quelque chose en nous se tend, s’étend, va entrer dans des régions propices où ça va croître, s’épanouir… - Mais là où c’est entré l’air est lourd, confiné, il fait sombre… et ça s’étiole, se racornit, se recroqueville, se replie… - Que viendraient-ils faire ici, où pourraient-ils se poser, ces mots, Père. Pitié. Respect… (TTP : 148) Les mots asséchants tracent et fixent, par ailleurs, le profil de celui qui les profère. Le locuteur devient le portrait factice que suite à ses propres paroles l’autre a construit – ne sommes-nous pas toujours réduits à l’image que l’autre se fait de nous ? – . Cette abdication de soi, cette reddition face à l’autre traduite dans le mouvement qui se propage sous le flot ininterrompu des mots167, irradie le sujet fasciné, hanté par l’image de lui-même que l’autre lui renvoie. Dès lors, le sujet se plie, se soumet sur le champ à l’image désormais inaltérable que son interlocuteur plaque sur lui. Une fois de plus, le présent de l’indicatif explicite bien l’action souterraine mise en oeuvre : - Pour le moment, tandis que notre « je » continue à parler de l’objet de nos préoccupations, nous sentons couler de celui à qui il parle et se répandre ici une chaleur, une lumière d’une douceur… - Et certains d’entre nous n’y tiennent plus… il s’y baignent, s’y caressent… pour eux aussi l’objet de la conversation s’éloigne… - Ils sont trop fascinés par cette image que visiblement l’autre contemple… elle doit être admirable, séduisante… ce ne peut être celle de notre délégué… c’est évidemment celle de quelqu’un que l’autre a fabriqué et mis à sa place… (TTP : 118) Par contre, les paroles prononcées par l’autre, par celui qui s’aime, ont ceci de particulier : elles sont non seulement aptes à porter au dehors les mouvements de sensibilité, de froideur ou d’indifférence mais surtout aptes à imposer l’image homogène qui uniformise les visions alentours. L’injonction que sous-tendent les mots 167 Dans la deuxième partie de la présente thèse, nous aurons l’occasion d’expliquer plus amplement ce phénomène proprement sarrautien : la sous-conversation. 250 de l’autre est donc tout aussi impossible à contrevenir que l’image affichée est impossible à écarter. Plus l’autre se montre solide et fort, plus son regard véhiculé par des mots péremptoires force à ne voir que l’apparence qui prévaut, c’est-à-dire, celle qu’il a construite. Dès lors, faire partager au lecteur, dans l’instantanéité du fait, l’empire exercé sur le sujet exige une image issue de la conscience collective, un symbole universel susceptible de rendre directement l’action vécue, comme, par exemple, le stéréotype propre au roulement du tambour associé ici à un appel : - […] en nous il n’y a rien d’autre que ça : sa main à lui […] son regard posé sur elle d’où ruisselle l’attendrissement… et puis nous entendons les paroles qu’il prononce. - Et ces paroles aussitôt réveillent en nous… comme le roulement du tambour qui fait accompagner les soldats… Ils se tiennent figés, l’œil immobile, dans la grande cour… Une cour d’honneur, une esplanade sur laquelle nous le regardons caracoler… - Pas des ordres criées à voix haute… c’est ici que s’arrête la comparaison… ses paroles s’insinuent en nous doucement et elles nous forcent… (TTP : 21-22) Aussi, toute conversation ou tout geste de civilité pour bref qu’il soit ne surviennent-ils jamais sans qu’une image ne les traverse. Et en effet, « que d’images inattendues, de scènes saugrenues ne surgissent-elles pas en nous quand nous sommes là, par derrière, vacants, détendus, écoutant à peine les propos anodins qui s’échangent » (TTP : 105). Des images qui viennent sans crier gare et qui s’incrustent, qui précèdent l’inévitable rencontre dont on ne peut se détourner : - […] C’est venu tout seul sans crier gare et ça se tient là sans bouger, ça s’incruste… un trottoir mouillé brillant au soleil, bordé de marronniers en fleur, des terrasses de cafés aux auvents baissés… et cette silhouette massive qui s’avance… ce large visage bonasse, souriant, ce regard franc et cette grosse voix chaleureuse… « Tiens, toi, qu’estce que tu deviens ? » Et cette grande main qui se tend et notre main qui se tend elle aussi et se laisse enfermer et serrer… qui elle-même serre cette main… (TTP : 105) Des images familières qui, figées dans l’inconscient collectif, rallient les adeptes : - Des images arrivent, de très vieilles images montent d’un stock commun… elles flottent, suspendues… 251 - Probablement pas tout à fait les mêmes devant chacun de ceux qui sont autour de nous… des esquisses différentes que chacun d’eux a faites d’un même modèle enfermé en nous depuis longtemps… - Elles nous frôlent de tout près, elles font sourdre ici et là ces petits rires irrépressibles que provoquent les chatouilles… des rires émoustillés d’enfants… - Il hoche la tête d’un air de douce indulgence… « Mais vous savez, il ne faut pas croire… […] - C’est sur des sourires que nous le quittons… - Un air d’amusement, de satisfaction, de complicité flotte sur les visages quand dehors nous nous séparons… - Emportant ce qu’il a eu la générosité de nous remettre, ce don qu’il a fait à chacun de nous… - Ce secret qu’il nous a fait l’honneur de nous confier… (TTP : 184- 185) Ou, au contraire, des images qui « propulse[ent], darde[nt] les mots » susceptibles de rompre le fil bien tressé de la conversation : - […] avec une surprenante rapidité l’image propulse, darde les mots… ils s’engouffrent en nous, ils nous traversent, nous sommes un espace vide, ouvert, rien ne se soulève sur leur passage, ils repoussent, bousculent notre délégué et de la bouche du porte-parole par lequel ils l’ont remplacé ils sortent… - D’abord un premier mot très fort, le nom qui vient adhérer au corps massif, au bon visage franc pour qu’il puisse se présenter à tous ces gens rassemblés… son nom de famille : Galion… -Oui, Galion. Ce nom sectionne brusquement le fil solidement tressé de la conversation… - Et à travers la déchirure d’autres mots arrivent… « […] » Et puis le silence… (TTP : 107-108) De ces images que le lecteur reconnaît tout de suite puisqu’elles appartiennent déjà à son « stock commun », nous tenons encore à retenir celle où s’opposent celui qui fait tapisserie, l’ « hypersensible » qui ne s’aime pas, effacé, au rebut et celui qui s’aime, toujours bien en vue, « la reine du bal » sur qui s’attachent irrémédiablement tous les regard : - Pourtant ne semble-t-il pas que même à ce moment, un bref souvenir… - Vite repoussé… ne méritant pas l’attention, quelque chose de falot, s’insignifiant… une pauvre créature à peine visible qui fait tapisserie, tandis qu’au centre de la salle, éclatante de beauté, la reine du bal… sur elle tous les regards des assistants se concentrent (TTP : 58) Par le retour obstiné à ce qui est « connu, plausible » (TTP : 107), le narrateur essaie de dégager ce qui n’a pas encore été vu, car pour abattre les clichés ne faut-il pas 252 auparavant les signaler ? Or, si Nathalie Sarraute essaie de les cibler et de les remanier, ce n’est que pour les dépasser ou les démonter. Le lecteur est ainsi constamment enjoint à revoir, à revenir sur ce qu’on lui ramène : - Regardez qui je ramène… il me revient… ils sont plus nombreux qu’on ne croit… […] il avait réussi à faire ce tour de force de faire un autoportrait. […] - Ou plutôt une statue de lui-même qu’il a toujours gardée en lui… - Comme ceux qui gardent dans leur corps une balle, un éclat d’obus… - Oui, quelque chose d’aussi dur, de solide… mais ce n’est pas comme un morceau de métal qui serait fiché quelque part en lui. Cette statue de lui-même l’occupe tout entier, il n’y a de place en lui que pour elle. (TTP : 33) L’accentuation des traits, proche à la caricature, mène dès lors à « un recensement des populations conformément à celles qui figurent d’ordinaire sur les listes » (TTP : 107) que le lecteur n’a pas de mal à reconnaître. C’est également sous le signe de l’exagération qu’il faut envisager les actions figurées propres à reproduire tout mouvement intérieur ineffable. L’exemple de celui qui, recevant les bienfaits de celui qui s’aime, semble amasser un trésor, est significatif : - Non, revoyons-le bien… ne percevons-nous pas en eux, montant d’eux quelque chose qui se tend… qui s’empare, met de côté en eux-mêmes, amasse dans leur chambre aux trésors, dans leurs coffres-forts les cadeaux que celui qui s’aime est en train de distribuer avec tant de générosité ? (TTP : 24-25). Une profusion d’exemples concrétisés en images, scènes ou cas au présent, figure donc les formes bariolées d’une perception vive, instantanée et labile soumise à une exploration quasi maniaque. Poussé à l’excès, le passage constant à un mouvement de sens inverse y atteint son usure et sa fin car « quelle trace peut-[il] laisser, assez durable pour nous empêcher de recommencer si une bonne occasion se présente » (TTP : 70). Aussi, la dissolution du mouvement tropismique ne peut-elle être que provisoire (Asso, 1995 : 57) puisque, chez Nathalie Sarraute, ne disparaît jamais une certaine suspicion responsable de l’inévitable agitation intérieure, de l’ébranlement toujours prêt à se reproduire. Pourtant le processus de prospection ne se limite pas à simplement relever les contrastes, il s’agit surtout de faire ressortir une réalité par son contraire. En effet, prenant, pour un instant, le dessus sur « ceux qui s’aiment », « celui qui ne s’aime pas » s’érige finalement en « un bloc serré, refermé sur soi » (TTP : 212), 253 en « une force aveugle… [en] un ouragan qui les a faits se courber » (Ibid. : 213), capable lui aussi de « fermeté, de force, d’assurance, de désinvolture princière, de parfaite liberté » (Ibid.). Or, la métamorphose n’est pas sans conséquences : après une légère frayeur, une vague bienfaisante fait passer chez les autres « admiration, tendresse, reconnaissance » (Ibid. : 213) pour celui qui ne s’aimait pas : - Pour nous, oui, nous qui leur avons donné pendant quelques instants ce que leur donne constamment celui qui s’aime… - Et pas n’importe lequel… - Celui entre tous le mieux doué pour s’aimer. (Ibid.) Le gant est retourné, les rôles sont échangés : le nous mouvant et instable s’impose donc, prend les rênes de la prospection car « nous, nous sommes toujours là, nous les observons… Contre nous ils ne peuvent rien… nous il n’y a pas moyen d’en venir à bout » (Ibid. : 110). 254 4.3.4 Ici: éventualités labiles Alors que l’œuvre entière « apparaît comme un espace de résonance et d’agitation, où le réel est une collection de moments, de possibles drames que le texte exploite et qu’il épuise provisoirement en les rejouant sans cesse » (Asso, 2000 : 35), le travail de reprise reçoit son impulsion des mots. En effet, si Ici les mots « ne cessent de se promener dans ce déambulatoire autour de la conversation, attendant prudemment le moment propice » (I : 105), lorsqu’ils font irruption, ils deviennent des agents qui suggèrent des scènes, ouvrent des espaces, suscitent des images, déclenchent des actions – ou plutôt des sous actions. Il ne s’agit là que de variations d’une sensation ressassée, en surimpression (Calamusa, 2000 : 26), qui s’anime sous l’essor de mots livrés à leur énergie originelle, mais qui disparaît aussitôt que le mot se banalise, fige son sens. Dans cette voie, pour Guy Calamusa, Nathalie Sarraute module l’instantanéité du tropisme, le décompose en différents moments. Le tropisme n’est jamais donné une fois pour toutes, Il s’avance, se condense, prend de l’épaisseur, s’amplifie au fil de mots […] Chez Sarraute, à la différence de Proust, il ne s’agira plus d’un temps revécu, mais d’un temps immédiat, fracturé, nous livrant les hésitations, les tâtonnements de la conscience aux prises avec la parole de l’autre. (Calamusa, 2000 : 25) Si véhiculée par le présent, l’immédiateté de toute impression se livre par des manifestations aléatoires toujours prêtes à affleurer, le domaine du possible qui s’y inscrit prend sa source des mots. Or, du moment que les mots ne font pas une copie du réel, ils le créent. Et, ce mouvement créateur, au présent, favorise une projection de visions disparates et concomitantes qui, loin de s’expliquer les unes les autres, se doublent et se complètent. Elles enrichissent de ce fait l’expression ineffable d’une sensation remaniée, rajustée et renouvelée. Le résultat n’est autre qu’un ressassement constant de toutes les éventualités que les mots délivrent jusqu’à épuisement. Certains thèmes fréquents chez Nathalie Sarraute, rassemblés dans Ici, se nouent autour de cette stratégie de communication qui cherche à révéler une perception toujours labile. Ainsi, les scènes, les images, ou les sous actions se rapportent tantôt au 255 monde sécurisant et paisible qui rallie une communauté de semblables, tantôt à un milieu ouvert propice aux débordements, aux épanchements, ou au contraire à un espace clos lisse et net sans fissure que les plus forts, gardiens de l’ordre, préservent dans des lignes de démarcation précises. Mais ces régions ne se révèlent que sous l’effet de mots qui dénoncent des vacillements ou des débridements, des refus, des redditions, en définitive, des attitudes divergentes associées aux moments de soumission ou de dissentiment selon que l’individu s’attache à la communauté de semblables ou qu’il s’en écarte. La résistance à la pression de mots porteurs de suspicion et d’instabilité se nourrit d’une puissante tendance au groupement et devient « une question de vie ou de mort » (I : 153). Il suffit en effet de s’accrocher à la communauté de semblables pour empêcher l’ébranlement d’un monde paisible et clos, pour anéantir ce qui bouge, suinte, ce qui fait dangereusement sentir, ce qui vit. Ainsi, à ce « « Il y en a tant… Il y en a tant », des mots résignés accordés à une vision collective, s’opposent les mots conflictuels, des mots de rupture « Qu’est-ce que ça prouve ? ». Ceux-ci, tel « un engin venu d’un arsenal étranger » (I : 153), s’abattent sur le groupe et sapent les assises en apparence solides, entraînant une agitation intérieure. Rien au dehors ne laisse voir l’activité souterraine dont les bribes de paroles prononcées ne sont que l’aboutissement. C’est bien cette sous action, simulée au présent, qui s’offre en spectacle : C’est pénible d’avoir à le faire, mais il le faut… il y a là quelque chose qui bouge, ça vit encore, ça n’a pas encore été tout à fait écrasé, anéanti, ça peut encore être sauvé… Mais d’employer ce moyen… de lancer cela sur cette multitude paisible, dans une rassurante tiédeur… la tranquillité, la sécurité, c’est tout ce qu’ils demandent tous serrés les uns contre les autres … le lancer sur tous ces corps sans défense, un peu mous, peu exercés, inclinant d’un même mouvement leurs visages placides, candides, répétant docilement « Il y en a tant… Il y en a tant… » […] Mais il n’est plus possible d’hésiter, […] et voilà, c’est parti, c’est lancé… « Qu’est-ce que ça prouve ? » « Qu’est-ce que ça prouve ? » vrombit, assourdissant, au-dessus d’eux… « Qu’est-ce que ça prouve ? » les fait se courber, se coucher, ils lèvent vers ce qui les survole des regards apeurés… « Qu’est-ce que ça prouve ? »… un engin venu d’un arsenal étranger, lointain… Ils n’ont pas été préparés, ils n’ont pas appris à s’en protéger, ils ne disposent d’aucun moyen de défense, d’une arme qui leur permettait… certains s’efforcent de se redresser et ils trouvent là, à leur portée… ils le saisissent, le soulèvent… « Ça prouve… ça prouve… » mais c’est trop lourd pour eux, ils ne savent pas le manier… « Ça prouve… ça prouve… » non, ils ne peuvent pas s’en servir, ils le laissent retomber… […] En 256 voilà parmi eux qui cherchent à rétablir un peu le calme… ils mettent en garde les imprudents qui pourraient se croire assez forts pour se ressaisir de « Ça prouve »… […] Il est impossible après avoir obtenu, même par de tels moyens, la reddition de ces gens paisibles, innocents, de ne pas en profiter pour en saisir quelques-uns, les prendre par les épaules, les forcer… [ … ] Ils opinent… Oui, bien sûr… ils le sentent… « […] » . Mais non, ils ne le nient168 pas, ils le reconnaissent… seulement c’est plus fort qu’eux, ils ne peuvent s’empêcher d’essayer de se reculer imperceptiblement pour éviter autant que possible de se laisser souiller par quelque chose qui suinte de là informe, d’un peu mou, de gluant, ils répriment une envie de s’essuyer, c’est qu’il n’y a pas plus propre qu’eux, il n’y en a pas de plus soigneux de leur personne… ils acceptent à leur corps défendant… « […] » Alors ce qui se produit ici… grotesque, indécent… c’est des vitupérations, des hurlements… « […] ce forcené, il va s’étrangler… Ce qu’il y a là, c’est… c’est… » la fureur –ou est-ce une soudaine montée de pudeur – l’empêche d’achever. (I : 153-155) Ici tout concoure à oblitérer le vide insoutenable ouvert aux fluctuations d’un univers instable. Or, cette béance, toujours inquiétante s’éclipse sous l’accoutumance d’une expérience habituelle. Rien de plus tranquillisant pour l’esprit que de s’attacher à ce que l’on reconnaît, de ne plus voir au premier plan que ces évidences rassurantes et les laisser envahir le champ perceptuel. Aussi, celui-là avec sa canne blanche ne manque-t-il pas de rappeler cet autre individu qui s’empresse d’arriver à temps à son rendez-vous dans L’usage de la parole169 : C’est le moment où il faut éviter de regarder de ce côté, ne plus la voir, cette béance… laisser revenir au premier plan, tout occuper, ces trottoirs mouillés, cette chaussée, ces gens… celui-là avec sa canne […] il traverse, et voilà déjà le feu vert, il court presque en clopinant, il n’a quand même pas besoin de tant se presser, les voitures restent arrêtées… c’est comme un refrain lointain… c’est une chanson… c’est un dicton… ce sont des paroles prononcées au cours d’une cérémonie, d’un rite… des paroles rituelles… et puis ça balaie tout ici, ça emplit tout, ces doigts, ce mouvement qu’ils font pour saisir, pour sortir de la coque cassée aux bords déchiquetés, pour séparer… elles sont l’une contre l’autre, couvertes d’une peau brune rugueuse finement striée, et la tendre, cette partie détachée, à ces doigts qui à leur tour se tendent, la prennent… et voici claironnant, annonçant la victoire… « Bonjour Philippine »… Philippine… Philippine… encore et encore Phi-lip-pine… ses effluves délicieux répandent la certitude, l’apaisement… tout autour est stable, bien clos, bien lisse, parfaitement uni… pas le moindre interstice par où puisse s’infiltrer ici, souffler, faire osciller, trembler… (I : 13) 168 Nous ne tenons pas compte ici de ce présent qui marque non pas une sous action, comme celles que nous soulignons dans le texte, mais un discours indirect libre repris dans la deuxième partie de notre thèse consacrée à la voix. 169 Voir la présente thèse 1.2.4 I 257 Dans ce passage, une dose d’humour pousse toutefois le lecteur à dépasser l’évidence de similitudes qui sautent aux yeux, même si cette remémoration s’annonce comme un refrain lointain lié au rituel des rencontres que la communauté des lecteurs sarrautiens reconnaît aisément. Faisant appel à une mise en abyme de son procédé d’exploration, Nathalie Sarraute rend au lecteur son image de prospecteur pour mieux le remettre en cause ou se remettre en cause elle-même. Car, après ce mouvement qu’ils font pour saisir, pour séparer, pour expliquer, les sujets n’obtiennent que des mots déroutants, des mots nés d’un souci phonétique et qui, comme « Bonjour Philippine » échappent au prévisible par leur sonorité et remportent une victoire sur le conventionnel. Du mot inopiné à la scène familière que celui-ci suscite se dégage ainsi une écriture favorable à l’inédit vivifiant. Mais éloigné de cet usage déconcertant et fortuit, le mot perd aussitôt sa nature malléable et devient le garant de l’ordre et des limites qui permet de maîtriser l’espace de la conversation surtout lorsque, issu « de ce stock à usage commun, toujours disponible » (I: 139) il fait d’ici un univers clos. L’image qui en surgit est celle d’un Un espace bien délimité, durci, aplani, bien nivelé et balisé parcouru d’autoroutes, de voies ferrées où les paroles circulent, franchissent des distances connues, prévues, reliant l’un à l’autre des lieux séparés. (I : 139) Favorisant ce phénomène de contention, l’emploi du présent de l’indicatif ne présente pas l’action des mots exclusivement en tant que situation générale ou habituelle comme dans l’exemple précédent. Le présent contribue en outre à assimiler l’effet des mots à une action en cours de développement qui se révèle donc au lecteur dans son instantanéité : Avec une étonnante rapidité elle l’a fait grossir, tout occuper ici, devenir cette masse énorme qui presse partout, appuie, maintient immobile, empêche le moindre mouvement… Une masse qui augmente toujours, les mots qu’elle plaque dessus le recouvrent… « une si rare réussite »… « tant de force de caractère »… « de persévérance »… […] l’enthousiasme dont elle est remplie déborde dans sa voix, dans son ton, propulse avec force ses mots, les fait adhérer étroitement… Il se dresse, une statue… mais il n’a pas la rigidité de la pierre, du marbre… ce qui sous les mots se construit est souple, extensible, ça s’étend toujours plus loin, la pression augmente… […] comme les mots qu’elles leur lance tombent, se dissolvent dans leur silence… mais 258 elle ne doit pas se décourager, ils ne résisteront pas longtemps, c’est en eux comme en chacun, comme la respiration, comme la circulation du sang… tiens, voilà que quelque chose se dégage […] un « Ah ! » et puis « Ah oui ! » et puis « Ah bon ! »… maintenant elle les tient, ils ne pourront plus s’échapper, pas question de se remettre à l’abri, de retourner là d’où ils viennent… Ils se sont rendus, c’est bien… (I : 61-65) Et quoi de plus éloquent pour l’expression de cette qualité, propre à celui qui maître de soi garde le contrôle, que l’image de l’acrobate en action : Ils regardent ces larmes de rire qui coulent, qui mouillent les joues, et ils trouvent qu’il y en a trop… trop de larmes… […] un grand réservoir, et maintenant il se vide, c’est un flot où se mêlent aux larmes des rires… ces larmes… ce sont des larmes amères. Et puis ces rires résonnent si fort… « Alors le Japonais demande d’un air innocent… » ils ne quittent pas des yeux, un peu inquiets, tendus… un léger faux mouvement, un très bref temps d’arrêt et l’acrobate qui au-dessus du vide s’élance […] il va s’écraser dans ce qui est là, au-dessous de lui, le Malheur, ils le voient… un instant d’hésitation… mais non, le voilà qui s’accroche « […] » Ah, quel trapéziste adroit, comme calmement, bien installé sur la barre, il se balance… […] quel soulagement de le voir si tranquille, en sécurité « ’’ – Ha, ha, ha, elle est très bonne celle-là, c’est très drôle, c’est vraiment tordant… ». (I : 109-110) Rivée à ce matériau solide que sont les mots, la vision collective s’impose toujours stable, propre et lisse, pure de toute perturbation ou « louches relents » (I : 29). Aussi, après des mots de salutation qui affichent le domaine des convenances, la reddition à l’autre ne sauvegarde-t-elle le contact qu’au mépris de soi : « Comment ça va ? – Ça va très bien… » l’espace qui aussitôt ici devant eux s’ouvre, se dilate, va s’étendre, prendra les dimensions qu’ils lui donneront […] Il n’y a rien ici de caché, d’enfermé en hâte avant qu’ils entrent, attendant qu’ils partent… […] Rien d’autre ici que ce qu’ils étaient en droit de trouver… des objets présentables, construits, comme ceux qu’ils ont chez eux, avec des matériaux solides, bien éprouvés […] Surtout pas d’affrontement, de lutte… […] Sans la moindre appréhension, en toute innocence, en toute confiance ils la présentent… ils trouvent des paroles qui puissent faire percevoir clairement, rendre évidentes ses « parfaites proportions », sa « grande simplicité », « la place qu’elle occupe, admirablement choisie, où elle s’harmonise parfaitement avec la ville, avec toutes les couleurs du ciel… ». Mais tous ces ornements, tous ces joyaux dont ils la couvrent, qui ne lui vont pas, qui ne sont pas faits pour ceux comme elle, rendent plus intense cette sensation de répulsion, de révolte, de rage impuissante qui produit venant d’elle… quoi au juste ? […] Maintenant leurs mots font lever ici des mots de même espèce, de même force, […] les voici qui se forment, ils se pressent… « des proportions inexactes »… « une imitation servile, indigente de ce qui ailleurs est un chef-d’œuvre d’originalité, de force »… « le 259 lieu le moins bien choisi… d’où elle dépare, déshonore la ville […] »… les mots viennent, ils appuient, ils veulent bondir, se lancer à l’assaut… […] les mots dangereux reculent, se cachent… ceux qui doivent prendre leur place arrivent… « Oui, oui, vous avez raison, c’est bien vrai. » […] la signature apposée au bas du traité de paix après la reddition… […] Partout leurs mots ont la maîtrise… ils se posent en toutes liberté… là ?... oui, même là… et ils restent fixés là pour toujours, ils adhèrent solidement… « Admirable »… « Étonnant »… « Un joyau »… « Une vraie merveille »… Leur bourdonnement continu produit comme un assoupissement… comme un engourdissement… comme un léger étouffement… comme un très léger écoeurement… oh, si léger… ce n’est rien… ça va passer… ça passe déjà… ça va aller… oui, ça va bien. (I : 29-32) Nombreuses sont les scènes où certains mots s’imposent, prennent la place de mots contraires, les font reculer et appellent des images figées qui y restent associées. Le mot « aristocratique » par exemple dans le fragment170 IX (I : 69-77). Lié au « sang bleu », il recouvre toutes manifestations et empêche le mot « vulgarité » d’y adhérer. En présence du « sang bleu » : Ce qui se dégage de lui, ce qui s’étend partout autour de lui… tout l’air ambiant en est rempli… modifie toutes les actions, gestes, paroles de ceux qui sont enfermés ici avec lui, comme se transforment tous les mouvements de ceux qui projetés hors de l’atmosphère terrestre vivent enfermés dans l’atmosphère d’un vaisseau spatial. (I : 70) Ces ondes que répand « le sang bleu » réussissent en outre dans la plupart des cas à contaminer ceux qui se trouvent à proximité : C’est peut-être sous l’effet de ces ondes que s’est mis à répandre autour de lui celui qui a du « sang bleu » que son petit doigt se recourbe encore plus que d’ordinaire, se soulève encore plus haut, s’écarte davantage des autres doigts des sa main droite qui enserrent avec précaution l’anse de la tasse de thé, tandis que ses lèvres s’avancent pour absorber délicatement une petite gorgée… que se font mieux entendre les modulations de sa voix et ce qui joue avec une grâce charmante dans son léger accent, un très léger, délicieux accent anglais, dans les mots très « choisis » qu’elle prononce, enfin dans ce qui apparaît dans toute son allure, dans son aspect… elle ne le fait171 pas exprès, elle ne fait aucun effort… c’est cette sensibilité qu’elle a la chance de posséder, ce raffinement qui la font ressembler à s’y méprendre… qui la rendent tout aussi « distinguée » qu’elle le serait si son sang, à elle aussi, était de ce joli bleu. (I : 74) 170 À propos du choix de ce terme plutôt que de celui de chapitre, voir notre thèse 1.2.1 UP note 1 Si nous ne soulignons pas les présents qui suivent c’est qu’ils ne correspondent plus exclusivement à l’objet focalisé – les faits et gestes –, le style indirect libre laissant passer la voix. 171 260 Mais même lorsqu’il arrive que certains individus ne se laissent pas atteindre par ces effets, une transformation devient perceptible ne serait-ce que dans l’image qu’on se fait d’eux. Une particularité qu’on ne leur connaissait pas se laisse voir alors et bien qu’ils ne semblent affectés en rien, leur différence s’affiche par contrecoup : Regardez-les, ceux-là, écoutez-les… ils continuent à parler avec un naturel parfait de choses et d’autres tout à fait comme ils le faisaient avant, comme s’il ne s’était rien passé… et cependant on s’aperçoit que quelque chose en eux a changé… on leur voit maintenant une qualité qu’on ne leur connaissait pas, une particularité… ils possèdent une de ces immunités naturelles comme celles qui permettent à quelques ouvriers privilégiés de travailler sans être incommodés dans des ateliers où flottent des émanations provenant de la fabrication de certains produits… ils ne sont affectés en rien par ce qui émane maintenant de la présence du « sang bleu ». (I : 71)172 Si, l’image qu’inspire toute question banale s’avère redoutable c’est bien parce qu’elle ne manque pas de ramener des clichés, ces mots dont l’usage trop fréquent finit par neutraliser le ressenti. Et Nathalie Sarraute n’hésite pas à reprendre des stéréotypes qu’elle avait elle-même exploités auparavant. Impossible, en effet, de ne pas se souvenir du père, ce Bourru bienfaisant de Portrait d’un inconnu et de ses réactions complaisantes suite à la question « Vous aimez les voyages ? ». Un « prêté rendu » (I : 85) dont la romancière se sert ironiquement et qu’un simple « oui » opaque et impénétrable ne suffira pas à cacher : « Vous aimez les voyages ?... Et ici aussitôt tout se rétrécit. C’est un espace réduit entouré de panneaux où sur les feuilles de papier blanc glacé des photographies de couleur produisent… quoi ? qu’est-ce que c’est ?... […] « Vous aimez les voyages ? »… et un « Oui » se détache… un « Oui » lisse et luisant, lui aussi, un « Oui » comme un gros œuf peinturluré roule lourdement, s’immobilise… « Oui. » (I : 81)173 Des images d’Épinal suffisent donc à créer un milieu ambiant aux dimensions réduites où une communauté de semblables se rallient à l’abri d’un trouble quelconque, 172 173 Nous tenons ici à souligner l’image archétypale détachée par le présent. Voir à ce propos l’exemple repris dans notre thèse : 1.3.3.4 I 261 d’une « vibration, [d’] une très faible palpitation, [d’] un frémissement, [d’] un flageolement, [du] tremblement de ce qui hésite, incertain, au bord de l’existence » (I : 140) : Dès qu’ils arrivent, tout ici aussitôt devient exactement le milieu qui leur convient, leur milieu ambiant où ils sont chez eux, dans un lieu aux dimensions réduites entouré de parois épaisses, hermétiquement fermé… comme un abri bien bétonné… mais pourquoi un abri ? pour se protéger contre quoi ? […] Alors que désormais rien ne menace, plus trace de crainte, d’appréhension, tandis qu’ils déversent sans compter tout ce qu’ils ont rapporté, ce qu’ils ont ramené de chez eux, tant d’objets si variés… « […] » la façade ensoleillée d’un hôtel se présente, des bungalows, des palmiers, la plage de sable fin, la mer bleue transparente… […] Toutes les parois de ce lieu bien fermé peu à peu se recouvrent… rien qui ne trouve aussitôt sa place, rien qu’on ait envie de retirer, rien qui dépare… […] Toutes les parois ici sont entièrement tapissées de ces petits bouts d’images qu’ils ont découpées, elles s’emboîtent comme les morceaux coloriés d’un puzzle, elles font courir tout autour une grande fresque bariolée aux détails imprévus, très variés, pas désagréable à voir, plutôt distrayantes… (I : 117-119) Associés à « un sentiment de si grand, de mortel ennui » (I : 120), les effets protecteurs que produisent ceux qui rendent cet univers clos se propagent même en leur absence quand « il ne reste derrière eux qu’un sol très propre, uni, solide… » (I : 119). Ce qui se développe alors est comparable à : Une sphère entièrement fermée, compacte… un astre… Seul… entouré de vide… rien à proximité, rien qui puisse s’en approcher, l’atteindre, l’effleurer… […] Rien du dehors […] ne peut venir s’y répandre, c’est déjà empli, comblé, tout plein… […] C’est quelque chose d’invulnérable, c’est invincible… C’est si léger… comme un souffle très doux, comme un très doux frôlement… C’est elle, oui, c’est bien elle, elle est ici, l’éternité… (I : 120) Que l’éternité apparaisse sous la figure du vide annonce toutefois le revers de la médaille où se dessine non plus l’apaisement mais l’horreur du néant. De fait, la phrase pascalienne, «Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » (I : 178), en est l’inquiétant présage. Mais l’effroi d’une vacuité insupportable qui pousse à combler les lacunes, à colmater les fissures, à débiter des platitudes ou à se réfugier dans les images familières est parfois contrecarré par une quête autrement intense. Le besoin de maîtrise cède à l’affranchissement de « ce qui en vous tremblote, guette, toujours prêt à aller se dissimuler, se blottir dans l’ombre… » (I : 163). Vacillement et agitation s’emparent dès 262 lors du sujet de conscience. Et face à des mots aussi banals que « Comment allezvous ? », surgit un mouvement furtif, une mise en alerte ressentie comme trouble intérieur174 alors que la conversation se poursuit en bonne et due forme, sans soubresauts extérieurs : Dès ce « Comment allez-vous ? »… quoi de plus naturel pourtant, de plus attendu… on sent dans l’autre un retrait, un recroquevillement… il projette un peu trop puissamment, comme pour repousser, comme pour se protéger un « Très bien, merci », et même un « Mais très bien, merci » presque agressif, peut-être involontaire et aussitôt regretté, pour pousser le « Très bien merci » encore plus fort, pour faire reculer encore plus loin… montrant ainsi encore plus clairement qu’il a perçu dans le « Comment allez-vous ? » quelque chose qui si infime que ce soit, à peine saisissable, lui a aussitôt révélé que ce qu’il guettait, redoutait, fuyait était bien ici… Aucun doute n’était possible : ici on savait. […] Mais ce mouvement furtif, ce recroquevillement, ce retrait apeuré provoque le besoin… que ne provoque jamais ce qui se tient à l’abri de tout attouchement, protégé par son immobilité, son indépendance… le besoin de s’approcher, de toucher, de saisir ce qui se rétracte, cherche à se dissimuler, craintif, palpitant… le désir irrépressible de le prendre, de le caresser doucement, […] Mais tandis que la conversation poursuit en toute sécurité tranquillement normalement son cours, ici par-derrière il y a une agitation de plus en plus forte, c’est un véritable tumulte… des mots surgissent, se bousculent, ils poussent, appuient, des mots impatients qui n’ont pas le temps de s’assembler en phrases… des mots isolés, incohérents… […] ils vont sortir, devenir au contact du dehors des calculs, des comptes mesquins, des préceptes édictés par des cuistres… Mais il n’y a rien à craindre, ils ne sortiront pas. (I : 159-164) Ces mouvements, qui ne peuvent être exprimés par des paroles, sont néanmoins rendus par des images éloquentes dont la simplicité facilite l’appréhension immédiate. Ce qui sous-tend le dialogue apparaît ainsi comme ces eaux vivent qui se répandent ou qui, au contraire, tarissent suivant les fluctuations du moment : Tandis que la conversation se déroule, on voit planer très haut au-dessus du morne convoi un astre entouré de nuées… il a ses lois inconnues, ses mouvements étranges… Là, hors de tout regard, des sources, des eaux vives sourdent, ruissellent, se répandent, grossissent, se tarissent… les mots qui veulent passer seront des ballons de baudruche s’envolant gonflés par le ton exalté du visionnaire, du mystique… Mais ils ne pourront pas passer (I : 162)175 174 175 Mouvement intérieur que nous soulignons dans l’exemple. Nous soulignons. 263 La brusque apparition des « hors-de-propos », passés à l’état de brigands hors la loi qui dirigent la conversation, se manifeste par une suite d’actions. Rapportées sur le vif, elles simulent une véritable transmission en direct : On dirait que tous ces hors-de-propos qui ne cessent de se promener dans ce déambulatoire autour de la conversation, attendant prudemment le moment propice, sont devenus plus audacieux, ils se permettent, quand bon leur semble, de bondir sur elle, armés de mots, de la couper n’importe où… et cette fois-ci il y a trop longtemps à leur gré qu’elle tourne dans le même circuit, elle piétine, elle languit, elle se traîne… alors un hors-de-propos s’élance, prend sa tête suivi d’autres hors-de-propos qui en vrais hors-la-loi, en vrais brigands qu’ils sont dirigent le convoi dans une tout autre direction. […] La conversation s’ébranle et doucement repart… […] grâce [aux mots] la conversation se ranime, les propos tout excités se pressent, se poussent, se chevauchent… […] Mais ce n’est là qu’un cas isolé, même assez exceptionnel, le brusque assaut des hors-de-propos ne produit pas souvent des effets si bienfaisants. (I : 97-98) Des mots inappropriés prononcés au mauvais moment entraînent des remous qu’une scène généralisante arrive à rendre mieux que toute explication pour précise qu’elle soit. Des cas types se succèdent ainsi à la suite de mots gênants tel que « mort » par exemple : Ici ce mot, si banale et anodine que puisse être la façon dont on l’emploie, ce mot en lui-même… « Mort »… ils savent qu’ici on ne doit jamais, en aucun cas… qui ne sait qu’on ne doit pas parler de corde dans la maison d’un pendu […] « Mort »… ils regardent étonnés, offusqués, plutôt apitoyés, le maladroit […] Il était comme l’apprenti cycliste qui ne manque pas d’aller buter contre l’obstacle qu’on lui recommande de bien prendre garde… qu’il s’efforce tant qu’il peut de contourner… « Mort »… mais il ne sert à rien d’avoir un air d’indifférence, d’inattention… ils le voient comme cet air que prennent de courtois, d’hospitaliers maîtres de maison, tandis qu’on éponge l’eau répandue, qu’on ramasse les morceaux du vase cassé… « Mort »… certains d’entre eux s’efforcent visiblement de ne pas l’avoir entendu, et on se sent gêné comme dans la chambre d’un malade quand une des personnes venues le visiter ne veut pas voir l’objet qu’apporte l’infirmière, et détourne pudiquement, honteusement les yeux (I : 112-113). Le moment propice à l’avènement de ces remous intérieurs s’accompagne chez celui qui les vit d’une mise à l’écart. C’est dans cette séparation non exprimée mais ressentie que se joue la relation aux autres. Ainsi, quand les mots ne sont plus que 264 mécaniques et conventionnels les convenances suscitent souvent des ripostes qui signalent surtout une rupture du contact avec autrui : Qu’est-ce que c’est tout à coup, ces mots sortis automatiquement, venus d’eux-mêmes, de ces mots qui se tiennent toujours prêts et qui, dès qu’une chose les attire du dehors, passent tout naturellement sans avoir à subir de contrôle… « Vous avez une mine superbe. Vous avez l’air en pleine forme… » […] Les mots prudemment, sagement défilent, parcourent sans entrain de vastes étendues… déambulent paresseusement d’un bout à l’autre du monde… des mots au goût un peu fade, ils font penser à des aliments « allégés »… une substance nourrissante, fortifiante leur manque, « le cœur n’y est pas ». […] Mais rien en lui ne semble avoir bougé, il y a dans ses yeux de l’indifférence, comme du dédain… […] Comment déceler d’où il est venu, ce redressement ? […] On a beau chercher dans ces mots … […] Impossible de rien trouver dans cette phrase. (I : 160-161) Cette désertion se révèle également dans le refus d’adhérer à l’autre, d’entrer dans le rang. Faisant valoir son indépendance, le sujet s’éloigne alors volontairement de la communauté des semblables. Et, une remontrance telle que « Ça ne se fait pas », par exemple, amène pour défi un « Ah oui, ça ne se fait pas… Ah oui, vraiment ?» nonconformiste qui fait « craquer » le sujet : Il ne se tient plus, il se laisse aller, il vide ici sans aucune gêne, il éparpille partout autour de lui plein de petits déchets qu’il a ramenés de chez lui, dont il se débarrasse… préoccupations mesquines, infimes soucis, peu importe ce que c’est… il fait voir par le menu ses petits bobos… ongles incarnées, cors, durillons, oignons, démangeaisons… sans aucune pudeur, on dirait même qu’il se complaît à s’étaler ainsi, à se vautrer tout débraillé, assez répugnant, comme il n’est, comme il ne peut l’être nulle part ailleurs, comme il n’est jamais qu’ici… […] Il se raidit, se recule, se met en position déjà pour le repousser, ce qu’on va lui offrir là… […] Mais même cette fois, il refuse de le regarder, il le repousse du pied, ou alors il le soulève un instant et puis il le laisse retomber négligemment, avec quel air… un air d’ennui, de dédain qu’il affiche, qu’il accentue, il veut être sûr qu’on le voit… Pourquoi ? (I : 129) Il ressort de notre analyse que, par l’entremise du présent de l’indicatif, d’infinies combinaisons d’images, de scènes ou d’actions aléatoires apparaissent comme sur un jeu de miroirs où une succession rapide et changeante d’impressions se réfléchit. Le mouvement alternatif et discontinu qui s’y dessine seconde le rapport à autrui engagé dans l’approche et la séparation, dans les limites des espaces clos du familier et dans les régions étrangères ouvertes à tous débordements. 265 266 4.3.5 Ouvrez : éventualités labiles Ouvrez donne surtout à voir des mots en action employés à faire ou à défaire le fil de la conversation. Alors que certains mots étayent un enchaînement de convention, d’autres renversant l’ordre établi mènent à des égarements insolites. Cette tension où les normes langagières sont soumises à profanation rend manifeste la condamnation de leur pouvoir réducteur. Or, si « les mots se frottent les uns les autres dans la reconquête d’un espace sémantique propre » (Boué, 2000 : 157), le dynamisme et la versatilité de la parole prennent un attrait de renouveau véhiculé au présent de l’indicatif. Au service du récit et du discours à la fois, ce temps verbal accorde une singularité qui définit Ouvrez : on y raconte comme si l’on commentait. La fonction de régie dominant la narration, c’est dans et par une voix éclatée que l’univers de la parole est mis à découvert176. La primauté accordée à la voix n’empêche pas toutefois que certaines images affleurent lorsqu’il s’agit de témoigner du cours ineffable de la parole. Le conflit qui s’accomplit au coeur même de la langue s’extériorise en effet dans quelques représentations figurées qui méritent d’être relevées même si elles ne sont plus aussi nombreuses que dans les ouvrages précédents. Dès lors, dans le domaine du visuel, une mosaïque d’éventualités fortuites donne la sensation d’un univers changeant où la parole est l’objet d’un mouvement de flux et de reflux par lequel elle cherche à se renouveler, à se réactiver continuellement. Des images archétypales, des scènes livrées sur le vif montrent, ainsi, autant les rouages d’une parole autonome en mutation que l’action de mots subordonnés à une fixité langagière. Par exemple, lorsqu’un mot amputé comme « cata » n’est pas accepté chez les esprits conformistes, il devient une hyène au derrière mutilé « qu’ils regardent, propulsée devant eux » (O : 40) : - Pourtant, ils n’iront pas jusqu`à la recevoir chez eux ?... - Ça, tout de même pas… Vous voyez, ils la regardent, propulsée devant eux… « C’est une ‘’cata’’ »… 176 Nous reviendrons sur cet aspect dans la deuxième partie de la présente thèse. 267 - Elle avance comme poussée par un bon coup de pied à son pauvre derrière mutilé, rentré comme le derrière répugnant d’une hyène… Vraiment, c’est insupportable, ça ne peut pas durer… Ouvrez, ouvrez, ouvrez… - Rien à faire… C’est à se demander si pour ne pas se montrer en quoi que ce soit différents, supérieurs, ils ne vont pas finir par prendre chez eux « cata »… une petite « cata » à eux, toute semblable… - Non, tout de même pas…ils vont peut-être accueillir « cata » mais comme une étrangère qu’on a amenée chez eux… (Ibid.)177 Mais, au-delà de ces déformations, les mots s’avèrent être, la plupart du temps, des « modèles bien éprouvés [et] résistants » (O : 14), une forteresse imprenable : - Et ces mots-là, ça a une force… Eh oui, des produits fabriqués que toutes pièces, des modèles bien éprouvés… c’est toujours plus résistant. Difficile de les ébrécher ou de les fêler… c’est d’un dur… Ils auront beau cogner, les mots qui devraient sortir sont bien enfermés… c’est une vraie forteresse… […] Ça s’appelle : « La parole donnée » (O : 14-15) Et, s’il s’agit de couper court à la conversation, quoi de plus parlant qu’un mot stalactite pour marquer le froid dans un contact manqué : - Eh bien, longtemps avant qu’arrive le moment où la conversation normalement, décemment, se termine, tout d’un coup, « Au revoir » surgit… Stupeur à l’autre bout du fil… Un petit instant de silence et puis un « Au revoir » répond comme un écho… […] - Oui… on voit… une vraie petite stalactite… (O : 25-26) Que ce soit pour manifester l’indépendance de mots malléables ou la tyrannie de mots solides et stables, l’enjeu est l’opposition du singulier et du banal au sein des rapports intersubjectifs. Or l’effet des mots sur autrui est souvent susceptible de violence : Juste un instant… Imaginez : « Qu’est-ce que ça a de surprenant » sort et appuie comme la pointe d’une épée sur la poitrine de l’assaillant. Il recule d’un pas et puis, il s’empare de l’épée… il la tourne et l’appuie à son tour sur la poitrine de l’autre : « Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant ? » il l’appuie encore un tout petit peu plus fort : « En effet ». « Qu’y a-til là d’étonnant, en effet ? » (O : 36) 268 La volonté de rendre ce combat sur-le-champ ne se limite pas à faire appel à des images, elle se manifeste également dans le déroulement de certaines actions figurées qui reflètent soit des cas types, soit la description d’une scène animée ou encore un événement donné comme transmission en direct. Prises au hasard, ces situations variées gardent un lien étroit dans la mesure où elles sont si familières qu’elles arrivent à présenter l’effet des mots instantanément. On reconnaît ainsi ces moments où un « au revoir » garant de la décence, répondant à l’attente, accomplit ses fonctions en bonne et due forme, même si parfois il prend un air traqué et que les autres mots « tous autour, […] le bousculent, […] le pressent [et qu’on dirait] qu’ils vont vraiment le frapper » (O : 24) lorsqu’il n’est pas à sa place : - Au moment où la porte lancée à toute volée va inéluctablement s’abattre, « Au revoir » retient, ralentit un peu sa chute, il amortit tant soit peu son claquement… - Juste avant que l’écouteur reposé pour la dernière fois ne fasse entendre son déclic mortel, « Au revoir » vient adoucir l’approche du dernier instant. - Lorsque menace de se déclencher un conflit sans merci qui risque d’entraîner à des brutalités par trop barbares, « Au revoir » est le dernier espoir qu’on ne sortira tout de même pas d’un monde civilisé où seront tout au moins respectées les règles de la guerre. - Et aussi quand arrivent les moments où il faudra quitter, ces durs, ces arides moments… « Au revoir » se met à dégager comme une douce et tiède vapeur. - « Au revoir » les recouvre d’une fine buée… - « Au revoir » les humecte de promesses tendres… (O : 24-25) Il s’agit là de mots, de « produits fabriqués de toutes pièces, des modèles bien éprouvés » (O : 14), car « ces mots-là, ça a une force. […] Difficile de les ébrécher ou de les fêler… c’est d’un dur… Quand on arrive à les faire tomber, ils se redressent » (Ibid.). Il s’avère en effet impossible de venir à bout de certains étendards langagiers aptes à rallier la communauté des semblables. Pourtant si, par exemple, un « t » de liaison, signe de distinction chez les locuteurs ! « l’une de nos fiertés »!, devient « l’emblème des privilégiés, des nantis » (O : 66), il déclenche une lutte sans merci dès qu’il est vulgairement déplacé : - 177 Cette courtoisie… dès qu’un vide s’ouvre, difficile à franchir, « t » s’élance de c’es… comme une passerelle légère… Nous soulignons. 269 - […] L’autre que « t » touche si légèrement, le sent posé sur lui, adhérant à lui, insupportable… Il lui semble que ce « t » collé à lui le rend grostesque… « Tantonin »… voilà ce que ce « t » en a fait… Tantonin… « Cé Tantonin… » Il n’en veut à aucun prix… […] Enfin, « t » est enlevé de là où il est le plus utile… où il a sa place la plus légitime Par besoin de détruire… Du pur vandalisme… Oh non, ne croyez pas ça. L’assassinat de « t » va bien plus loin… C’est une lutte sans merci « t » est l’emblème des privilégiés, des nantis… Vous avez vu comme certains… on dirait des parvenus, tant ils ne manquent jamais de l’exhiber, de le mettre bien en valeur, d’appuyer dessus avec force… Et le c’es… où le « t » est supprimé devient la marque des défavorisés, des démunis. Alors, qu’attendez-vous, par solidarité, pour l’enlever, ce « t », vous aussi ? […] « t »… Inviolable, intangible. « t » l’étendard que rien au monde ne pourra nous arracher… « t »… flotte toujours, intact, au-dessus des mêlées. (O : 64-66)178 Le trompe-l’œil demande ici à être effacé car il ne faudrait pas se méprendre sur cette apparente lutte des classes qui séparent les plus défavorisés et les nantis. Le combat est ailleurs. Il se situe dans la tentative, souvent vaine, d’infiltrer des irrégularités langagières qui, perçues comme une insolence, finissent par battre en retraite sous le poids de conventions sacrées. Mais chez Nathalie Sarraute, toute réalité ayant son revers, certains bouleversements arrivent à se glisser dans la langue, au désespoir des plus vénérables condamnés à supporter que les plus grossiers, « les plus méchants foncent sans retenue et s’en donnent à cœur joie » (O : 42). On assiste ainsi en direct à l’abdication des « saints damnés » qui se plient aux autres, aux « gens de cette race » capables de faire passer un mot tel que « cata » : - - 178 Maintenant « les gens de cette race », il ne faut pas seulement être un saint pour le supporter, mais ça « ferait damner un saint », et ça n’y avait pas manqué, ça a fait de ces saints des saints damnés, voyez-les qui se précipitent, il ouvrent tout grand… pour que nous tous, enfermés de ce côté, et entre nous les plus méchants foncent sans retenue et s’en donnent à cœur joie… […] Mais qu’est-ce que c’est ? [« cata »] Toujours est-il qu’il arrive… À son approche, tous, même les plus mordants, les plus piquants, respectueusement se rangent et lui font une haie d’honneur… Entre cette double haie, avec lenteur, il s’avance… Nous soulignons 270 - Il a une démarche chaloupée, traînante… Il étire se membres énormes, comme boursouflés, il ne se presse pas… Il se laisse du temps pour savourer d’avance… Et le voilà qui abat sur le stock où s’entassait pêle-mêle tout ce que les saints ont supporté et ce qui en a fait des saints damnés, il écrase tout, il le transforme en un amas de débris, de déchets, il appuie dessus de tout son poids… Son poids de très gros mot, le plus gros de tous les gros mots. (O : 42-43) Afin de renchérir sur l’effet du mot donné en exemple, Nathalie Sarraute développe souvent le cas exposé par une scène dont les actions s’organisent d’une manière prévisible, presque inéluctable. Ainsi, la tyrannie des étiquettes, que des propos tels qu’un « Vous êtes » empoisonné imposent, prend la forme d’une pince grande ouverte prête à saisir, à enfermer sa victime : - - Ce « Vous êtes » a un tempérament de dictateur… Il s’empare de celui qui est à sa portée, il le terrasse, le ligote, l’enveloppe tout entier, l’enferme… C’est une détention à vie… […] Vous voyez comme « Vous êtes » se dresse, se précipite… […] Voyez comme il cherche parmi nous, il est comme une pince grande ouverte, ses branches écartées vont saisir, se refermer… Mais cette fois, il est probable que c’est toi, « Stupide », que dans sa fureur « Vous êtes » veut prendre… il hésite… Non, tu vois, « Vous êtes » ne te prend pas… Alors moi, qui suis tout près… Toi, « Borné »… « Vous êtes » tend vers toi sa pince grande ouverte… « Vous êtes » oscille devant toi, se balance… Et puis il s’écarte… « Vous êtes » ne veut pas de toi. […] Eh bien on ne l’aurait jamais cru… Décidément, « Vous êtes » n’ose pas. Oui, regardez, on dirait que « Vous êtes » ne veut pas étouffer sa proie… Il la laisse respirer un peu, il desserre un peu ses liens… […] C’est toi « Illogique » qu’il a choisi… « Illogique » montre que ce n’est pas une réclusion à perpétuité… « Vous êtes illogique, vous négligez »… le pauvre captif peut voir s’ouvrir devant lui des terres sur lesquelles « Vous êtes » ne règne pas, des terres où règne la liberté… […] Ce qui importe, c’est que « Vous êtes » a renoncé à ses sinistres projets… (O : 102106) L’alternance de ces escarmouches, où des mots cherchant à se libérer s’opposent à l’empire du mot souverain, dessine un jeu de forces contraires soumis à un équilibre instable puisque l’autre camp peut toujours prendre le dessus. Suivant cette pratique ritualisée, la succession d’images changeantes ouvre l’œuvre sarrautienne à une vision de kaléidoscope. 271 272 4.4. Conclusion : « une gymnastique du regard » Comme notre analyse vient de le montrer, l’affinité de certains emplois des temps verbaux avec l’expression de la focalisation témoigne de constantes qui, à partir de L’usage de la parole, font des romans sarrautiens des ensembles engagés dans une dynamique perceptuelle commune, même si chacun garde sa marque et ses particularités. Et, en effet, L’usage de la parole perce le trouble qu’éveillent des mots apparemment innocents lors d’une conversation triviale, Enfance démonte les mots d’une enfance singulière afin d’éviter le trompe l’œil de l’anecdote, et Tu ne t’aimes pas, dénonçant le regard réducteur d’autrui, déclenche une tension qui fait éclater le sujet en un Nous fragmentaire et labile, impossible à soumettre. Or, dans chaque cas, il s’agit toujours de déceler les effets de mots anodins, innocents en apparence. Ainsi les mots d’Ici, prêts à réduire ce qui disloque ou fait chanceler, rôdent dans le déambulatoire conversationnel en attendant d’occuper leur place ou de combler une lacune. Mais, c’est Ouvrez qui rend définitivement visible l’événement de la parole du dedans lorsque les mots, devenus des acteurs mis en circulation, se livrent aux déplacements ou aux déformations les plus extravagantes. Le regard porté sur l’opération langagière enjoint dès lors à contempler les variations où se jouent la vie et la mort des mots. C’est bien par le combat d’une parole toujours susceptible de renaître, de s’affranchir d’usages figés que la quête de l’ineffable se manifeste. La lecture qui se doit, en conséquence, de retourner sans cesse le gant, de dépasser les apparences trompeuses, ne peut se faire sans une certaine gymnastique visuelle, souvent associée à une composante ludique, que Nathalie Sarraute illustre par l’allusion aux dessins où les losanges blancs et les losanges noirs alternent : Mais j’ai dans mon inconscience, ma folie, pris cette phrase qui s’était un jour présentée à moi. Elle me paraissait parfaitement satisfaisante… « Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta sœur. » Oui, je le vois maintenant, c’est « Si tu continues » et « va préférer » qui s’avancent au premier plan… « Ton père. Ta sœur » s’enfoncent. Comme dans ces dessins où l’on voit tantôt les losanges noirs, tantôt les losanges blancs… il suffit que notre regard arrive à faire une certaine gymnastique. […] Mais cela, que seule une mère dénaturée… […] un être vil, vulgaire, inculque ses mauvais sentiments à son 273 enfant innocent… « Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta sœur. »… Oui, je la vois comme vous, mais je m’en détourne… […] Mais jamais je n’aurais songé à vous la montrer… Si je me suis permis de solliciter votre attention, c’est qu’il y a eu ces mots plus étranges, plus fascinants à eux seuls que toutes les mères indignes et tous les monstres… « Ton père. Ta sœur »… Les voici de nouveau, ils s’avancent… des mots ordinaires… […] des mots que chacun d’entre nous… des mots si familiers qu’ils deviennent invisibles… des mots passe-partout… […] des mots passe-muraille… qui nous font traverser… on dirait que dans la paroi un pan s’ouvre et ce qu’on voit de l’autre côté… Non ? vous ne voyez rien… vous avez beau répéter : « Ton père. Ta sœur »… je le répète avec vous… vraiment, ne dirait-on pas que quelque chose là… « Ton père. Ta sœur »… Non ? Rien ne bouge ? […] (UP : 60-62) Cette gymnastique du regard, qui définit le travail de prospection chez Nathalie Sarraute, agit non seulement contre l’ordre immuable des choses mais elle empêche, en outre, que la perception ne s’enlise dans le définitif. Le résultat est une composition qui ne se limite pas simplement à mettre en contraste la fixité d’apparences établies et la versatilité d’impressions fugitives. La singularité de la perception réside surtout dans le mouvement instable et changeant fondé sur le renversement systématique de toute réalité exhibée. En effet, l’emploi exclusif de l’imparfait, dans certains passages, renvoie au stéréotype d’échanges quotidiens ou d’images qui constituent un univers de façade inscrit dans des propos les plus anodins. Par contre, l’instantanéité que procure le présent de l’indicatif rapporte la sensation ineffable au moment même où celle-ci est perçue. Les images qui se succèdent au présent s’avèrent être les équivalences d’une seule et unique sensation rendue sous des formes disparates. Aussi, l’alternance de l’imparfait et du présent, quand elle a lieu, traduit-elle cette opposition de l’apparent et du ressenti. Empreinte d’imaginaire, la perception se nourrit donc d’images fabuleuses, de visions hallucinatoires, de scènes illusoires issues d’un espace d’échanges quotidiens – « stock à usage commun » – tellement familiers que l’expérience du réel s’y donne à voir. De cette superposition d’images changeantes fidèles à une succession de sensations, d'impressions fugitives naît une focalisation objet fragmenté, à multiples facettes. Puisque la primauté donnée aux mots et à leurs effets conduit à cette vision de caléidoscope, la conversation qui les étaie se livre elle aussi comme manifestation scopique. En effet, la réception des propos d’autrui déclenche invariablement une action prospectrice qui engage à un mouvement de sensations intérieures, invisible mais 274 réellement perçu. Ainsi en est-il de ce passage où l’engrenage conversationnel se résorbe dans l’espace intérieur que crée la conjonction du regard et de l’écoute : « Stupeur » est le mot qui sert à désigner grossièrement ce que ces paroles produisent en celui qui, n’en croyant pas ses oreilles, les entend, et n’en croyant pas ses yeux, voit dans l’autre sa propre image, vers laquelle, tel Narcisse, il se tend… il se voit, c’est luimême courant, parlant, serrant la main, sollicitant… « Mais c’est moi. C’est de moi que vous parlez. […] Nous sommes logés à la même enseigne »… Qu’a-t-il dit ? Où l’a conduit cette expression dont il s’est servi machinalement ? Où ? il ne voit pas… tout se brouille… Mais là, comme d’un écheveau emmêlé, un fil sort… il tire dessus… ce même besoin de parler, cette même hâte […] chez moi […] comme chez lui… non, impossible… il lâche, il perd le fil… et puis courageusement le retrouve… le ressaisit. […] Oui, comme lui, moi comme lui, tout pareil, un naïf touchant de jobardise, d’aveuglement, une bonne bête, un donneur de sang… il tire encore plus fort et tout l’écheveau se dévide… Il crie : Je suis comme vous […] notre ami que nous aimons tant, il ne… eh bien, c’est clair, il ne m’aime pas. Et aussitôt chez l’autre cet acquiescement, si rapide, sans une hésitation… dans son regard cet encouragement, presque ce soulagement…[…]et puis son regard se ferme, se tourne au-dedans de lui-même et il est visible qu’en lui aussi s’opère ce mouvement pour démêler… pour dénuer… encore un effort… et d’un seul coup les fils se dévident… crie à son tour, sa voix a un son triomphant : […] Moi aussi j’ai trouvé, tout est clair pour moi aussi, la vérité est qu’il ne nous aime pas ! (UP : 30-32) Si, pour celui qui est pris dans le mouvement de la conversation, l’écoute conduit à une « gymnastique du regard », c’est donc bien parce qu’à l’origine il y a un objet à prospecter. Il s’agit de certains mots qui renferment, malgré leur platitude, quelque chose d’inattendu pour l’un des interlocuteurs – le plus bavard, l’hypersensible, donneur de sang qui n’hésite pas à faire le pitre, toujours prêt à s’exposer, à se soumettre à l’autre quand il cherche son adhésion. La fascination pour les mots de l’autre, souvent ressentie comme fatalité, oblige en conséquence à tirer du fil de la conversation pour démêler ce qui s’y cache. Celui qui se livre ainsi à cette tâche subit un véritable tourment qui tourne au drame, un manque se laissant nécessairement sentir. Prospecter, débrouiller, ouvrir ne peut entraîner, chez Nathalie Sarraute, qu’une déchirure insupportable, car « l’événement de la parole peut aller au-delà, ne pas seulement révéler cette faille inévitable qui se creuse à tout moment entre deux personnes de même portée, mais creuser soudain un abîme, un véritable précipice. L’événement de la parole peut devenir presque meurtrier » (Gosselin-Noat, 2000: 142). Toute faille demande alors à être réduite. Le trou à combler, la déficience à couvrir ou la crevasse à colmater révèlent en effet la quête d’attaches sécurisantes qui ne parviennent 275 pourtant pas à masquer les contacts manqués. Par contre, sitôt consenties, la mise à distance de l’autre ou la mise à mort de cette part confortable et protectrice de soi fait de la rupture une déchirure salutaire. Aussi, la mise en mots devient-elle le coup de pioche bénéfique dans la paroi étanche, l’effraction qui libère ce qui se soustrait aux regards. Qu’il soit supplice, automutilation ou délivrance, l’usage de la parole n’est finalement que le reflet du rapport à l’autre et à soi179. Un rapport toujours conflictuel où les tentatives de séduction et d’assimilation souvent contrecarrées par des phénomènes de répulsion, de refus ou de séparation trahissent « cette exigence d’isolement et de communauté de semblables, cette demande double et contradictoire de l’œuvre de Nathalie Sarraute qui constitue l’instabilité radicale autour de la question de la différence » (Jefferson, 2000 : 20). Si la gymnastique du regard à laquelle le lecteur est poussé nous permet donc d’admettre avec Ann Jefferson que « l’écriture de Nathalie Sarraute ne saurait exister que comme une affirmation radicale de son altérité » (Ibid. : 19), lorsque l’exploration tourne au ressassement, la vision finit par se résorber dans le vide, les résonances se perdent dans le silence et le drame de la conversation, le jeu de l’écriture, arrive alors à terme. Mais, partageant l’idée de Rachel Boué, nous pouvons dire que ce qui distingue par-dessus tout le domaine du visuel, chez Nathalie Sarraute, c’est qu’il s’agit d’ « un regard qui ne donne rien à voir » du moment que : Le regard n’est pas l’organe de l’œil, il opère dans le champ du sujet qui regarde, ou, si l’on adopte la conception phénoménologique, dans la conscience qui observe. C’est cette complexité des implications épistémiques de l’acte de voir, que Nathalie Sarraute exploite pour l’ordonnancement d’un nouvel espace visuel de l’écriture. Si cette écriture […] est incontestablement plus tournée vers la recherche de l’auditif et du visuel, elle n’en rend pas moins opérante l’activité du regard, dans l’économie narrative des textes. Mais il ne s’agit pas d’un regard qui donne à voir […] Les romans de Nathalie Sarraute ont, en effet, lieu dans un univers d’invisibilité qui peut s’entendre à la fois comme une invisibilité privative rétrécissant le champ visuel jusqu’à la miniature, et comme une invisibilité du supplément qui, au contraire, élargit la vision à un au-delà du visible. C’est entre ces deux pans du fonctionnement de la 179 Le déchirement entre le besoin d’isolement et le besoin d’adhésion à autrui, est une constante dans l’œuvre sarrautienne et ces propos de l’auteur le prouve bien : « On a voulu voir dans Entre la vie et la mort, une sorte d’art poétique du roman. C’est une erreur. Ce qui m’a intéressée dans ce livre qui se situe entre la vie et la mort du texte, c’est en partie ce déchirement entre le besoin de solitude et le besoin de l’adhésion d’autrui. Et aussi la vie du texte qui est vivant quand il prend sa source dans la sensation et qui meurt quand il est entraîné loin d’elle par les seuls jeux, la beauté du langage » (Saporta, 1984 : 21) 276 vision que l’activité du regard sarrautien opère. Il s’exerce à l’interférence du visible et de l’invisible. » (1997 : 141-142) Puisque, chez Nathalie Sarraute, « … ça ne ressemble à rien, ça ne rappelle rien de jamais raconté par personne, de jamais imaginé… » (UP : 13), la répercussion de mots dans la conscience, soumise à un mouvement fugitif et changeant, n’est plus perçue que comme vision fragmentée et fragmentaire. En effet, Nathalie Sarraute, que ce soit avec des temps du passé ou des temps présents, module l’instantanéité du tropisme, le décompose en différents moments. Le tropisme n’est jamais donné une fois pour toutes. Il s’avance, se condense, prend de l’épaisseur, s’amplifie au fil de mots, nous introduit, pour reprendre une expression à Jean Yves Tadié, ‘une stylistique de la tension’. Chez Sarraute, à la différence de Proust, il ne s’agira plus d’un temps revécu, mais d’un temps immédiat, fracturé, nous livrant les hésitations, les tâtonnements de la conscience aux prises avec la parole de l’autre. (Calamusa, 2000 : 25) Hésitations et tâtonnements persistants, dont la gymnastique du regard rend compte, permettent ainsi de ne pas « lâcher la proie pour l’ombre » (UP : 39). Car en effet, chez Nathalie Sarraute, il s’agit bien toujours de se forcer à effacer l’ « image exacte à première vue et séduisante » (UP : 66) attachée aux mots, pour faire ressortir « ce qui [se dessine] à peine dans l’ombre » (Ibid. : 43) : ces moments de bouleversement quand « le filet tissé d’idées, de raisonnements qui enserrait, contenait le monde » (UP : 45) se déchire, et que « tout se défait, s’échappe, s’écoule… » (Ibid.). Tout concourt donc à rendre à la parole son usage fécond. 277 278 5. La focalisation sujet 279 280 Alors que, d’après Michel Foucault, l’homme a disparu comme sujet de sa propre existence et qu’il ne reste que les mots, le personnage et l’intrigue hérités du dixneuvième siècle, devenus désormais suspects, cèdent leur place aux mots qui occupent le devant de la scène sarrautienne. La maxime de Michel Foucault180 apparaît ainsi en filigrane chez Nathalie Sarraute même si l’auteur des Tropismes ne prétend pas se faire écho d’une quelconque philosophie181. À partir de L’usage de la parole, il ne reste de fait que des mots protagonistes de leur propre action. Tout le travail de perception tourne autour du mot et de ses effets au point qu’Ouvrez, dernier roman de l’auteur, lui accorde une autonomie portée à l’extrême. Et puisque les mots se situent au cœur du combat entre la vie et la mort qui oppose une parole sans cesse renaissante à une parole utilitaire, c’est bien le statut ontologique de la parole que l’œuvre sarrautienne met en cause, comme le signale Rachel Boué : À ce stade de la révolte contre le langage, contesté, finalement, dans son usage instrumental de signification et de communication – dont L’usage de la parole démonte 180 Nous faisons appel à la phrase par laquelle Michel Foucault conclut son essai Les mots et les choses (1967) 181 Les réponses de Nathalie Sarraute à ce sujet, lors de son entretien avec Geneviève Serreau, sont révélatrices : « Geneviève Serreau: « Tout ce que nous savons de l’homme tend aujourd’hui vers l’anonymat. Nous savons que tous les hommes, si on les observe à un certain niveau, sont exactement les mêmes, ont les mêmes impulsions » Je ne peux m’empêcher de rapprocher cette réflexion de ce que dit Michel Foucault quant à la mort de l’humanisme, cet héritage du XIX e siècle. La mort de la psychologie « humaniste » dont tous vos livres témoignent ne va-t-elle pas exactement dans le même sens ? Nathalie Sarraute : Je ne suis pas philosophe… Il est vrai que l’analyse des sentiments, l’étude des « caractères », telles qu’on les trouve chez les romanciers du XIXe siècle, sont devenues suspectes aujourd’hui. Elles m’ont paru suspectes dès mon premier livre, Tropismes. Je m’attache à recréer des mouvements intérieurs et non à camper des individus. D’où la disparition des personnages, au sens classique du terme, dans mes romans. Ils ne feraient que masquer cette substance commune à tous les hommes, qui seule m’importe. Bien qu’on doive identifier, dans Entre la vie et la mort, des voix différentes, rien ne permet de les affubler même d’un nom. GS L’homme a disparu « non pas comme objet de savoir mais comme sujet de sa propre liberté et de sa propre existence ». Il me semble que vous devriez être d’accord sur ce point avec Foucault ? NS Certainement. Mais, encore une fois, je ne suis pas philosophe… » (Angrémy, 1995 : 39-40). 281 les mécanismes – Nathalie Sarraute rompt avec les propriétés caratérisantes, classifiantes et descriptives de la parole. […] Nathalie Sarraute revient au statut ontologique de la parole, en lui restituant un pouvoir d’action et d’énergie, qui renoue avec une conception du langage propre aux écritures sacrées […]. Le mythe occidental de la parole comme origine du monde est peut-être l’énigme à partir de laquelle l’écriture sarrautienne lutte pour se libérer de l’usage instrumental du langage. En étant attentive à tout ce que véhicule un mot par delà sa fonction sémantique, Nathalie Sarraute lui confère une valeur actancielle, créatrice d’événements translinguistiques. C’est dans cet intérêt prêté à ce qui précède et environne la parole, que Nathalie Sarraute renforce le pouvoir performatif des mots et les enrichit d’une puissance évocatoire qui transcende leur contenu sémantique. (Boué, 1999 : 164-165) Pourtant « ce qui précède et environne la parole » préfigure dès l’abord un sujet de conscience182. Car, chez Nathalie Sarraute, le mot n’existe en effet que dans l’espace d’interlocution où, tout effacé qu’il soit, un observateur à l’écoute, soupçonneux et enclin à percer l’usage de la parole apparemment anodin, se laisse sentir. Témoin hypersensible, écorché vif, irrémédiablement poussé à saisir les résonances insolites que les mots peuvent déclencher à tout moment, le sujet de conscience ne disparaît donc jamais tout à fait malgré la « dépersonnalisation du texte » (Minogue, 2000 : 37) que Tu ne t’aimes pas annonce et qu’Ouvrez couronne. L’étude de la focalisation sujet nous permettra non seulement de tracer le profil du sujet de conscience mais de définir l’autre qui, réfugié dans l’univers des apparences, se ferme aux mouvements perturbateurs. Deux regards sont dès lors en collision. L’un – toujours prêt à sonder, prospecter, à démonter les évidences inaltérables – appartient au sujet de conscience qui, offert, prêt à s’épancher, laisse déborder ses vacillations. À l’opposé, le regard fermé de l’autre, ancré dans le monde des certitudes, se moule dans une forme hermétique, solide et stable, de l’ordre du simulacre. 182 Nous tenons à rappeler ici que, chez Nathalie Sarraute le sujet est un sujet conçu comme conscience anonyme, comme support de la sensation qui le traverse, comme espace ouvert où se déploient les tropismes. Aussi, à la question de Carmen Licari « Comment tout en n’ayant pas de personnages, de corps imaginaires précis, arrivez-vous à un univers envahi de présences ? » (Licari, 1985 :12), Nathalie Sarraute répond : « Ce sont des actions dramatiques qui sont portées par des consciences en continuel mouvement. C’est un état d’activité, et l’activité doit être exercée par quelqu’un, par des êtres humains. Quelque chose est arrivé entre deux consciences identiques à la mienne. Peu importe qui sont ces personnes, nous ne pouvons, ni moi ni le lecteur, nous arrêter une seconde pour savoir de qui il s’agit. Des personnages, là, ne feraient qu’écraser l’essentiel, la sensation à l’état pur. Ces consciences ne sont pas attribuées à tel ou tel. Elles sont la mienne, la vôtre, celle de tout le monde. […] elle se trouve dans la perception de n’importe qui » (Ibid.) 282 Mais approcher autrui, que ce soit par le regard ou par l’écoute – intimement liés chez Nathalie Sarraute – n’est pas sans conséquence : le danger de tomber dans le camp contraire183 plane constamment sur celui qui regarde / écoute du moment qu’un effet de contagion se propage. Et, si regarder, écouter, c’est autant s’exposer que de risquer de se laisser prendre dans une vision particulière ou dans les mots de l’autre, toute composition ou tout mouvement peuvent être renversés. Ainsi, ouvert aux diverses contingences, le sujet de conscience trouve chez l’autre un milieu réfringent qui lui renvoie des images ou bien des mots auxquels il finit par adhérer. L’image ou les résonances que l’autre plaque sur lui conforment, par là même, le sujet à une vision extrinsèque. La consistance n’est acquise qu’au prix d’un désistement de soi, d’une mort de soi par laquelle les contours incertains deviennent apparents tandis que les traits se font nets. Une figure sensible à l’œil mais aussi à l’oreille se dessine lorsque la mise en forme – mise en image ou mise en mots184 – anéantit de cette façon tout vacillement intérieur. Ainsi, des mots – comme je meurs, Ich Sterbe – arrêtent, étouffent souvent la sensation perturbatrice : « ce qui en moi flotte […] vient se blottir ici, dans ces mots nets, étanches. Prend leur forme. Des contours bien tracés. S’immobilise. Se fige. S’assagit. S’apaise. Ich Sterbe185» (UP : 13-15). Seul l’ostracisme du groupe permet au sujet de conscience de revenir à lui, de retrouver sa propre substance : matière informe, inachevée, fragmentaire et mouvante. Or, suivant la loi de l’instable qui régit tout contact, l’autre d’ordinaire bien campé est pris à son tour dans les rets des impressions vagues et inquiétantes que le sujet de conscience, enclin aux soupçons, arrive à propager à l’entour. Car, en effet, il suffit d’une fissure dans la cloison étanche des liaisons pour que l’univers solide des certitudes s’ébranle, ne fût-ce que pour un bref instant. Prospecter ce que les mots cachent ou portent au dehors devient donc, chez 183 « […] il est impossible de dire qu’une conscience est à jamais subjuguée par une autre. […] parce que tout d’un coup les rôles peuvent se renverser, le pouvoir change de camp » (Licari, 1985 : 15). 184 Nous reviendrons plus avant sur des mises en forme où l’interlocuteur se conforme, se moule à l’image que l’autre se fait de lui. Mises en forme que véhiculent également les mots proférés. 185 Ich Sterbe signifie « je meurs » en allemand. Nous tenons à souligner ici que « sterben » est un mot « prêt à servir […] voilà un mot de bonne fabrication allemande, un mot dont ce médecin allemand se sert couramment pour constater un décès, pour l’annoncer aux parents, un verbe solide et fort : sterben… » (UP : 13) un mot dont le narrateur se sert volontiers pour l’appliquer à lui-même, un mot dans la langue de l’autre, un mot qui lui permettra de mettre de l’ordre : « Je vais, moi-même opérer… ne suis-je pas médecin aussi ?... la mise en mots… Une opération qui va dans ce désordre sans bornes mettre de l’ordre. L’indicible sera dit. L’impensable sera pensé. Ce qui est sensé sera ramené à la raison. Ich Sterbe » (UP : 13). « Ich Sterbe sont des mots de langue étrangère, des mots « compacts et lourds » (UP : 15) qui s’opposent à « je meurs […] nos mots à nous, trop légers, trop mous, [des mots qui] ne pourront jamais franchir ce qui maintenant entre nous s’ouvre, s’élargit… une béance immense » (Ibid.). 283 Nathalie Sarraute, une action soumise successivement à un mouvement d’ouverture et de clôture, de commencement et d’aboutissement, de balbutiements et de retraite. Un mouvement double qui, finalement, ne fait que rendre l’équilibre instable entre la vie et la mort non pas des mots mais de ce que les mots véhiculent : ces sensations fugitives et labiles qui traversent le sujet et le troublent. Chez Nathalie Sarraute, aucune volonté de dissimulation ne se camouffle sous les mots plats, nets et clairs échangés au hasard d’une conversation quelconque, aucun dessein prémédité où l’on chercherait à « laisser entendre sans encourir la responsabilité d’avoir dit » comme Oswald Ducrot l’envisage (1972 : 6)186. La prospection des mots vise, par contre, le cours de la conversation familière et banale, le sens des paroles que l’interlocuteur lance ou reçoit, la mise en circulation des paroles qui « se déploi[ent], ondul[ent], se dérob[ent], revi[ennent] » (UP : 43). Car il s’agit, en définitive, de « faire voir […] ce flot de paroles qui nous fascine, sous d’assez curieux et imprévisibles aspects » (UP : 32) : Des paroles – ondes brouilleuses… Des paroles – particules projetées pour empêcher que grossisse dans l’autre… pour détruire en lui ces cellules morbides où son hostilité, sa haine prolifère… Des paroles – leucocytes que fabrique à son insu un organisme envahi de microbes… Des paroles déversées par tombereaux, sans répit, pour assécher des marécages… Des paroles – alluvions répandues à foison pour fertiliser un sol ingrat… Des paroles meurtrières qui pour obéir à un ordre implacable répandent sur la table des sacrifices le sang d’un frère égorgé… Des paroles porteuses d’offrandes, de richesses ramenées de la terre entière et déposées sur l’autel devant un dieu de la mort assis au fond du temple, dans la chambre secrète, la dernière chambre… (Ibid.) Aussi, l’attention est-elle fondamentalement portée sur ces mots courants et pourtant surprenants par l’impression vive et soudaine que cause leur apparition dans une conversation triviale. Ces mots sont relevés par le narrateur qui enjoint le lecteur fictif à le suivre dans sa quête de l’inédit. Le régime modal par lequel les textes de Nathalie Sarraute débutent correspond ainsi à une focalisation sujet non déléguée187 où 186 « Beaucoup d’auteurs modernes renvoient à du non-dit ; et cet énorme non-dit, où le lecteur est libre de mettre ce qu’il veut, il l’emplit souvent de sentiments d’une grande banalité, comme ceux qu’on lui a appris à connaître. Cette sorte de collaboration-là avec le lecteur chez moi n’existe pas : rien n’est sousentendu. […] Mon langage emplit les trous, je ne laisse pas ces vides dans lesquels on peut s’ébattre à son aise ». (Licari, 1985 : 13) 187 Se reporter à la classification de Pierre Vitoux (1982) dans le point 1.1. de la présente thèse. 284 le narrateur est le sujet percepteur. Résorbés dans le Nous, leurs regards se conjuguent et préservent ainsi une vision qui se veut plurielle dès le début. Et si, afin de déceler l’impression insolite et confuse que les mots prononcés éveillent, les interlocuteurs ciblés deviennent à leur tour sujet de la focalisation, ce ne peut être que par une focalisation déléguée188. L’enchaînement favorise, de ce fait, la multiplicité des regards puisque les alternatives perceptuelles délivrent l’effet variable que les propos échangés exercent sur ceux qui les perçoivent. Notre but est donc de dégager la singularité du sujet de la focalisation lorsque celui-ci se manifeste strictement par l’action prospectrice. Or, si le narrateur-focalisateur se révèle comme témoin hanté par ces mots captés lors d’une conversation toute banale, par ces mots qui reviennent inopinément à la mémoire, il n’est jamais seul à voir. Il cherche toujours le support, la complicité d’un regard autre qui lui permet de suspecter avec lui. Ce regard partagé où s’allient le narrateur-focalisateur et le lecteur fictif189 conforme une focalisation sujet double et complémentaire à l’origine. Mais celui qui s’engage à voir ou à revoir court inévitablement le risque d’être pris dans l’image qui s’impose à lui. Et, si après s’être ainsi éclipsé, le sujet percepteur revient à lui, ce n’est qu’assimilé à un collectif associé à un Nous ou à un On. S’y dessine une communauté de semblables où le narrateur-focalisateur et le lecteur virtuel partagent équitablement la compétence prospectrice. Le résultat aboutit inévitablement à une focalisation sujet plurielle. De prime abord, un lecteur fictif convié au drame, au jeu de la narration, participe ainsi du récit non seulement par son écoute mais surtout par son regard. Enjoint à s’allier au narrateur afin d’observer de près l’usage de la parole ordinaire, élevé par là même au rang de partenaire sensible et avisé, le lecteur fictif devient un compagnon de jeu qui sait de quoi il retourne. C’est bien de l’exigence apparemment contradictoire qui impose de retrouver un dire et d’en démonter l’usage – usage familier lié à la conversation courante ou à l’œuvre sarrautienne même – que naît la focalisation sujet. S’érige donc un déjà vu, un déjà lu soumis au crible d’un regard scrutateur toujours prêt à empêcher l’habitude de se fixer. À l’encontre d’une vision univoque le narrateur-focalisateur contrôle ainsi les éventuelles inconséquences de toute 188 189 Tout comme la voix, la focalisation peut être déléguée selon Pierre Vitoux (1982 : 360) Rappelons ici l’article de Gérald Prince (1973) où le lecteur fictif est celui qui fait partie de l’histoire. 285 interprétation, démonte, défait, corrige l’impression véhiculée par la parole. Une parole qui ne se livre dès lors que dans son aspect changeant et aléatoire. Forcé à voir avec le narrateur, à se situer à sa place, à observer dans les mêmes conditions que lui, le lecteur fictif est poussé à démêler, à dénouer ce que l’usage des mots recouvre, à déceler ce qui est là caché. Pour le narrateur comme pour le lecteur fictif, il s’agit bien de parcourir ensemble ces régions troubles que traverse une sensation fugitive attachée aux mots courants qui parsèment la conversation. Sensation habituellement effacée que le regard du narrateur récupère, reprend et grossit. Cidessous, le passage d’un entretien, accordé par Nathalie Sarraute en 1980, montre combien l’exploitation du lecteur dans la focalisation sujet devient explicite et systématique à partir de L’usage de la parole : Nathalie Sarraute : Il me semblait que je cheminais avec les lecteurs depuis longtemps. J’ai fini par avoir envie de leur dire : maintenant travaillons ensemble, essayons de voir. Je suis revenue aussi dans [L’usage de la parole] à ce qui des textes antérieurs était seulement effleuré. […] Je force le lecteur à se mettre là où je suis, dans les mêmes conditions, les seules possibles pour découvrir quelque chose qui est là, caché. Dans ma naïveté, je crois toujours que le lecteur est exactement comme moi, que celui qui me lit a les mêmes sensations que moi. Quand Entre la vie et la mort quelqu’un disait « ton père » « ta sœur »190, ce que prononcer ces mots comportait était tellement évident pour moi que je parlais avec ironie de ceux qui s’étonnaient qu’on y trouve qui que ce soit d’intéressant. En réalité, pour la plupart des gens, dire « ton père » « ta sœur », c’est comme dire « bonjour » ou « au revoir ». L’usage recouvre tout191. Dans la vie courante, pour ce qui est de la parole échangée, il n’y a que les insultes qui soient codifiées. Le reste ne comporte jamais aucune sanction. (Licari, 1985 : 3-4) L’usage de la parole s’ouvre ainsi comme un appel au contact, mise en abîme d’une exigence d’écoute / de regard nécessairement attachée à la lecture au niveau de la réception. Interpellé, le lecteur fictif se révèle, en effet, comme l’interlocuteur sommé à se situer au bon endroit pour recevoir convenablement le mot, pour recevoir la balle : … des mots tout lisses et durs comme des pelotes basques, que je lui lance de toutes mes forces, à lui, un joueur bien entraîné qui se tient placé au bon endroit et les reçoit sans flancher juste là où ils doivent tomber, dans le fond solidement tressé de sa chistera. (UP : 15-16) 190 Cf. Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort, Paris, Gallimard, 1968 : 76-81 et Ton père. Ta sœur. in L’usage de la parole, Paris, Gallimard, 1980 : 47-63. 191 Nous soulignons. 286 Si les mots allemands Ich Sterbe par lesquels L’usage de la parole (1980) débute, signifiant ‘je meurs’, sont un signal destiné à préciser le lieu d’où ces paroles sont proférées – le point extrême –, c’est parce qu’ils surgissent effectivement comme mise en scène de la communication narrative où les métalepses192 constantes ne manquent pas de transgresser la frontière entre les niveaux narratifs, limite instable et mouvante entre deux mondes : « celui où l’on raconte, celui que l’on raconte » (Genette, 1972 : 245)193 : Personne arrivé jusque-là où je suis n’a pu… mais moi, rassemblant ce qui me reste de forces, je tire ce coup de feu, j’envoie ce signal, un signe que celui qui de là-bas m’observe reconnaît aussitôt… Ich Sterbe… Vous m’entendez ? Je suis arrivé tout au bout… Je suis tout au bord… Ici où je suis est le point extrême… C’est ici qu’est le lieu. (UP : 14) Mais ce dialogue par lequel s’ouvrent désormais les romans sarrautiens s’accompagne d’une exigence double qui implique à la fois la mise à distance du mot éculé et la mort – c’est-à-dire l’effacement – de notre moi coutumier. Le recours à l’exhortation porte ainsi à prospecter l’effet de mots qui, issus du quotidien, ébranlent pourtant celui qui les reçoit : Ce ne sont là, vous le voyez, que quelques légers remous, quelques brèves ondulations captées parmi toutes celles, sans nombre, que ces mots produisent. Si certains d’entre vous trouvent ce jeu distrayant, ils peuvent – il y faut de la patience et du temps – s’amuser à en déceler d’autres. Ils pourront en tout cas être sûrs de ne pas se tromper, tout ce qu’ils apercevront est bien là, en chacun de nous : des cercles qui vont s’élargissant quand lancés de si loin et avec une telle force tombent en nous et nous ébranlent de fond en comble ces mots : Ich Sterbe. (UP : 17-18) Or, si le narrateur-focalisateur et avec lui le lecteur fictif, s’acharnant à regarder ou plutôt entraîné à regarder de près, faiblissent parfois sous l’effet troublant des mots, c’est parce que tout ce qui est perçu est bel et bien en chacun de nous : « Qui de nous ne sent tout cela d’un seul coup, en un instant, mieux que ne peuvent parvenir à le saisir les 192 « Métalepse fait ici système avec prolepse, analepse, syllepse et paralepse, avec le sens spécifique de : ‘ prendre (raconter) en changeant de niveau’ » (Genette, 1972 : 244). Terme que Van den Heuvel reprend dans le même sens : « […] métalepses, des incursions d’un narrateur extradiégétique dans le récit » (Van den Heuvel, 1985 : 92) 193 « Tous ces jeux manifestent par leur intensité de leurs effets l’importance de la limite qu’ils s’ingénient à franchir au mépris de la vraisemblance, et qui est précisément la narration (ou la 287 efforts laborieux d’un langage démuni ? » (UP : 141-142). Dans le regard porté sur la parole tout concourt, de ce fait, à atteindre, comme dirait Roland le Huenen, une « saisie hors de soi, d’un certain soi-même » (1990 : 119). Le regard partagé qui associe ainsi le narrateur-focalisateur au lecteur fictif s’oriente progressivement non seulement vers le collectif Nous mais souvent vers un On qui, assimilé à un regard en expansion, pointe une part d’universel. Ainsi mis en valeur, la participation à un fond commun rend compte de consciences qui se reconnaissent dans l’instable. C’est bien ce que fait valoir L’ère du soupçon où Nathalie Sarraute déclare : Chacun répond, chacun comprend. Chacun sait qu’il n’est qu’un assemblage fortuit, plus ou moins heureux, d’éléments provenant d’un même fond commun, que tous les autres recèlent en eux ses propres possibilités, ses propres velléités ; de là vient que chacun juge les actions des autres comme il juge les siennes propres, de tout près, du dedans, avec toutes leurs innombrables nuances et leurs contradictions qui empêchent les classifications, les étiquetages grossiers. (1956 : 47) Le gommage de l’identité référentielle, n’empêche pas le focalisateur originaire de garder sa robustesse lorsque en « se taisant, mais en montrant, [il] préserve la nature illusionniste de sa « représentation » » (Van-den-Heuvel, 1985 : 255). Quand personne au niveau de l’énoncé primaire ne dit je, un focalisateur anonyme permet de répondre à la question « qui voit ? », comme le « [narrateur anonyme]194 permet de répondre à la question « qui raconte le roman ? » (Boileau, 1982 : 38). Il constitue le support de mots tels que ici, là, là-bas, voici, voilà, des mots qui « donnent à voir » [et qui à la fois] réfèrent à la présence permanente d’un « montreur » » (Van-den-Heuvel, Ibid.). Le focalisateur anonyme n’a donc ni nom ni visage, mais son identité réside dans la fonction même qu’il exerce ; il s’agit d’un sujet regardant enclin à montrer par le biais de sa prospection. Or, le silence de ce montreur se fait à l’avantage d’un regard en action qui, par l’entremise des déictiques spatiaux, s’avère apte à « montrer par un geste » (Charaudeau, 2002 : 159). La deixis apparaît ainsi comme « facteur de cohésion textuelle ([…] focalisation) permettant d’introduire dans le discours de nouveaux objets » (Boileau in Charaudeau, 2002 : 160). Comme telle, elle engage l’activité représentation) elle-même ; frontière mouvante et sacrée entre deux mondes : celui où l’on raconte, celui que l’on raconte » (Genette, 1972 : 245) 194 « Le narrateur anonyme ne jouit d’aucune identité référentielle, [il] est seulement un point de repère servant à articuler les supports des qualifications et ceux des repérages » (Boileau, 1982 : 38) 288 scopique dans la construction de l’espace et du temps romanesque, réceptacle malléable, restreint ou, au contraire, élargi195 sous l’effet de la parole. Ainsi, l’adverbe ici véhicule une vision étriquée que les paroles font naître : « Vous aimez les voyages ? »… Et ici aussitôt tout se rétrécit. C’est un espace rétrécit. C’est un espace réduit entouré de panneaux où sur des feuilles de papier blanc glacé des photographies de couleur produisent… quoi ? qu’est-ce que c’est ?... « Vous aimez les voyages ? »… et un « Oui » se détache lisse et luisant, lui aussi, un « Oui » comme un gros œuf peinturluré roule lourdement, s’immobilise… « Oui. » (I : 81) Cet incipit réfère, de toute évidence, à la manœuvre stérilisante des paroles qui, empêchant de voir au-delà de l’apparent, fixent les rapports dans les limites appauvrissantes du cliché. Alors que l’adverbe là pointe cette limite instable où le mot reste en suspen dans l’attente d’un ailleurs incertain, riches de promesses. Moment exceptionnel où le mot encore ouvert est « prêt à déborder » (UP : 72) avant que ne soient inévitablement condensés, réduits ces « mondes infinis, fluides, incernables, insaisissables » (Ibid. : 73) : Et le mot est là, tout prêt, le mot « amour », ouvert, béant… ce qui flottait partout, tourbillonnait de plus en plus fort s’y engouffre, se condense aussitôt, l’emplit entièrement, se fond, se confond avec lui, inséparable de lui, ils ne font qu’un. (UP : 71) Mais les déictiques ne se limitent pas, chez Nathalie Sarraute, à afficher le focalisé – l’action des paroles –, ils le présentent suivant un degré de proximité ou d’éloignement attachés à une référence dont le point de repère est le montreur – narrateur-focalisateur et énonciateur, tout à la fois : Mais il n’y a eu aucun sifflement, rien n’a jailli d’ici, n’a pu s’introduire en elle, pas la moindre parcelle d’impureté, il n’y a chez elle aucune anfractuosité […] tout est lisse et propre chez elle… et ici aussi tout est comme elle parfaitement lisse, étincelant de propreté… pas trace ici de quoi que ce soit d’un peu sale, d’un peu louche… 195 Si pour Rachel Boué « c’est entre ces deux pans du fonctionnement de la vision que l’activité du regard sarrautien opère » (1997 : 142.) c’est parce qu’ « il s’exerce à l’interférence du visible et de l’invisible » (Ibid). En effet, « la part de cécité qui intervient dans ce regard trouve justification dans le fait que, d’une part, l’on ne se voit pas voir. […] et que d’autre part l’opération de voir résulte d’un réseau de surdéterminations psychiques, d’ordre pulsionnel ou imaginaire » (Ibid.) Aussi, est-ce « sur un substrat d’invisibilité, constitutif du visible, que le regard sarrautien se pose. […] Cette élision du visible, pour que « l’autre aspect » des choses se dévoile, procède d’un regard qui cherche à démystifier le rôle probatoire de la perception visuelle. La vue est un leurre, un masque, elle trompe l’œil en laissant croire que le visible ne résulte que de ses propriétés perceptibles » (Ibid.) 289 Sa présence ici a tout effacé […] Là, après son départ, il est resté ici quelque chose qu’elle a laissé, qui est à elle, qui lui appartient… et en son absence, sous l’effet des conditions d’ici, de ce climat, ça s’est détérioré, ça a perdu son vernis, ses belles couleurs éclatantes… (I : 56-57) L’acte de monstration se manifeste en outre dans l’emploi des blancs textuels et des points de suspension qui donnent à la prospection son ampleur, sa profondeur196. En effet, si ces vides trahissent ce qui ne peut être exprimé, accordant sa place au ressenti, non seulement ils le légitiment mais ils le rehaussent. Comme une pause ou un soupir dans une partition de musique197, l’intervalle de silence communique, chez Nathalie Sarraute, un mouvement de liaison qui relie l’action prospectrice à l’image ou à la sousconversation dévoilées. Sous la direction du narrateur-focalisateur, le regard en action instaure donc une perception ouverte à nombre d’éventualités. Le sens de l’écriture sarrautienne s’étaie ainsi sur ces silences pleins où rien n’est sous-entendu. Car en effet, même si le montreur, associé au narrateur auctoriel, est en retrait, sa présence permanente fait de lui un centre d’orientation focale qui empêche le lecteur de combler les vides par des banalités. S’affiche une certaine outrance chez l’auteur, pour qui : […] beaucoup d’auteurs modernes renvoient à du non-dit ; et cet énorme non-dit, où le lecteur est libre de mettre ce qu’il veut, il l’emplit souvent de sentiments d’une grande banalité, comme ceux qu’on lui a appris à connaître. Cette sorte de collaboration-là avec le lecteur chez moi n’existe pas : rien n’est sous-entendu, c’est là, on est allé aussi loin qu’on le pouvait. Le lecteur peut aller encore plus loin, mais il faut en tous cas qu’il vienne jusqu’au point où j’essaye de l’amener. Mon langage emplit les trous, je ne laisse pas ces vides dans lesquels on peut s’ébattre à son aise. (Licari, 1985 : 13)198 196 « […] il y a dans la recherche [de Nathalie Sarraute] quelque chose qui relève du désir de « tout dire » ; non en étendue, certes, mais en profondeur : ainsi ces livres qui semblent moins se dérouler que s’enfoncer ; qui donnent l’impression de se déployer à la verticale, travaillent-ils à épuiser un objet que, cependant, ils laisseront en quelque manière inachevé, imparfait » (Asso, 1995 : 49-50). 197 « Mais dire directement est impossible, pour des raisons complexes, qui tiennent à la douleur primitive, à la sensibilité organique, aux humeurs, au système sympathique, à notre vieil ami l’inconscient, les mouvements secrets de l’être ne se disent que par image et par la douloureuse musique de la phrase. […] Nathalie Sarraute est la musicienne de nos silences » (Tadié, 1995 : 6-7) 198 Nous soulignons. 290 Chez Nathalie Sarraute, cette focalisation sujet anonyme se révèle indispensable à l’essor du ça199, référent confus qui renvoie au rapport complexe reliant le domaine du ressenti à l’ineffable. Le ça ranime ainsi la sensation qui s’épure au creuset du préverbal, « hors des mots » (Sarraute, 1996 : 1699), car c’est résorbé dans le ça que « le langage [prend] contact avec le non-nommé et se [rapproche] de cette source d’où il tire sa vitalité » (Ibid. :1701). Interprétation du ça que le passage suivant confirme : C’est là de nouveau, ça emplit tout… ça se tient là immobile, immuable, aucun changement d’une fois à l’autre… […] Et voici dans cette immobilité parfaite, dans ce silence… il semblait qu’il ne pouvait y avoir ici aucune présence… brusquement ces mots : « Comment il s’appelle déjà, cet arbre ? »… Mais ce n’est rien, une brève intrusion, une menace de destruction qui sera repoussée en une seconde… « C’est… c’est » le nom est là, il attend, tout prêt à accourir, il n’y a qu’à l’appeler… « C’est un… c’est un… voyons c’est un… » et il ne vient pas… le talisman qu’il suffit chaque fois de saisir et de tendre, le talisman qui détourne le mauvais œil n’est plus là… mais que se passe-t-il ? (I : 17) Prêt à partager ou à céder sa compétence, ce responsable premier de l’action prospectrice finit momentanément par s’effacer au profit d’un regard autre. Cette transformation n’est pas insignifiante. En effet, celui qui s’engage à voir ou à revoir court le risque, comme nous le montrerons, d’être happé par celui qu’il voit ou par ce qu’il voit200. Processus narcissique par lequel le focalisateur sujet matriciel, dont sont issus tous les autres par délégation ou par éclatement, acquiert son caractère labile. Pourtant, si épousant la vision de l’autre il s’y reconnaît, il finit par s’en distinguer. L’assimilation où le sujet regardant « se perd de vue » n’aboutit pas parce que toute fusion n’est qu’une illusion – un rêve, un mirage –, « un beau conte ». Chez Nathalie 199 Renvoyant à Maurice Blanchot (1969 : 448-449), Pierre Van-den-Heuvel envisage que, chez Nathalie Sarraute, « l’emploi du neutre ça met en « valeur » le référent obscur, comme l’emploi des guillemets, des parenthèses et des italiques, caractéristique de l’écriture surréaliste » (1985 : 257) 200 Cette déchirure où le sujet est dépossédé de lui-même concerne autant le regard que la voix. Si la perte de soi est le risque à courir dans l’acte de voir, l’ « épreuve du dialogue » n’en est pas moins violente. Aussi, Françoise Asso souligne avec justesse que « l’épreuve du dialogue [c’est] cette violence que subissent les mots reçus par l’autre qui les engloutit (et la « faim inassouvie », alors, est pour celui d’où « le flot de paroles » s’écoule [(UP : 32)] ou qui les déforme. […] La victime subit en même temps le dialogue et le refus de dialogue : car la loi du dialogue est d’amener le sujet à se voir refuser celui-ci par un double pervers, l’interlocuteur à qui il donne la parole, c’est-à-dire aussi sa propre parole […] c’est la situation même du dialogue qui rend celui-ci provisoirement victime de ce qu’il a non seulement permis mais produit, qui donne à celui-là le terrible pouvoir d’ « écraser » la parole de l’autre et de retenir la sienne, ou (ce qui revient au même) de renvoyer celle de l’autre méconnaissable » (Asso, 1995 : 59-61). Pour une approche à la violence de la parole, nous renvoyons, entre autres, à Arnaud Rykner (1991). Dans le sillage d’Antonin Artaud, abordant la cruauté au sein de l’œuvre théâtrale de Nathalie Sarraute, Arnaud Rykner se réfère à ses personnages comme « les écorchés de la parole » (1995 : 241-255). 291 Sarraute, l’histoire est toujours, en effet, l’histoire d’un contact manqué où non seulement le sujet regardant revient à lui mais où le narrateur-focalisateur et le lecteur fictif quittent la fiction : comme dans la clôture à L’usage de la parole où « […] vraiment c’est à croire que toute cette belle, trop belle histoire n’était finalement rien d’autre qu’un conte de fées » (150). Lorsqu’il renvoie à l’imaginaire ou à l’écriture même, le refus de l’autre ne peut cependant qu’être salutaire malgré la solitude et l’exil qu’il comporte. Domaine de l’imaginaire que Rachel Boué met en avant par ces propos : « Ce regard qui quitte le rêve d’une vision fusionnelle, pour s’articuler réellement à celui d’autrui, se heurte au refus de l’autre et est renvoyé à la solitude de son imaginaire » (1997 : 152). Assimilation et mise à distance s’avèrent ainsi être les pendants d’une prospection qui cherche à dévoiler un sujet de conscience dans son rapport à soi et dans son rapport à l’autre. « Simple suppor[t], porteu[r] d’états parfois encore inexplorés que nous retrouvons en nous-mêmes » (Sarraute, 1956 : 51), le sujet de conscience, à la fois unique et familier, supplée dès lors à la disparition du personnage type chez Nathalie Sarraute et rejoint, par là même, la personne barthienne201. Concentré sur lui-même, plongé dans l’imprécision, le sujet devient donc l’espace ouvert parcouru de sensations changeantes. Et, il ne prend forme qu’au contact de l’autre : son désir extrême de communication le poussant inéluctablement vers l’autre, il ne se laisse voir que par l’usage qu’il fait de la parole. Car, seule la parole lui permet d’atteindre l’autre202. Aussi, ce contact par la parole est indissociable du regard que les interlocuteurs se portent mutuellement. Nathalie Sarraute nous le dit bien : « Sauf dans l’amour, il n’y a pas d’autre contact entre les êtres humains que celui-là. Nous ne nous connaissons que par la parole échangée ; les êtres que nous voyons, nous ne les voyons que par ce qu’ils nous disent. Je ne me sens près ou loin de l’autre que par ce qui sort de sa bouche» (Licari, 1985 : 14). L’expression du regard s’organise donc, à partir de L’usage de la parole, autour de caractéristiques fixes. Tout échange de parole étant un échange de regards, les 201 « La personne n’est qu’une collection de sèmes (mais à l’inverse, des sèmes peuvent émigrer d’un personnage à un autre, pourvu que l’on descende à une certaine profondeur symbolique, où il n’est plus fait acception de personne » (Barthes, 1970 : 197). 202 Françoise Asso relève avec justesse que « l’œuvre est pleine de personnages qui « apportent » à un autre ce qu’ils imaginent pouvoir le combler (chez l’autre est moins à séduire qu’à satisfaire) » (1995 : 292 interlocuteurs s’avèrent être des sujets regardants. Comme tels, selon l’action développée, ils agissent comme montreur ou comme percepteur / récepteur. Le premier, par sa fonction de montreur, cherchant à faire du second un allié au regard complice, exhibe les paroles suspectes et essaie par là même d’entraîner l’autre dans une vision particulière. Pour le second, forcé à porter un regard sur la parole, il ne peut y avoir que deux issues. Soit la résistance, soit l’adhésion. Lorsque le refus de suivre, de se laisser aller s’impose, le sujet regardant demeure un simple récepteur indifférent à n’importe quel trouble. Au contraire, lorsque l’interlocuteur succombe à l’action des paroles, il ne se limite pas à regarder, il devient un percepteur sensible aux moindres fluctuations. Se déploient ainsi une succession de regards réciproques ou réfléchis qui contraignent, obligent, ouvrent ou ferment, en définitive, des regards qui séparent ou rapprochent. Centre de gravité du mouvement dialogique203, « ce regard de l’altérité, qui fait de soi un objet, pointe sur cette schize fondamentale de l’œil qui nous sépare et nous divise, dans le fait de voir et d’être vu » (Boué, 1997 : 153). Mais la mobilité scopique contribue autant à l’économie du récit que de la narration. L’action du regard a pour effet, en outre, d’aiguiller les transitions qui participent à la structuration même du texte204 qui s’ouvre à différents types de discours205. Le regard206 organise ainsi, chez Nathalie Sarraute, le passage de la 59). Et elle cite, en guise d’exemple, ce passage de L’usage de la parole : « paroles porteuses d’offrandes, de richesses rapportées de la terre entière » (UP : 32). 203 Nous renvoyons ici à l’interprétation de Françoise Asso pour qui le mouvement dialogique de l’œuvre s’incarne dans le dialogue (1995 : 55). En effet, « C’est seulement dans la communication, dans l’interaction d’un homme et d’un autre que se découvre « l’homme dans l’homme », pour les autres mais aussi pour lui-même » (Bakhtine, 1970 : 313). 204 Il convient d’éclaircir le terme texte que nous appliquons à l’œuvre sarrautienne. Selon Van-denHeuvel, « le texte narratif, produit par l’instance créatrice et réceptrice, peut être considéré comme un énoncé fondé sur des « codes » et des « voix », comme un discours polyphonique, où non seulement le narrateur décide du sens, mais encore le narrataire et le personnage dans sa fonction d’interlocuteur, où la production du sens, immanente, résulte de l’entrecroisement conflictuel des diverses instances narratives gouvernées par un locuteur unique. Le texte ainsi conçu peut alors être défini comme un discours au sens où Émile Benveniste l’entend : « est discours toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière » (1966, p. 242) » (1985 : 120). Signalons en outre que, chez Nathalie Sarraute, la disparition de la « littérarité du récit » (Ricoeur, 1984: 97) et du récit de paroles ou de pensées (Cordesse, 1988 : 490) se fait au profit d’un récit d’événements. Il s’agit, chez l’auteur des Tropismes, de l’événement de la parole, des péripéties des paroles prononcées. 205 « […] le roman est constitué par le concours de paroles différentes, de discours variés. Ces discours ne sont pas réductibles au seul discours de l’auteur qui se situe à un tout autre niveau, supérieur : il n’est pas « narrateur » à proprement parler dans l’univers fictif qu’il présente, mais, selon les Anciens « force créatrice », selon les Modernes « instance productrice » et « organisatrice » de l’ensemble des discours des narrateurs de la fiction. Parmi ces narrateurs de l’illusion, il y a celui qui, privilégié par l’instance productrice, constitue la grande instance narrative du récit : c’est le narrateur premier, visible ou invisible, fonctionnant à la première ou à la troisième personne, extra- ou intradiégégique, hétéro- ou 293 conversation à la sous-conversation ou au psycho-récit207, lorsque la parole est orientée vers l’autre ou lorsque, intériorisée, elle trouble le sujet lui-même. Ainsi, des paroles d’adieux telles que « À très bientôt » laissent « à la fin le même sentiment d’inachèvement, d’arrachement » (UP : 24) chez celui qui lors de chaque rencontre déverse le flot de paroles. Comme conséquence, le mouvement du regard qui s’ouvre, se ferme, se tourne au-dedans, rapporte la fluctuation intérieure ineffable où le sujet de conscience se révèle. Au dehors rien ne ressort de l’opération intérieure non articulée, éloignée d’un raisonnement quelconque qui ne relève que du ressenti : « Stupeur » est le mot qui sert à désigner grossièrement ce que ces paroles produisent en celui qui, n’en croyant pas ses oreilles, les entend et, n’en croyant pas non plus ses yeux, voit dans l’autre sa propre image, vers laquelle, tel Narcisse, il se tend… il se voit, oui, c’est lui-même courant, parlant, serrant la main, sollicitant… […] Qu’a-t-il dit ? Où l’a conduit cette expression dont il s’est servi machinalement ? Où ? il ne voit pas… tout se brouille… Mais là, comme d’un écheveau emmêlé, un fil sort… il tire dessus… ce même besoin de parler, cette même hâte, cette même anxiété… ne serait-ce pas chez moi… comme chez lui… non, impossible… il lâche, il perd le fil… et puis courageusement le retrouve… le ressaisit. Oui, comme lui, moi comme lui, tout pareil, un naïf touchant de jobardise, d’aveuglement, une bonne bête, un donneur de sang… il tire encore plus fort et tout l´écheveau se dévide… il crie : Je suis comme vous, exactement comme vous, et vous savez ce que je découvre, vous savez ce que je crois : notre ami que nous aimons tant, il ne… eh bien, c’est clair, il ne m’aime pas. Et aussitôt chez l’autre cet acquiescement, rapide, sans une hésitation… dans son regard cet encouragement, presque ce soulagement… ah enfin tu as vu, tu as trouvé enfin… et puis son regard se ferme, se tourne au-dedans de lui-même et il est visible qu’en lui aussi s’opère ce mouvement pour démêler… pour dénouer… encore un effort… et d’un seul coup les fils se dévident… crie à son tour, sa voix a un son triomphant : Moi aussi homodiégétique selon Gérard Genette, sans lequel le texte ne saurait se construire. Souvent réduit à une abstraction, mais existant indéniablement par son discours, ce narrateur a le pouvoir de se retirer, de passer la parole à autrui, de distribuer les discours. Vu sous cet angle discursif, le texte, narration et objet narré, récit grâce au discours [s’inscrit] dans l’analyse du discours narratif » (Van-den-Heuvel, 1985 : 120-121). 206 Nous n’aborderons pas le domaine de la voix – aussi riche et complexe – que nous tenons à séparer. Dans une visée plus large, l’analyse du point de vue, fort intéressante, reste également hors de notre portée du moment qu’elle nous obligerait à relever les cas où le mode et la voix sont inséparables. Pour une approche du point de vue nous renvoyons aux études d’Alain Rabatel, prises brièvement en considération dans le point 2 de la présente thèse. Chez Nathalie Sarraute, l’agencement du texte narratif, se fait autant par l’action du regard, telle que nous l’envisageons, que par l’embrayage du point de vue, associé aux connecteurs mais, et, donc, ou bien, aux marqueurs temporels quand, alors, maintenant (Rabatel, 2001), ou encore, à l’usage de peut-être, il semble dans la focalisation tel que l’entend Henning NØlke (1993). Autant d’éléments à intégrer dans une étude sur la voix qu’il ne nous correspond pas de retenir ici. En tout cas, une étude de la voix devrait faire ressortir chez Nathalie Sarraute, comme chez Dostoïevski, l’action où « [la] parole représentée rencontre la parole qui représente à un même niveau et avec des droits égaux. Elles se pénètrent l’une l’autre, se superposent l’une l’autre sous les différents angles d’un dialogue. Rencontre qui fait se découvrir et passer au premier plan [de] nouveaux aspects et [de] nouvelles fonctions du mot » (Bakhtine, 1970 : 313). 207 Notre analyse rejoint celle de Roland le Huenen (1990). 294 j’ai trouvé, tout est clair pour moi aussi, la vérité c’est qu’il ne nous aime pas ! (UP : 30-32) Nous cherchons donc à indiquer comment l’alternance scopique, où l’interlocution fait ressortir systématiquement un montreur et un récepteur ou un percepteur, repose sur le regard porté à l’autre et à soi-même. Et puisque parler c’est surtout voir à partir de l’autre, se voir dans l’autre, et voir l’autre en soi, l’écriture sarrautienne n’est pas étrangère à « l’orientation dialogique » ainsi envisagée : Le discours rencontre le discours d’autrui sur tous les chemins qui mènent vers son objet, et il ne peut pas ne pas entrer avec lui en interaction vive et intense. Seul l’Adam mythique, abordant avec le premier discours un monde vierge et encore non-dit, le solitaire Adam, pouvait vraiment éviter absolument cette réorientation mutuelle par rapport au discours d’autrui, qui se produit sur le chemin de l’objet » (Bakhtine in Charaudeau, 2002 : 175) C’est donc la conjoncture dialogique, qui révèle le sujet en état d’altérité à travers l’agencement du regard, que nous tenterons d’expliciter par l’analyse des textes, suivant le schéma et la légende ci-dessous. 295 FOCALISATION SUJET – FOCALISATION OBJET EXTÉRIEUR Focalisation Focalisation Sujet non-déléguée Sujet déléguée 1 REGARD 2 REGARD 3 REGARD 4 REGARD SINGULIER COUPLÉ EN RELAIS EN RELAIS (Fs n-d) (Fs n-d’) (Fs d 1) (Fs d 2) Narrateur explicite Sujet regardant Narrateur explicite et Lecteur fictif Sujets Interlocuteur1 Interlocuteur2 Sujet(s) Sujet(s) regardants regardant(s) regardant(s) Montreur Récepeur Montreur Récepteur JE VOUS- MOI IL IL NOUS EUX EUX Mots échangés Mots échangés Mots échangés Focalisation objet extérieur 1 Mots échangés Regard singulier : Focalisation sujet non- déléguée208 (Fs n-d) – Focalisation objet extérieur (Fo ext.) (Regard sur les mots échangés) Focalisation sujet de premier degré où le narrateur premier s’affiche comme sujet regardant, explicite209. Comme sujet regardant, il porte un regard sur les mots qui attirent son attention. 208 Suivant la terminologie de Pierre Vitoux. Nous renvoyons au point 2 de la présente : REPÈRES THÉORIQUES 209 Nous empruntons ici la terminologie de Boileau : «Le narrateur explicite. C’est le support des modalités et l’origine des repérages dans les énoncés primaires qui contiennent un pronom première personne. Comme le narrateur anonyme, le narrateur explicite est à la fois support des modalités et origine des repérages. Mais, à la différence du narrateur anonyme, le narrateur explicite dispose d’une identité référentielle – autrement dit, il n’est pas que support, mais peut servir de « sujet d’énoncé ». Par rapport à la terminologie de W.C. Booth, notre narrateur explicite correspond à ce qu’il désigne par « narrateur représenté ». La raison pour laquelle nous avons opté pour l’appellation « narrateur explicite », c’est qu’il existe, à notre avis, une différence dont il convient de tenir compte, entre les textes où l’on trouve des pronoms première personne dans des énoncés primaires et des textes qui non seulement comprennent de pronoms première personne, mais encore représentent, figurent véritablement, le narrateur explicite. Autrement dit, le pronom première personne met en place la « forme » d’une référence possible pour l’énonciateur. Mais cette forme peut rester non instanciée. Dans ce cas, on parlera de narrateur explicite. Lorsqu’en revanche, la référence du narrateur est également figurée – autrement dit, lorsque le narrateur devient objet de qualifications – alors on parle de « narrateur représenté » (Boileau, 1982 : 38-39). 296 Focalisation objet extérieur où l’objet focalisé est constitué par les mots qui attirent l’attention du narrateur-focalisateur. 2 Regard couplé. Focalisation sujet non-déléguée couplée210 (Fs n-d’) – Focalisation objet extérieur (Fo ext.) (Regard sur les mots échangés) Focalisation sujet de premier degré à double foyer qui comprend deux sujets regardants : le narrateur – focalisateur premier (montreur) et le lecteur fictif211 (récepteur). Focalisation objet extérieur où l’objet focalisé est constitué par les mots que le narrateur focalisateur premier montre au lecteur fictif, sujet regardant et récepteur. 3 Regard en relais. Focalisation sujet délégué 1 (Fs d 1) – Focalisation objet extérieur (Fo ext.) (Regard sur les mots échangés) Focalisation sujet de second degré où le narrateur premier cède la focalisation à un sujet regardant 1 – montreur. (Celui-ci relève les mots qu’il montre à son interlocuteur (sujet regardant 2 – récepteur) Focalisation objet extérieur où l’objet focalisé est constitué par les mots qui attirent l’attention du sujet regardant 1. 4 Regard en relais. Focalisation sujet délégué 2 (Fs d 2) – Focalisation objet extérieur (Fo ext.) (Regard sur les mots échangés) Focalisation sujet de second degré où le narrateur premier cède la focalisation à un sujet regardant 2 (récepteur) qui porte un regard sur les mots que le sujet regardant 1 lui montre. Focalisation objet extérieur où l’objet focalisé est constitué par les mots que le sujet regardant 1 lui montre. 210 La singularité de la focalisation sujet chez Nathalie Sarraute nous porte à enrichir le schéma de Pierre Vitoux de cette nouvelle approche où le terme vision couplée se rapporte à une vision partagée et double lorsque le lecteur fictif – sujet regardant – reste assujetti au narrateur focalisateur explicite (Boileau, 1982) qui mène les rênes de la focalisation sujet. 211 Le lecteur fictif devient sujet regardant, du moment qu’il est enjoint à regarder avec le narrateur qui lui montre les mots à prospecter. Mais, bien que le lecteur fictif s’avère être, par là même, cet autre sujet qui reçoit / perçoit les mots, on ne peut pas parler de focalisation déléguée puisque le narrateur ne s’efface pas. Il s’agit non pas d’une vision avec, dans le sens où Pouillon l’entend, mais une vision partagée et double, c’est-à-dire une vision couplée. Ainsi, chez Nathalie Sarraute, c’est souvent l’impératif qui 297 FOCALISATION SUJET – FOCALISATION OBJET INTÉRIEUR Focalisation Focalisation Sujet non-déléguée Sujet déléguée 1’ REGARD 2’ REGARD 3’ REGARD 4’ REGARD EN ACTION RÉFLÉCHI RÉFLÉCHI RÉFLÉCHI (Fs n-d) COUPLÉ EN RELAIS EN RELAIS (Fs n-d’) (Fs d 1) (Fs d 2) Narrateur anonyme Sujet regardant Narrateur explicite et Lecteur fictif / Le double Sujets regardants Interlocuteur1 Interlocuteur2 Sujet(s) regardant(s) Sujet(s) regardant(s) Montreur JJJE E E212 Percepteur VOUS- MOI TOI ET MOI NOUS Montreur JE NOUS Récepteur JE NOUS Focalisation Ça Mots échangés Mots échangés Mots échangés Objet intérieur Traces dans le champ de l’énonciation Effets chez le sujet de conscience Effets chez le sujet de conscience EEffffeettss213 cchheezz ll’’aauuttrree ICI LÀ LÀ-BAS BLANCS POINTS DE SUSPENSION VOUS-MOI NOUS JE NOUS JE NOUS 2’’ REGARD RÉFLÉCHI EN EXPANSION (Fs n-d’’) Focalisation Mots échangés Objet intérieur Effets chez le sujet de conscience ON produit cet effet par lequel le narrateur entraîne l’autre, le lecteur fictif, dans la prospection du mot sans toutefois lui céder la responsabilité de l’action prospectrice. 212 Ici, le graphisme dégradé signale une focalisation sujet qui n’est pas formellement exprimée. 213 Ici, le graphisme dégradé signale une focalisation objet instable : l’effet des mots, à peine entrevu, disparaît. L’action de la parole n’aboutit pas lorsque l’autre, pressentant ses effets troublants, les refuse, les écarte ou les nie. 298 1’ Regard en action214. Focalisation sujet non-déléguée (Fs n-d) – Focalisation objet intérieur (Fo int.) (Regard sur ça) Focalisation sujet de premier degré où le narrateur premier s’affiche comme sujet regardant, anonyme. Comme sujet regardant, il porte un regard sur la sensation ineffable. La Focalisation objet intérieur identifie l’ineffable dans le champ de l’énonciation (ça, ici, là, là-bas, voici, voilà) 2’ Regard réfléchi215. Focalisation sujet non-déléguée (Fs n-d’) – Focalisation objet intérieur (Fo int.) (Regard sur soi) Focalisation sujet de premier degré à double foyer qui comprend deux sujets regardants : le narrateur – focalisateur premier (percepteur) et le lecteur fictif (percepteur). Focalisation objet intérieur où l’objet focalisé est constitué par l’effet des mots sur les sujets regardants (narrateur-focalisateur premier et lecteur fictif) 2’’ Regard réfléchi en expansion. Focalisation sujet non-déléguée en expansion (Fs n-d’’) – Focalisation objet intérieur (Fo int.) (Regard sur soi) Focalisation sujet de second degré à foyer pluriel qui comprend soit un sujet de conscience double nous, c’est-à-dire un sujet regardant réciproque je-tu où sont compris le narrateur – focalisateur premier et le lecteur fictif, soit un sujet de conscience éclaté nous, c’est-à-dire sujet regardant je réfléchi et fragmenté, soit un sujet de conscience généralisé on qui englobe non seulement je et nous mais également tout le monde, n’importe qui. 214 Pour ce qui est du regard singulier (1) (Fs n-d) et du regard en action (1’) (Fs n-d), le passage de l’un à l’autre correspond à un effacement référentiel. En effet, loin de disparaître, le narrateur-focalisateur premier explicité par le Je devient un narrateur-focalisateur anonyme originaire quand « se taisant, mais en montrant, il préserve la nature illusionniste de sa représentation » (Van-den-Heuvel, 1985 : 255). 215 Le type Focalisation sujet- Focalisation objet extérieur (premier schéma) trouve son pendant dans un type Focalisation sujet – Focalisation objet intérieur (deuxième schéma) correspondant à une vision réfléchie : Nous prétendons par là prouver que toute action scopique se fait en deux mouvements successifs : regard porté sur l’autre, regard porté sur soi. De sorte que nous établissons, suivant cette circonstance, les équivalences suivantes : 2 regard couplé (Fs n-d’) – 2’ regard réfléchi (Fs n-d’) – 2’’ regard en expansion (Fs n-d’’) 3 fondus enchaînés (Fs d 1) – 3’ regard réfléchi (Fs d 1) 4 fondus enchaînés (Fs d 2) – 4’ regard réfléchi (Fs d 2) 299 Focalisation objet intérieur où l’objet focalisé est l’effet des mots sur le sujet de conscience pluriel. 3’ Regard réfléchi. Focalisation sujet délégué 1 (Fs d 1) – Focalisation objet intérieur (Fo int.) (Regard sur soi) Focalisation sujet de second degré où le narrateur premier cède la focalisation à un sujet regardant 1 – sujet de conscience216 se regardant. Percepteur dans la mesure où il ressent l’effet des mots sur lui et Montreur lorsqu’il essaie d’entraîner l’autre à voir, ressentir l’action des mots. Focalisation objet intérieur où l’objet focalisé est l’effet des mots sur le sujet regardant 1- sujet de conscience. 4’ Regard réfléchi. Focalisation sujet délégué 2 (Fs d 2) – Focalisation objet intérieur (Fo int.) (Regard sur soi non abouti) Focalisation sujet de second degré où le narrateur premier cède la focalisation à l’autre – sujet de regardant 2217. Simple récepteur qui n’arrive pas à être ce percepteur sensible aux effets que son interlocuteur exhibe devant lui. Focalisation objet intérieur où l’objet focalisé est l’effet des mots sur le sujet regardant 1- sujet de conscience. 216 Pour la définition du sujet de conscience voir les préliminaires à la présente thèse. Contrairement au sujet regardant 1, le sujet regardant 2 n’arrive jamais à être un sujet de conscience. Car en effet, il refuse systématiquement de se laisser entraîner dans la perception de l’action troublante des mots. Lorsqu’il lui arrive de céder brièvement à la pression de son interlocuteur (sujet regardant 1), tourné sur lui-même, sur ses propres régions intérieures, son regard fermé à toute vacillation n’aboutit jamais. Nous avons voulu exprimer cette circonstance par une surimpression floue sur notre schéma. 217 300 5.1. Un regard couplé (Fs n-d) 5.1.1. L’usage de la parole : un regard couplé Consacrant une nouvelle période dans l’œuvre sarrautienne, Ich Sterbe – ‘je meurs’ – sont les mots de rupture qui inaugurent le renoncement volontaire au moi coutumier et aux mots qui le conforment : des mots « trop doux, des mots assouplis, amollis à force [d’avoir] servi » (UP, 14). Prospecter l’usage de la parole exige nécessairement une distance car « on ne peut pas juger ce dont on se sent si près, avec quoi on se fond, avec ce qui en amour comme en amitié s’appelle si bien « un autre moi-même » » (UP : 27). Le lecteur fictif, pris à témoin, est enjoint, par contre, à prospecter avec le narrateur-focalisateur ces paroles apparemment innocentes que l’on produit et que l’on échange : Ich Sterbe. Qu’est-ce que c’est ? Ce sont des mots allemands. Ils signifient je meurs. Mais d’où, mais pourquoi tout à coup ? Vous allez voir, prenez patience. Ils viennent de loin, ils reviennent (comme on dit : « cela me revient ») du début de ce siècle, d’une ville d’eaux allemande. Mais en réalité ils viennent d’encore beaucoup plus loin… Mais ne nous hâtons pas, allons au plus près d’abord. (UP : 11) 218 218 Que nous mettions en exergue ce passage n’infirme aucunement l’importance de chaque incipit tout aussi probants dans L’usage de la parole. En effet, le regard se doublant d’une écoute attentive, il s’agit toujours de deux perceptions complémentaires sur des mots qui traversent une conversation relevée au hasard. L’invitation à voir qui intègre le lecteur dans l’activité prospectrice est soulignée en italique : « Où va-t-il, celui-là, plein d’ardeur et d’allant ? Voyez-le traversant en toute hâte la chaussée sans prendre garde aux signaux […] et puis dépliant leur serviette, se rejetant un peu en arrière pour mieux se voir… et aussitôt le flot de paroles jaillit. […] » (UP : 21-22) ; « Voici deux autres interlocuteurs. Encore ce genre d’amis ? Non, des interlocuteurs quelconques, qui échangent des propos comme tous ceux qu’on échange… ils discutent d’événements, ils émettent des opinions… rien de plus banal. Mais il faut, ici aussi, encore un peu de patience. […] Et l’intérêt est dans la réponse ? Oui, l’intérêt commence là. » (UP : 37-38) ; « « Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta sœur ». Écoutez-les, ces paroles… elles en valent la peine, je vous assure… Je vous les avais déjà signalées, j’avais déjà attiré sur elles votre attention. Mais vous n’aviez pas voulu m’entendre… n’est pires sourds… Non, pas vous ? Vous vous les rappelez ? J’avoue que c’est là pour moi une vraie surprise, vraiment je ne m’y attendais pas… Mais il faut tout de même, pardonnez-moi, que j’y revienne, je dois absolument les reprendre encore une fois. […] Mais cette fois-ci rien ne presse. Là où nous nous trouvons maintenant des paroles telles que cellesci occupent le centre. Elles sont ici le centre de gravité. C’est vers elles et vers elles seules que tout converge. Donc les voici de nouveau : « Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta sœur ». (ibid. : 49-50) [Nous tenons à souligner que ces mots appartiennent au roman de Nathalie Sarraute Entre la vie et la mort, (1968 : 76-81). Ces reprises de mots ou d’images puisés dans ses textes antérieurs ou dans des textes d’autres auteurs nourrissent un phénomène courant chez Nathalie Sarraute. Il s’agit de l’hypertextualité que Gérard Genette définit comme : « toute relation unissant un texte B (que j’appellerai, bien sût hypertexte) à un texte antérieur (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » (Genette, 1982 : 11-12)]. Bien que le narrateur 301 Chaque chapitre de L’usage de la parole est donc une invitation à voir, à prendre patience, à laisser venir, à s’arrêter sur l’insolite, à déceler les sensations, les remous qui sont attachés à un mot banal glissé au cours d’une conversation innocente entre des semblables, tout rapport de supériorité exclu : Il y a un jeu auquel il m’arrive parfois de songer… C’est un de ceux dont on peut affirmer à peu près à coup sûr que nous serions, vous et moi – si vous acceptiez d’y participer – les premiers et les seuls à jouer. ne renonce jamais à sa fonction de régie, le lecteur est souvent intégré à cette vision avec le narrateur grâce à ce « on » dont l’intérêt discursif sera repris plus avant. Nous retrouvons ce phénomène dans Le mot Amour : « C’était au fond d’un petit café enfumé, mal éclairé, probablement d’une buvette de gare… il me semble qu’on entendait des bruits de trains, des coups de sifflet… mais peu importe… ce qui d’une brume jaunâtre ressort, c’est de chaque côté de la table deux visages presque effacés et surtout deux voix… je ne les perçois pas non plus avec netteté, je ne saurais pas les reconnaître… ce qui me parvient maintenant ce sont les paroles que ces voix portent… […] je peux facilement inventer des paroles du même ordre, les plus banals qui soient […] sur n’importe quoi, je vous laisse, si vous le voulez, en imaginer d’autres… mais ce que je ne peux vous laisser, ce qui dans ces paroles pour quelques instants m’appartient, ce qui m’attire, me taquine… […] c’est peut-être cette impression qu’elles donnent… de légèreté […] On pourrait, en observant ces paroles porteuses de platitudes et la légèreté avec laquelle elles se posent […] » (UP : 65-66). L’emploi du « on », allié au « nous », assimilant les deux perceptions, celle du narrateur et du lecteur fictif, revient dans Esthétique : « Le lieu où cela s’est passé… mais comme « s’est passé » paraît peu convenir à ces moments, les plus effacés qui soient […] Demandez à n’importe qui, après des moments tels que ceux-ci : « Que s’est-il passé ? », et vous recevrez immanquablement cette réponse étonnée : « Mais rien, voyons, que voulez-vous qu’il se soit passé ? Absolument rien » Renonçons donc à « s’est passé »… disons « a été vécu » […] Mais enfin, il faut admettre que si inaperçus, si insignifiants qu’ils soient, on est tout de même en droit de dire d’eux qu’ils sont vécus… (ibid. : 83). Le lecteur fictif ne cesse, effectivement, d’être interpellé à chaque nouveau chapitre : « Maintenant, si vous avez encore quelques instants à perdre, si tous ces drames ne vous ont pas lassés, permettez-moi de vous convier encore à celui-ci. […] Vous ne serez pas surpris d’apprendre, puisque ce sont les mots, certains mots qui, à eux seuls, nous occupent en ce moment, que ce drame, c’est un mot, un petit mot tout simple qui le produit. Ce mot est « mon petit ». (ibid. : 97) ; « Eh bien quoi »… faites-le suivre, si vous le préférez, je vous en laisse le choix… de « c’est un timide, c’est un maniaque, c’est un égoïste […] seulement n’oubliez pas, ne négligez pas surtout de le faire précéder de « Eh bien quoi »… Quant à moi, parmi tous les mots qui se proposent, permettez-moi de donner ma préférence à « C’est un dingue »… Peut-être pour sa sonorité, pour cet air d’assurance satisfaite qu’il peut avoir quand il vient en se traînant en s’étirant se poser pesamment s’étaler… […] Qui de nous ne l’a jamais entendu ? Qui de nous ne l’a jamais prononcé ? Qui maintenant ne me répond pas : « Eh bien quoi ? »… […] Laissez-moi le temps de réunir les conditions qui peut-être permettront à « Eh bien quoi, c’est un dingue » de se présenter devant vous tel qu’il m’est apparu, produisant… […] » (ibid. : 109-110) ; « Il y a un jeu auquel il m’arrive parfois de songer… C’est un de ceux dont on peut affirmer à peu près à coup sûr que nous serions, vous et moi – si vous acceptiez d’y participer – les premiers et les seuls à y jouer. […] Son point de départ serait, vous vous y attendez, une certaine phrase, des paroles que peut-être comme certains d’entre vous j’ai entendu prononcer. » (ibid. : 121) ; « Je ne l’ai pas fait moi-même, […]J’ai seulement eu la chance d’en être le témoin, ou peut-être l’ai-je rêvé, mais alors c’était un de ces rêves que nous parvenons difficilement à distinguer de ce qui nous est « vraiment » arrivé, de ce que nous avons vu « pour de bon ». Deux personnes assises sur un banc de jardin dans la pénombre d’un soir d’été paraissaient converser. Quand on s’en approchait, quand on s’asseyait non loin d’elles, on s’apercevait qu’une seule parlait et que l’autre ne faisait qu’écouter. […] ces paroles qu’on entendait, on n’avait pas de peine à les reconnaître. Elles étaient de celles, familières, qui se présentent d’ordinaire tout emplies de leur sens, faisant corps avec lui… […] Qui de nous ne sent tout cela d’un seul coup, en un instant, mieux que ne peuvent d’un seul coup, en un instant, mieux que ne peuvent parvenir à le saisir les efforts laborieux d’un langage démuni ? » (ibid. : 141-142) 302 Il n’y a là, me dites-vous, rien dont on doive se réjouir par avance. […] Son point de départ serait, vous vous y attendez, une certaine phrase, des paroles que peut-être comme certains d’entre vous j’ai entendu prononcer. Si je les choisis, c’est qu’elles me semblent pouvoir… je ne saurais pas encore bien dire pourquoi, j’espère le découvrir… elles me font espérer qu’elles pourront me permettre d’inventer un jeu à ma façon, avec ses alternatives, ses péripéties. (UP : 122) Le jeu auquel le narrateur invite systématiquement le lecteur fictif, consiste à suivre non seulement les mécanismes de la parole proférée, mais surtout les possibilités de subjugation que celle-ci comporte. En effet, la parole est toujours adressée à quelqu’un que l’on cherche à atteindre. Aussi, à la manière de Diderot l’auteur des tropismes pousse-t-il le lecteur dans une quête où tout est divers et possible219. Naturellement, aucun de ces mouvements intérieurs troubles et spontanés, propres à Nathalie Sarraute, n’apparaît chez l’écrivain du XVIIIe siècle. Mais, l’un et l’autre pourvoient le narrateur de traits spécifiques qui font de lui un observateur à l’écoute doué d’une grande liberté de création220. Dans L’usage de la parole, le narrateur premier – un narrateur explicite221 – s’avère être de prime abord un sujet regardant, Fs 219 En relisant les débuts de Jacques le Fataliste, il nous est aisé d’y trouver une ressemblance aux incipit sarrautiens : rencontre de deux interlocuteurs, origine incertaine marquée par une question récurrente chez Nathalie Sarraute : « venu d’où ? ». Il suffit de comparer ces deux paragraphes : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien, et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut » (Diderot, 2000 (1778-1780) : 44). « Ich Sterbe. Qu’est-ce que c’est ? Ce sont des mots allemands. Ils signifient je meurs. Mais d’où, mais pourquoi tout à coup ? Vous allez voir, prenez patience. Ils viennent de loin […] « (UP : 11). Ou encore : « Voici deux interlocuteurs. Encore ce genre d’amis ? Non, des interlocuteurs quelconques, qui échangent des propos comme tous ceux qu’on échange… ils discutent d’événements, ils émettent des opinions… rien de plus banal… Mais il faut, ici aussi, encore un peu de patience. Celui qui parle vient, comme cela se fait dans une conversation, d’évoquer… […] » (UP : 37) 220 L’écriture comme jeu, la liberté d’un narrateur qui mène les rênes de son récit sont aussi présents chez Nathalie Sarraute que chez Diderot. Nous le constatons dans les exemples ci-dessous : « Lecteur […] il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre » (Diderot, ibid. : 45) « […] obnubilé que j’étais par les seuls mots qui ressortaient […] je ne voyais qu’eux. J’aurais pu aussi bien […] j’aurais dû vous proposer […] Ou bien n’importe quoi où seuls les mots […] ressortent... Mais j’ai dans mon inconscience, ma folie pris cette phrase qui s’était un jour présentée à moi […] » (UP : 60). 221 Nous reviendrons sur ce terme, emprunté à Laurent Danon-Boileau, plus avant. Si nous trouvons cette distinction pertinente c’est bien parce que le narrateur explicite se distingue du narrateur anonyme. Il ne correspond pas toujours, non plus, au narrateur représenté de W.C. Booth. Aussi, la définition du narrateur explicite convient-elle bien au narrateur premier chez Nathalie Sarraute lorsque « le pronom première personne met en place la « forme » d’une référence possible pour l’énonciateur. Mais cette forme peut rester non instanciée. Dans ce cas, on parlera de narrateur explicite. Lorsqu’en revanche, la référence du narrateur est également figurée – autrement dit, lorsque le narrateur devient objet de qualifications – alors on parle de « narrateur représenté » (Boileau, 1982 : 38-39) 303 n-d222, qui revient sur des mots captés au hasard d’une conversation. Et, s’il entraîne le lecteur virtuel à le suivre dans son jeu, dans sa prospection des mots et de leurs effets, il n’en proclame pas moins sa fonction de régie. L’incipit du chapitre Le mot Amour, cidessous, dévoile ainsi ce narrateur-focalisateur premier qui porte son regard sur l’impression que rend l’échange de paroles, vu du dehors. Sans toutefois céder sa fonction, le narrateur-focalisateur intègre le lecteur fictif à sa prospection dans un regard couplé223, la Fs n-d se déplace alors vers une Fs n-d’224 : C’était au fond d’un petit café enfumé, mal éclairé, probablement ‘une buvette de gare… il me semble qu’on entendait des bruits de trains, des coups de sifflet… mais peu importe… ce qui d’une brume jaunâtre ressort, c’est de chaque côté de la table deux visages presque effacés et surtout deux voix… je ne les perçois pas non plus avec netteté, je ne saurais pas les reconnaître… ce qui me parvient maintenant ce sont les paroles que ces voix portent… et même pas les paroles exactement, je ne les ai pas retenues… mais cela ne fait rien non plus, je peux facilement inventer des paroles du même ordre, les plus banales qui soient… de celles que deux personnes étrangères l’une à l’autre peuvent échanger au cours d’une rencontre quelconque, à une table de café…est-ce sur le goût de ce qu’elles boivent […] je vous laisse, si vous le voulez, en imaginer d’autres… mais ce que je ne peux vous laisser, ce qui dans ces paroles pour quelques instants m’appartient, ce qui m’attire, me taquine… c’est… je ne sais pas… c’est peut-être cette impression qu’elles donnent… de légèreté… (UP : 65-66) Nous constatons donc que la focalisation sujet non-déléguée, couplée ou non (Fs n-d’ ou Fs n-d225) correspond essentiellement à une focalisation objet extérieur (Fo ext.). Deux sujets regardants, sans nom ni visage, restent identifiables du moment qu’ils sont associés aux personnes je et vous, définies et concrètes – dans ce cas, le narrateur premier et le lecteur fictif. Poussé par la hantise de la parole, le regard sur les paroles à usage commun devient aussitôt obsédant. Or, le besoin de prospecter les paroles s’accompagne d’une exigence double : faire revenir les paroles relevées inopinément lors d’une conversation, 222 Cf. 1.4., case 1 de notre schéma : Focalisation sujet non- déléguée (Fs n-d) – Focalisation objet extérieur (Fo ext.) 223 Cf. 1.4, case 2 de notre schéma: Focalisation sujet non-déléguée’ (Fs n-d’) – Focalisation objet extérieur (Fo ext.) qui correspond à la vision couplée, c’est-à-dire à une vision partagée et double lorsque le lecteur fictif – sujet regardant – reste assujetti au narrateur focalisateur explicite qui mène les rênes de la focalisation sujet. 224 Déplacement signalé dans l’exemple proposé par la cursive. 225 Partant de la classification de Pierre Vitoux, nous introduisons cette différence propre à Nathalie Sarraute : Fs n-d (vision singulière qui correspond au narrateur-focalisateur) et Fs n-d’ (vision couplée par laquelle le lecteur fictif est entraîné dans l’action prospectrice. Mais la focalisation reste attachée à la régie du narrateur-focalisateur explicite). Cf. 1.4. 304 et revoir / revivre l’action de ces paroles sur l’autre et sur soi. Le narrateur-focalisateur premier mène ainsi sa prospection en deux actions : retour sur les interlocuteurs et reprise de leurs paroles. S’inscrit un double objet focalisé – les interlocuteurs et l’effet de leurs paroles – livré par étapes successives226, par couches prospectées dans des régions intérieures troubles. En effet, chaque reprise des paroles proférées ou de la mise en scène de la conversation mène à un strate nouveau où l’action des mots laisse voir ces riches gisements que sont les sensations ressenties fugitivement : Donc dans une tout amicale et paisible conversation entre deux personnes qui sont dans des rapports de parfaite égalité soudain « mon petit » surgit Celui à qui il est envoyé en reçoit comme une légère décharge… ou, si l’on ne craint pas de se servir d’une encore plus banale comparaison, il éprouve une sensation semblable à celle qu’on a quand on touche une ortie ou quand on frôle du doigt le bord poilu d’une feuille de cactus. C’est alors que le drame ou, si vous aimez mieux, le jeu auquel vous êtes conviés commence. Que fait-il croyez-vous ? La réponse qui aussitôt se présente est que vraisemblablement il fait semblant de n’avoir rien senti et que la conversation sans le moindre cahot se poursuit. [… ] des mots sont là, des mots que sans le vouloir vous avez vous-même dégagés… « fait semblant » est là, qui étincelle, prometteur de riches gisements… Oui, fait semblant, car personne raisonnablement ne peut penser que celui en qui le mot « mon petit » s’est déposé n’a rien senti… […] Par conséquent, puisque nous sommes ici entre gens vivants et sains d’esprit, nous devons admettre que, comme nous le ferions si nous étions à sa place, il fait semblant. Fait semblant ? Mais qu’est-ce donc ? Fait semblant ? Mais pourquoi ? […] Et pourtant il est certain qu’un choix a été fait. Des alternatives se sont proposées, des impulsions ont dû être maîtrisées, des réflexes naturels réprimés… Tout cela en moins d’un éclair… Mais qu’on se donne la peine de le rattraper, de le retenir, de l’observer avec une certaine attention et on perçoit… pas aussitôt, pas facilement… c’est si confus, fuyant… à peine est-ce entrevu que cela a disparu… mais si l’on parvient à le fixer assez longtemps… regardez… (UP : 99-101) Pour le narrateur-focalisateur, il s’agit d’entraîner le lecteur à porter un regard sur certaines paroles, à partager l’impression fugace, vague et inquiétante qu’elles véhiculent. En définitive, il s’agit non seulement de faire de lui un allié mais de le presser à s’ouvrir, à son tour, à ces turbulences : 226 Ces étapes ne doivent pas être associées à des niveaux narratifs. D’ailleurs parler de niveaux narratifs, chez Nathalie Sarraute pose problème du moment que tout se joue sur une frontière, limite instable et mouvante entre deux mondes : « celui où l’on raconte, celui que l’on raconte » (Genette, 1972 : 245)226 . 305 Il faudrait voir dans quelles circonstances… Il faudrait revivre… Oui, pouvoir reconstituer… […] Deux personnes sont en présence…. en visite l’une chez l’autre ou réunies à une table de café ou se promenant ensemble, peu importe… Mais ce qui est important, c’est qu’elles se sentent obligées ou même qu’elles ont envie de se parler…. En tout cas elles savent qu’il est impossible, sinon pour un délai très limité, de garder le silence… Donc deux personnes sont en présence et elles ne peuvent, sans éprouver une sensation de gêne que tous nous connaissons, s’arrêter de parler… ni non plus de se quitter, ce n’est pas encore le moment… Alors, comme il se doit, à tour de rôle elles parlent. Et maintenant imaginez que c’est vous, en ce moment, qui écoutez… Les infimes instruments mouvants, prenants dont doit disposer notre cerveau et qu’on peut, faute de mieux, se représenter très grossièrement comme des vrilles, des tentacules, des doigts, des pinces se tendent pour palper, appréhender ce qui vous est présenté là, l’enserrer de toutes parts, le porter et le déposer à la place que cela doit occuper. Alors l’autre se répète… et dûment vos petits tentacules à nouveau se soulèvent, se tendent… et trouvent-ils, cette fois ? Une chose toute plate […] rien à quoi ils puissent s’accrocher, rien qui bouge, les excite, les incite à le saisir, l’enserrer… ils retombent sans rien ramener […] Et voici que de nouveau la même chose vous est envoyée, plus inerte encore […] tandis que la chose sans vie irrésistiblement va se déposer, recouvrir… […] et puis la même opération recommence […] Et à chaque répétition, dans votre cerveau endolori, tuméfié, la chose toujours plus aplatie, plus lourde, s’incruste, s’épaissit, se durcit, appuie… et de nouveau… (UP : 129-131) En vue d’épuiser toutes les péripéties auxquelles les mots échangés peuvent se soumettre, le narrateur-focalisateur premier s’oblige à pénétrer la conversation, à percer les paroles des interlocuteurs engagés dans la conversation. L’échange l’interpelle surtout par ce quelque chose qui se laisse sentir dans le débit de la parole chez l’un d’entre eux – le parleur. Celui-ci entre dans un état d’excitation qui lui donne de la loquacité dès qu’il s’expose à un face à face. Le regard de l’interlocuteur, plutôt laconique, le pousse, en outre, à prendre la parole à son propre détriment. Car, en effet, cette disposition à parler trahit une certaine soumission qui le fait apparaître comme amuseur, pitre, bouffon, donneur de sang prêt à s’avilir pour essayer en vain d’obtenir l’approbation de ce gardien des formes – gardien de l’ordre, gardien des frontières – peu enclin par contre à se livrer ou à se laisser aller : Réunis par leur goût commun […] laissant cette union se corser par de légères différences… […] et puis dépliant leur serviette, se rejetant un peu en arrière pour mieux se voir… et aussitôt le flot de paroles jaillit. De la bouche duquel ? Mais de celui-ci qui bondissait à travers la chaussée, faisait tourner impatiemment le tambour de la porte et se précipitait dans la travée comme si déjà leur pression en lui était trop grande, comme s’il devait au plus vite se décharger… Mais de quels mots ? Quels mots étaient déjà en lui ? […] Lui qui courait, lui qui a attiré notre attention. Lui seul – pas l’autre. 306 Pourquoi ? Parce que c’est de lui que le flot de paroles irrésistiblement s’échappe… Rien de plus banal pourtant que ce que ce flot charrie… […] on dirait qu’installé à bord d’un satellite d’où il observe la terre entière, il envoie à l’autre des signaux que l’autre enregistre, et auxquels à son tour par quelques signes brefs – paroles, hochements de tête, sourires ou rires – il répond, encourageant la performance… Alors pourquoi porter à cet échange tant d’attention ? Qu’y a-t-il à chercher dans ces signes d’une lecture si simple ? […] Alors pourquoi ? Eh bien parce qu’il y a quelque chose… pas dans ce que les paroles rapportent, non, mais il y a quelque chose d’un peu étonnant… peut-être dans leur débit… […] Et quinze jours après, tout recommence. Le même flot de paroles, et chez celui qui le déverse, à la fin, le même sentiment d’inachèvement, d’arrachement… (UP : 21-23) Le but de la quête sarrautienne étant d’épouser les regards pour mieux suivre l’action des mots, il s’agit bien de revoir les paroles, de reconstituer les circonstances de leur apparition, d’observer le cours de la conversation du dedans, leurs effets : Ici il faut nous arrêter… Il nous faut constater que toutes les conditions sont réunies pour qu’il soit permis de penser que nous sommes en présence de la rencontre de deux amis… Mais […] Où sont-ils ces amis ? Où sommes-nous avec eux ? Nous nous trouvons à l’intérieur de ce monument qui porte gravé sur son fronton… disons « en lettres d’or » pour souligner son caractère éminemment respectable, imposant… qui porte donc gravé en lettres d’or au-dessus de l’entrée son nom : Amitié (UP : 26-27) Lorsque la focalisation sujet se livre finalement par délégation, le narrateur s’identifie au parleur par une « vision avec »227. Ils s’avèrent être tous deux des sujets percepteurs et, à la fois, des sujets de consciences « hypersensibles », « écorchés vifs » enclins aux soupçons, prêts à découvrir les faux-semblants. Si, pour ce faire, le narrateur-focalisateur aspire à une rupture du familier, il y parvient par l’entremise de ce parleur gagné par des moments d’absence passagers – moments de rupture où l’on prend ses distances par rapport à l’autre. C’est cette solidarité des regards que le paragraphe suivant rend explicite du moment que ce « où sommes nous avec eux ? » devient un « où suis-je ? » : Et d’un seul coup… le coup de pioche perçant la paroi d’une galerie de mine bloquée… l’air, la lumière se répand… il reprend connaissance, il se dresse, il regarde… Que s’estil passé ? Que m’est-il arrivé ? Où suis-je ?... la petite salle familière d’un restaurant s’est étirée, elle est devenue immense, elle s’est recouverte d’un épais tapis, et tout au bout de la table est assis, chamarré de décorations, m’observant, tandis que vers lui je 227 Le terme de Jean Pouillon (1946) nous semble ici bien s’ajuster à la position du sujet de la perception. 307 m’avance portant les présents que je lui rapporte du monde entier… cela et encore cela… l’accepterez-vous ? […] daignez le regarder… et puis tout à coup se rétrécit, revient aux dimensions de la salle de restaurant où derrière la table étroite en face de moi, sur la chaise qu’il occupe modestement, m’ayant comme toujours cédé la meilleure place… mon ami me regarde un peu surpris… j’ai dû avoir « un moment d’absence », mais c’est passé… mais ce n’était rien… et le voilà rassuré… le voilà qui rit, il n’y a rien que j’aime autant que d’entendre son rire, un rire si contagieux, il me fait rire aussi, jusqu’aux larmes. (UP : 27-28) Si les interlocuteurs ciblés deviennent donc des sujets regardants tournés vers autrui, c’est bien parce que la conversation est systématiquement doublée de cet échange scopique où chacun est pris dans l’image que l’autre se fait de lui : Qu’a-t-elle pu voir apparaître et s’avancer vers elle de l’autre bout de la rue ? Comment peut-il le savoir, celui qui subitement comme elle se sent « vu » ? Comment peut-il faire sur lui-même le découpage, donner lui-même une forme à cet infini, ce tout, ce plein, ce vide, ce rien… à soi seul un monde… le monde entier… où vient de s’insérer, repoussant tout le reste, occupant tout l’espace cette image de vieille demoiselle sortie d’un vieux roman ? D’elle quelque chose se dégage… comme un fluide… comme des rayons… il sent que sous leur effet il subit une opération par laquelle il est mis en forme, qui lui donne un corps, un sexe, un âge, l’affuble d’un signe comme une formule mathématique résumant un long développement… […] Il cherche vaguement à l’aveugle à s’y conformer… son bras se lève, soulève son chapeau, son dos se voûte davantage ou bien se redresse… son pas se fait plus traînant ou bien se raffermit… un sourire s’étire… sur quel visage ? comment peut-il se le représenter ? Il est si différent sur chaque photographie, dans chaque glace… ce qu’il faut, ce qui importe, c’est que de ce visage se dégage de la sympathie […] que de ces lèvres sortent des mots qui vont… mais les voici, ils sont faciles à trouver, il y en a tout un stock à usage commun, amassé pour cet usage, toujours à la disposition de chacun, où chacun maintenant puise, où il saisit, envoie à l’autre des mots qui d’un seul coup vont les placer tous les deux, les implanter solidement sur la terre ferme […] où il sont sûrs de se retrouver, parfaitement identiques, entièrement solidaires devant un sort commun : le temps qu’il fait en ce moment. Voilà, je les prends, saisissez-les, je vous les tends… […] tendre la main, sourire, tout attiédis, gorgés, tout rassurés, s’en aller chacun de son côté… et redevenir sans même sentir comme se fait, en sens inverse l’opération, la mue, ce qu’on avait avant… ce tout… ce rien… (UP : 86-90) L’image de l’interlocuteur se conforme autant au regard qu’aux mots qui lui sont adressés. Sous cette perspective, le regard devient bien une opération de mise en forme du moment que celui qui est vu se plie à l’image attribuée : Le regard de l’autre scrute celui qui, un sourire fautif, aguicheur, posé de travers sur son visage, piteusement s’efforce… Mais à quoi bon ? le mot « esthétique » est identique sur toutes ses faces… à quoi bon essayer de dissimuler l’une d’elles […] Ce mot « esthétique » est sorti comme la pustule fatidique qui permet de déceler… il est apparu comme le tatouage révélant l’appartenance […] Sous l’effet de ces paroles, comme une 308 image photographique sous l’action d’un révélateur, l’autre apparaît : un personnage d’une parfaite netteté qu’un seul coup d’œil circonscrit, englobe tout entier : c’est une vieille demoiselle très sur son quant-à-soi, froide et digne. Son regard fermé, rigide, repousse, remet à sa place… qui donc ?... le malotru ?... l’insolent ?... le maladroit ?... le prétentieux ? le présomptueux ?... « Oui, ce manque partout de sens esthétique… » les paroles qu’elle a relevées sans effort et qu’elle avance devant elle comme pour le faire reculer davantage, le chasser, appuient sur lui leurs pointes… 2en effet, c’est bien navrant. Au revoir Monsieur » (UP : 93) Dans le face à face, exposé au regard de l’autre, toute assimilation frappe le sujet de conscience de nullité. Abandonné à l’image réductrice que l’autre plaque sur lui, pris dans les mots que l’autre lui envoie, incapable de rendre la pareille, il perd ses traits labiles et reste borné à une simple composition : Il ne peut pas bouger, il est comme glacé… […] c’est qu’il est pris dans le fil de la conversation ou plutôt que ce fil autour de lui s’enroule, le tient enfermé… il regarde ces mots qui sont là, tout près… mais il faut pour les atteindre, pour s’en emparer rompre ce fil, le déchirer et arrachant tout, bondissant au-dehors lancer, déclenchant la lumière aveuglante, le fracas : Ne me dites pas « mon petit »… et n’en a pas la force, le lien qui l’enserre est trop solide, trop bien noué, il fait quelques mouvements pour se dégager, il tressaute faiblement et puis il renonce, il fait semblant… Mais le voici qui bouge, s’agite doucement… est-ce pour faire une nouvelle tentative ?... c’est un peu tard, il a laissé passer le moment… […] Et l’autre rien de tout cela n’a pu lui échapper, l’autre le regarde amusé, apitoyé… le pauvret, « mon petit » l’a piqué au vif […] Quand, là-bas, dans l’autre, ce « mon petit » a-t-il pu se former ? Comment a-t-il pu se développer, mûrir, s’alourdir au point de se détacher, de tomber de ses lèvres ?... de tomber sur lui… de le recouvrir… « mon petit » l’enveloppe tout entier… « mon petit » a été taillé à sa mesure… « mon petit » était prêt depuis longtemps… il ne restait qu’à l’ajuster… Un spasme le traverse, il bouillonne, une vapeur brûlante, des bulles au moment où il voit… mais c’est lui-même, ce petit bonhomme au sourire conciliant, au hochement de tête approbateur… et ici, c’est lui se ratatinant un peu… juste pour que l’autre se sente plus grand (UP : 101-105) À l’opposé, la possibilité d’entraîner l’autre, solide et sûr, dans le territoire incertain des sensations s’avère inutile. En effet, l’autre, d’ordinaire, ne se départit pas de sa consistance rigide et ferme. Bien au contraire, refusant de se laisser aller, ses paroles sont « une construction de solide apparence » (UP : 144) ; des paroles de sens stable attachées à son regard impassible qui, fermé à toute vacillation, met l’autre à distance. Ainsi, « cette tenue qui les recouvre part vers lui, appuie sur lui une longue tige fixée sur lui, lourd et rigide lui aussi… elle le maintient toujours à la même distance… à la même place qui lui a été assignée une fois pour toute » (Ibid. : 52). Ou encore, « mon petit » apparaît comme « une cheville, un mot de liaison dont il lui arrive 309 parfois de se servir sans aucune intention de se grandir, de désigner de son haut, de réduire à de ridicules proportions… » (Ibid. : 104). Celui qui n’éprouve ou ne trahit aucun trouble « serait stupéfait de toute cette agitation » (Ibid. : 105). Face à lui, le sujet de conscience s’avère être, par comparaison, un « écorché vif, [un esprit] vindicatif, soupçonneux » (Ibid.). Inapte à se laisser ébranler, il se révèle incapable de faire avec assurance un usage des mots solides et fermes. Car il s’agit de « mots de langue étrangère, [qu’]il ne saura jamais bien prononcer, il aura beau s’efforcer, il sera trahi par son accent. Il sera trahi par sa voix [qui] ne se laisse jamais mater […] qui vacille et tremble » (Ibid. : 103). Et, s’il est souvent interdit de parole, c’est bien parce que le domaine de l’autre lui est défendu. Domaine infranchissable où il ne peut, à son tour, renvoyer les paroles solides et fermes sans courir le risque d’être remis à sa place. La possibilité de réduire l’autre au silence, de le priver, à son tour, de parole, ou bien d’en faire un allié, n’est dès lors envisagée que dans l’ordre du rêve ou du conte de fées : « Je ne comprends pas ». Il l’a osé. Il a pris sur lui de courir le risque. Un risque énorme et pas seulement pour lui. Que l’autre maintenant brusquement se taise et appuie sur lui ce regard chargé de commisération, de surprise, qui le repoussera doucement, le rejettera dans les ténèbres, qu’il s’enveloppe de silence le temps de reprendre ses biens, ses paroles éblouissantes, de les enfermer, pour toujours inaccessibles, dans un coffrefort dont il ne révélera pas le chiffre, et celui qui s’est montré indigne de recevoir de telles richesses, et moi, et nous tous, indignes comme lui, serons comme lui réduits, pitoyables cerveaux en peine à errer nostalgiquement autour, à jamais dépourvus, indigents. Ou bien… ce qui effraie autant les âmes sensibles… « Je ne comprends pas », lancé avec une invincible assurance, brutalement réduira l’autre au silence, il perdra la parole… Peut-être le verra-t-on essayer piteusement de la retrouver, balbutier, bafouiller… Mais non, il restera privé de parole… elle lui a été retirée… « Je ne comprends pas » l’a arrachée à son emprise. Il l’avait déployée, capturée, séquestrée… […] La menace est écartée. Tout est en paix. En ordre. L’ennemi s’est métamorphosé en allié. Ce lieu de séquestration, de torture, est devenu un îlot de résistance… […] Mais vraiment c’est à croire que toute cette belle, trop belle histoire n’était finalement rien d’autre qu’un conte de fées. (UP : 147-150) Deux camps sont toujours en conflit : « Ceux qui ne peuvent pas » et « Ceux qui peuvent » (UP : 124). D’une part, les hypersensibles enclins aux remous et aux sursauts, « Ceux qui ne peuvent pas » couper l’autre, rompre le fil de la conversation et qui sont incapables de faire un usage totalitaire de la parole, de s’imposer à leur interlocuteur. D’autre part, assurés de ne pas se tromper, « Ceux qui peuvent », en toute circonstance, réduire les paroles à « n’être qu’un instrument » (Ibid. : 148). Ils finissent par avoir le dernier mot, même quand, à force de prononcer les paroles, de les reprendre et de les 310 observer – des paroles comme par exemple « Ne me parlez pas de ça » – ils risquent eux aussi de perdre leur stabilité. Mais, le trouble, chez « Ceux qui peuvent » est, en effet, une amorce aussitôt avortée du moment que leur résistance, leur refus à s’engager dans une vacillation quelconque prend le dessus : « Ne me parlez pas de ça » retentit… « Ceux qui ne peuvent pas » se ramassent sur euxmêmes, ils ferment les yeux, ils serrent les poings… « Voilà… je crois que ça se dessine… Il est en train de parler, il raconte… et tout à coup » Sans même que nous intervenions « Ne me parlez pas de ça » est envoyé… décidément « Ceux qui peuvent » semblent s’être pris au jeu… « Oui, c’est ça… il parle, ses paroles coulent de source… elles jaillissent de sa source… les voix fiévreuses de « Ceux qui ne peuvent pas » se Mêlent… la source de vie… sa vie… sa sève… elle monte… et brusquement un coup de sécateur, la serpe, la hache… regardez comme il s’affaisse, il se vide de son sang ». « Ne me parlez pas de ça »… Un coup de pied repousse l’embarcation, si frêle, sur laquelle serré contre vous il essayait de traverser… au milieu des récifs, des courants, des crocodiles… vous étiez embarqués ensemble… et vous avez sauté à terre, vous l’avez laissé partir seul à la dérive…[…] « Ne me parlez pas de ça »… Mais comment… mais c’est un cauchemar… […] Soudain les yeux injectés de fureur, « Ceux qui peuvent » marchent sur « Ceux qui ne peuvent pas », ils crient… Mais on voit que ce n’est plus pour jouer, ce n’est plus pour rire… ils leur crient… c’est à ne pas croire… ils leur crient à eux : « Ne me parlez pas de ça ». (UP : 134-137) Le narrateur-focalisateur premier mène donc une prospection réitérée à travers deux actions : retour sur les interlocuteurs et reprise de leurs paroles / de leurs regards. Hanté lui-même par les paroles qui l’interpellent, le narrateur-focalisateur premier épouse, en outre, le regard obsédant du parleur. Ne se limitant pas à voir avec lui, il se manifeste par le biais du « on » en position de sujet. Intrusion par laquelle le narrateurfocalisateur ressurgit de façon explicite, et prend ainsi le dessus. Abstraction faite de toute singularité, son apparition véhicule, cette fois, une vision en expansion228. En effet, son incursion dans la prospection ne suppose pas de coupure ou de parenthèse, au contraire. Cette « volatilité » (Maingueneau, 1991 : 20) du « on » permet un prolongement où se confondent non seulement le parleur réceptif et le narrateurfocalisateur mais aussi toute personne susceptible de saisir les sensations troublantes que déclenchent certains mots. De cette fusion et sous le patronage du « on » 229 apparaît 228 Cf. 1.4. case 7 Il s’agit d’un « on » non-générique qui « peut prendre toutes les valeurs (je, tu, nous, vous […] quequ’un » (Maingueneau, 1991 : 20). L’interprétation générique du 2on », présent dans les formules ou les sentences chez Nathalie Sarraute, ne sera pas abordée ici puisqu’elle ne correspondent pas au mode mais à la voix. 229 311 un sujet de conscience disparate qui n’est pas exempt d’un caractère indistinct, tout le monde pouvant s’y reconnaître : Là où nous nous trouvons maintenant des paroles telles que celles-ci occupent le centre. Elles sont ici le centre de gravité. C’est vers elles et vers elles seules que tout converge. Donc les voici : « Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta sœur » […] Peu de phrases méritent davantage que celle-ci d’être appelées une phrase-clef. Une clef dans laquelle les mots « Ton père » « Ta sœur » ressortent comme les dents du panneton qui permettent à la clef de tourner… « Ton père » « Ta sœur »… dans la paroi invisible un pan s’ouvre et par l’ouverture… que voyons-nous ? On ne distingue pas bien, c’est tellement différent, le contraste est si grand avec ce qui est ici, de ce côté… nous y étions si habitués que nous y faisions peu attention, mais nous le sentons maintenant… c’est tout tiède, duveteux […] bulles irisées autour des premiers balbutiements… ba… pa… sourires et rires, attendrissements […] jolis prénoms aux aspects changeants, aux contours souples s’emplissant, se gonflant pour contenir, pour nous laisser saisir, tenir, presser, modeler, ce qui n’appartient qu’à nous, ce qui est impondérable, unique… Mais tout à coup : « Ton père » « Ta sœur »… et voici que sous nos yeux un enfant est arraché à cette crèche jonchée de paille soyeuse, emplie de souffles chauds… il est poussé… On voit mieux maintenant ce qui devant lui s’ouvre… un espace immense, exposé à tous les regards… comme une vaste esplanade où une lumière grise des formes se dessinent… […] Impossible de courir vers elles, de se serrer contre elles […] de les chatouiller […] de les couvrir de baisers. (UP : 50-52) Le sujet de conscience – sujet perceptif – s’avère être ainsi un simple support indéfini et propice à l’avènement des impressions labiles. Or, plus l’origine focale est floue, plus la sensation se concrétise. En effet, la focalisation sujet s’estompe à l’avantage de l’épanouissement de la sensation fugitive, interceptée dans son cours fugitif, étalée dans son ampleur. Pour ce faire, le narrateur-focalisateur se montre en s’effaçant dans un « on », que l’on ne peut pas considérer comme un « on » générique propre aux réflexions ou aux maximes. Grâce à sa position comme sujet regardant en retrait, usant de la formule « on dirait que », le narrateur-focalisateur favorise le focalisé mis en vedette. L’indistinction de la source focale s’accompagne ainsi de l’essor de la sensation. Au premier plan, reste l’impact ou l’effet du focalisé transmis directement, sur le vif. Mais, l’impression ineffable ne peut être rendue que par une image parlante, au profit soit de l’immédiateté du vécu, soit du caractère exceptionnel de ce qui est perçu. En outre, l’imprécision de la focalisation sujet a l’avantage de faire ressortir un sujet regardant impliqué dans une vision communautaire qui concerne tout le monde. Or, si ces images sont reconnaissables, c’est bien parce qu’elles sont issues de ce stock à usage commun qui permet au lecteur de s’y retrouver. Il s’agit généralement de faire 312 ressortir, de vivre sur le champ l’impression vive que suscite une conversation innocente, ou encore l’action de mots proférés comme Le mot Amour : On pourrait, en observant ces paroles porteuses de platitudes et la légèreté avec laquelle elles se posent, effleurent, rebondissent, les voir pareilles à des cailloux minces et plats voletants, faisant des ricochets. Cette image exacte à première vue et séduisante est de celles qu’il faut se contraindre à effacer, auxquelles il vaut mieux renoncer avant qu’elles ne vous égarent. Elle aurait immanquablement fait apparaître celui par qui ces cailloux sont lancés et son geste montrant du savoir-faire, de l’habileté… elle aurait fait oublier ce qui dans ces paroles m’attire, ce qui revient me hanter… ces espaces vides en elles, où, à l’abri des choses modestes et effacées, vacille, tremble… venu d’où ? (UP : 66) Aussi, ce gommage de la focalisation sujet préserve-t-il une mise à distance, dans le sens brechtien, de la conversation. En effet, malgré son apparence anodine, banale et inoffensive, l’échange entre les interlocuteurs produit une sensation d’étrangeté qui porte à suspicion et exige d’être prospectée : Rien de plus banal pourtant que ce que ce flot charrie… événements, nouvelles inédites, secrètes, articles, anecdotes, opinions, prévisions, expositions, films, pièces de théâtre, concerts, romans… on dirait qu’installé à bord d’un satellite d’où il observe la terre entière, il envoie à l’autre des signaux que l’autre enregistre, et auxquels à son tour par quelques signes brefs – paroles, hochements de tête, sourires ou rires – il répond, encourageant la performance… Alors pourquoi porter à cet échange tant d’attention ? Qu’y a-t-il à chercher dans ces signes d’une lecture si simple ? (UP : 22) Si le renvoi constant à l’origine des paroles proférées déclenche un renouveau d’impressions uniques, jamais ressenties pourtant il n’en réduit pas moins leurs effets à un affaiblissement complet. Rabâchage opiniâtre des paroles qui entraîne leur usure et leur fin. Au terme de la prospection, soumises à, ce que nous appellerons l’effet de la petite boulette grise230, les paroles éculées n’ont plus prise : Si je me suis permis de solliciter votre attention, c’est qu’il y a eu ces mots plus étranges, plus fascinants à eux seuls que toutes les mères indignes et tous les monstres… « Ton père. Ta sœur » … Les voici de nouveau, ils s’avancent… des mots 230 Expression tirée de Tropismes incarnant l’usure associée à l’usage de la parole, phénomène sur lequel nous reviendrons plus avant. Nous tenons à relever ici ce passage, mise en abîme de ce processus d’écriture, propre à Nathalie Sarraute, fondé sur le retour constant du même, retour constant sur les paroles proférées au hasard d’une conversation innocente, reprise itérative qui finit par épuiser tout effet : « Et elles parlaient, parlaient toujours, répétant les mêmes choses, les retournant, puis les retournant encore, d’un côté puis de l’autre, les pétrissant, les pétrissant, roulant sans cesse entre leurs doigts cette matière ingrate et pauvre qu’elles avaient extraite de leur vie (ce qu’elles appelaient « la vie », leur domaine), la pétrissant, l’étirant, la roulant jusqu’à ce qu’elle ne forme plus entre leurs doigts qu’un petit tas, une petite boulette grise » (T : 65) 313 ordinaires… comme vous le constatiez : des mots que chacun d’entre nous… des mots si familiers qu’ils deviennent invisibles… des mots passe-partout… Tiens ? Passepartout… Oui, des mots passe-muraille… qui vous font traverser… « Ton père. Ta sœur »… on dirait que dans la paroi un pan s’ouvre et ce qu’on voit de l’autre côté… Non ? vous ne voyez rien… vous avec beau répéter : « Ton père. Ta sœur »… je le répète avec vous… vraiment, ne dirait-on pas que quelque chose… là… « Ton père. Ta sœur »… Non ? rien ne bouge ? la paroi est toute lisse, immobile. « Ton père. Ta sœur » ?... vous devez avoir raison… il n’y a rien… rien qui puisse bouger, s’ouvrir, pas de paroi. (UP : 60-62) Chaque clôture dans L’usage de la parole, fixant ainsi ces légers tremblements, ces sursauts arrivés à terme231, la prospection et la narration tournent également à leur 231 En effet, certaines clôtures reprennent, par exemple, des mots qui ébranlent celui qui les reçoit : « Ich sterbe » (UP : 111-18) « Ce ne sont là, vous le voyez, que quelques légers remous, quelques brèves ondulations captées parmi toutes celles, sans nombre, que ces mots produisent. Si certains d’entre vous trouvent ce jeu distrayant, ils peuvent – il y faut de la patience et du temps – s’amuser à en déceler d’autres. Ils pourront en tout cas être sûrs de ne pas se tromper, tout ce qu’ils apercevront est bien là, en chacun de nous : des cercles qui vont s’élargissant quand lancés de si loin et avec une telle force tombent en nous et nous ébranlent de fond en comble ces mots : Ich Sterbe » (Ibid. : 17-18) « Et pourquoi pas ? » (Ibid. : 37-46) « On devrait pouvoir dire « le cerveau vous manque »… et on le dirait, et même on trouverait sûrement une expression plus juste, plus élégante, si on était quelques-uns à s’occuper de moments comme celui-ci où se produisent des bouleversements de cet ordre… […] personne n’y fait jamais allusion… et pourtant cela devrait être reconnu et même, par sa violence, par ses lointaines et graves conséquences, cela mériterait d’être classé dans un assez bon rang » (Ibid. : 45-46). « Ton père. Ta sœur » (Ibid. : 49-62) Cf. infra exemple apporté à nos explications. « Le mot Amour » (Ibid. : 65-79). « Mais il arrive parfois, tant la vitalité que cela possède est obstinée, que sous tous les édifices que le mot Amour a dressés, sous les palais somptueux, les musées, les vieilles demeures délabrées, en partie délaissées, les prisons, les asiles d’aliénés, les maisons de retraite, les modestes pavillons, les gratte-ciel superbes… qu’à travers tout ce marbre, ce ciment, ce verre et ce béton, soudain, comme dans un monde encore intact et innocent, quelque chose d’à peine perceptible… venu d’où ?... se dégage… et ne trouvant sa place nulle part, aucun, mot n’est là pour le recevoir… vacille… et puis dans ces mots, les plus modestes et discrets qui soient, les plus effacés… la couleur du ciel… le goût de l’orangeade ou du café… dans les espaces vides en eux s’abrite et porté par eux s’élève… doucement palpite » (Ibid. :79) Ou encore, des mots de rupture qui servent à repousser autrui, à refuser de se laisser entraîner dans ces régions intérieures troubles, ainsi : « Esthétique » (Ibid. : 83-93) « Sous l’effet de ces paroles, comme une image photographique sous l’action d’un révélateur, l’autre apparaît : un personnage d’une parfaite netteté qu’un seul coup d’œil circonscrit, englobe tout entier : c’est une vieille demoiselle très sur son quant-à-soi, froide et digne. Son regard fermé, rigide, repousse, remet à sa place… qui donc ?... le malotru ? l’insolent ? le maladroit ? le prétentieux ? le présomptueux ?... « Oui, ce manque partout de sens esthétique…. » les paroles qu’elle a relevées sans effort et qu’elle avance devant elle comme pour le faire reculer davantage, le chasser, appuient sur lui leurs pointes… « en effet, c’est bien navrant. Au revoir Monsieur ». (Ibid. : 93) 314 fin. Se produit alors le déclin de ces histoires où finalement il ne s’est rien passé232. Car en effet, « Comment vivrait-on si on prenait la mouche pour un oui pour un non, si on ne laissait pas très raisonnablement passer de ces mots somme toute insignifiants et anodins, si on faisait pour si peu, pour moins que rien de pareilles histoires ? » (UP : 105). Pourtant, sur ce lieu de torture (Ibid. : 149) qu’est le cours de la conversation, un drame a bel et bien été vécu, des rapports de forces, ponctués par les paroles et fixés par les regards, se sont établis. Des mots qui installent le danger et que l’interlocuteur renvoie comme un boomerang, vers son point de départ : « Eh bien quoi, c’est un dingue » (Ibid. :109-117) « Et moi, qui ai pris tant de précautions, qui ai cru bon de m’entourer d’une double protection, comment m’empêcher, pendant que je vous raconte cette histoire, de vous imaginer par moments m’observant avec cet étrange regard, ce sourire, et vous disant à vous-même : « Eh bien quoi, c’est un dingue » (Ibid. : 116). « Ne me parlez pas de ça » (Ibid. : 121-137) « Soudain, les yeux injectés de fureur, « Ceux qui peuvent » marchent sur « Ceux qui ne peuvent pas », ils crient… Mais on voit que ce n’est plus pour jouer, ce n’est plus pour rire… ils leur crient… c’est à ne pas croire… ils leur crient, à eux : « Ne me parlez pas de ça. » (Ibid. :136-137) Des mots qui fascinent et qui, s’emparant du sujet, le mènent vers des tréfonds sensitifs : « À très bientôt » (Ibid. : 21-33) « Cette découverte qui ne pouvait manquer d’avoir pour nos deux parleurs une importance sans conséquences qu’il est facile d’imaginer, pour nous a l’intérêt de nous faire voir tout à coup ce flot de paroles qui nous fascine, sous d’assez curieux et imprévisibles aspects… Des paroles – ondes brouilleuses… Des paroles – […] Mais où ne peut-on parfois être entraîné, porté par le cours d’une conversation familière, toute banale, à la table d’un restaurant où se retrouvent régulièrement pour déjeuner ensemble deux amis » (Ibid. : 32-33) « Mon petit » (Ibid. : 97-105) Cf. supra exemple porté à nos explications. Des mots qui, comme un îlot de résistance, cherchent toujours en vain à se libérer d’un usage totalitaire : « Je ne comprends pas » (Ibid. : 141-150) « À ces mots […] La menace est écartée. Tout est en paix. En ordre. L’ennemi s’est métamorphosé en allié. Ce lieu de séquestration, de torture, est devenu un îlot de résistance. Au milieu des océans d’obscurantisme, de charlatanisme, de terrorisme, de conformisme, de lâcheté qui l’entourent, il est un lieu où la parole est en sécurité. Où elle est entourée de respect, des honneurs qu’elle mérite. Restaurée dans tous ses droits, capable de remplir comme il convient les devoirs que lui imposent ses lourdes charges… Qui pourrait la remplacer ? Ici, le courage, la justice, la liberté triomphent, les méchants sont mis hors d’état de nuire, les bons reçoivent leur récompense… Mais vraiment c’est à croire que toute cette belle, trop belle histoire n’était finalement rien d’autre qu’un conte de fées » (Ibid. : 148-150). 232 L’anecdote est délaissée au profit du vécu. En effet : « […] « s’est passé » paraît peu convenir à ces moments, les plus effacés qui soient, les plus dénués d’importance, de conséquence… Demandez à n’importe qui, après des moments tels que ceux-ci : « Qu’est-ce qui s’est passé ? », et vous recevrez immanquablement cette réponse étonnée : « Mais rien, voyons, que voulez-vous qu’il se soit passé ? Absolument rien ». Renonçons donc à « s’est passé »… disons « a été vécu »… » (UP : 83) 315 316 5.1.2. Enfance : un regard couplé Confrontée à « l’évocation des souvenirs d’enfance », la narratrice trouve dans son double l’impulsion première qui lui permet de saper ce qui est « fixé une fois pour toutes, [le] tout cuit, [ce qui est] donné d’avance » (E : 9). Le double est en effet « ce partenaire grâce auquel [les] mouvements se déclenchent, l’obstacle qui leur donne de la cohésion, qui les empêche de s’amollir dans la facilité et la gratuité ou de tourner en rond dans la pauvreté monotone de la manie » (Sarraute, 1956 : 118-119). Dès lors, remplaçant le lecteur fictif pris à témoin dans L’usage de la parole, le double, par ses remontrances, sert de caution à l’avènement de ce qui est intact : Encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l’ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement… hors des mots… comme toujours… des petits bouts de quelque chose d’encore vivant… je voudrais, avant qu’ils disparaissent… (E : 9) Le regard réfléchi233 n’autorise l’écriture de soi que sous cette exigence qui, conjuguant à la fois l’aspect récalcitrant et la souplesse nécessaire à la quête d’une juste position, évite la fixation anémiante décriée par Roland Barthes234. Repli sur soi qui tente, dans la gêne ou la crainte d’une capitulation quelconque, de revivre à ses débuts la genèse des tropismes sarrautiens issus de l’enfance, lieu de l’intact : – Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Évoquer tes souvenirs d’enfance »… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça. – Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi…. – C’est peut-être… est-ce que ce ne serait pas… on ne s’en rend parfois pas compte… c’est peut-être que tes forces déclinent… – Non, je ne crois pas… Non, je ne crois pas… du moins je ne le sens pas… – Et pourtant ce que tu veux faire… « évoquer tes souvenirs »… est-ce que ce ne serait pas… – Oh, je t’en prie… 233 Il s’agit du 2’ Regard réfléchi (Fs n-d’) à relever sur le schéma du point 5 de la présente thèse. Sur ce point, Nathalie Sarraute, comme Roland Barthes, s’érige contre les platitudes appauvrissantes propres à la remémoration : « Je ne puis m’écrire. Quel est ce moi qui s’écrirait ? Au fur et à mesure qu’il entrerait dans l’écriture, l’écriture le dégonflerait, le rendrait vain ; il se produirait une dégradation progressive, dans laquelle l’image de l’autre serait, elle aussi, peu à peu entraînée (écrire sur quelque chose, c’est le périmer), un dégoût dont la conclusion ne pourrait être que : à quoi bon ? » (Barthes, 1977 : 114) 234 317 – Si, il faut se le demander : est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? te ranger ? quitter ton élément, où jusqu’ici, tant bien que mal… – Peut-être, mais c’est le seul où tu aies jamais pu vivre… celui… - Oh, à quoi bon ? je le connais… (E : 7-8) La remémoration s’avère ainsi une tentation, une hantise déportée sur soi qui trouve son élan dans cette question inaugurale « Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Évoquer tes souvenirs d’enfance »… » (E : 7). S’il s’agit pour Nathalie Sarraute de ne pas « quitter son élément » (Ibid. : 8), de récupérer l’intact sans se trahir, l’écriture devient le seul lieu possible à l’inscription de son moi, fidèle et polymorphe. Aussi, ce parcours de l’univers apparent des faits et gestes à celui des impressions qui les soustendent se concrétise-t-il dans le mouvement scopique que le regard du double encourage. Il en ressort un effet singulier où la vision réfléchie se donne à voir par une mise à distance que le regard autre, celui du double, crée. Seul le dédoublement du moi permet d’allier de la sorte la réflexion et la distanciation, la proximité et la distance, en fait, seule la scission du moi permet à la fois de revivre / de sentir et de se regarder vivre / sentir. Dans ces conditions la remémoration, sous le crible du soupçon, ne peut être que fluctuante : – Est-ce vrai ? Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas ? comment là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, le pousses… où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre… Tiens, rien que d’y penser… […] – Bon. Je me tais… d’ailleurs nous savons bien que lorsque quelque chose se met à te hanter… –Oui, et cette fois, on ne le croirait pas, mais c’est de toi que me vient l’impulsion, depuis un moment déjà tu me pousses… (E : 9) L’abord du récit par le truchement du dialogue avec son double répond au besoin d’interlocution qui procure aux romans de Nathalie Sarraute sa base multifocale. Si c’est toujours à partir de l’autre que la mobilité scopique est engendrée, la mise à nu de l’enfance, encadrée de cette dualité vocale et focale, relève de l’ordre de l’instable par voie de conséquence. La riposte du double laisse voir, tout au long du roman, non seulement la limite instable entre l’apparence des faits et le courant d’invisibilité propre au ressenti, mais l’anamorphose de l’enfance soumise au crible du regard scrutateur. Le 318 regard du double235 s’accorde donc à modifier, ponctuer, corriger, rectifier, remanier sans pour autant frapper le sujet de conscience d’interdiction. Loin d’une censure qui chercherait à ôter la parole ou à entraver le regard, le double s’exerce, au contraire, à délivrer, à percer l’obstacle du visible, en définitive, à jeter bas le masque. Le premier chapitre, à envisager comme incipit d’Enfance, se construit entièrement sur cet échange par lequel la narratrice cherche à « évoquer ses souvenirs d’enfance ». Si la prise de parole in media verba s’ouvre comme réplique du dialogue issu d’un discours préexistant, suivant la stratégie narrative habituelle de Nathalie Sarraute, l’origine de la voix, contrairement aux autres romans236, nous y est révélée ainsi qu’un projet d’écriture qui refuse toujours de raconter une histoire. Le recours « aux souvenirs » qui tente de faire revenir « quelque chose d’informe [qui] se propose […] ce qui tremblote quelque part dans les limbes » (E : 9) ne nous conduit pas à confronter Enfance de Nathalie Sarraute avec l’enfance de Nathalie Sarraute. Et sur ce point nous sommes bien d’accord avec Philippe Lejeune (1995 : 64). Par contre, puisqu’il s’agit de revoir les paroles d’autrefois, encore « actives », aptes à retrouver des sensations vivantes, l’enfance est bien le germe de cette mouvance intérieure qui préfigure l’écrivain que Natacha deviendra. Mais la narratrice ne se permet cette plongée intime dans son passé que par les « objurgations, les mises en garde » du double contre ce qui est prêt à émerger, à se dégager et à se répandre. Ainsi, les mots allemands « Ich werde es zerreissen » déclenchent autant la rupture, l’arrachement « de ce monde décent, habité, tiède et doux » (E : 12) que la suspicion à l’égard de ce qui risque d’être un simulacre. Deux attitudes sur lesquelles l’œuvre sarrautienne se fonde : – […] … et je dis en allemand… « Ich werde es zerreissen ». – En allemand… Comment avais-tu pu si bien l’apprendre ? – Oui, je me le demande… Mais ces paroles, je ne les ai jamais prononcées depuis… « Ich werde es zerreissen »… « Je vais le déchirer »… le mot « zerreissen » rend un son 235 Philippe Lejeune (1990 : 32-38) établit trois positions dans le rôle du double d’Enfance : contrôle, écoute, collaboration. Quant à nous, par notre analyse, nous essayons de montrer une complexité bien plus ample dans les interventions du double. 236 Nous renvoyons à ces remarques d’Andrea del Lungo à propos de Planétarium que l’on pourrait appliquer aux autres romans de Nathalie Sarraute : « la prise de parole inaugurale semble devenir un acte inconcevable, placé dans une temporalité ou dans un ailleurs indéfinis d’où, à un certain moment, un narrateur désormais dénué d’identité émerge, faisant entendre sa voix, une voix qui semble parler depuis toujours, sans que l’on sache à qui elle s’adresse. Un exemple de cette modalité est fourni par l’incipit du Planétarium de Nathalie Sarraute […] La phrase initiale semble répondre à une question que le texte ne dévoile pas, ou constituer la réplique d’un dialogue, montrant de façon explicite l’arbitraire de la coupure que le début opère sur un discours préexistant, et formulant en même temps une série d’énigmes qui concernent principalement la voix même, son origine et son sens » (Del Lungo, 2003 : 123) 319 sifflant, féroce, dans une seconde quelque chose va se produire… je vais déchirer, saccager, détruire… ce sera une atteinte… […] l’irréversible… l’impossible… ce qu’on ne fait jamais, ce qu’on ne peut pas faire, personne ne se le permet… « Ich werde es zerreissen » « Je vais le déchirer »… je vous en avertis, je vais franchir le pas, sauter hors de ce monde décent, habité, tiède et doux, je vais m’en arracher, tomber, choir dans l’inhabité, dans le vide… (E : 11-12) Suspicion et déchirure qui s’exercent sur le moi et l’engagent dans une contradiction dramatique. Car en effet, le double ne figure pas toujours la complicité. Bien entendu, la narratrice et son double s’orientent souvent dans l’approfondissement d’une voie commune, arrivant à obtenir une vision complémentaire qui permet de parfaire l’impression ciblée. Ainsi, si face aux plaintes de sa mère obligée de rester à ses chevets, la narratrice évoque l’effacement de l’impression que son indifférence produit sur Natacha, le double force à aller plus loin, à y voir plus clair : la sensation qui s’efface ne disparaît pas, au contraire, elle pénètre douloureusement l’enfant. Or, si le regard de la mère arrive à dissiper cette trace profonde, celle-ci est assez poignante pour revenir sous l’invocation du souvenir : – […] Debout dans ma chambre, encore pas très solide sur mes jambes, j’ai entendu par la porte ouverte maman disant à je ne sais qui : « Quand je pense que je suis restée enfermée ici avec Natacha pendant tout ce temps sans que personne ne songe à me remplacer auprès d’elle » mais ce que j’ai ressenti à ce moment-là s’est vite effacé… – S’est enfoncé plutôt… – Probablement… assez loin en tout cas pour que je n’en voie rien à la surface. Il a suffi d’un geste, d’un mot caressant de maman, ou simplement que je la voie, assise dans son fauteuil, lisant, levant la tête, l’air surpris quand je m’approche d’elle et lui parle, elle me regarde à travers son lorgnon, les verres agrandissent ses yeux mordorés, ils paraissent immenses, emplis de naïveté, d’innocence, de bonhomie… et je me serre contre elle, je pose mes lèvres sur la peau fine et soyeuse, si douce de son front. (E : 40) Le double montre également ce que la narratrice s’applique pourtant à renier : des détails ou des réflexions impossibles à retrouver à moins de « combler les trous par un replâtrage » que la narratrice s’interdit : – […] mais j’observe les autres enfants et aussitôt que j’en vois un qui reçoit le sien, je me précipite… elle m’a vue venir, elle me tend ma barre de chocolat et mon petit pain, je les saisis, je la remercie de la tête et je m’éloigne… – Pour faire quoi ? – Ah, n’essaie pas de me tendre un piège… Pour faire n’importe quoi, ce que font tous les enfants qui jouent […]sautent à la corde, s’arrêtent soudain et l’œil fixe observent 320 les autres enfants, les gens assis sur les bancs de pierre, sur les chaises… ils restent plantés devant eux bouche bée… – Peut-être le faisais-tu plus que d’autres, peut-être autrement… – Non, je ne dirai pas ça… je le faisais comme le font beaucoup d’enfants… et avec probablement des constatations et des réflexions du même ordre… en tout cas rien ne m’en est resté et ce n’est tout de même pas toi, qui vas me pousser à chercher à combler ce trou par un replâtrage (E : 23-24) Des noms qui, s’affichant sur ce qui reste confus, tentent d’enfermer l’indicible dans le cliché alors que la narratrice fuit toute dénomination ou classification, toujours trop restrictives pour l’auteur des tropismes : – […] Dans les fentes étroites de ses paupières qui se rapprochent… quelque chose que je ne veux pas voir… – De la rancune, de la réprobation… osons le dire… du mépris. – Mais je n’appelle pas cela ainsi. Je ne donne à cela aucun nom, je sens confusément que c’est là en lui, enfoui, comprimé… je ne veux surtout pas que cela se mette à bouger, que cela vienne affleurer… (E : 127) Ou encore, par l’entremise du double, des images s’imposent et rendent une vision univoque alors que sous le regard de Natacha elles se dispersent ou se désagrègent. Ainsi, l’air absent de la mère disparaît quand aux yeux de sa fille elle devient douce et rieuse : – […] Et voilà qu’un jour, sous le regard de mon père que je sens posé sur mon visage […] mes yeux comme ceux de maman s’emplissent d’étonnement, de désarroi, de candeur, d’innocence… […] – On aurait pu croire que ce que son regard ferait apparaître, ce serait plutôt l’air fermé et dur que ta mère avait parfois, celui qu’elle avait dû le plus souvent lui montrer et qu’il devait le mieux connaître. – Si je l’avais senti, c’est cet air-là que j’aurais pris et je l’aurais encore durci… par défi… comme on le fait parfois en pareil cas… – Oui, et aussi par désespoir… – Mais ce n’est pas cet air que mon père a cherché sur mon visage, ce n’est pas lui qu’il a voulu retrouver, et ce qui est arrivé ensuite prouve que j’avais senti juste. […] et dans ces mots quelque chose d’infiniment fragile, que j’ai à peine osé percevoir, je craignais de le faire disparaître… quelque chose a glissé, m’a effleurée, m’a caressée, s’est effacé. (E : 128-129) La remémoration s’accompagne ainsi d’une tension qui rend compte du combat sarrautien contre tout ce qui risque de fixer des souvenirs dans l’ordre de la banalité, de la désignation, de la typification ou de l’immutabilité. Montrant ce que le projet 321 d’écriture récuse, les interventions du double supposent dès lors une transgression qui démonte le moi. Pourtant, l’effraction devient salutaire237 du moment qu’elle évite l’homogénéité superficielle d’un sujet de conscience – la narratrice – qui se veut disparate. Retournement de la situation que la tentation de se laisser aller vers les « beaux souvenirs » met en vigueur et innocente : Ce vers quoi nous allons, ce qui m’attend, là-bas, possède toutes les qualités qui font de « beaux souvenirs d’enfance »… de ceux que leurs possesseurs exhibent d’ordinaire avec une certaine nuance de fierté. Et comment ne pas s’enorgueillir d’avoir eu des parents qui ont pris soin de fabriquer pour vous, de vous préparer de ces souvenirs en tout point conformes aux modèles les plus appréciés, les mieux côtés ? J’avoue que j’hésite un peu – Ça se comprend… une beauté si conforme aux modèles… Mais après tout, pour une fois que tu as cette chance de posséder, toi aussi, de ces souvenirs, laisse-toi aller un peu, tant pis, c’est si tentant… – Mais ils n’étaient pas faits pour moi, ils m’étaient juste prêtés, je n’ai pu en goûter que des parcelles… – C’est peut-être ce qui les a rendus plus intenses… Pas d’affadissement possible. Aucune accoutumance… – Oh pour ça non. Tout a conservé son exquise perfection : la vaste maison familiale pleine de recoins […]Rien ne manque… même la vieille « niania » douce et molle dans son châle et ses jupes amples… elle nous donne pour notre goûter de succulentes tartines de pain blanc enduites d’une épaisse couche de sucre mouillé… et le cocher qui se chauffe au soleil sur le banc de bois adossé au muret de la cour où se trouve l’écurie… j’aime grimper doucement sur ce mur derrière lui et poser mes mains sur ses yeux… « Devine qui je suis » […] je me colle à son large dos, je passe mes bras autour de son cou, je hume la délicieuse odeur qui s’exhale […] de ses cheveux pommadés, de la sueur qui perle en fines gouttelettes sur sa peau tannée et burinée…(E : 31-33 ) Malgré la reproduction de ce cadre charmant de la maison de l’oncle, ces « beaux souvenirs » stéréotypés – inaptes à éveiller un trouble quelconque – n’ont, finalement, aucune action sur la narratrice qui finit toujours par les écarter : – Là se terminent les « beaux souvenirs » qui te donnaient tant de scrupules… ils étaient trop conformes aux modèles… – Oui, ils n’ont pas tardé à retrouver l’avantage de ne ressembler qu’à soi… (E : 39-40) La voix du double qui pousse à modifier, à s’épancher ou, au contraire à se rétracter, comme dans cette remarque « Fais attention, tu vas te laisser aller à 237 L’esprit d’innovation qu’exige une écriture authentique entraîne des actes sacrilèges où le sentiment de libération, d’excitation et d’exaltation, tel qu’il est évoqué dans la scène des ciseaux, a sa contrepartie dans la douleur. C’est sans doute la raison pour laquelle Nathalie Sarraute a dit à propos d’Enfance : « J’ai voulu décrire comment naît la souffrance qui accompagne le sentiment de sacrilège » (Jefferson, 1996 : 1942-1943) 322 l’emphase… » (E : 166), s’accorde non seulement à aiguiller la prospection mais surtout à solliciter ou à diriger le regard de la narratrice vers ce qui se dérobe à la vue, dans le domaine flou des impressions qui restent hors de portée : – Il n’est pas possible que tu l’aies perçu ainsi sur le moment… – Évidemment. Cela ne pouvait pas m’apparaître tel que je le vois à présent, quand je m’oblige à cet effort… dont je n’étais pas capable… quand j’essaie de m’enfoncer, d’atteindre, d’accrocher, de dégager ce qui est resté là enfoui. (E : 86) Si Enfance ouvre ainsi un espace de résistance contre l’inertie de l’immuable, la difficulté à percer, à dégonfler la consistance du familier relève du défi. Quand par exemple, suite aux problèmes de prononciation correcte du r en français ou en russe, le père lance cette réplique – « ah tu vois » (E : 45) – par laquelle Natacha est reléguée dans le camp de « ceux qui ne peuvent pas »238, l’impossibilité de porter atteinte à ce que l’usage a fixé devient manifeste. Fiasco qui, par le biais de ce « ah tu vois » prononcé par son double, fait pendant à la défiance de l’incontournable, de la solidité de souvenirs circonscrits à « la même image, inchangeable, gravée une fois pour toutes » (E : 41). Seule l’oscillation scopique, que le regard dédoublé suscite, permet de saper l’aporie de l’immuable. Le regard dédoublé souverain éveille donc, par l’entremise de la remémoration, des sensations encore intactes reprises en cours de développement dans le présent de l’énonciation. Il s’agit bien de retrouver dans l’instantanéité du ressenti des mouvements intérieurs encore inexplorés qui concernent la narratrice. La focalisation sujet, dans Enfance, se rapporte dès lors à une focalisation réfléchie non déléguée encadrée dans le regard couplé239. Focalisation sujet réfléchie puisque la narratrice pose un regard sur Natacha, l’enfant qu’elle était. Focalisation sujet non-déléguée puisque la narratrice mène les rênes de la prospection : son souci d’authenticité lui interdit en effet tout souvenir à partir de l’enfant – elle ne peut plus voir son enfance telle que Natacha la voyait. Les regards portent sur son entourage et sur elle-même, s’opposent, se contrarient, divergent, établissant une perspective fluctuante qui s’éloigne de toute unicité. Aucune cohérence n’est recherchée, aucune vue d’ensemble, plutôt la mise en 238 Rappelons que « Ceux qui ne peuvent pas » (UP : 124) s’identifient au sujet de conscience incapable d’évincer l’usage totalitaire de la parole. 323 pièces de perceptions fuyantes et instables qui n’existent que le temps d’un regard. Et, si Nathalie Sarraute ne peut pas se voir, c’est parce qu’elle ne cherche aucunement à se montrer à travers son enfance. L’objet est ailleurs, sa quête cible les péripéties d’une sensation vivante – « de ce qui emplit, déborde, s’épand, va se perdre » (E : 67) – dans les méandres confuses de l’invisibilité. La narratrice le dit clairement : « Je ne peux pas me voir mais je le sens comme si je le faisais maintenant… » (E : 11). Aussi, empêchant le souvenir de se fixer, l’apparition de l’invisible ne se livre-telle qu’au détriment du visible. Or, c’est à partir de « ce mouvement de la disparition »240, de la perte, de l’absence – absence de la mère – que Nathalie Sarraute tente de faire surgir les sensations vivantes enfouies dans de lointaines profondeurs, de faire apparaître l’invisible : Comme dans une éclaircie émerge d’une brume d’argent toujours cette même rue couverte d’une épaisse couche de neige très blanche, sans trace de pas ni de roues, où je marche […] – C’est ce que j’avais prédit : toujours la même image, inchangeable, gravée une fois pour toutes. – C’est vrai et en voici une autre qui apparaît toujours au seul nom d’Ivanovo… […] la cour devant la maison est couverte de neige… Pas un détail ne change d’une fois à l’autre. J’ai beau chercher, comme au « jeu des erreurs », je ne découvre pas la plus légère modification. – Ah, tu vois… – Oui… mais je ne peux pas y résister, cette image immuable, j’ai envie de la palper, de la caresser, de la parcourir avec des mots, mais pas trop fort, j’ai si peur de l’abîmer… Qu’ils viennent encore ici, qu’ils se posent… […] à l’intérieur de la maison, dans cette grande pièce aux murs très blancs… le parquet luisant […] une couche de ouate blanche saupoudrée de paillettes d’argent. Aucune maison au monde ne m’a jamais paru plus belle que cette maison. Une vraie maison de conte de Noël… et qui de plus est ma maison natale. – Et pourtant quelque chose l’empêche de figurer parmi « les beaux souvenirs d’enfance » comme y avait droit la maison de ton oncle. – Je le sais bien : c’est l’absence de ma mère. Jamais elle n’y apparaît un seul instant. (E : 41-42) 239 Cf. le schéma au point 5 de la présente thèse : 2’ regard réfléchi couplé. C’est à Rachel Boué que nous devons cette association intéressante, appliquée à Portrait d’un inconnu, selon laquelle « la successivité de l’apparence et de l’effacement d’un objet fournit les bases épistémiques d’une interprétation temporelle de la visibilité négative : l’image du jeu de la bobine chez Freud – posant l’absence comme fondatrice de la capacité d’exister du sujet – a, en effet, été reprise et appliquée à l’analyse de l’image […]la rythmique qui résulte du mouvement d’alternance entre apparition et disparition, non seulement inscrit l’image dans un espace-temps qui lui est propre, mais la fait aussi exister sur le fond négatif de l’absence et de la perte de la bobine – et de la mère – qui formerait le regard de l’enfant à la disparition du visible et donc à la perception de l’invisible » (1997 : 144) 240 324 Autant la présence de la mère répand sur tout un air d’insouciance qui permet à Natacha de se laisser aller à une certaine douceur ou placidité, autant son absence déclenche chez l’enfant non seulement ses « idées » et ses « folies » mais, en même temps, une acuité visuelle apte à traverser la surface du visible. L’apparence des choses, sous les yeux de la narratrice, se charge ainsi d’une impression visuelle qui acquiert des tonalités tantôt lumineuses, étincelantes, resplendissantes même, tantôt obscures, ternes ou mornes. Le visible et l’invisible se côtoient par cette déformation chromatique qui, faisant ressortir des dehors infaillibles et sûrs ou, au contraire, une réalité louche et suspecte, engage la fragilité d’un regard instable toujours prêt à sombrer dans une vision contraire. Ainsi, si la mère s’impose de son air d’insouciance sur la pénombre « qu’elle ne semblait pas remarquer » (E : 19), il suffit d’un regard de sa mère pour oublier son agacement ou son indifférence alors qu’elle s’était forcée à rester à ses chevets lors d’une maladie : mais ce que j’ai ressenti à ce moment-là s’est vite effacé… S’est enfoncé plutôt… Probablement… assez loin en tout cas pour que je n’en voie rien à la surface. Il a suffi d’un geste, d’un mot caressant de maman, ou simplement que je la voie, assise dans son fauteuil, lisant, levant la tête, l’air surpris quand je m’approche d’elle et lui parle, elle me regarde à travers son lorgnon, les verres agrandissent ses yeux mordorés, ils paraissent immenses, emplis de naïveté, d’innocence, de bonhomie… et je me serre contre elle, je pose mes lèvres sur la peau fine et soyeuse, si douce de son front. (E : 40) Au contact de la mère, alors que tout reprend un « air d’insouciance », et que l’enfant se laisse ravir, Natacha est libérée de ces paroles sacrées qui lui empêchaient, en son absence et suivant ses recommandations, d’avaler un morceau avant qu’il soit devenu « aussi liquide qu’une soupe » (E : 14-18). Pourtant, sous l’éclat débordant transparaît l’ombre d’une indifférence foncière quand la mère impose sur cette pénombre « qu’elle ne semblait pas remarquer » : Et tout s’est effacé, dès le retour à Paris chez ma mère… tout a repris cet air d’insouciance… - C’est elle qui le répandait. - Oui, elle, toujours un peu enfantine, légère… s’animant, étincelant, quand elle parlait avec son mari, discutait le soir avec leurs amis, dans ce petit appartement de la rue Flatters à peine meublé et assez sombre, mais ne semblait pas le remarquer et je n’y 325 faisais guère attention, j’aimais rester auprès d’eux, seulement les écouter sans comprendre, jusqu’au moment où leurs voix devenaient étranges, comme de plus en plus lointaines, et je sentais confusément qu’on me soulevait, m’emportait… (E : 19) Aussi, Natacha se laisse-t-elle aller, imprégnée « par cette lumière dorée, ces roucoulements, ces pépiements, ces tintements de clochettes sur la tête des ânons, des chèvres, ces sonneries des cerceaux munis d’un manche que poussent devant eux les petits qui ne savent pas se servir d’un bâton… » (E : 20), écoutant sa mère lui raconter un conte pour enfant, « avec tout contre [son] dos la tiédeur de sa jambe sous la longue jupe » (Ibid.). Mais, l’effet bénéfique s’avère désamorcé sous le crible du regard de la narratrice montrant le contraste de l’intimité, de la douceur maternelle et de l’impression ressentie, portée sur le clinquant : Exactement à gauche des marches qui montent vers la large allée conduisant à la place Médicis, sous la statue d’une reine de France, à côté de l’énorme baquet peint peint en vert où pousse un oranger… avec devant moi le bassin rond sur lequel voguent les bateaux, autour duquel tournent les voitures tapissées de velours rouge traînées par des chèvres… avec tout contre mon dos la tiédeur de sa jambe sous la longue jupe… je n’arrive plus à entendre la voix qu’elle avait en ce temps-là, mais ce qui me revient, c’est cette impression que plus qu’à moi c’est à quelqu’un d’autre qu’elle raconte… sans doute un de ces contes pour enfants qu’elle écrit à la maison […] les paroles adressées ailleurs coulent… je peux, si veux, les saisir au passage, je peux les laisser passer, rien n’est exigé de moi, pas de regard cherchant à voir en moi si j’écoute attentivement, si je comprends… je peux m’abandonner, je me laisse imprégner… – Ne te fâche pas, mais ne crois-tu pas que là […] un petit morceau de préfabriqué… c’est si tentant… tu as fait un joli raccord, tout à fait en accord… – Oui, je me suis peut-être un peu laissée aller… (E : 19-21) À l’opposé, l’éloignement de la mère – et donc la chute dans le monde de l’invisible – se donne à voir, et dans l’atmosphère sombre ou même morbide que le père occupe, et dans les présences anonymes à la place de la mère, et dans les effets de répétitions qui scandent le mouvement de cette perte. Alors que seul le père est présent partout, l’enfant a l’impression que les objets autour d’elle sont « maniés par des êtres invisibles » quand « une cuiller emplie de confiture de fraises s’approche de [ses] lèvres » et que « quelque chose de répugnant s’y dissimule […] il y a sur elles, entre elles, comme de louches traînées blanchâtres » (E : 45). L’indéfini on figure l’encadrement de tierces personnes qui agissent par leurs actions, remplissent le vide dans le quotidien – « j’aime écouter quand on me lit » (E : 326 47), « on passe derrière ma porte sans s’arrêter, on me laisse travailler… » (E : 169) – des présences qui vont contrecarrer ses peurs nocturnes – « je parviens enfin à sortir ma tête un instant pour appeler… On vient… […] on a oublié de recouvrir le tableau […] quel enfant fou […] voilà on ne voit plus rien… Tu n’as plus peur ? » (E : 89). Signe avant-coureur, l’indéfini on donne déjà le relief à ce manque chez l’enfant quand à son insu, avec la complicité de la mère, elle est emportée pour se soumettre à une opération chirurgicale. Ce n’est pas encore une vraie séparation mais l’arrachement lié au sentiment de rupture, sentiment de mort est déjà manifeste : Hors de ce jardin lumineux, éclatant et vibrant, tout est comme recouvert de grisaille, a un air plutôt morne, ou plutôt comme un peu étriqué… mais jamais triste. Là pourtant surgissant de cette brume, la brusque violence de la terreur, de l’horreur… je hurle, je me débats… qu’est-il arrivé ? que m’arrive-t-il ? « Ta grand-mère va venir te voir »… maman m’a dit ça […] Je l’attends, je guette, j’écoute les pas dans l’escalier, sur le palier… voilà, c’est elle, on a sonné à la porte, je veux me précipiter, on me retient, attends, ne bouge pas… la porte de ma chambre s’ouvre, un homme et une femme vêtus de blouses blanches me saisissent, on me prend sur les genoux, on me serre, je me débats, on m’appuie sur la bouche, sur le nez un morceau de ouate, un masque, d’où quelque chose d’atroce, d’asphyxiant se dégage, m’étouffe, m’emplit les poumons, monte dans ma tête, mourir c’est ça, je meurs… Et puis je revis, je suis dans mon lit, la gorge me brûle, mes larmes coulent, maman les essuie… « Mon petit chaton, il fallait t’opérer, tu comprends, on t’a enlevé de la gorge quelque chose qui te faisait du mal, c’était mauvais pour toi… dors, maintenant, c’est fini… » (E : 25-26) Ce manque vécu dans l’arrachement, ce vide sous-tendu d’une mort de soi, « qui formerait le regard de l’enfant à la disparition du visible et donc à la perception de l’invisible » (Boué,1997 : 144) se matérialise dans l’emploi de répétitions. C’est en effet à l’avantage de ce qui se dérobe à la vue, que le ressassement de certains mots livre un usage du regard engagé dans l’usure et dans la dissolution des apparences. Ainsi, alors que dans la maison natale d’Ivanovo où « jamais elle n’y apparaît un seul instant » (E : 42) la mère reste absente, le père « toujours comme un peu tendu » laisse transparaître sa tendresse. Dans la reprise continue des jours de la semaine, le geste de la main, le regard ou la voix laisse en effet passé cette espèce de cordon de solidarité envers sa fille : Mais il n’y a pas que ma mère qui soit absente de cette maison. De tous ceux qui devaient s’y trouver quand j’y revenais de temps à autre pour quelques semaines, je ne vois que mon père… sa silhouette droite et mince, toujours comme un peu tendue… Il est assis au bord d’un divan et moi installée sur ses genoux, tournée vers les hautes fenêtres entièrement voilées d’un rideau blanc… il m’apprend à compter […] 327 Je me tiens debout devant lui entre ses jambes écartées, mes épaules arrivent à la hauteur de ses genoux…j’énumère les jours de la semaine… lundi, […] « Ça suffit maintenant, tu les sais… - Mais qu’est-ce qui vient après ? – Après tout recommence… –Toujours pareil ? Mais jusqu’à quand ? – Toujours. – Même si je le répète encore et encore ? […] ça va revenir de nouveau, lundi, mardi, toujours ? – Toujours mon petit idiot… » sa main glisse sur ma tête, je sens irradiant de lui quelque chose en lui qu’il tient enfermé, qu’il retient, il n’aime pas le montrer, mais c’est là, je le sens, c’est passé dans sa main vite retirée, dans ses yeux, dans sa voix qui prononce ces diminutifs qu’il est seul à faire de mon prénom (E : 43-44). Il s’agit de répétitions qui révèlent presque une attitude maniaque lorsque, livrée à l’ennui, face à l’indifférence de sa mère, Natacha se charge de séparer les pages d’un livre: « d’abord le coupe-papier, tenu horizontalement, sépare […] puis il s’abaisse, se redresse, se glisse […] ainsi de suite, toujours de plus en plus vite » (E : 81). Si « une fois embarquée sur cette galère, il [lui est] impossible de la quitter » (Ibid. : 82), le vertige ou l’étourdissement qui se forment au fur et à mesure que le livre « devenu plus gros, gonfl[e] » (Ibid.) ne pourront disparaître que sous le contrôle de cette épaisseur que le « coupe-papier grisâtre » a permis : « je pourrai le refermer, le presser pour bien l’égaliser et en toute tranquillité le remettre à sa place » (Ibid.). Un jeu abrutissant qui recommence, à la veille de la séparation de sa mère. Sur le point de quitter la Russie et sa mère, pour rejoindre son père en France, c’est sur le bruit des roues que Natacha se met, dans sa détresse, à scander deux mots dans les deux langues : Par moments ma détresse s’apaise, je m’endors. Ou bien je m’amuse à scander sur le bruit des roues toujours les mêmes deux mots… venus sans doute des plaines ensoleillées que je voyais par la fenêtre… le mot français soleil et le même mot russe solntze où le l se prononce à peine, tantôt je dis sol-ntze, […] tantôt so-leil en étirant les lèvres, la langue effleurant à peine les dents. Et de nouveau sol-ntzte. Et de nouveau soleil. Un jeu abrutissant que je ne peux pas arrêter. Il s’arrête tout seul et les larmes coulent. (E : 107-108) Des mots russes et des mots français que la mère, contrariée par l’absence de sa fille qu’elle est venu voir, reprend de « sa froideur calme » (E : 257), avec « cette impression qu’elle donnait d’invincibilité » sans qu’il ait « plus moyen de l’atteindre » (Ibid.) et lance sur Natacha, scellant une fois pour toutes leur séparation définitive dans l’indifférence et le bonheur : Je regarde dans la lumière du soleil couchant son joli profil doré et rose et elle regarde devant elle de son regard dirigé au loin… et puis elle se tourne vers moi et elle me dit : 328 « C’est étrange, il y a des mots qui sont aussi beaux dans les deux langues… écoute comme il est beau en russe, le mot ‘gniev’ », et comme en français ‘courroux’ est beau… c’est difficile de dire lequel a plus de force, plus de noblesse… elle répète avec une sorte de bonheur ‘Gniev’… ‘Courroux’… elle écoute, elle hoche la tête… Dieu que c’est beau… et je réponds Oui. » (E : 257-258). Mais l’abrutissement et l’effondrement que lui cause la privation de sa mère cèdent à l’ivresse protectrice de l’école ou à l’excitation que lui procurent ses jeux d’enfant. Ainsi, par un retournement bénéfique, l’action répétitive devient une véritable palingénésie par laquelle Natacha semble recouvrer un certain bonheur ou apaisement. Elle saute « jusqu’au vinaigre » (E : 178) avec Lucienne Panhard, et efface l’ennui par les mouvements répétitifs et rapides qu’elle donne à la corde à sauter, elle triomphe de sa solitude, de son abandon. Et, si à l’école « des lois que tous doivent respecter [la] protègent » (E : 168), c’est dans l’exigence de l’orthographe qu’elle retrouve ce qui est à sa mesure (E : 169) : elle ne peut qu’admirer l’ « ingéniosité » de la maîtresse qui, pour son bien, lui enjoint d’écrire vingt fois « ‘je n’aperçois qu’un p au verbe apercevoir’ » (Ibid. : 169). Aussi, au-delà de la petite histoire, la séparation de la mère, qui déclenche le trouble intérieure de Natacha, n’est-elle dès lors qu’une nouvelle forme de figurer l’arrachement à cette matrice originaire et primitive propre à un monde calfeutré et doux ; rupture qui procure la distance douloureuse mais nécessaire à l’avènement des tropismes241 et que Nathalie Sarraute rend sous le crible du regard réfléchi et double. Ce regard, qui moule le focalisé, rend impossible l’image du visible du moment que la mise en forme s’effrite au gré du ressenti. La vision déformante qui cherche constamment l’envers des choses242 ne peut donc rendre qu’une perspective fragmentaire, fuyante, insaisissable dans son ensemble. Et puisqu’une double face est toujours à présager, la réalité montrée, en sursis, se défait constamment. C’est sans 241 Nous partageons l’avis d’Ann Jefferson pour qui: « Il faudrait se garder de voir dans ces prétendus souvenirs d’enfance une simple exposition des origines premières de tous les écrits de fiction de Nathalie Sarraute. Il n’a pas été besoin d’attendre Enfance pour comprendre que, chez Nathalie Sarraute, une écriture qui ne se rattache pas à l’expérience est vouée à l’extinction, ni que le sacrilège entraîne la souffrance, ni que les paroles se présentent parfois sous formes de paquets qu’il faut ouvrir pour y découvrir leur contenu de tropismes, ni que l’écrivain parle de soi, ni que le dialogue représente un moyen essentiel de l’expression littéraire, ni qu’il importe surtout en littérature de poursuivre la recherche des formes nouvelles. » (1996 : 1943) 242 Nous partageons à ce propos d’avis de Laurent Adert pour qui : « par de-là la symétrie et la réversibilité de la relation spéculaire se déclarent en fait une dissymétrie et une irréversibilité 329 doute sous cette perspective que Rachel Boué parle « d’un regard qui ne donne rien à voir » (1997 : 141-167). N’existant donc que dans et par le regard qui la conforme, toute réalité montrée n’a de sens que comme reflet visible de sensations intérieures instables. Livrés au travers d’images doubles et contradictoires, l’atmosphère, l’espace, les objets ou les personnages eux-mêmes, sont donc tributaires des fluctuations du regard qui les recrée. « La grisaille jaunâtre » (E : 111) de la gare du nord prend, « pour la première fois » (Ibid.) un air sinistre aux yeux de Natacha qui vient d’arriver à Paris après la séparation de sa mère ; dans l’appartement de la rue Marguerin, où l’enfant habitera désormais avec son père et sa belle mère Véra, « une lumière un peu sale, enfermée entre des rangées de petites maisons aux façades mornes » contraste avec l’appartement de sa mère à Paris, rue Flatters où Natacha se sentait protégée « enveloppée doucement dans la grisaille jaunâtre [des maisons qui] conduisaient aux amusements, à l’insouciance des jardins du Luxembourg » (E : 113) « lumineux, éclatant et vibrant » (E : 25) ou encore, « les arbres givrés et les pelouses couvertes d’une couche de glace luisant dans cette lumière argentée » (E : 69) de Pétersbourg. Enfance retrouve ainsi l’image proprement sarrautienne de l’indéfectible liée aux douceurs des attaches familières – familiales – qui permettent de calfeutrer les pulsions funestes ; la lumière éclatante devient une cloison étanche qui étouffe l’espace gris et sinistre de remuements intérieurs inquiétants. Tantôt le regard façonne l’éclat fallacieux des apparences – les beaux souvenirs d’enfance au près de sa mère, qui plongent Natacha dans une sorte de ravissement, ne sont qu’illusoires. Tantôt le regard s’ouvre aux zones ténébreuses et grises d’une prospection abyssale apte à évincer le simulacre. Aussi, le défaut de couleur ou de luminosité acquiert-il une inversion bénéfique du moment qu’il fait apparaître l’invisible. Le regard, qui fait grossir normalement dans le noir ou dans un milieu confus des mouvements fébriles, montre l’état pur de l’enfant dénué, abandonné à ses pulsions primitives, confronté à l’inconnu ou à l’indéterminé, au vide qui confine le sujet dans des régions inquiétantes, à l’écart de tout, aux prises avec ses peurs nocturnes que l’atmosphère sinistre renforce : fondamentales que la narration sous-conversationnelle signifie par le truchement d’une mise en scène de 330 J’ai beau me recroqueviller, me rouler en boule, me dissimuler tout entière sous mes couvertures, la peur, une peur comme je ne me rappelle pas en avoir connue depuis, se glisse vers moi, s’infiltre… C’est de là qu’elle vient… je n’ai pas besoin de regarder, je sens qu’elle est là partout… elle donne à cette lumière sa teinte verdâtre… c’est elle, cette allée d’arbres pointus, rigides et sombres, aux troncs livides… elle est cette procession de fantômes revêtus de longues robes blanches qui s’avancent en file lugubre vers des dalles grises… elle vacille dans les flammes des grands cierges blafards, qu’ils portent… elle s’épand tout autour, emplit ma chambre… Je voudrais m’échapper, mais je n’ai pas le courage de traverser l’espace imprégné d’elle, qui sépare mon lit de la porte. (E : 89) L’attrait pour l’interdit pousse souvent Natacha à flirter avec la mort, une mort aguichante pour rire ou pour jouer quand elle touche le poteau dangereux et qu’elle sent qu’elle est « morte, morte, morte [et que] la chose horrible, la plus horrible qui soit était dans ce poteau [qu’elle] est passée en [elle] » (E : 28). Ou encore, l’angoisse de la mort sous la sensation étouffante de ce qui, à son insu, lui est appliqué de force. Ainsi, sous l’effet de l’anesthésie et du masque qui lui est appliqué elle ressent « quelque chose d’atroce, d’asphyxiant qui se dégage : « m’étouffe, m’emplit les poumons, monte dans ma tête, mourir c’est ça, je meurs… » (E : 25-26). Le tourment obscur imprégné de mort qui nourrit l’activité prospectrice revient aussi dans cette scène où Natacha ira enterrer une grosse graine noire de pastèque : j’agite au-dessus de la terre ma baguette magique en prononçant des incantations faites de syllabes barbares et drôles que j’ai longtemps retenues et que je n’arrive plus à retrouver… Nous irons nous pencher sur cette tombe jusqu’au jour où enfin nous aurons peut-être la chance de voir sortir de terre une tendre pousse vivante… Au fond du puits vit sous sa carapace un monstre tout petit mais très méchant, sa piqûre est mortelle, s’il sort et s’avance dans l’allée on risque de ne pas le voir, sa couleur se confond avec celle du sable… (E : 34) L’anamorphose du regard qui permet à la narratrice de jouer, de transformer l’autre selon son caprice, montre jusqu’à quel point les liens de Natacha et de son entourage se tressent sur des rapports strictement scopiques. Toute image, passée au crible de son regard, s’avère déformée et déformante, et n’existe que par le regard qui s’y pose. Comme la transformation que Natacha fait subir à Pierre, le fils de Monsieur Laran, un ami de son père : la méprise intersubjective. Pour le dire autrement, les miroirs sont ici déformants » (1996 : 215). 331 Je sais bien qu’il devait être vêtu comme l’étaient les petits garçons de son âge, mais quand je le revois maintenant, je dois effacer le chapeau melon que je vois sur sa tête et le remplacer par un béret de matelot, je dois lui enlever le haut faux col blanc de son père, dénuder son cou, poser sur ses épaules au large col marin, transformer son pantalon en culotte courte… mais aucun de ces changements ne me permet de le transformer en petit garçon. C’est un vieux monsieur avec qui je me promène. Vieux et triste. (E : 139) Seuls quelques rares visages sont rapportés d’une forme univoque, mais il faut dire qu’ils sont associés à l’univers de douceur et de familiarité sécurisante auquel la narratrice se laisse parfois aller : du visage de l’oncle Gricha Chatounovski, le frère de sa mère chez qui elle est allée passer des vacances qui comptent parmi ses « beaux souvenirs d’enfance », Natacha ne retient qu’ « une impression de finesse, de douceur un peu triste… » (E : 34). Par contre, elle voit très bien sa tante telle qu’elle lui apparaissait quand « [elle] aimait regarder les boucles argentées de ses cheveux, son teint rose, se yeux […] les seuls yeux bleus […] avec une nuance vraiment violette. […] Il y a quelque chose dans son regard, dans son port de tête, qui lui donne un certain air […] altier » (E : 34). De Kolia, le mari de sa mère, dans l’insouciance de l’appartement de la rue Flatters, il lui est resté la douceur. Or, à force de regarder circuler le courant de bienveillance que le regard de Kolia projette Natacha elle-même s’imprègne de cette sensation qui se répercute, se réfléchit sur elle : Je sentais se dégageant de Kolia, de ses joues arrondies, de ses yeux myopes, de ses mains potelées, une douceur, une bonhomie… J’aimais l’air d’admiration, presque d’adoration qu’il avait parfois quand il regardait maman, le regard bienveillant qu’il posait sur moi, son rire si facile à faire sourdre. [….] Ce qui passait entre Kolia et maman, ce courant chaud, ce rayonnement, j’en recevais, moi aussi comme des ondes… (E : 73) Dans l’écriture d’une lettre que Natacha reçoit après la mort de son oncle Iacha, le frère de son père, c’est encore son regard sur elle qui lui revient : Il me regarde… ses yeux ressemblent beaucoup à ceux de papa, mais ils sont moins perçants, plus doux… de son visage étroit et pâle, de ses gestes coule sur moi une douceur tendre… (E : 153) 332 Regard de bienveillance de sa maîtresse qui l’a invitée à faire ses devoirs chez elle ; sa maîtresse dont « le visage […] est une tache rose sous l’épaisse couche argentée de ses cheveux […] de son regard qui parfois, lorsque [Natacha] relève la tête, se pose sur elle avec toujours cette attention discrète […] assez éloigné[e] mais pas trop […] à la juste distance… les bornes de la simple bienveillance… » (E. 241). Aussi, l’image mouvante de la mère de Véra, s’oppose à celle d’Adèle engagée par Véra pour prendre soin de Lili, sa demi-sœur. Alors que cette « babouchka » que Natacha appelle grandmère en français « n’a pourtant rien de ce qui rend exquises les grand-mères » (E : 226) : Mais ses cheveux sont d’un jaune terne, ses yeux ne sont pas pareils à de l’émail bleu, ils sont d’un vert jaunâtre un peu déteint, elle a un grand visage blafard, d’assez gros traits… il est impossible de la modeler en une mignonne statuette bleue et rose de grand-mère de conte de fées… impossible de la figer… il y a quelque chose de vif qui se tend aussitôt vers ce qu’on lui présente… (E : 227) Au contraire, chez Adèle : Son visage est ridé et grisâtre, ses cheveux rassemblés sur sa nuque en un petit chignon sont grisonnants, elle est vêtue comme toujours d’une longue robe grise, son nez est courbé comme un bec, un coin de sa paupière fripée retombe sur son œil… comme chez certains oiseaux de proie… mais elle n’a pas cet air redoutable […] je n’ai jamais décelé chez elle rien de méchant… ni rien de bon, on dirait qu’elle ne peut pas éprouver ce sentiment. […] elle fixe de ses petits yeux noirs et brillants, complètement inexpressifs. (E : 159-160) Si ces femmes sont les deux versants de l’attention portée à l’enfant, à leur contact Natacha se plie aux gestes indifférents d’Adèle, ou alors elle plonge dans les rites chaleureux de la grand-mère. Natacha, suit en effet, « des gestes qui ne […] semblaient pas être bien différents de ceux qu’exige la politesse… la main plongée rapidement dans le bénitier, l’automatique signe de croix, la brève esquisse de génuflexion en passant devant l’autel » comme on dit « au revoir Madame en sortant d’une boutique » (E : 234). Par contre, lorsqu’elle accompagne la grand-mère à l’église les jours de fête « pour prendre part à des rites qu’elle aimait, pour retrouver sa Russie, s’y replonger » (E : 235) Natacha s’y submergeait avec elle et retrouvait : « la chaleur, la lumière d’innombrables cierges […] une ferveur répandue sur tout et en moi comme une exaltation très douce et calme que j’avais déjà ressentie… était-ce à Pétersbourg ou encore avant, à Ivanovo… (Ibid.). Il s’avère donc impossible de porter un regard sur 333 l’autre sans se laisser prendre dans ce qui est donné à voir, car en effet, le regard, chez Nathalie Sarraute, reste inévitablement dépendant du monde voyant. Voir avec l’autre ce que l’autre voit, c’est déjà se couler dans la vision autre, dans les gestes de l’autre : l’automatisme d’Adèle ou l’enthousiasme de la grand-mère gagnent inévitablement Natacha. Mais le détachement d’Adèle ou le dévouement de la grand-mère sont inséparables du regard de la narratrice qui forme ou déforme les traits. Aussi, le regard de la narratrice attaché à un balancement d’images antithétiques, ne livre-t-il les identités que sous des formes contradictoires qui neutralisent les portraits. La dureté et la violence contenue ou le caractère acerbe de Véra, sa belle mère, s’estompe lorsque celle-ci récupère la gaieté propre à sa jeunesse ou un certain air démuni. Véra est cette « jeune femme […] déguisée en jeune homme » (E : 64) qui fait rire et danser Natacha rue Boissonade. Gaieté et insouciance qui disparaissent lorsque « ses yeux d’un bleu très pâle deviennent comme transparents et dedans une petite flamme s’allume… [et qu’] il y a dans son regard fixe quelque chose d’obstiné, d’implacable qui fait penser au regard d’un tigre » (E : 144). Ce sont ces yeux de panthères ou de tigres que la narratrice se rappelle lorsque « la fureur [de Véra] devenait plus grande, [qu’elle] soufflait, l’air menaçant, à travers ses dents serrées, [une fureur dirigée] contre quelque chose qui était au-delà d’elle… c’est sur cela que Véra fixait ce regard obstiné, implacable… sur un destin qu’elle voulait vaincre à tout prix » (E : 145). La bravoure de Véra, la dureté envers elle-même, « quand elle était infirmière volontaire pendant la guerre entre la Russie et le Japon » (E : 200) s’oppose d’une façon frappante à cet être démuni que Natacha découvre : Je perçois un bruit étrange… ça ne ressemble à rien de ce que j’ai jamais entendu… c’est comme des plaintes, comme des geignements… ou peut-être des sanglots retenus… mais il y a là quelque chose de si démuni, d’innocent… c’est comme une détresse, un désespoir d’enfant qui s’échappe de lui, il ne peut pas le retenir, ça s’arrache du fond de son âme… l’entendre seulement fait mal… J’ouvre la porte, la lumière est allumée, Véra est couchée dans son lit, tournée vers le mur, enfoncée jusqu’aux oreilles dans ses draps, on ne voit dépasser que ses cheveux châtains aplatis pour la nuit et réunis dans sa nuque en une natte qui lui donne l’air d’une petite fille… […] je vois son visage violacé, détrempé, gonflé, un visage de gros bébé… […] je soulève un coin du drap, j’essuie son visage, je caresse sa tête soyeuse et douce, toute tiède… et peu à peu elle s’apaise…. Toujours sans se retourner, elle sort une main, elle la pose sur la mienne, elle serre mes doigts… (E : 202-203) 334 Moments de faiblesse mais de tendresse également. Des moments exceptionnels de répit où Véra abandonne son attitude dure, froide et butée envers Natacha ; l’enfant suit d’un regard attentif les gestes de Véra lorsqu’elle roule des cigarettes envoyées de Russie pour le père et participe même de ce rituel qui les rapproche l’une l’autre pour un moment (E : 151-152). Ou encore, sous le regard de Natacha, Véra, reliant les livres d’école de papier bleu marine a son air jeune, animé : elle paraît mieux aimer cela qu’emplir des cigarettes... ce que j’éprouve en l’observant ressemble à mon excitation joyeuse quand je regardais comme on découpait, enroulait, collait, peignait, attachait avec des fils d’or, entourait de rubans ce qui allait orner l’arbre de Noël. (E : 163) Si aucun caractère fixe, net et arrêté ne distingue les êtres au profil équivoque, leur singularité s’affirme toutefois. L’essence fondamentalement mouvante de Véra mais surtout du père et de la mère naît donc du paradoxe intrinsèque qui les conforme. Le père, qui devant les amis se détend, s’anime, s’amuse et aime amuser, « si spirituel, si intelligent » (E : 194) mais qui quand quelqu’un lui déplaît, ne peut s’empêcher de se moquer de lui, laisse transparaître sa cruauté, sous le regard de Natacha. Cette transformation est aussitôt contrecarrée par un regard distinct, celui de Monsieur Ivanov qui semble considérer « ces élans irrépressibles [du père] comme une grande personne regarde les ébats d’un enfant parfois un peu trop turbulent qui s’amuse, qui s’échauffe » (E : 198). Ainsi, alors que Monsieur Ivanov sait que son ami, Ilya Evseitch, a un bon fond, Natacha se sent atteinte par la violence de son père : Ses yeux sombres pétillent, ses dents blanches luisent, sa verve, son esprit sont une lame étincelante qui tranche… parfois dans le vif… parfois il me semble que c’est en moi aussi qu’elle atteint… c’est pourtant dans quelqu’un d’autre, que je connais à peine ou pas du tout qu’elle s’enfonce… mais je sens en moi son glissement froid…j’ai un peu mal, un peu peur… (E : 197) Ce père impitoyable et froid mais réservé et tendre à la fois, ne cesse de passer, aux yeux de sa fille, d’un état à un autre. Et c’est par son regard mouvant et flexible qu’il jouit tout de même, chez elle, d’estime puisqu’elle sait aussi bien que Monsieur Ivanov que : 335 si celui dont [le] père vient de faire un si impitoyable portrait venait lui demander de l’aide, il oublierait d’un coup comment il le voyait, il ne verrait devant lui qu’un pauvre homme dans le besoin, il ne lui refuserait pas, il ne peut pas refuser… (E : 198) Alors que le regard changeant du père fait de lui un être juste et droit, les traits informes rehaussent les qualités de la mère. L’émerveillement de l’enfant face à la poupée de coiffeur au visage « lisse et rose… lumineux… comme éclairé au-dedans… et aussi la courbe fière des narines, de ses lèvres dont les coins se relèvent… » (E : 91) fléchit ainsi sous l’incomparable beauté de la mère qui ressort par ses traits « comme fondus » (E : 93) et par la forme de ses yeux « un petit peu inégale » (Ibid.), « la courbe de sa paupière légèrement bombée » (Ibid.). Mais, si Natacha « la trouvai[t] délicieuse à regarder [sous] cet air de candeur et de pureté » (Ibid.), il lui était difficile de préciser sa nature révélée dans « son regard assez étrange… fermé et dur parfois et parfois vif, naïf… Souvent comme absent » (E : 94). Se reconnaissant elle même dans l’informe, Natacha a un plus grand penchant pour les vieilles poupées de son dont elle peut traiter comme elle veut le corps « un peu flasques, désarticulés, les serrer, les tripoter, les lancer… » (E : 49) plutôt que pour cette belle poupée « toute dure, trop lisse, [qui fait] toujours les mêmes mouvements, et [qu’on ne peut] faire bouger qu’en soulevant et en abaissant de la même façon ses jambes et ses bras légèrement repliés, articulés à son corps raide » (Ibid.). Pourtant son attachement est pour son ours en peluche Michka qui lui est « vraiment proche […] soyeux, tiède, doux, mou, tout imprégné de familiarité tendre » (Ibid.). La narratrice n’hésite pas à admettre l’attrait pour le monde calfeutré et doux où elle tente de ne pas sombrer. Mais son esthétique du flou portée sur l’indistinct et le mouvant semble surtout tirer son origine de l’héritage parental. C’est bien le « pouvoir de suggestion » (E : 92) de sa mère qui fait naître chez elle « ce malaise, cette gêne… » (Ibid.) liés au concept de beauté alors que contemplant la poupée du coiffeur, l’idée « Elle est plus belle que maman » (E : 92) prend forme. Or, si sa mère lui apparaissait « loin de toute comparaison possible [et qu’] aucune critique, aucune louange ne semblait pouvoir se poser sur elle » (E : 93), pour Natacha elle-même rien ne peut dépasser le numéro un inscrit sur son devoir de classe : 336 Le numéro un marque pour moi un absolu. Quelque chose à quoi rien n’est supérieur. Peu importe où. J’ai l’illusion que c’est hors comparaison. Il n’est pas possible que ce que j’ai fait tienne après ce qu’a fait quelqu’un d’autre. (E : 217) Le besoin de se sentir unique, hors de toute mesure qui provoque le regard de mécontentement chez la mère et qui fait surgir ses paroles « Un enfant qui aime sa mère trouve que personne n’est plus beau qu’elle » (E : 95), pousse Natacha a « sortir de son cartable l’ignominieuse copie, [à la] piétiner, à la déchirer, et à la jeter dans le bassin de la place Médicis » (E : 217) alors que pour la première fois sa version latine n’était pas la meilleure. Comme son père, Natacha devient un être en fuite qui se hâte de quitter l’univers contraignant du foyer où règne sa belle-mère et sa petite sœur Lilli, pour se réfugier dans le monde de l’école, « un monde aux confins tracés avec une grande précision, un monde solide, partout visible… juste à [sa] mesure » (E : 242) : Chaque matin à heure fixe, avant de refermer derrière lui la porte d’entrée, mon père disait à la cantonade : « Je suis parti » Pas « Je pars », mais « Je suis parti »… comme s’il craignait d’être retenu, comme s’il voulait être déjà loin d’ici, là-bas, dans son autre vie… Et moi, je m’élançais au-dehors avec la même impatience… - Mais tu ne te comparais pas avec lui… - Je ne me comparais à personne. J’essaie seulement de retrouver à travers ce que je percevais en lui ce qui se passait en moi quand mon cartable au bout de mon bras je dévalais l’escalier, courais vers l’école. […] qui me donnait dès l’entrée le sentiment, le pressentiment d’une vie… […] Une autre vie. Aucune comparaison entre ma vie restée là-bas, dehors, et cette vie toute neuve… (E : 165-166) Face à ces rapports de filiation nous nous gardons bien toutefois, comme le recommande Ann Jefferson, « de voir dans ces prétendus souvenirs d’enfance une simple exposition des origines premières de tous les écrits de fiction de Nathalie Sarraute » (Jefferson, 1996 : 1943). C’est bien le regard de la narratrice sur son enfance qui procure l’anamorphose des souvenirs attachée à ses propres sensations, à partir du présent de l’énonciation. Aussi, Enfance fait-elle « très nettement ressortir – et d’une manière particulièrement féconde – les deux versants de sa création : une forte cohérence interne qui s’allie cependant à une capacité apparemment inépuisable d’innovation » (Ibid.). 337 338 5.1.3. Tu ne t’aimes pas: un regard couplé. Le moi, aux prises avec lui-même dans un regard couplé et réfléchi243, s’engage à revoir sa propre image, celle qu’il a exhibée devant les autres, alors qu’il s’est montré à travers « le cours des mots qui coulaient de [lui] vers eux, qu’ils absorbaient, un philtre qui faisait apparaître devant eux une de ces images » (TTP : 10). C’est « ce personnage […], un pitre, un clown grotesque… gaffeur comme pas un et craintif avec ça, sans défense… » (TTP : 11) qu’il a présenté au dehors, une forme qui a attiré sur lui les mots « vous ne vous aimez pas ». Mais, quand revenu à lui, dans son for intérieur, sa conduite passe sous le crible de son double, le sujet de conscience se fond dans la masse qui le constitue et ne se reconnaît plus : « une énorme masse mouvante… où il y a de tout… où tant de choses dissemblables s’entrechoquent, se détruisent… » (TTP : 16) ; une masse incapable de s’aimer ou de se détester du moment que ces images ne restent jamais figées assez longtemps pour être contemplées. La prospection intérieure dévoile ainsi un tiraillement qui confronte le moi donneur de sang et son double. Le premier, est souvent enclin à se livrer au regard extérieur au risque d’être confiné dans une forme artificielle, alors que son double, le moi « démolisseur » (TTP : 15), notre « dénicheur, notre détective » (Ibid. : 24) ou encore, « nos chercheurs [qui] aussitôt fouillent partout, rapportent » (TTP : 44) sont toujours prêts à déformer et à détruire les images qui pourraient se poser sur lui : – « Vous ne vous aimez pas ». Mais comment ça ? Comment est-ce possible ? Vous ne vous aimez pas ? Qui n’aime pas qui ? – Toi, bien sûr… c’est un vous de politesse, un vous qui ne s’adressait qu’à toi. – À moi ? Moi seul ? Pas à vous tous qui êtes moi… et nous sommes un si grand nombre… ‘une personnalité complexe’… comme toutes les autres… Alors qui doit aimer qui dans tout ça ? – Mais ils te l’ont dit : Tu ne t’aimes pas. Toi… Toi qui t’es montré à eux, toi qui t’es proposé, tu as voulu être de service… tu t’es avancé vers eux… comme si tu n’étais pas seulement une de nos incarnations possibles, une de nos virtualités… tu t’es séparé de nous, tu t’es mis en avant comme notre unique représentant… tu as dit « je »… – Chacun de nous le fait à chaque instant. Comment faire autrement ? Chaque fois que l’un de nous se montre au-dehors, il se désigne par « je », par 2moi »… comme s’il était seul, comme si vous n’existiez pas… – Alors de quoi est-ce que tu t’étonnes… Qui moi ? Qui n’aime pas qui ? Mais moi, qu’est-ce que je suis ? Mais je ne suis que l’un d’entre nous, une parcelle… On dirait que d’être pris pour nous tous t’arrive pour la première fois… (TTP : 9-10) 243 À identifier au regard couplé réfléchi (2’) sur le schéma au point 5 de la présente thèse. 339 Tu ne t’aimes pas s’érige dès lors sur cette altérité scopique où la focalisation sujet finit par éclater en une perspective réfléchie et fragmentée que véhicule la voix plurielle du sujet de conscience. Identifié à un regard divers et changeant, celui-ci cible autant sa propre conduite que celle des autres. Le résultat est un réseau poly-scopique intimement lié à l’échange polyphonique déployé par le sujet de conscience qui cherche constamment à éviter le carcan : – Ils s’aiment véritablement ? Ce qui s’appelle s’aimer ? Mais comment font-ils donc ? – C’est très simple. Ils sentent que tous les éléments dont ils sont composés sont indissolublement soudés, tous sans distinction… les charmants et les laids, les méchants et les bons, et cet ensemble compact qu’ils appellent « je » ou « moi » possède cette faculté de se dédoubler, de se regarder du dehors et ce qu’il voit, ce « je », il l’aime. Exactement comme cela nous arrive quand nous regardons les autres, ceux qui ne sont pas nous – et que nous les aimons… Eux, ils s’aiment aussi eux-mêmes… […] – Mais ne croyez-vous pas qu’ils ont surtout été aidés… on a posé sur eux, depuis leur enfance, des regards d’amour, d’admiration… ils se voyaient reflétés, nous n’arrivons pas à nous voir en elles… – Oui, toi le démolisseur… tu as toujours envie de les déformer, ces images, de les détruire… de les empêcher de se coller sur nous, d’adhérer partout… – Mais le plus souvent, tu n’as même pas besoin d’intervenir, elles glissent sur nous, elles n’adhèrent pas, tout ce qui remue en nous les fait bouger, elles ne peuvent pas se fixer. – C’est là toute la question. Comment fait-on pour qu’une image de nous-même colle à nous partout, prenne forme, reste figée assez longtemps… – Oui, pour que nous puissions la contempler… – Une belle image… […] – Qui ne se transformerait pas en une énorme masse mouvante… où il y a de tout… où tant de choses dissemblables s’entrechoquent, se détruisent… – Tâchons de nous rappeler… (TTP : 14-16) L’intervention constante du double démultiplié concourt ainsi à dépister les faux-semblants, à corriger les égarements où se produit l’exposition de soi face aux autres, afin d’éviter les modèles, « stocks et réserves [à usage commun, près desquels] on a l’impression de se rétrécir, d’étouffer » (TTP : 73). Et s’il s’acharne à faire revoir « cette forme que [le moi a] fait lever en eux… une de celles auxquelles ils sont habitués, d’une simplicité toute classique » (TTP : 11), ce n’est que pour tenter d’empêcher de la leur présenter à l’avenir. Mais ramener le sujet de conscience à sa nature polymorphe et insaisissable, le pousser à revenir à lui après une incursion au340 dehors n’est pas sans conséquence. En effet, les mots « Vous ne vous aimez pas » accolés au reflet étriqué du moi se répercutent dans le for intérieur et envahissent le sujet dans toutes ces parcelles. Là encore, comme toujours chez Nathalie Sarraute, regarder comporte le risque de se laisser prendre dans la vision extérieure qui s’impose : – Très étonnant… nous n’avions encore jamais aperçu ça… nous ne nous en serions jamais doutés, il a fallu que tu fasses cette sortie pour que ça nous apparaisse pour la première fois : ce « vous ne vous aimez pas » qui ne s’adressait qu’à toi qui te produisait devant eux, toi qu’ils voyaient, c’est à nous qu’il doit s’appliquer, oui, à nous, parfaitement, à nous dont tu fais partie, à nous qui t’avons laissé t’exhiber, à nous qui étions là avec toi : nous ne nous aimons pas… (TTP: 12) Toutefois, la faculté de se dédoubler n’est pas l’apanage de ceux qui éprouvent « ce genre de perte du sentiment du moi » (TTP : 18), de ceux qui ne s’aiment pas. Elle apparaît également chez ceux qui du dehors se voient et qui, prenant plaisir à se contempler, s’aiment. Si le regard sur soi procure satisfaction, celle-ci ne peut provenir effectivement que de la distance nécessaire à cette opération de mise en forme où le sujet regardant se reconnaît. Or, il s’avère que ceux qui ne s’aiment pas, sont capables de se regarder à leur tour du dehors. Mais, chez eux, cette distanciation ne fait que renforcer leur effacement bénéfique : - Il y a pourtant des moments où certains d’entre nous vont faire au-dehors une petite exploration et de là, en se plaçant à distance, ils s’examinent… et ce qu’ils voient leur plaît… - Mais ils n’ont pas le temps de se mettre à s’aimer… aussitôt rentrés chez nous, ils se reperdent parmi nous, ils se fondent dans la masse… - Et cette masse, comment peut-elle s’aimer ? ni d’ailleurs se détester ?... C’est vraiment difficile à comprendre […] - Ceux qui s’aiment ont une grande chance… Mais ce n’est pas une chance… c’est ce qu’ils nous diraient… c’est un état naturel, ils s’aiment sans même y penser, ils s’aiment comme on respire… sinon comment peut-on vivre ? - Oui, en effet, comment ? - Eh bien, comme nous vivons. Pas si mal, après tout… nous nous débrouillons… (TTP : 13) La prospection révèle deux mécanismes du regard qui conforment donc des visions réfléchies opposées. Si la vision du dehors, permet au sujet regardant de se reconnaître dans une certaine classe. Tourné sur lui-même, « celui qui s’aime », sent qu’il est « un tout très compact et uni, doté de telles ou telles qualités et, bien sûr de 341 défauts… mais formant un ensemble… nettement délimité, que vous pouvez regardez du dehors… enfin que vous pouvez projeter devant vous » (TTP : 17). Pour celui-ci, la vision intérieure s’avère impossible du moment qu’elle n’arrive pas à dépasser le poncif. Il reste ainsi limité tout au plus à « deux êtres contradictoires » (Ibid.) aussi conformes au modèle que Dr Jekyll et Mr Hyde, des personnages complètement standard. Alors que quand « celui qui ne s’aime pas » s’observe, que identifié à « l’univers entier, [à] toutes les virtualités, [à] tous les possibles » (Ibid.), il ne voit aucune forme, aucun modèle car « l’œil ne le perçoit pas, ça s’étend à l’infini » (Ibid.). Il en ressort une hypertrophie du moi qui fait du sujet de conscience un sujet éclaté qui ne se livre que dans sa disparité. Confronté à cette « perte du sentiment du moi » (TTP : 18), s’écarte, se referme, paraît « effrayé » (Ibid.). Car, le danger pour lui n’est-il pas justement l’action captivante du regard qui risque d’entraîner toujours de vous entraîner dans le camp contraire ? L’impossibilité de voir ne serait alors que le refus de voir. C’est bien ce fiasco, ce contact manqué qui porte le sujet de conscience à prospecter à partir de sa vision plurielle les cas, ces modèles où se retrouvent « ceux qui s’aiment » : – Chez beaucoup d’entre eux cet amour ne se voit pas au-dehors… ils ont l’air d’être comme nous, bien qu’ils soient si différents… en tout cas sur ce point, puisque nous sommes l’exception. – Il faudrait faire apparaître devant nous ceux chez qui ça se montre. Des modèles il y en a… – Celui-ci, regardez… il a, comme on dit, le physique de l’emploi. Rose et rond. Joufflu et comme tout gonflé… - Non, pas lui. Il est ‘trop beau pour être vrai’… Trop grossier. Une poupée de cire peinte qui représente la satisfaction de soi. Ce n’est pas lui qu’il nous faut… - Mais alors qui ? - Il faut attendre… rester à l’affût… Ne pas se laisser distraire… que tous tant que nous sommes se tiennent prêts… (TTP : 19) Tu ne t’aimes pas s’avère être une nouvelle tentative de « faire reconnaître ce qui ne peut pas être reconnu » (TTP : 203) ; un nouveau défi lancé au lecteur, une invitation à évincer toute fixité : « Qui pourra le percevoir, ce que nous entendons… ce sifflement que produira en s’échappant de toutes parts son amour de soi ? » (TTP : 204) 342 5.1.4. Ici: un regard couplé. Le sujet de conscience se plie à la fascination de ces mouvements par lesquels les mots tentent d’occuper une place, de combler un vide, un manque ou un silence. Or, regarder, s’engager à suivre ce mouvement, c’est déjà y pénétrer, se laisser envahir, disparaître sous l’effet incantatoire que l’action du regard projette : « C’est le moment où il faut éviter de regarder de ce côté, ne plus la voir, cette béance… laisser revenir au premier plan, tout occuper […] c’est comme un refrain lointain… c’est une chanson… c’est un dicton… ce sont des paroles prononcées au cours d’une cérémonie, d’un rite… des paroles rituelles… et puis ça balaie tout ici, ça emplit tout… « (I : 13). Si le sujet de conscience désincarné est ainsi happé par l’espace de résonance qui s’ouvre à lui, il ne disparaît pas pour autant. Il devient une oreille propice, un regard capturé et perméable qui se laisse traverser par d’anciennes résurgences, d’anciens mouvements, parcourus au cours d’autres romans, qui reviennent occuper l’espace de l’écriture Ici, un espace qui appartient déjà au lecteur, espace familier et renouvelé à la fois. L’éponge n’est pas jetée pour autant, les sens restent en alerte sous la vigilance de « l’inspecteur indifférent, insensible [qui] se tient sur le seuil, il attend… […] il l’aura la pièce exigée (I : 17-18). Le soupçon n’a donc pas déserté. Les mots, rôdant dans le déambulatoire conversationnel, sont soumis au crible du regard soupçonneux. Mais cette mouvance est livrée dans l’action même qui la fait surgir. C’est sur le regard en action qu’il faut donc se reporter : les regard en relais ou les regards en expansion y sont encadrés, ils n’ont de sens que par l’action scopique qui les fait apparaître Ici – l’espace ductile où les mots opèrent leurs effets. 343 344 5.1.5. Ouvrez: un regard couplé. Du moment que tout tourne autour du mouvement que déclenche le regard attaché aux platitudes des échanges quotidiens, la focalisation est toujours au moins double chez Nathalie Sarraute. Un interlocuteur est donc systématiquement interpellé. Par son titre, le roman est, en effet, autant un appel, une volonté de contact qu’un ordre qui enjoint le lecteur à ouvrir, c’est-à-dire, à s’offrir une voie d’accès vers l’autre et à la fois à devenir accessible ; à se laisser pénétrer mais surtout à traverser les parois de l’interdit ; à dégager ce qui est enfermé, à mettre en communication, à faire circuler. De ce fait, Ouvrez, fixe une fois encore ce lien, cette complicité nécessaire, à la lecture des romans sarrautiens. Mais la collaboration qu’exige la prospection requise, se situe dès les premières pages au cœur même du circuit langagier. Adhérant aux mots eux-mêmes ou les mots adhérant à lui, le sujet de conscience ne se laisse plus voir que comme cette masse mouvante qui s’épand et occupe l’espace intérieur élargi, grossi, dilaté démesurément au point que seuls les mots y ont leur place : - Ça y est, la paroi est dressée… - Et nous, comme de juste, repoussés de ce côté. Plus moyen de sortir. - Forcément nous ne sommes pas sortables. Alors dès qu’il vient du monde… - Ce n’est pas comme eux autres, de l’autre côté, eux au contraire, il faut qu’ils restent. Ils sont si sages si bien disciplinés… - Et adroits… On peut compter sur eux. - Pas comme nous, des vrais chiens fous. - Il n’y a qu’à patienter. Heureusement qu’on peut voir à travers. Ça fait passer le temps. - Et il faut dire que ce qu’on voit, ça peut-être par moment assez drôle… (O : 13) Dans un premier moment, l’incipit révèle ainsi stratégie narrative semblable à celle de Tu ne t’aimes pas. Il est prévisible d’avancer dès les premières pages un retour sur cette opposition foncière qui place le « nous » face au « eux ». Mais, cette fois, par l’entremise du « on » inaugural – nous et vous –, c’est dans le regard en expansion que se situe le dernier roman de Nathalie Sarraute. 345 346 5.2. Focalisation sujet déléguée : regard en relais. 5.2.1. L’usage de la parole : regard en relais. Le but de la quête sarrautienne étant d’épouser les regards pour mieux suivre l’action des mots, il s’agit bien de revoir les paroles, leurs effets, de reconstituer les circonstances de leur apparition, d’observer le cours de la conversation du dedans : Ici il faut nous arrêter… Il nous faut constater que toutes les conditions sont réunies pour qu’il soit permis de penser que nous sommes en présence de la rencontre de deux amis… Mais […] Où sont-ils ces amis ? Où sommes-nous avec eux ? Nous nous trouvons à l’intérieur de ce monument qui porte gravé sur son fronton… disons « en lettres d’or » pour souligner son caractère éminemment respectable, imposant… qui porte donc gravé en lettres d’or au-dessus de l’entrée son nom : Amitié. (UP : 26-27) Lorsque la focalisation sujet se livre finalement par délégation, le narrateur s’identifie au parleur par une vision avec244. Ils s’avèrent être tous deux des sujets percepteurs et, à la fois, des sujets de conscience hypersensibles, écorchés vifs enclins aux soupçons, prêts à découvrir les faux-semblants. Si, pour ce faire, le narrateurfocalisateur aspire à une rupture du familier, il y parvient par l’entremise de ce parleur gagné par ces moments d’absence passagers – moments de rupture où l’on prend ses distances par rapport à l’autre. C’est cette solidarité des regards que le paragraphe suivant rend explicite du moment que ce « où sommes nous avec eux ? »245 devient un « où suis-je ? » : Et d’un seul coup… le coup de pioche perçant la paroi d’une galerie de mine bloquée… l’air, la lumière se répandant… il reprend connaissance, il se dresse, il regarde… Que s’est-il passé ? Que m’est-il arrivé ? Où suis-je ?... la petite salle familière d’un restaurant s’est étirée, elle est devenue immense, elle s’est recouverte d’un épais tapis, et tout au bout de la table est assis, chamarré de décorations, m’observant, tandis que vers lui je m’avance portant les présents que je lui rapporte du monde entier…cela et encore cela… l’accepterez-vous ? […] daignez le regarder… et puis tout à coup se rétrécit, revient aux dimensions de la salle de restaurant où derrière la table étroite en face de moi, sur la chaise qu’il occupe modestement, m’ayant comme toujours cédé la meilleure place… mon ami me regarde un peu surpris… j’ai dû avoir « un moment 244 245 Le terme de Jean Pouillon (1946) nous semble ici bien s’ajuster à la position du sujet de la perception. Cf. supra. 347 d’absence », mais c’est passé… mais ce n’était rien… et le voilà rassuré… le voilà qui rit, il n’y a rien que j’aime autant que d’entendre son rire, un rire si contagieux, il me fait rire, moi aussi, jusqu’aux larmes. (UP : 27-28) Si les interlocuteurs ciblés deviennent donc des sujets regardants tournés vers autrui, c’est bien parce que la conversation est systématiquement doublée de cet échange scopique où chacun est pris dans l’image que l’autre se fait de lui : Qu’a-t-elle pu voir apparaître et s’avancer vers elle de l’autre bout de la rue ? Comment peut-il le savoir, celui qui subitement comme elle se sent « vu » ? Comment peut-il faire sur lui-même le découpage, donner lui-même une forme à cet infini, ce tout, ce plein, ce vide, ce rien… à soi seul un monde… le monde entier… où vient de s’insérer, repoussant tout le reste, occupant tout l’espace cette image de vieille demoiselle sortie d’un vieux roman ? D’elle quelque chose se dégage… comme un fluide… comme des rayons… il sent que sous leur effet il subit une opération par laquelle il est mis en forme, qui lui donne un corps, un sexe, un âge, l’affuble d’un signe comme une formule mathématique résumant un long développement… […] Il cherche vaguement à l’aveugle à s’y conformer… son bras se lève, soulève son chapeau, son dos se voûte davantage ou bien se redresse… son pas se fait plus traînant ou bien se raffermit… un sourire s’étire… sur quel visage ? comment peut-il se le représenter ? il est si différent sur chaque photographie, dans chaque glace… ce qu’il faut, ce qui importe, c’est que de ce visage se dégage de la sympathie […] que de ces lèvres sortent des mots qui vont… mais les voici, ils sont faciles à trouver, il y en a tout un stock commun, amassé pour cet usage, toujours à la disposition de chacun, où chacun maintenant puise, où il saisit, envoie à l’autre des mots qui d’un seul coup vont les placer tous les deux, les implanter solidement sur la terre ferme, […] où ils sont sûrs de se retrouver, parfaitement identiques, entièrement solidaires devant un sort commun : le temps qu’il fait en ce moment. Voilà, je les prends, saisissez-les, je vous les tends… […] tendre la main, sourire, tout attiédis, gorgés, tout rassurés, s’en aller chacun de son côté… et redevenir sans même sentir comme se fait, en sens inverse l’opération, la mue, ce qu’on était avant… ce tout… ce rien.. (UP : 86-90) L’image de l’interlocuteur se conforme autant au regard qu’aux mots qui lui sont adressés. Sous cette perspective, le regard devient bien une opération de mise en forme du moment que celui qui est vu se plie à l’image attribuée : Le regard de l’autre scrute celui qui, un sourire fautif, aguicheur, posé de travers sur son visage, piteusement s’efforce… Mais à quoi bon ? le mot « esthétique » est identique sur toutes ses faces … à quoi bon essayer de dissimuler l’une d’elles […] Ce mot « esthétique » est sorti comme la pustule fatidique qui permet de déceler… il est apparu comme le tatouage révélant l’appartenance […] Sous l’effet de ces paroles, comme une image, photographique sous l’action d’un révélateur, l’autre apparaît : un personnage d’une parfaite netteté qu’un seul coup d’œil circonscrit, englobe tout entier : c’est une vieille demoiselle très sur son quant-à-soi, froide et digne. Son regard fermé, rigide, repousse, remet à sa place… qui donc ?... le malotru ? l’insolent ? le maladroit ? le 348 prétentieux ? le présomptueux ?... « Oui, ce manque partout de sens esthétique… » les paroles qu’elle a relevées sans effort et qu’elle avance devant elle comme pour le faire reculer davantage, le chasser, appuient sur lui leurs pointes… « en effet, c’est bien navrant. Au revoir Monsieur ». (UP : 93) Dans le face à face, exposé au regard de l’autre, toute assimilation frappe le sujet de conscience de nullité. Abandonné à l’image réductrice que l’autre plaque sur lui, pris dans les mots que l’autre lui envoie, incapable de rendre la pareille, il perd ses traits labiles et reste borné à une simple composition : Il ne peut pas bouger, il est comme ligoté… […] c’est qu’il est pris dans le fil de la conversation ou plutôt que ce fil autour de lui s’enroule, le tient enfermé… il regarde ces mots qui sont là, tout près… mais il faut pour les atteindre, pour s’en emparer rompre ce fil, le déchirer et arrachant tout, bondissant au-dehors lancer, déclenchant la lumière aveuglante, le fracas : Ne me dites pas « mon petit »… et il n’en a pas la force, le lien qui l’enserre est trop solide, trop bien noué, il fait quelques mouvements pour se dégager, il tressaute faiblement et puis il renonce, il fait semblant… Mais le voici qui bouge, s’agite doucement… est-ce pour faire une nouvelle tentative ?... c’est un peu tard, il a laissé passé le moment… […] Et l’autre rien de tout cela n’a pu lui échapper, l’autre le regarde amusé, apitoyé… le pauvret, « mon petit » l’a piqué au vif […] Quand, là-bas, dans l’autre, ce « mon petit » a-t-il pu se former ? Comment a-t-il pu se développer, mûrir, s’alourdir au point de se détacher, de tomber de ses lèvres ?... de tomber sur lui… de le recouvrir… « mon petit » l’enveloppe tout entier… « mon petit » a été taillé à sa mesure… « mon petit » était prêt depuis longtemps… il ne restait qu’à l’ajuster… Un spasme le traverse, il bouillonne, une vapeur brûlante, des bulles montent où il voit… mais c’est lui-même, ce petit bonhomme au sourire conciliant, au hochement de tête approbateur… et ici, c’est lui se ratatinant un peu… juste pour que l’autre se sente plus grand (UP : 101- 105) À l’opposé, la possibilité d’entraîner l’autre, solide et sûr, dans le territoire incertain des sensations s’avère inutile. En effet, l’autre, d’ordinaire, ne se départit pas de sa consistance rigide et ferme. Bien au contraire, refusant de se laisser aller, ses paroles sont « une construction de solide apparence » (UP : 144) ; des paroles de sens stable attachées à son regard impassible qui, fermé à toute vacillation, met l’autre à distance. Ainsi, « cette tenue qui les recouvre part vers lui, appuie sur lui une longue tige fixée sur lui, lourd et rigide lui aussi… elle le maintient toujours à la même distance… à la même place qui lui a été assignée une fois pour toute » (Ibid. : 52). Ou encore, un « mon petit » apparaît comme « une cheville, un mot de liaison dont il lui arrive parfois de se servir sans aucune intention de se grandir, de désigner de son haut, de réduire à de ridicules proportions… […] » (Ibid. : 104). Celui qui n’éprouve ou ne trahit aucun trouble « serait stupéfait de toute cette agitation » (Ibid. : 105). Face à lui, le 349 sujet de conscience s’avère être, par comparaison, un « écorché vif, [un esprit] vindicatif, soupçonneux » (Ibid.). Inapte à ne pas se laisser ébranler, il se révèle incapable de faire avec assurance un usage des mots solides et fermes. Car il s’agit de « mots de langue étrangère, [qu’] il ne saura jamais bien prononcé, il aura beau s’efforcer, il sera trahi par son accent. Il sera trahi par sa voix [qui] ne se laisse jamais mater […] qui vacille et tremble » (Ibid. : 103). Et, s’il est souvent interdit de parole, c’est bien parce que le domaine de l’autre lui est défendu. Domaine infranchissable où il ne peut, à son tour, renvoyer les paroles solides et fermes sans courir le risque d’être remis à sa place. La possibilité de réduire l’autre au silence, de le priver, à son tour, de parole, ou bien d’en faire un allié, n’est dès lors envisagée que dans l’ordre du rêve ou du conte de fées : « Je ne comprends pas ». Il l’a osé. Il a pris sur lui de courir ce risque. Un risque énorme et pas seulement pour lui. Que l’autre maintenant brusquement se taise et appuie sur lui ce regard chargé de commisération, de surprise, qui le repoussera doucement, le rejettera dans les ténèbres, qu’il s’enveloppe de silence le temps de reprendre ses biens, ses paroles éblouissantes, de les enfermer, pour toujours inaccessibles, dans un coffrefort dont il ne révélera pas le chiffre, et celui qui s’est montré indigne de recevoir de telles richesses, et moi, et nous tous, indignes comme lui, serons comme lui réduits, pitoyables cerveaux en peine à errer nostalgiquement autour, à jamais dépourvus, indigents. Ou bien… ce qui effraie autant les âmes sensibles… « Je ne comprends pas », lancé avec une invincible assurance, brutalement réduira l’autre au silence, il perdra la parole… Peut-être le verra-t-on essayer piteusement de la retrouver, balbutier, bafouiller… Mais non, il restera privé de parole… elle lui a été retirée… « Je ne comprends pas » l’a arrachée à son emprise. Il l’avait dévoyée, capturée, séquestrée… […] La menace est écartée. Tout est en paix. En ordre. L’ennemi s’est métamorphosé en allié. Ce lieu de séquestration, de torture, est devenu un îlot de résistance. […] Mais vraiment c’est à croire que toute cette belle, trop belle histoire n’était finalement rien d’autre qu’un conte de fées. (UP : 147-150) Deux camps sont toujours en conflit : « Ceux qui ne peuvent pas » et « Ceux qui peuvent » (UP : 124). D’une part, les hypersensibles enclins aux remous et aux sursauts (Ibid. : 133), « Ceux qui ne peuvent pas » couper l’autre, rompre le fil de la conversation et qui sont incapables de faire un usage totalitaire de la parole, de s’imposer à leur interlocuteur. D’autre part, assurés de ne pas se tromper, « Ceux qui peuvent », en toute circonstance, réduire les paroles à « n’être qu’un instrument » (Ibid. : 148). Ils finissent par avoir le dernier mot, même quand, à force de prononcer les paroles, de les reprendre et de les observer – des paroles comme par exemple « Ne me 350 parlez pas de ça » ils risquent eux aussi de perdre leur stabilité. Mais, le trouble, chez « Ceux qui peuvent », est, en effet, une amorce aussitôt avortée du moment que leur résistance, leur refus à s’engager dans une vacillation quelconque prend le dessus : « Ne me parlez pas de ça » retentit… « Ceux qui ne peuvent pas » se ramassent sur euxmêmes, ils ferment les yeux, ils serrent les poings… « Voilà… je crois que ça se dessine… Il est en train de parler, il raconte… Et tout à coup… » Sans même que nous intervenions « Ne me parlez pas de ça » est envoyé… décidément « Ceux qui peuvent » semblent s’être pris au jeu… « Oui, c’est ça… il parle, ses paroles coulent de source… elles jaillissent de sa source… les voix fiévreuses de « Ceux qui ne peuvent pas » se mêlent… la source de vie… sa vie… sa sève… elle monte… et brusquement un coup de sécateur, la serpe, la hache… regardez comme il s’affaisse, il se vide de son sang ». « Ne me parlez pas de ça »… Un coup de pied repousse l’embarcation, si frêle, sur laquelle serré contre vous il essayait de traverser… au milieu des récifs, des courants, des crocodiles… vous étiez embarqués ensemble… et vous avez sauté à terre, vous l’avez laissé partir seul à la dérive… […] « Ne me parlez pas de ça »… Mais comment… mais c’est un cauchemar… […] Soudain, les yeux injectés de fureur, « Ceux qui peuvent » marchent sur « Ceux qui ne peuvent pas », ils crient… Mais on voit que ce n’est plus pour jouer, ce n’est plus pour rire… ils leur crient… c’est à ne pas croire… ils leur crient, à eux : « Ne me parlez pas de ça ». (UP : 134-137) La focalisation déléguée témoigne donc de regards en conflits attachés à une conversation où se livre le tiraillement de forces contraires. Tout se joue ainsi sur l’équilibre instable qui oppose l’usage totalitaire de la parole à la parole en liberté. Tout se joue sur l’équilibre instable qui oppose l’usage totalitaire du regard au regard en liberté, ouvert aux impressions changeantes. 351 352 5.2.2. Enfance : regard en relais. Regarder c’est surtout s’exposer à ce que l’autre voit. Puisque la communication s’établit par l’échange des regards, voir l’autre engage autant à voir son regard qu’à voir à travers celui-ci. Le sujet regardant court en outre le risque de se laisser prendre dans la vision de l’autre et de se plier à l’image projetée. Alors que la transformation du visible se produit au gré des regards, les images sont livrées dans l’inconstance des visions qui les font apparaître. « Objet de visibilité pour les autres » (Boué, 1997 : 153), le sujet regardant adopte en conséquence deux attitudes contraires. Soit, il oppose résistance à l’apparence qui lui est imposée et devient un être en fuite, ou bien, il trouve son échappatoire dans l’invisibilité. Soit au contraire, se laissant aller, le sujet regardant se conforme au regard extrinsèque. Se perdant de vue, il se fond avec le monde visible. Dans Enfance, la perception reste liée au regard de la narratrice, qui filtre les souvenirs suivant les sensations éveillées sur le moment, et est à la fois hantée par le regard des autres. Cette complexité crée ainsi une espèce de fondu enchaîné où l’image reçue se substitue au visible qui s’estompe. En outre, le regard est avant tout source de communication et d’identité. Lorsque la narratrice se revoit, contemplant le regard qu’on portait sur l’enfant qu’elle était, elle retrouve la sensation par laquelle un tel ou une telle se donnent à voir. Ainsi, du regard préoccupé de sa maîtresse ressort sa bonté : « Et elle pose sur moi un regard préoccupé, pénétrant et affectueux qui me révèle, une fois de plus, la finesse, la grande et pudique bonté que je sens toujours en elle. (E : 239) ». La bonté de monsieur Ivanov, un ami de la famille, « irradie des plis autour de ses lèvres, de ses yeux clairs délavés, et même des petites poches qu’il a sous les yeux… » (E : 196). L’obstination capricieuse de sa demisœur, « enfant hurleur au visage crispé » (E : 146), se révèle dans ce souvenir où « Lili fixe toujours d’un œil dilaté le cordon de la sonnette enroulé autour de la suspension » (E : 144) avant d’ouvrir la bouche et de se mettre à crier. C’est dans le regard que la narratrice retrouve l’essence de cette mère insouciante, indifférente même : « son regard était assez étrange… fermé et dur parfois et parfois vif, naïf… Souvent comme absent… » (E : 94). Mais, le courant d’impressions qui circulent ou l’image qui s’affiche de la sorte sont souvent motivés par un regard intermédiaire. Le visible se transforme ainsi au gré 353 des regards et les traits sont perçus ou révélés par personnes interposées. Chez la narratrice, sa mère, par exemple, prend la forme que les autres lui donnent à voir : Je la trouvais souvent délicieuse à regarder et il me semblait qu’elle l’était aussi pour beaucoup d’autres, je le voyais parfois dans les yeux des passants, des marchands, des amis, et, bien sûr, de Kolia. J’aimais ses traits fins, légers, comme fondus… je ne trouve pas d’autres mots… sous sa peau dorée, rosée, douce et soyeuse au toucher, plus soyeuse que la soie, plus tiède et tendre que les plumes d’un oiselet, que son duvet… La courbe de sa paupière légèrement bombée avec sa pommette assez haute avec cette pureté, cet air de candeur qu’elle a parfois chez les enfants. Ses yeux de la même couleur mordorée que ses cheveux lisses et soyeux, n’étaient pas grands et leur forme était un peu inégale… quand quelque chose l’étonnait, un de ses sourcils, je crois que c’était le sourcil gauche, se relevait plus haut que l’autre, il ressemblait à un accent circonflexe. (E : 93-94) De même, le charme de sa tante Aniouta, empreint d’un certain air altier que son regard révèle, se fixe pour Natacha à partir de la vision que lui transmet sa mère : Par contre je vois très bien ma tante, telle qu’elle m’apparaissait quand j’aimais regarder les boucles argentées de ses cheveux, son teint rose, ses yeux… les seuls yeux bleus que j’aie vus avec une nuance vraiment violette… […] son charme. Il y a quelque chose dans son regard, dans son port de tête, qui lui donne un certain air… je ne trouve aujourd’hui pour le qualifier que le mot altier… Maman dit de tante Aniouta qu’elle est une « vraie beauté ». (E : 34-35) Si l’image des Florimond s’est imprimée chez l’enfant plus fortement que d’autres, c’est bien parce que le père les a tracées en elle : […] ils étaient pour moi « les Florimond », comme les exactes reproductions des images que mon père traçait en moi avec toute sa conviction, sa passion… des images simples et nettes… comme des enluminures, des images de piété… comme des illustrations des qualités que mon père estime… Sur le visage de Monsieur Florimond, sa houppe de cheveux, son cou, ses mains […] je vois son amour du travail […] ce qui passe à travers ses yeux rougis et coule dans mes yeux, c’est son intelligence… […] c’est sa franchise, sa fierté… et Madame Florimond avec son corps dodu, ses joues rondes, sa bouche que son sourire relève davantage d’un côté, ses grands yeux attentifs… est l’image du dévouement, de la modestie, mais aussi de la fermeté… (E : 269) L’opération de mise en forme par laquelle une image s’impose sur le visible se produit donc dans l’inconstance ou le caprice du regard qui la fait apparaître. Aussi, poussée par ce qu’elle perçoit dans le regard plein d’admiration de son père, se pliant à 354 sa volonté, Natacha acquiert-elle certains traits de sa mère plutôt que d’autres qu’elle aurait pu laisser voir si son père les lui avait fait sentir. : Et voilà qu’un jour, sous le regard de mon père que je sens posé sur mon visage, un regard qui s’attarde, ne le quitte plus, je relève un de mes sourcils comme le fait maman, j’ouvre mes yeux tout grands, je les fixe devant moi très loin, mes yeux comme ceux de maman s’emplissent d’étonnement, de désarroi, de candeur, d’innocence… Mais ce n’est pas moi, c’est lui, c’est son regard à lui qui a fait venir cela sur mon visage, c’est lui qui le maintient - On aurait pu croire que ce que son regard ferait apparaître, ce serait plutôt l’air fermé et dur que ta mère avait parfois, celui qu’elle avait dû le plus souvent lui montrer et qu’il devait le mieux connaître. - Si je l’avais senti, c’est cet air-là que j’aurais pris et je l’aurais encore durci… par défi… comme on le fait parfois en pareil cas… - Oui, et aussi par désespoir… - Mais ce n’est pas cet air que mon père a cherché sur mon visage, ce n’est pas lui qu’il a voulu retrouver, et ce qui est arrivé ensuite prouve que j’avais senti juste. […] et dans ces mots quelque chose d’infiniment fragile, que j’ai à peine osé percevoir, je craignais de le faire disparaître… quelque chose a glissé, m’a effleurée, m’a caressée, s’est effacé. (p. 128-129) L’autre devient dès lors l’instrument involontaire d’un certain magnétisme qui pousse le sujet regardant à se soumettre à une forme extrinsèque. L’effet de fondu enchaîné, où une image supplée celle qui disparaît, ressort encore dans cette Natacha métamorphosée en Napoléon : « c’était moi, incarnée dans ce Napoléon un peu gras et ventripotent, mais je ne le voyais pas, c’était moi à travers lui qui regardais dans la lorgnette, donnais des ordres… » (E : 244). L’effacement de soi, indispensable à l’exercice de fusion, s’accompagne ainsi d’une condition particulière par laquelle, ne se voyant pas voir, le sujet se perd de vue. Si c’est bien dans le regard des autres que la narratrice se reconnaît volontiers ou reconnaît autrui, le monde voyant suscite toutefois un certain malaise quand il est associé à une menace d’enfermement. Les visions réductrices et déformantes que la narratrice refuse entraînent alors chez elle la fuite ou la volonté d’être invisible. Que les regards à l’affût rôdent et cernent sans cesse le sujet est une constante de l’œuvre sarrautienne que le personnage de la concierge représente bien246. Dans ce sens, 246 Dès Tropismes, l’image de la concierge est ainsi solidaire d’un univers contraignant, figé où le sujet, dépossédé de lui-même, disparaît dans le monde visible : «[…] ils ne voyaient jamais surgir en eux, quand ils marchaient dans les rues de leur quartier, quand ils regardaient les devantures des magasins, quand ils passaient devant la loge de la concierge, et la saluaient très poliment, ils ne voyaient jamais se 355 l’exemple suivant est évocateur : « je franchis l’endroit dangereux où dans sa loge la concierge, redoutée même des adultes, soulève un pan de rideau grisâtre et m’observe… […] je grimpe aussi vite que je peux l’escalier ciré » (E : 124). Aux yeux de Véra les signes positifs chez Natacha s’inversent – sa bonne santé ou son appétit sont « la marque d’une nature assez grossière, un peu frustre » (E : 160) alors que la santé fragile de Lili, ses refus de nourriture ou ses fantaisies capricieuses sont le signe de son tempérament délicat. Adèle, la bonne au service de Véra savait parfaitement « qui était l’enfant de Madame et qui était celui d’une femme que Madame ne porte pas dans son cœur » (E : 161). Aussi, l’existence de la mère – positif chez d’autres – qu’elle voit à travers Natacha est un signe mauvais : Elle a levé la tête, elle fixe de ses petits yeux noirs et brillants, complètement inexpressifs, la pointe d’acier dirigée vers elle et de ses lèvres étroites sortent ces mots : « On ne t’a pas appris chez ta mère que ce n’est pas comme ça qu’on doit passer les ciseaux ? » […] Et il apparaît maintenant que non seulement elle connaît l’existence de ma mère, mais qu’elle ne perd jamais ma mère de vue… elle la voit à travers moi… Elle voit toujours sur moi sa marque. Des signes que je porte sans le savoir… des signes mauvais (E : 159-160 ) Rétive à se laisser confiner dans les limites de ces regards, ou des mots qui les escortent, Natacha cherche à rester hors d’atteinte. Or, cette négation trace déjà un projet d’écriture contre l’usage annihilant de la parole ou du regard : « combien de fois, [avoue la narratrice], ne me suis-je pas évadée terrifiée hors des mots [et des regards, ajoutons-nous], qui s’abattent sur vous et vous enferment » (E : 122). Échappatoire à des moments comme ceux où une bonne, déplaçant Natacha hors de sa chambre qu’elle doit céder au nouveau né, porte sur elle un regard de pitié : Elle m’a regardée d’un air de grande pitié et elle a dit : « Quel malheur quand même de ne pas avoir de mère ». « Quel malheur ! »… le mot frappe, c’est bien le cas de le dire, de plein fouet. Des lanières qui s’enroulent autour de moi, m’enserrent… […] le « malheur » […] s’est abattu sur moi. Cette femme le voit. Je suis dedans. Dans le malheur. Comme tous ceux qui n’ont pas de mère. Je n’en ai donc pas. C’est évident, je n’ai pas de mère. Comment est-ce possible ? […] Mais pourtant cette femme si ferme, si solide, le voit. Elle voit le malheur sur moi, comme elle voit « mes yeux sur ma figure ». Personne d’autre ici ne le sait, ils ont tous autre chose à faire. Mais elle qui m’observe, elle l’a reconnu, c’est bien lever dans leur souvenir un pan de mur inondé de vie, ou les pavés d’une cour, intenses et caressants, ou les marches douces d’un perron sur lequel ils s’étaient assis dans leur enfance. » (T : 22) 356 lui : le malheur qui s’abat sur les enfants dans les livres dans Sans famille, dans David Copperfield. Ce même malheur a fondu sur moi, il m’enserre, il me tient. Je reste quelque temps sans bouger, recroquevillée au bord de mon lit… Et puis tout en moi se révulse, se redresse, de toutes ses forces […] repousse ça, […] le déchire, […] arrache ce carcan, cette carapace » (E : 120-122) Mais cette tendance pour l’inversion des signes, qui laisse entrevoir une marâtre des contes de fées (E : 130), ne concerne pas exclusivement Véra. En effet, lorsque la narratrice se laisse aller au charme de certains de ses souvenirs, le regard absent ou distrait de sa mère, loin de souligner son indifférence, transmet à l’enfant une impression bénéfique de liberté et d’insouciance où plus aucun regard ne cherche à voir en elle : … avec tout contre mon dos la tiédeur de sa jambe sous la longue jupe… je n’arrive plus à entendre la voix qu’elle avait en ce temps-là, mais ce qui me revient, c’est cette impression que plus qu’à moi c’est à quelqu’un d’autre qu’elle raconte… […] les paroles adressées ailleurs coulent… je peux, si je veux, les saisir au passage, je peux les laisser passer, rien n’est exigé de moi, pas de regard cherchant à voir en moi si j’écoute attentivement, si je comprends… Je peux m’abandonner, je me laisse imprégner par cette lumière dorée, ces roucoulements, ces pépiements, ces tintements des clochettes sur la tête des ânons […] (E : 20) Inversion des signes encadrée d’ « un petit morceau de préfabriqué […] si tentant » (Ibid.) que la narratrice n’a pas pu s’ « empêcher de placer » (Ibid.). Ce cadre illusoire recouvre de fait l’aspect moins idyllique, car la défaillance de l’attention chez la mère n’est pas tant due à la distraction qu’à l’écart par lequel elle met sa fille à distance. Ainsi, précédant la séparation définitive, le regard non correspondu préfigure déjà l’absence de la mère : « je regarde dans la lumière du soleil couchant son joli profil doré et rose et elle regarde devant elle de son regard au loin… » (E : 257- 258). Face au regard carentiel de la mère ou au regard déformant des autres qui soulèvent chez l’enfant ces « remuements obscurs, inquiétants » (E : 168), l’école procure un regard juste et équitable sans parti pris où Natacha sent qu’elle n’est rien d’autre que ce qu’elle a écrit ; l’école et l’écriture s’avèrent ainsi l’abri où l’identité n’est pas faussée par ce que l’on projette sur elle, du dehors, à son insu : La maîtresse nous prend nos copies. Elle va les examiner, indiquer les fautes à l’encre rouge dans les marges, puis les compter et mettre une note. Rien ne peut égaler la justesse de ce signe qu’elle va inscrire sous mon nom. Il est la justice même, il est 357 l’équité. Lui seul fait apparaître cette trace d’approbation sur le visage de la maîtresse quand elle me regarde. Je ne suis rien d’autre que ce que j’ai écrit. Rien que je ne connaisse pas, qu’on projette sur moi, qu’on jette en moi à mon insu comme on le fait constamment là-bas, au-dehors, dans mon autre vie… je suis complètement à l’abri des caprices, des fantaisies, des remuements obscurs, inquiétants, souvent provoqués… estce par moi ? ou est-ce par ce qu’on perçoit derrière moi et que je recouvre ? Et aussi il ne pénètre rien jusqu’ici de cet amour, « notre amour », comme maman l’appelle dans ses lettres… qui fait lever en moi quelque chose qui me fait mal, que je devrais malgré la douleur cultiver, entretenir et qu’ignoblement, j’essaie d’étouffer… Pas trace ici de tout cela. Ici je suis en sécurité. (E : 167- 168) Mais bien avant la séparation définitive de sa mère, le circuit de contacts manqués où le regard de l’enfant n’est pas correspondu se produit lorsque Natacha contemple le profil de son père et que celui-ci ne la regarde pas (E : 172) en lui annonçant des nouvelles de sa mère. Les propos du père surplombés de ce non-regard, font non seulement retomber sur Natacha la responsabilité de rester ou de partir chez sa mère qui propose de la reprendre après un an et demi d’absence, ils suscitent en outre sous « ce brutal rapprochement, la découverte d’un nouvel éloignement » (E : 173). La mise à distance, qu’imposent les regards détournés de la mère et du père, suppose pourtant une rupture salutaire puisque c’est ce qui pousse finalement Natacha à se réfugier dans l’école. Aussi, est-ce précisément à partir du « sentiment que l’enseignement primaire cherchait à donner » (E : 174), c’est-à-dire, « la sensation de grimper jusqu’à un point culminant d’[elle-même] (Ibid. : 173) qu’elle se redresse, durcit, prend forme (Ibid.). 358 5.2.3. Tu ne t’aimes pas: un regard en relais. Les mots tu ne t’aimes pas déclenchent une crise identitaire chez le sujet de conscience qui confronté à l’image que les autres se font de lui, tente de se retrouver dans l’immensité informe qu’il se sent être. La quête de soi n’a, en effet, lieu qu’à travers le contraste du regard qu’il se porte et qu’il porte sur les autres ou que les autres portent sur lui. Si aux yeux des autres, il est englobé dans le groupe de « ceux qui ne s’aiment pas », il saura, par le biais du travail de prospection, non seulement saper la vision totalitaire et uniformisante que l’on plaque sur lui mais, également, démonter les assises sécurisantes inhérentes au regard de façade. Comme dans Enfance la focalisation sujet, ici, reste tributaire du sujet de conscience, qui figure le focalisateur premier démultiplié, ou si l’on préfère, éclaté. Renverser l’ordre primitif afin de déplacer la vision contraignante exige, cependant, de retourner à la source même. Il s’agit, dans un premier temps, de puiser dans le mécanisme du regard chez l’autre ; il s’agit non seulement de le voir mais de le revoir. Les reprises permettent ainsi de faire ressortir les différences : voir au plus prêt pour mieux prendre ses distances ensuite. Car deux camps, deux regards irréconciliables s’opposent : ceux qui, se regardant, s’aiment, et ceux qui, incapable de s’admirer, semblent ne pas s’aimer. Le sujet de conscience, sujet de la focalisation, « dénicheur de failles » reste ainsi constamment à l’affût de « modèles » suspects. Aussi, ce qui apparaît chez l’autre, cette prédisposition à s’aimer, se résorbe-t-elle tout de suite dans son propre regard, absorbé dans l’observation de sa personne, alors que le sujet de conscience, « occupé ailleurs ne s’arrête guère pour [se] contempler » (TTP : 21). Mais comme toujours chez Nathalie Sarraute, regarder l’autre, essayer d’entrer dans sa vision, c’est, de prime abord, se perdre de vue, se laisser envahir par ce que l’autre répand : –Et dans son regard tant d’amour… C’est ainsi chez ceux qui s’aiment… leur amour va d’abord à tout ce qu’ils peuvent apercevoir d’eux-mêmes… leurs mains, leurs pieds, leurs avant-bras… et puis dans la glace leur reflet… […] – De son regard à lui comme du regard des amoureux tout ce qu’il y a en lui d’admiration, de tendresse se déverse sur sa main… il en écarte les doigts pour mieux contempler chacun d’entre eux, il les remue pour les voir s’animer… Un vrai miracle, cette main… un de ces prodiges de la création… […] – Et tout notre corps à nous, en ce moment nous ne sentons pas sa présence, c’est comme s’il n’existait pas… et en nous il n’y a rien d’autre que ça : sa main à lui, chaque détail de ses longs doigts grisâtres […] ses ongles lisses et roses coupés droits… et son regard posé sur elle d’où ruisselle l’attendrissement… Et puis nous entendons les 359 paroles qu’il prononce… […] Nous ne sommes plus rien qu’un regard fixé sur lui, des oreilles attentives à ses ordres –Pas des ordres criés à voix haute… […] ses paroles s’insinuent en nous doucement et elles nous forcent… […] elles nous forcent par l’effet d’une étrange fascination à regarder sans ciller, sans nous détourner une seconde… – D’ailleurs nous détourner vers quoi ? Rien d’autre que ce qu’il nous oblige à voir n’existe… (TTP : 20-22) Mais ces moments de fusion scopique où les regards semblent convergés vers le même point, ces moments, où chez le sujet de conscience n’existe que ce que l’autre lui impose de voir, sont mis à distance et refusés. En effet, rapportée dans le mirage de l’imagination, la réceptivité à la suggestion ne s’avère qu’une apparence trompeuse dont le sujet de conscience n’est pas dupe: – Imaginons notre sourire de respectueuse sympathie, nos yeux qu’ouvre plus grands l’émerveillement, notre hochement de tête appréciateur, tandis qu’il parle… « Oui, chaque jour à mon lever, il faut que je commence par avaler une assiettée de soupe… Épaisse… […] Et environ une heure après, une tasse de café bien serré… Ensuite coup sur coup deux cigarettes… après la seconde seulement l’effet se produit… Il pose la main sur son ventre, il sourit… complice de son intestin qui agit im-man-qua-blement… il étire le mot, il appuie sur le ton de la satisfaction […] » Et notre docilité parfaite nous empêche de nous écarter. Pas question en sa présence de vagabonder… – De retourner à nous-mêmes… Pourtant en nous aussi deux cigarettes… et même une seule parfois… C’est sans doute un effet plus fréquent qu’on ne croit… (TTP : 22-23) Aussi, l’ironie s’impose-t-elle alors que le sujet de conscience, réfléchissant son propre regard fasciné, se voit être « une pauvre créature à peine visible qui fait tapisserie, tandis qu’au centre de la salle éclatante de beauté, la reine du bal… sur elle tous les regards des assistants se concentrent » (TTP : 23). L’image de l’autre, tourné en ridicule, s’effrite. Le regard prospecteur attaque ainsi le soubassement de toute omnipotence, empêchant qu’elle ne s’impose. À la base du parallélisme constant, qui rend cette tension de forces contraires où les regards s’avèrent incompatibles, se trouve une vision réfléchie. C’est bien le regard sur soi qui fait apparaître les divergences des uns et des autres. L’opération scopique réfléchie devient ainsi pour celui qui s’aime une opération de mise en forme par laquelle, non seulement, il fixe son image mais il l’impose, la propage sur le monde voyant. S’il attire à lui tous les regards, la réception de la représentation échafaudée n’aboutit pourtant qu’à condition de trouver le milieu propice à son expansion ; celui des amateurs d’effigies (TTP : 109). En effet, témoins de l’éclat propagé, en adoration, ils s’emparent et préservent, dans leur propre « chambre 360 aux trésors », ce joyau exhibé devant eux – l’amour de soi. Rien de tel ne se produit pourtant chez le sujet de conscience car si, sous l’effet de la fascination, il devient « un espace vide où [l’autre] peut se déployer » (TTP : 24), il n’en reste pas moins « un espace ouvert de tous côtés que tous ces beaux cadeaux ne font que traverser… » (TTP : 26) : - De celui qui est venu nous servir de modèle cet amour suinte, coule du regard qu’il pose sur lui-même… cet amour recouvre, enveloppe… un emballage digne des objets qu’il offre à ceux qui savent les apprécier… Qui vont pieusement les conserver… - C’est ça… comme des décorations, comme des diplômes qu’ils placeront sous verre… L’amour qu’ils ont pour eux-mêmes en sera fortifié, magnifié… - Avec quelle fierté ils exhiberont plus tard ces dons qu’ils ont reçu de celui qui s’aime, ces distinctions… - Mais cela à une condition : il faut que ceux qui profitent de ces dont s’aiment déjà eux-mêmes, sinon… - Bien sûr, sinon, s’il n’y a rien qui se tende, rien qui saisisse, emporte, amasse, conserve… s’il n’y a en eux aucune chambre aux trésors, pas de coffre-fort, rien où accrocher des décorations, des diplômes… - S’ils sont comme nous… un espace ouvert de tous côtés que tous ces beaux cadeaux ne font que traverser… - Quel gâchis… Voilà ce que c’est que de ne pas s’aimer… (TTP : 25-26) Mais l’imagination ne se limite pas à révéler une erreur de perception causée par une fausse apparence. Du moment qu’elle ouvre une brèche dans le monde visible, elle entraîne l’inversion des signes. Ainsi, le sujet de conscience, imaginant cette communion avec l’autre, victime de son propre regard sur le bonheur des autres, se moule à l’image que les autres attendent de voir : - […] Efforçons-nous plutôt d’être avec eux… comme eux… Imaginons que nous sommes, nous aussi, dedans… - Dans le bonheur ? Mais comment ? […] - Dites plutôt que vous nous avez tirés avec vous, aidés par ceux du dehors, nos proches, nos parents, nos amis… ils nous ont enrobés dans ce qui coulait de leurs regards, de leurs paroles… - Tant d’espoir, d’approbation, d’attendrissement, d’admiration… on était tout englués, amollis, on s’est laissé pousser… mais aussitôt introduits là, on s’était sentis mal à l’aise… […] - Alors nous avons tenté de nous évadé… nous avons réussi à paraître, nous aussi, un modèle que les gens contemplaient, dont les gens du dehors s’inspiraient… (TTP : 5253) 361 Le sujet de conscience s’approchant du sentiment « là-bas, où les mots circulent, se posent, désignent… » (TTP : 123), s’empare des mots « Je t’aime », revêt sa tenue de sortie et devient deux êtres distincts, mais ce ne sont là que « des ébats d’écoliers dans la cour de récréation » (TTP : 125), des enfants qui jouent aux portraits. Mais, ce jeu de l’imagination risque de mal tourner, de provoquer une rupture de soi, lorsqu’à force de se voir dans une forme de convention, il finit par s’y accommoder : - Imaginons cela : un « Je » autonome se présente devant un « Tu » et lui envoie « aime »… Il peut aussi lui demander de le lui renvoyer… « Tu m’aimes ? » […] - Nous pouvions aussi jouer aux portraits. Le « Je » se plaçant à distance du « Tu » et l’observant… Isolant ce qui apparaît ici ou là, le rassemblant, le désignant… « Tu sait ce que tu es ? » Tu es la bonté même. […] Et pour faire plus drôle, se plaçant encore plus loin… « Quel charme tu as… » […] - Mais il est arrivé… vous vous rappelez cette fois-là, quant tout à coup, au moment où nous allions quitter notre tenue de sortie et nous rejoindre, « Tu » s’est écarté de « Je » encore davantage, s’est éloigné, « Tu » est allé auprès de ceux de là-bas, s’est mêlé à eux comme quelqu’un qui aurait toujours vécu parmi eux, qui aurait toujours été l’un d’eux… - Entièrement distinct de « Je ». Un étranger confortablement installé chez lui…(TTP : 125) Si les autres « ont pris ce pli de se sentir tels qu’on les voit, [et qu’ils] le gardent toujours […] le plus conforme possible aux modèles » (Ibid.), le sujet de conscience lui-même, lorsqu’il se regarde, n’échappe donc pas à la réaction mimétique. Contraint, à son tour, à ressembler à ce que, du dehors, on lui fait sentir qu’il est. L’empire du regard extrinsèque est si puissant qu’il conforme le regard réfléchi où chacun se sent être de « vrai », de « ‘vraies’ femmes, de ‘vrais’ hommes […] des modèles vraiment parfaits » (TTP : 31) : - Mais nous… Sommes-nous donc, pour ceux qui nous voient, si déconcertants, troubles, emmêlés ? - Certes non. Vous savez bien avec quel zèle parfois quel empressement nous réunissons en nous-mêmes ceux d’entre nous qui nous font le mieux ressembler à ce que nous devons sentir que nous sommes… - Nous nous sentons tout naturellement être de ‘vraies’ femmes, de ‘vraies’ hommes, de ‘vrais’ pères, mères, fils, filles, grands-parents… - Ceux qui en nous les composent prennent le pouvoir, ils mettent tous les autres à l’écart, les repoussent dans des recoins obscurs où ils se tiennent inactifs, assoupis… oubliés… (TTP : 31-32) Pour peu que le sujet de conscience ose se montrer ou montrer au dehors sa propre vision sur le monde visible, il ne peut éviter d’être pris, ne fût-ce qu’un moment, 362 dans le regard réducteur des autres. Ainsi, il est entraîné à son insu dans le camp des adorateurs, alors que, sans vouloir pourtant se magnifier, poussé par l’estime de son travail, il livre les paroles reçues de l’un de ceux qui sont si fiers de s’aimer. Effet de dénaturation où, sous le regard extrinsèque, le sujet de conscience prend forme et devient inéluctablement « celui qui a reçu cette belle distinction » : - Ils se sont détournés de son travail, ils ne se sont plus occupés qu’à regarder ce que tu étalais devant eux, ce que tu avais reçu de lui, cette distinction… […] - Mais, c’est ce qu’ils ont vu. Maintenant ça nous revient… - Oui, leur air quand tu as cité son nom… leur appréciation… un peu surprise… tu as grandi, tu es devenu celui qui a eu l’honneur de rencontrer… qui a reçu les propres paroles… qui les a emportées et conservées… […] - Quelque part, là-bas, en eux, quand nous apparaissons, c’est cela que nous sommes, un diplômé, un décoré… (TTP : 28) Si l’imagination permet ainsi une intrusion, souvent dangereuse, dans le camp de l’autre, le sujet regardant, refusant d’être entraîné chez l’autre, revient aussitôt à lui. Chez le sujet de conscience, il suffit de revenir à soi, d’échapper à la vue, ou de se perdre de vue pour que les portraits s’effondrent. Ainsi, quand sous la pression du dehors, le sujet de conscience essaie de réunir tous ces « nous » qui le composent « pour construire et pour montrer un beau « je » présentable, bien solide… » (TTP : 37), et qu’il arrive à dire « je suis ainsi fait » (Ibid.), il n’obtient qu’une construction assez amusante mais qui disparaît aussitôt que les regards extérieurs s’en détournent : - C’était amusant, c’était très entraînant, cette construction… On était tout excités… - On ajoutait ceci… et encore cela… - Comme la pipe qu’on plante au milieu du visage… le chapeau de feutre qu’on pose sur la tête… - Oui, d’un bonhomme de neige… - Avec quelle rapidité, quand il est resté seul parmi nous, il a fondu… - C’était ça, notre statue… (TTP : 39) Si le fait d’être vu ou de se savoir vu crée un regard de dépendance par rapport au monde voyant, comme le signale Rachel Boué (1997), le sujet regardant, délivré de toute entrave extérieure, recouvre son indépendance. Aussi, l’autonomie du moi ne s’autorise-t-elle qu’en fonction d’une dilution dans l’informe, d’une invisibilité foncière où seul le sujet de conscience se reconnaît, en l’absence de frontières (TTP : 40). Quant à celui qui observe du dehors, au contraire, il ne s’autorise pas à dépasser les bornes, les apparences extérieures qu’il « préserve de toute atteinte derrière des fossés profonds, 363 des chemins de ronde, des tours de garde où veillent des sentinelles toujours sur le quivive » (TTP : 40) : - […] ils sont toujours là en nous quelque part… ils peuvent se réveiller à chaque instant, venir s’immiscer, tout détraquer… Nous ne saurons pas très bien qui nous sommes… Cela ferait rire ceux qui du dehors nous observent, s’ils voyaient en nous ce que nous y voyons par moments… tant de jeunes gens fringants, d’adolescents se rassemblant chez des ‘vieillards croulants’ et tant de vieillards chez des jeunes… et partout tant d’enfants… (TTP : 32) C’est bien du refus de toute forme contraignante, du refus d’un Bonheur clinquant que le monde voyant lui impose, que le sujet de conscience gagne son indépendance et prend le pouvoir sur son entourage. Son inaptitude au Bonheur lui donne finalement cet avantage « de ne pas être obligé de plaquer ce nom de Bonheur sur toute sensation encore intacte, vivante… de l’écraser… […] de ne pas voir partout répandu cet enduit lisse, luisant, clinquant… sans une tache, sans une fêlure… » (TTP : 65). Sa libération favorise l’essor d’un Moi compact capable de renverser l’ordre établi, capable de s’aimer tel qu’il est : - Nous tous soudés en un seul bloc… - Un « Moi »… C’est ainsi que nous pouvons le nommer…. - Oui, « Moi »… Est-ce possible ?... Est-ce que je peux l’oser ? Est-ce que je peux me poser cette question ? me demander où est, entre celui qui s’aime et moi, la différence ? - Quelle puissance… Quelle indépendance… - Je n’en doute pas, moi, oui, moi, je m’aime, moi aussi. (TTP : 100-101) Face à « l’une de ces personnalités conquérantes qui, elle, ne sait trop bien qui elle est… » (TTP : 71), le sujet n’arrive à accomplir cette performance d’afficher un « Je » univoque que lorsqu’il « perd conscience de leur présence » (TTP : 81). Affranchi de toute image contraignante, il se perd lui-même de vue. Son indépendance lui vient de l’invisibilité qui lui permet de se coiffer du « bonnet magique qui rend invisibles les héros des contes de fées » (TTP : 115-116) ; l’invisibilité lui permet de retrouver sa transparence alors que les regards des autres le traversent. Pourtant, le regard de l’autre est implacable : il fixe constamment des formes stables et définitives qui adhèrent une fois pour toutes sur celui qu’il voit. Des formes impossibles à vaincre ou à défaire s’imposent ainsi à moins de s’en écarter. Or, afin de préserver son autonomie, le sujet de 364 conscience, refusant cette exécution en effigie (TTP : 109) pour admirable et séduisante qu’elle soit, « ne trouve [son] salut que dans la fuite » (TTP : 120). Si, tourné lui-même vers sa propre image – l’image que l’autre fait surgir et qu’il ne cesse de contempler –, le sujet de conscience ne peut manquer de subir l’ascendant du regard extérieur, sentant « couler [et] se répandre ici une chaleur, une lumière de douceur… » (TTP : 117), il ne se livrera plus qu’au travers des portraits de collection attendus. L’autre devient ainsi la victime de cette « manigance » (TTP : 119) par laquelle son pouvoir de suggestion est détourné. L’autre, en effet, séduit par ce qu’on lui donne à voir, se soumet au sujet de conscience qui, toute autonomie acquise, prend la liberté de s’exhiber à son tour ou de se dérober, de prendre la fuite : - Mais l’autre tient toujours posé sur nous son regard approbateur, attendri… Il est clair que celui qu’il voit à la place de notre porte-parole l’enchante… tout ce que dit cet enchanteur le comble… tant de courage, d’intransigeance, d’originalité, une si pure passion. - Nous voici enfermés, cette fois dans une de ces cages dorées, palaces, paquebots, sanatoriums de grand luxe… nous-mêmes un produit luxueux, préservé, arrangé, nettoyé, frotté, poli… - Vous n’y tenez plus, vous surgissez brusquement de là où vous étiez relégués, comprimés, vous allez tout faire sauter… Vous faites affleurer à notre visage un air idiot, de notre bouche vous faites jaillir des paroles ineptes, des rires grossiers… - En vain… cette fois encore nous ne pouvons trouver notre salut que dans la fuite… - Nous éloigner le plus possible… Retrouver notre élément… où nous avons l’impression que nous sommes pour l’autre au-dehors comme l’air qui l’entoure… - Que son regard nous traverse sans nous voir. (TTP : 120) La souveraineté du regard est renversée. Soumettant l’autre à son propre regard, le sujet de conscience arrive non seulement à garder les distances mais à se dégager de la domination de l’autre. En effet, c’est dans « ce manque de conscience de soi » (TTP : 71), qui empêche toute forme d’adhérer à lui, qu’il puise sa force et sa singularité : - Nous assistons avec curiosité à notre exécution… - Notre exécution ? Mais que dites-vous ? Vous parlez comme eux… - Vous oubliez que ce qu’ils prennent pour une véritable exécution ne peut être que ce qu’était autrefois une exécution en effigie… - C’est autour de ce que les mots fournis par nous leur ont permis de fabriquer qu’ils s’affairent… - Autour de cette poupée… de ce mannequin qu’ils ont construit à l’image de ce que nous avons fait apparaître devant eux… - Ils l’exposent portant une marque infamante… Ils le jettent dans la fosse commune où ils enterrent les lâches, les traîtres, les ennemis… - Quant à nous… et c’est de là aussi que nous vient ce détachement, ce contentement, nous, nous sommes toujours là, nous les observons… 365 - Contre nous ils ne peuvent rien… - Nous, il n’y a pas moyen d’en venir à bout… (TTP : 109-110) Se reconnaissant dans l’indistinction du « nous », le sujet de conscience installe le danger. Car en effet, lorsque l’acceptation de « cette impossibilité de savoir qui nous sommes » (TTP : 71) devient perceptible, elle entraîne un phénomène de contagion qui risque de faire vaciller l’autre, d’ordinaire si stable et consistant, toujours muré dans ses certitudes. Si, l’autre, captif de l’image qui s’impose à lui, se résiste à se laisser entraîner dans le domaine des fluctuations, il ne peut empêcher d’être atteint. Il a beau se rétracter, s’enfermer dans un regard rétif, une brèche s’ouvre, une tache apparaît au cœur de son univers compact et lisse : - Des codes de lois dont il connaît par cœur chaque article qu’il sait appliquer à chaque cas… - Tous les obstacles que nous lui opposons font penser à des écrans de papier qu’il crève en les traversant l’un après l’autre. - Oui, mais si c’était moi, je n’en tiendrais pas compte... […] - Si c’était moi, je renverrais sans hésiter… […] - Si c’était moi, je me méfierais… […] - Si c’était moi… Si c’était moi… Si c’était moi… - Mais il peut arriver que ça ne vienne pas, « Si c’était moi… » Il se détourne, il ne veut pas regarder, il a comme une moue de dégoût… - Dégoût est trop fort… il se rétracte, son regard se vide… Il refuse de prendre part… - Nous vous l’avions prédit… Quel diable vous pousse… aller chercher et amener devant lui !... - Comme si nous ne savions pas quels sont ceux dont il ne veut pas s’approcher… Il a toujours évité ces louches fréquentations… - On pouvait être certain qu’il n’accepterait jamais de se voir à cette place… Pas de « Si c’était moi » quand celui qu’on lui montre est un de ceux qui ont ‘’l’esprit tordu’’… de ceux qui voient ‘’ le mal partout’’… […] - Des choses qu’il laisse au-dehors, elles ne doivent pas entrer… […] - Un grouillement de choses fuyantes qui se cachent dans des trous sombres, des fentes humides… - Et il n’y en a pas chez lui, rien où elles puissent se glisser… chez lui tout est propre, net, bien éclairé, rangé, catalogué. - Son intérieur familier dont il peut s’amuser à faire de temps à autre l’inventaire… (TTP : 143-146) Dès lors, l’amour de soi reste attaché à un rapport de forces que la souveraineté du regard établit. Le sujet regardant devient maître ou esclave (TTP : 174) selon qu’il se laisse prendre ou non dans le regard ou dans l’image que projette son interlocuteur. Aussi, affranchi de cette fascination pour ceux qui s’aiment « avec tant de talent », « avec tant de génie », pour « ceux qui ne laissent jamais rien entrer, sortir de chez eux sans le soumettre à un minutieux contrôle… » (TTP : 156), le sujet de 366 conscience parvient-il par son regard à ébranler l’univers solide et stable que l’autre répand alentour. Il s’agit pour lui de voir au plus près, de pénétrer pour mieux faire apparaître les différences par rapport à son propre univers. Mais, oser poser un regard sur l’autre, refuser de se plier à sa vision, c’est déjà l’entamer dans sa consistance. Ainsi, le refus de l’avilissante soumission rompt toute adhésion chez le sujet de conscience : « […] dans l’espace vacant devant nous sous ses ordres une ville s’érige… Sa ville à lui. Et c’est aussi maintenant notre ville à nous » - Mais nous n’avons aucune envie de nous y promener, qu’il ne croie pas cela, nous ne faisons pas partie de ces foules moutonnières qui défilent sur les vieux petits ponts, […] font claquer leurs lèvres en signe d’appréciation (E : 177) quand ils passent la main le long des rebords arrondis des fontaines, foncés, graissés par tant d’attouchements… - Nous voyons, nous aussi, comme là-bas tout est recouvert d’une mince couche, d’une pellicule… - Faite de ces contacts, descriptions et reproductions. […] - Non, ce n’est pas trop dire, il y a dans ce qui s’étale devant nous sous la fine couche luisante, quelque chose d’avilissant. (TTP : 177-178) Par contre, il s’avère impossible d’entraîner l’adorateur à faire ce travail de prospection, de détachement, à se libérer. Paradoxalement, il trouve chez celui qui le fascine sa raison d’être : « C’est sous ce regard que pendant ne serait-ce que quelques instants il lui a été donné de vivre… » (TTP : 190) ; « silencieux, effacés… […] happés par lui, complètement absents d’eux-mêmes… […] fixés sur lui, exécutant tous ses mouvements… » (TTP : 183). Si « dans le vide autour de lui [celui qui s’aime, stable et immuable] prend des dimensions immenses » (E : 181), il devient, pour ceux qui font cercle autour de lui, l’échappatoire à tout ce qui fluctue et vacille. Mais tant « qu’il restera là pour couvrir le monde entier » (TTP : 203), il sera impossible de voir, « de faire reconnaître ce qui ne peut pas être reconnu » (Ibid.) : ce phénomène de contagion qui disparaîtrait avec lui. Seul le sujet de conscience, affranchi de tout « enchantement », exclu du cercle des adorateurs, ne perçoit que son affaissement : « ce sifflement que produira en s’échappant de toutes parts son amour de soi » (TTP : 205). De ce mouvement scopique qui tente de vaincre toute fixité, ressort l’instabilité foncière de l’autre retranché derrière ses murs, comblant le vide de ses images de façade, pour éviter de se perdre dans l’inconnu, de se soustraire au vertige du néant. Se refusant à entrer dans le rang, refusant cette façon de s’aimer « douloureuse, inquiète, qui l’oblige 367 à tant se protéger, à être toujours sur ses gardes » (TTP. 163), le sujet de conscience, par contre, renforce son autonomie. 368 5.2.4. Ici : un regard en relais. L’effet du regard en action est encadré dans le regard en action qui définit Ici. 369 370 5.2.5. Ouvrez: un regard en relais. Alors que le « nous » résorbé dans le « on » se place à l’origine du mouvement scopique, l’autre n’apparaît que comme objet de la focalisation. Si le « on » figure ainsi un regard vers l’extérieur, il reste circonscrit à l’espace intérieur d’où il observe son émissaire s’efforçant de trouver une place dans l’ordre des conventions. Tout est perçu depuis le centre focal que le « on » figure de sorte que la focalisation n’est jamais déléguée : les mots à l’extérieur cherchent leur place dans le circuit de la conversation qu’une paroi transparente permet de contempler. 371 372 5.3. Le regard en expansion 5.3.1. L’usage de la parole : un regard en expansion Le narrateur-focalisateur premier mène donc une prospection réitérée à travers deux actions : retour sur les interlocuteurs et reprise de leurs paroles / de leurs regards. Hanté lui-même par les paroles qui l’interpellent, le narrateur-focalisateur premier épouse, en outre, le regard obsédant du parleur. Mais s’il délègue la focalisation, ce n’est que momentanément. En effet, la prospection avec les interlocuteurs, nécessairement restreinte, porte le narrateur focalisateur à réapparaître, cette fois, sous un regard dilaté. Seul un regard non restrictif est susceptible de s’ouvrir à la diversité que l’action des mots renferme. Ni le regard couplé, circonscrit à une focalisation objet extérieur, ni le regard en relais, rattaché à un sujet regardant particulier, forcément limités, ne sont en état de rendre le flux d’impressions labiles. Par contre, à l’avantage de celles-ci, un regard en expansion se met en place naturellement marquant une suite nécessaire dans l’agencement de la focalisation. Lorsque le regard s’ouvre ainsi à une focalisation objet intérieur, permettant de voir du dedans l’action des paroles, le pronom on apparaît incarnant un observateur élargi, où le je et le vous se fondent sans disparaître pour autant. L’ouverture du champ de vision vers l’intérieur fait donc ressortir l’infinitude du sujet regardant dès lors que « ces mouvements qui existent chez tout le monde [peuvent] à tout moment se déployer chez n’importe qui » (ES : 9) : … mais ce que je ne peux pas vous laisser, ce qui dans ces paroles pour quelques instants m’appartient, ce qui m’attire, me taquine… c’est… je ne sais pas… c’est peutêtre cette impression qu’elles donnent… de légèreté… elles semblent voleter, aériennes… on dirait que ce qu’elles portent… le goût de la grenadine, la fatigue des voyages en train… ce qu’on peut trouver de plus banal, de plus modeste, de plus discret, ne les emplit pas complètement, laisse en elles des espaces vides où quelque chose qui ne peut trouver sa place nulle part, dans aucune parole […] quelque chose d’invisible, d’impondérable, d’impalpable est venu s’abriter… […] On pourrait, en observant ces paroles porteuses de platitudes et la légèreté avec laquelle elles se posent, effleurent, rebondissent, les voir pareilles à des cailloux minces et plats voletant, faisant des ricochets. (UP : 65) 373 Puisque le narrateur reste garant de la focalisation, il s’agit bien toujours d’une focalisation sujet non déléguée mais qui se dilate dans une vision en expansion (Fs nd’’)247 d’où ressort un sujet de conscience identifiable et non identifiable à la fois248. Le sujet regardant se révèle insaisissable, alors que le regard porté sur les paroles lancinantes devient un regard imageant au profit de la pure et simple perception. Une véritable hantise des paroles à usage commun se déporte, dès lors, sur les effets vagues mais troublants qui saisissent le sujet de conscience : Ce qui m’attire, me taquine… c’est… je ne sais pas… c’est peut-être cette impression qu’elles donnent… de légèreté… elles semblent voleter, aériennes… on dirait que ce qu’elles portent…[…] ce qu’on peut trouver de plus banal […] ne les emplit pas complètement, laisse en elles des espaces vides où quelque chose ne peut trouver sa place nulle part, dans aucune parole, aucune n’a été prévue pour le recevoir… quelque chose d’invisible, d’impondérable, d’impalpable est venu s’abriter… Ces paroles peu lestées, dilatées, s’élèvent, flottent, légèrement ballottées, se posent doucement, effleurent à peine… […] ce qui revient me hanter… ces espaces vides en elles où, à l’abri de choses modestes et effacées, vacille, tremble… venu d’où ? (UP : 66-67)249 Intrusion par laquelle le narrateur-focalisateur ressurgit de façon explicite, et prend ainsi le dessus. Abstraction faite de toute singularité, son apparition véhicule, cette fois, une vision en expansion250. En effet, son incursion dans la prospection ne suppose pas de coupure ou de parenthèse, au contraire. Cette « volatilité » (Maingueneau, 1991 : 20)251 du on permet un prolongement où se confondent non seulement le parleur réceptif et le narrateur-focalisateur mais aussi toute personne susceptible de saisir les sensations troublantes que déclenchent certains mots. De cette 247 Nouvelle précisions que nous ajoutons à la classification de Pierre Vitoux. Cf. 1.4, case 7 sur notre schéma. 248 « On ne peut pas dire que on s’interprète tantôt comme « je », tantôt comme « vous », etc. Il réfère bien à tel ou tel mais sans jamais coïncider parfaitement avec aucun. Si on s’adresse à quelqu’un en lui disant « on veut tout casser ? » il est vrai que le on s’interprète ici comme une seconde personne mais sa valeur déborde largement cette interprétation et c’est de cet excès que provient justement l’intérêt discursif de ce on. Cette volatilité, cette sorte de mélange irréductible entre les trois personnes fait dire à A. Atlani (« On l’illusioniste » in La langue au ras du texte, A. Grésillon et J.-L. Lebrave ed. , P.U.L., 1984) que on est moins une unité désignant un référent fixe qu’une « frontière » entre ce qui est identifiable et ce qui ne l’est pas. De là son caractère insaisissable » (Maingueneau, 1991 : 20). 249 Nous soulignons. 250 Cf. 1.4., case 7 251 Cf. cit. 11 supra 374 fusion et sous le patronage du on252 apparaît un sujet de conscience disparate qui n’est pas exempt d’un caractère indistinct, tout le monde pouvant s’y reconnaître : Là où nous nous trouvons maintenant des paroles telles que celles-ci occupent le centre. Elles sont ici le centre de gravité. C’est vers elles et vers elles seules que tout converge. Donc les voici : « Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta sœur. » […] Peu de phrases méritent davantage que celle-ci d’être appelées une phrase-clef. Une clef dans laquelle les mots « Ton père » « Ta sœur » ressortent comme les dents du panneton qui permettent à la clef de tourner… « Ton père » « Ta sœur »… dans la paroi invisible un pan s’ouvre et par l’ouverture… que voyons-nous ?... On ne distingue pas bien, c’est tellement différent, le contraste est si grand avec ce qui est ici, de ce côté… nous y étions si habitués que nous y faisions peu attention, mais nous le sentons maintenant… c’est tout tiède, duveteux, […] bulles irisées autour des premiers balbutiements… ba… pa… sourires et rires, attendrissements […] jolis prénoms aux aspects changeants, aux contours souples s’emplissant, se gonflant pour contenir, pour nous laisser saisir, tenir, presser, modeler, ce qui n’appartient qu’à nous, ce qui est impondérable, unique… Mais tout à coup : « Ton père » « Ta sœur »… et voici que sous nos yeux un enfant est arraché à cette crèche jonchée de paille soyeuse, emplie de souffles chaud… il est poussé… On voit mieux maintenant ce qui devant lui s’ouvre… un espace immense, exposé à tous les regards… comme une vaste esplanade où sous une lumière grise des formes se dessinent… […] Impossible de courir vers elles, de se serrer contre elles, […] de les chatouiller […] de les couvrir de baisers. (UP : 50-52) Le sujet de conscience – sujet perceptif – s’avère donc être ainsi un simple support indéfini et propice à l’avènement des impressions labiles. Or, plus l’origine focale est floue, plus la sensation se précise. En effet, la focalisation sujet s’estompe à l’avantage de l’épanouissement de la sensation fugitive, interceptée dans son cours fugitif, étalée dans son ampleur. Pour ce faire, le narrateur-focalisateur se montre en s’effaçant dans un on, que l’on ne peut pas considérer comme un on générique propre aux réflexions ou aux maximes. Grâce à sa position comme sujet regardant en retrait, usant de la formule «on dirait que », le narrateur-focalisateur favorise le focalisé mis en vedette. L’indistinction de la source focale s’accompagne ainsi de l’essor de la sensation. Au premier plan, reste l’impact ou l’effet du focalisé transmis directement, sur le vif. Mais, l’impression ineffable ne peut être rendue que par une image parlante, au profit soit de l’immédiateté du vécu, soit du caractère exceptionnel de ce qui est perçu. En outre, l’imprécision de la focalisation sujet a l’avantage de faire ressortir un 252 Il s’agit d’un on non-générique qui « peut prendre toute les valeurs (je, tu, nous, vous, […] quelqu’un » (Maingueneau, 1991 : 20). L’interprétation générique du on, présent dans les formules ou les 375 sujet regardant impliqué dans une vision communautaire qui concerne tout le monde. Or, si ces images sont reconnaissables, c’est bien parce qu’elles sont issues de ce stock à usage commun qui permettent au lecteur de s’y retrouver. Il s’agit généralement de faire ressentir, de vivre sur le champ l’impression vive que suscite une conversation innocente, ou encore l’action de mots proférés comme Le mot Amour : On pourrait, en observant ces paroles porteuses de platitudes et la légèreté avec laquelle elles se posent, effleurent, rebondissent, les voir pareilles à des cailloux minces et plats voletants, faisant de ricochets. Mais cette image exacte à première vue et séduisante est de celles qu’il faut se contraindre à effacer, auxquelles il vaut mieux renoncer avant qu’elles ne vous égarent. Elle aurait immanquablement fait apparaître celui par qui ces cailloux sont lancés et son geste montrant du savoir-faire, de l’habileté… elle aurait fait oublier ce qui dans ces paroles m’attire, ce qui revient me hanter… ces espaces vides en elles où, à l’abri de choses modestes et effacées, vacille, tremble… venu d’où ? (UP : 66) Aussi, ce gommage de la focalisation sujet préserve-t-il une mise à distance, dans le sens brechtien, de la conversation. En effet, malgré son apparence anodine, banale et inoffensive, l’échange entre les interlocuteurs produit une sensation d’étrangeté qui porte à suspicion et exige d’être prospectée : Rien de plus banal pourtant que ce que ce flot charrie… événements, nouvelles inédites, secrètes, articles, anecdotes, opinions, prévisions, expositions, films, pièces de théâtre, concerts, romans… on dirait qu’installé à bord d’un satellite d’où il observe la terre entière, il envoie à l’autre des signaux que l’autre enregistre, et auxquels à son tour par quelques signes brefs – paroles, hochements de tête, sourires ou rires – il répond, encourageant la performance… Alors pourquoi porter à cet échange tant d’attention ? Qu’y a-t-il à chercher dans ces signes d’une lecture si simple ? (UP : 22) sentences chez Nathalie Sarraute, ne sera pas abordée ici puisqu’elle ne correspondant pas au mode mais 376 5.3.2. Enfance : le regard en expansion. Puisque dans Enfance toute perception relève du regard que la narratrice porte sur son passé, nous pouvons affirmer que le regard en expansion se fait rare. Quelques cas ressortent toutefois. Attaché à la focalisation sujet, un on généralisant ressort exceptionnellement dans l’incipit et réfère à une communauté de semblables – à ceux dont les forces déclinent – ; communauté de semblables à laquelle la narratrice, arrivée à la dernière étape de sa vie semble s’identifier : – […] tu veux « évoquer tes souvenirs »… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça. – Oui, je ne n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi… – C’est peut-être … est-ce que ce ne serait pas… on ne s’en rend parfois pas compte… c’est peut-être que tes forces déclinent… (E : 7) Mais l’élargissement de la vision conforme surtout une atmosphère particulière associée au monde visible. Ainsi, un malaise calfeutré sous la lumière extérieure envahit la salle où des enfants sont rassemblés. Alors qu’une sensation d’exclusion et d’écart, qu’une sensation d’étrangeté s’installe, la narratrice comme sujet de la focalisation s’efface dans le on indéfini. Le monde visible rapporté dans cette vision dilatée rapporte des souvenirs hantés par le regard réducteur et contraignant des autres : Dans cet hôtel… ou dans un autre hôtel suisse du même genre où mon père passe de nouveau avec moi ses vacances, je suis attablée dans une salle éclairée par de larges baies vitrées derrière lesquelles on voit des pelouses, des arbres… C’est la salle à manger des enfants où ils prennent leurs repas, sous la surveillance de leurs bonnes, de leurs gouvernantes. Ils sont groupés aussi loin que possible de moi, à l’autre bout de la longue table… les visages de certains d’entre eux sont grotesquement déformés par une joue énorme enflée… j’entends des pouffements de rire, je vois les regards amusés qu’ils me jettent à la dérobée, je perçois mal, mais je devine ce que leur chuchotent les adultes « […] c’est un enfant fou, un enfant maniaque… » (UP : 14) Associé au regard en expansion, un climat particulier s’instaure donc lorsque l’apparent s’impose aux régions intérieures instables, enfouies sous des signes extérieurs lumineux ou clinquants. Ainsi, « la couche de glace luisant [dans] la lumière à la voix. 377 argentée » (E : 69) de Pétersbourg où la petite Natacha vit auprès de sa mère marque une quiétude provisoire. Le père et la mère y figurent pourtant, mais ils sont perçus « au-delà de tout soupçon) (E : 72), rien ne laisse présager en effet l’absence, l’éloignement ou la mise à distance précisée plus tard dans leurs regards : On dirait que ce qui s’étend ici derrière les doubles vitres, c’est de vastes espaces glacés… pas de la neige étincelant au soleil comme à Ivanovo, ni des petites maisons serrées et sombres, comme à Paris… mais partout de la glace transparente et bleutée. Et la lumière ici est d’un gris argenté. La ville où je suis arrivée se nomme Pétersbourg. C’est enfermée dans les mots « rigides, lisses et glacés » que Natacha se met à écrire un roman où les personnages – une princesse enlevée par un djiguite et une vieille sorcière – « restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent… » (E : 88) : « on dirait qu’ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant » (Ibid.). Là encore, seul le regard extérieur, impartial et froid de l’expert – l’éditeur Korolenko, cet ami de sa mère qui accepte de voir ce qu’elle a écrit – apporte les mots justes renvoyant l’enfant à son monde scolaire et rompt le charme, la tirent hors du pastiche : On dirait qu’ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant… j’ai beau essayer, il n’y a rien à faire, ils restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent… ils sont comme ensorcelés. À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m’est impossible d’en sortir… Et voilà que ces paroles magiques… « Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l’orthographe »… rompent le charme et me délivrent. (Ibid.) 378 5.3.3. Tu ne t’aimes pas: le regard en expansion Si le sujet de conscience se révèle comme « cette masse agitée » (TTP : 42) d’où se détache parfois un « je » qui se montre au-dehors, les « nous » multiples et foisonnants qui font de lui un « magma sans noms » ne se rassemblent que rarement dans un regard commun. Au contraire, ce qui ressort, c’est plutôt la dispersion, la disparité foncière du sujet. Pourtant, lorsque le « nous » se résorbent dans un « on » indéfini, il véhicule une agglutination de certains « nous » dans un regard tourné vers l’extérieur : - Si nous avions des corps, ces visages, on pourrait nous voir en foule nous bousculant, nous serrant les uns contre les autres, tendant le cou pour regarder ce qui se passe maintenant là-bas, chez eux, ce qu’ils sont en train de faire de nous (TTP : 108) Groupement parcellaire d’une part imprécise du « nous », le « on » correspond à un regard intériorisé, témoin de l’exhibition extérieure du « je » qui « en présence de n’importe quel groupe de gens se met à leur ressembler. Ils déteignent sur lui » (TTP : 104). Né du mouvement intérieur instable, « on » figure donc l’amalgame confus du sujet de conscience : - Je ne sais pas pourquoi, je sentais plus fort que d’ordinaire votre présence… vous étiez là autour… - Bien sûr, nous nous agitions un peu, nous étions mal à l’aise, gênés… Pas nous tous, d’ailleurs… Ce n’est pas à nous tous que ce « nous » s’applique… Nous ne sommes jamais au grand complet… il y en a toujours parmi nous qui sommeillent, paressent, se distraient, s’écartent… ce « nous » ne peut désigner que ceux qui étaient là quand tu as fait cette sortie, ceux que ce genre de performances met mal à l’aise, ils se sentent atteints… - Vous auriez dû me retenir… - Comme c’est facile quand l’un d’entre nous se détache de nous tout à coup, s’élance… tu avais pris la parole, tu la détenais… on ne pouvait pas interrompre le cours des mots qui coulaient de toi vers eux, qu’ils absorbaient, un philtre qui faisait apparaître devant eux une de ces images… regarde-là… (E : 10) Si le « on » englobe ainsi la majorité des regards, son référent varie en fonction de l’univers auquel il s’associe. Fluctuante, traversée de sensations instables, la vision sous la tutelle du « on » se répercute à l’intérieur du sujet de conscience, entraînant l’autre dans son mouvement scopique. C’est bien la présence du témoin effacé, « on », 379 qui éveillent les remous chez l’autre. Le phénomène de contagion scopique s’impose ici encore : - Des échanges de propos d’une parfaite banalité… sur n’importe quoi… ‘’à bâtons rompus’’… - On commençait à s’ennuyer, nous allions te rappeler… quand tout à coup, vraiment ‘’à propos de bottes’’… - Sur ta remarque… des plus insignifiantes… Nous t’écoutions à peine et lui aussi semblait distrait… - Mais en lui pendant ce temps… Regardez, on le voit si nettement… - Oui… et comme en nous le calme revient… - On se sent même contents… Voyez en lui ce bouillonnement… […] - Et auprès de lui… nous l’avions perdue de vue… cette présence effacée… mais stimulante… un témoin auquel il va montrer jusqu’où il peut, lui, se permettre… - Sa soupape de sûreté s’ouvre toute grande… laisse échapper, jaillir… (TTP : 98-99) Lorsque le sujet regardant solide et invariable reste limité au monde visible, « on » s’étend, par contre, à l’ensemble compact de la majorité. Ainsi, le sujet au-dehors se plie à la vision généralisante où tout un chacun se reconnaît : - Une fois qu’ils ont pris ce pli de se sentir tels qu’on les voit, ils le gardent toujours… à chaque étape de leur vie, ils se sentent être des femmes, des hommes… (TTP : 31) L’étendue du regard s’ouvre et se ferme opposant deux mondes en contraste. L’effet agglutinant du « on », par lequel toute vision résorbée fluctue ou au contraire se fige, contraste ainsi avec la dilatation du regard où l’image s’impose à l’instar du sujet qui s’efface : - On dirait un chien qu’on taquine avec un morceau de sucre, ses yeux luisent, sa bave coule, il saute en l’air, se tend… (TTP : 66). Pourtant, là aussi ce qui se laisse voir est incertain. Ainsi, l’image se montre en s’effaçant, à peine entrevue, elle disparaît. Rien n’est sûr du moment que la vision ne fait que s’insinuer dans les limites du « on dirait ». Vision opaque que des dehors clos empêchent de pénétrer : - On dirait qu’en elle-même elle frissonne, se rétracte, s’écarte… mais de quoi ? Qu’y at-il donc là, dans ce que nous lui avons rapporté… seulement pour la distraire, pour l’amuser… ça paraissait si anodin… (TTP : 167) 380 Ou encore, - […] l’objet de la conversation va se rapprocher, s’épaissir, l’autre va s’emplir, il va cesser de nous observer… - Mais on dirait que tant de force de conviction, de passion l’attire encore davantage vers celui qui parle… Il examine avec calme son excitation, ses trépidations… (TTP : 113-114) La prospection exige à la fois de coller son regard à l’autre pour mieux le pénétrer. Lorsqu’il s’agit de parcourir les sentiers des sensations labiles, l’osmose se réduit toutefois à un simple mirage. La résistance de l’autre ne permet qu’une approche par l’imagination qui favorise la distance juste. Le sujet de conscience, quant à lui, ne cherche pas vraiment l’adhésion du moment qu’il n’épouse la vision de l’autre que pour s’en distinguer : - Vous savez bien que ce n’était pas possible… Imaginons que nous essayons de nous emparer de ces mots. ‘’un grand amour’’… - ‘’Un grand amour’’… nous tournons autour…comment c’est ? C’est grand, mais par rapport à quoi ?[…] - Enfin c’est immense… nous nous efforçons de le saisir… c’est lourd, glissant, informe… - Il faut le poser chez nous, bien l’appliquer… - Chez eux ça se place facilement. Pour le recevoir tout au-dessous s’aplanit, se lisse, se solidifie… aucune aspérité, aucune protubérance… ‘’ un grand amour’’ adhère partout, recouvre tout… - Mais chez nous, il serait ballotté, déporté… […] - Nos flots agités toujours changeants ne peuvent porter aucun nom. (TTP. 128-129) Il ne s’agit donc pas de se perdre dans la vision de l’autre mais, plutôt de disparaître, de se mettre à sa place, d’oublier la séparation entre soi et l’autre pour mieux le saisir. Or, tenter de regarder dans l’autre, c’est déjà le forcer à se soumettre à la vision que l’on projette sur lui. L’échec de cette tentative ne fera que renforcer l’état immuable où l’autre, rétif, se protège. Ainsi, le sujet de conscience, se perdant lui-même de vue : - Tout ce qu’on arrive à dire, c’est qu’on sent quand on le regarde une déception… un manque… - Un léger écœurement… - Comme un certain avilissement… […] - Heureusement il ne s’attarde pas, il est déjà loin, et nous avec lui, nous nous arrêtons comme lui, nous regardons… 381 - Cela faisait partie aussi de nos possessions… Des possessions lointaines que nous avons traversées rapidement, nous réjouissant de ne pas être obligés d’y demeurer, dans ces étendues à perte de vue de grisaille […] - Nous ne nous arrachons pas, la force qu’il y a en lui nous soulève, nous sommes projetés hors de chez nous… - […] Amassant tous ces objets, meubles, bibelots, auxquels nous tenions… auxquels nous nous retenions… […] ils étaient une part de nous-mêmes… […] - […] Ce qui avait toujours été là a disparu, ça a peut-être été déplacé, non, ç’a été enlevé, ç’a été anéanti et maintenant il y a là, à cette place un vide… et ici, mais c’est ébréché, c’est fissuré, déchiré… […] - En un instant tout cela et combien plus que cela, on n’en finirait pas de le déployer, nous l’avons laissé derrière nous… - Nous en avons été tirés, pas fiers d’y avoir vécu, assez honteux d’avoir pu être aussi amollis, asservis, apeurés. […] - Mais ce n’était rien, quelques bouffées montées de vieux détritus rancis restés dans des recoins sont balayés, nous sommes nettoyés, emplis partout d’une seule pure nostalgie, celle de vivre près de lui, là où il lui plaît de vivre… […] - […] Rien ne peut menacer son indépendance. Restreindre sa liberté. […] - Il est dressé devant nous, tout droit. Stable. Immuable. - Dans le vide autour de lui il prend des dimensions immenses. (TTP : 178-180) Contact manqué où le sujet de conscience, à son tour, revient à lui, ne se reconnaît que dans la masse mouvante et insaisissable qui le constitue. Alors que « ce qui souffle des paroles [de l’autre] balaie efface d’un seul coup […] et dans l’espace vacant […] une ville s’érige… Sa ville à lui » (TTP : 177), alors que « dans le vide autour de lui il prend des dimensions immenses [et qu’] on dirait qu’il est fait d’une seule substance tant elle a d’unité, de cohésion. Un énorme bloc d’un seul tenant. (TTP : 181), il suffit, chez le sujet de conscience, de revenir à lui, de perdre de vue l’autre pour se déployer à son tour dans les vastes espaces qui lui sont propres : - Comme si nous étions seuls entre nous… comme s’il n’y avait ici avec nous personne d’autre… - Et en effet nous étions seuls… il n’y avait que nous ici chez nous… […] - On dirait que notre immense masse mouvante s’était encore accrue… était plus dense, plus vibrante… elle s’épandait, elle couvrait de plus vastes espaces, elle les enserrait de plus près, elle adhérait à eux avec plus de force… - Mais tout cela comme allant de soi… - Comme va de soi notre existence… (TTP : 122) 382 5.3.4. Ici : un regard en expansion L’effet du regard en expansion est encadré dans le regard en action qui définit Ici. 383 384 5.3.5. Ouvrez: un regard en expansion. Le sujet de conscience semble exiger non seulement une place à lui seul mais surtout de pouvoir occuper, envahir l’espace extérieur jusqu’ici interdit, se rendre visible, prendre contact, atteindre l’autre. Une aspiration vers laquelle Tu ne t’aimes pas se portait déjà, rappelons nous-le : - Comme si nous étions seuls entre nous… comme s’il n’y avait ici avec nous personne d’autre… - Et en effet nous étions seuls… il n’y avait que nous ici chez nous… […] - On dirait que notre immense masse mouvante s’était encore accrue… était plus dense, plus vibrante… elle s’épandait, elle couvrait de plus vastes espaces, elle les enserrait de plus près, elle adhérait à eux avec plus de force… - Mais tout cela comme allant de soi… - Comme va de soi notre existence… (TTP : 122) Résorbé dans le « on », insaisissable et pluriel, le sujet de conscience n’est plus qu’un regard en expansion qui reste à l’affût du moment propice pour envoyer son représentant – un mot qui en bonne et due forme tâchera de prendre place dans le circuit de la conversation, de combler les lacunes, de prendre contact avec les autres mots du dehors. Ouvrez permet ainsi de revoir le mouvement scopique dans une proximité que seule l’adhérence au mot peut procurer ; Ouvrez permet d’épouser le mot dans son parcours, d’observer sa mise en circulation. Précis comme un mécanisme d’horlogerie, le regard se disperse dans le « nous » instable, s’agglutine aussitôt dans le « on », cède pour un bref instant à l’image ou aux résonances envahissantes qui installent le danger, revient sur son délégué – ce « Je » collé au mot qui, après s’être montré au-dehors d’une façon inacceptable, rabroué, se retranche derrière la paroi des exclus. Nombreux sont les exemples, chaque chapitre d’Ouvrez est ainsi composé. Ce sont bien les mots inopportuns qui installent le danger, les mots qui ne sont pas à leur place ou qui laissent des trous, des vides à combler comme cet « au revoir » déplacé, mal à propos dans le tour de parole : - En tout cas, cette fois, rien n’est sorti de chez nous… Aucun dément… […] - Non, rien… Mais alors qu’est-ce qui se passe ? 385 - « Au revoir » est bien venu achever, l’écouteur a été reposé… et vous percevez ce silence… […] « un silence consterné » […] - Mais ne me poussez pas comme ça, vous voyez bien qu’il n’y a plus de paroi… Quelle impatience… - C’est que c’est tellement incroyable, stupéfiant… - « Au revoir »… c’est bien lui, on peut à peine le reconnaître, il a un air traqué, il est tout recroquevillé. […] - Et eux, tous autour, ils le bousculent, ils le pressent, on dirait qu’ils vont vraiment le frapper… […] - Oui, explique-toi, que s’est-il passé ? Pourquoi t’es-tu précipité… Quand ce n’était pas ton tour… Tu ne pouvais pas attendre ?... C’est effrayant, ce que tu as fait… […] - Eh bien, longtemps avant qu’arrive le moment où la conversation normalement, décemment, se termine, tout d’un coup, « Au revoir » surgit… Stupeur à l’autre bout du fil…Un petit instant de silence et puis un « Au revoir » répond comme un écho… […] - On aurait dit que son bout, « revoir », s’était détaché, était tombé, s’était pulvérisé… Plus de « revoir », seul « Au » restait… un « Oh ! » de surprise scandalisée avant que là-bas l’écouteur se pose… (O : 23) 386 5.4 Le regard en action 5.4.1. L’usage de la parole. : un regard en action Si les déictiques mettent en scène253, chez Nathalie Sarraute, l’action du regard attachée à percer un fond cénesthésique, ils n’en créent pas moins l’espace propice à l’énonciation de l’usage délétère de la parole. Car c’est bien, l’effraction de l’intact, de ce à quoi l’on n’a encore jamais touché, dit ou vu, que révèle l’apparition des mots sur la page blanche « qui noircit et brûle ». L’usage de la parole s’inaugure sous le signe de la suspicion liée à l’incapacité de dire l’ineffable. Ainsi, à l’ « effet mémoriel »254 de Et voilà que par lequel font irruption les mots, s’ajoute de fait le lieu, ici, où s’accomplit leur consumation : Et voilà que ces mots prononcés sur ce lit, dans cette chambre d’hôtel, il y a déjà trois quarts de siècle, viennent… poussés par quel vent…. se poser ici, une petite braise qui noircit, brûle la page blanche… Ich Sterbe. (UP : 12) Le blanc de la page mallarméenne255, mis en échec ou à épreuve, réfère à l’impossible accès à ce fond d’invisibilité que les mots offusquent et que l’auteur tente inlassablement de faire ressurgir. Que l’usage mortifère des mots se heurte à la liberté de création n’empêche pas le mouvement de déblayage attaché à l’action du regard. S’y inscrit l’alternance du visible et de l’invisible qui agissent au détriment l’un de l’autre. Plus l’invisible se déploie, plus le visible disparaît alors que, lorsque celui-ci s’affirme, celui-là devient impénétrable. L’univers sarrautien se forme et se déforme ainsi au gré des regards que la conversation recouvre. Morcellement – uniformité, ébauche – achèvement, inconsistance – densité, naissance – mort, phénomènes irréconciliables dont seule l’alternance qui les dévoile conjure la faillite d’ « un regard qui ne donne rien à voir » (Boué, 1997 : 141-167). C’est, précisément, par son action que le regard se 253 Sans contredire Laurent Danon-Boileau (cf. point 5 de la présente thèse), « en analyse du discours, il faut considérer […] éventuellement la situation que construit le discours même et à partir de laquelle il prétend énoncer la scène d’énonciation ; c’est dans cette perspective que D. Maingueneau (1982 : 28) parle de deixis discursive » (Charaudeau, 2002 : 160-161) 254 « La deixis mémorielle (Fraser et Joly 1980) concerne les expressions nominales démonstratives dont le référent n’est présent ni dans le cotexte ni dans la situation de communication […] Pour G. Kleiber (1990b : 163), ce phénomène relève de la pensée indexale du sujet. On parle aussi de déixis émotive ou de deixis empathique » (Charaudeau, Ibid.) 387 prête à faire apparaître l’invisibilité foncière liée à toute sensation. Se dessine ainsi une trajectoire contre l’immuable, où certains déictiques rendent manifeste la distance et les rapprochements, la déformation et la mise en forme, l’apparition et la disparition du pan invisible des choses. Au cœur de cette tension, les interlocuteurs aux prises avec l’irruption des mots restent en sourdine alors que l’effet de la parole ressort, faisant prévaloir le regard en action. Lorsque l’imprécision et l’indicible que le ça véhicule tentent de poindre au sein d’un milieu propice à l’indicible, un voilà présente un mot nouveau. Surgit « un nom sanctifié… qui purifie, qui irradie… qui […] empêche de se former, de se développer, détruit, referme, cicatrise… (UP : 75-76). L’opération de mise en mots occupe dès lors, l’espace ici, nécessaire à la mise en forme par laquelle les paroles acquièrent leur densité et se fixent : Et il est si démuni privé de mots… Il n’en a pas… ça ne ressemble à rien, ça ne rappelle rien de jamais raconté par personne, de jamais imaginé, c’est ça sûrement dont on dit qu’il n’y a pas de mots pour le dire… il n’y a plus de mots ici… Mais voilà que tout près à sa portée, prêt à servir… […] voilà un mot de bonne fabrication allemande un mot dont ce médecin allemand se sert couramment pour constater un décès […] un verbe solide et fort : sterben, je saurai moi aussi le conjuguer […] sagement l’appliquer à moi-même : Ich Sterbe. Je vais moi-même opérer […] la mise en mots… Une opération qui va dans ce désordre sans bornes mettre de l’ordre. L’indicible sera dit. L’impensable sera pensé. Ce qui est insensé ramené à la raison. Ich Sterbe. (UP : 13) Or, le déictique voilà rapportant « la pensée indexicale du sujet » déclenche une « empathie »256 où le sujet regardant ne ressort jamais indemne de cette mise en mots ou mise en forme qui est à la fois une mise à mort des fluctuations intérieures résorbées dans le ça et pétrifiée ici. Ici s’avère donc « le centre de gravité […] vers lequel tout converge » (UP : 50), le lieu où « tout obéit à des lois qui possèdent la fixité, la sûreté indiscutable des lois divines » (UP : 58). Mais une mise à distance n’est pas étrangère non plus à l’oscillation du regard par laquelle chaque interlocuteur occupe la place fixe et permanente qui lui est attribuée selon l’ordre établi, selon les convenances : Mais tout à coup : « Ton père » « Ta sœur »… et voici que sous nos yeux un enfant est arraché à cette crèche jonchée de paille soyeuse, emplie de souffles chauds… Il est 255 256 Rappelons que pour Mallarmé le blanc de la page blanche prévaut sur les traces noires de la graphie. Cf. Charaudeau, 2002 : 160-161, cité plus haut. 388 poussé… […] et puis quand elle a vu que tout était convenable, bien en ordre, bien dans l’ordre… Vous voyez, nous voici, je peux vous aider à faire le recensement. Voici devant vous : père. Voici la fille. Ici c’est le fils. Et moi je suis la mère […] La distance qui les sépare les uns des autres est la bonne distance, nécessaire et suffisante […] Pas de fluctuations possibles, d’écarts brusques, d’arrachements, de rapprochements imprévus, de soudaines fusions. Chacun ici est à sa place. Une place que rien ne peut lui faire perdre. (UP : 51-56) Tout comme le recours à la métaphore, chez Nathalie Sarraute, est « ce qui permet au psycho-récit [de donner] une expression efficace à une vie mentale qui reste non verbalisée, confuse, voire obscure » (Cohn, 81 : 63), la mobilité scopique appuyée sur l’opposition de cela – ici et là ou encore voici – voilà donne en spectacle le cours invisible et muet de ce qui sous tend la conversation, de ce que les interlocuteurs ressentent lors de leur échange sans savoir l’exprimer. Ainsi, Le psycho-récit relève la perception du sujet regardant alors que rien au dehors, excepté un tressaillement, ne dénonce son trouble intérieur. Incapable de s’affranchir des mots qui l’ont atteint, incapable de renvoyer la pareille, de renvoyer les mots qui lui viennent à l’esprit, qui sont là tout près mais qu’il ne peut articuler, incapable de repousser l’autre, le sujet attrapé dans le cours de la conversation finit par se soumettre à l’action des mots reçus. Dès lors, rivé aux mots de l’autre, au regard de l’autre, « il fait quelques mouvements pour se dégager, il tressaute faiblement et puis il renonce, il fait semblant… » (UP : 101), impossible de fuir de ce « mon petit » qui « l’enveloppe tout entier » et le façonne : Et l’autre, rien de tout cela n’a pu lui échapper, l’autre le regarde amusé, apitoyé… le pauvret, « mon petit » l’a piqué au vif, le voici maintenant… grenouille cherchant comiquement à imiter… le voici se dressant sur ses jambes, […] comme s’il était capable de l’atteindre […] mais comment le pauvre petit ne s’en était-il pas rendu compte ? […] Oui, en effet, comment ? Quand, là-bas, dans l’autre, ce « mon petit » a-til pu se former ? […] au point de […] tomber de ses lèvres ?... de tomber sur lui, de le recouvrir… « mon petit » l’enveloppe tout entier… « mon petit » a été taillé à sa mesure… « mon petit » était prêt depuis longtemps… il ne restait qu’à l’ajuster…Un spasme le traverse, il bouillonne, une vapeur brûlante, des bulles montent où il voit… mais c’est lui-même, ce petit bonhomme au sourire conciliant, au hochement de tête approbateur…et ici, c’est lui se ratatinant un peut… juste pour que l’autre se sente plus grand, juste pour jouer, juste pour rire… […] le voici encore se rapprochant toujours plus près, demandant… un enfant s’adressant à un adulte… quêtant des conseils […] tandis que l’autre « mon petit » se forme, va tomber… « mon petit » d’où il ne peut plus se dégager… pas moyen de faire un mouvement… […] il ne faut rien montrer, faire semblant. (UP : 101-104) 389 La mobilité scopique est donc bel et bien liée à l’absence ou à la présence de certains mots catalyseurs. Les mots qui « ne sont pas là », ou les mots qui « sont là » se mesurent souvent à l’intensité lumineuse favorable ou non à l’éclosion d’impressions incertaines. Le caractère terne, l’atmosphère morne, souvent même lugubre procure la couche protectrice qui préserve l’effacement indispensable au développement du ressenti. Par contre, l’éclat et la magnificence, renfermant une fixité ajustée à un monde solide et inébranlable, absorbent et font disparaître toute variation. Ainsi la « grisaille » se heurte à la puissance de ce mot éclatant, envahissant et débordant qu’est « le mot amour », livré par le geste du regard – « le voici [il] est là » : Depuis quelques temps déjà autour d’eux le mot rôde, guettant le moment, qui ne peut pas tarder… et en effet le voici… ce qui pouvait se contenter de se réfugier dans la grisaille protectrice des paroles les plus ternes, les plus effacées, est devenu si dense, intense, cela exige une place à soi, toute la place dans un vaste mot solide, puissant, éclatant… Et le mot est là, tout prêt, le mot « amour », ouvert, béant… ce qui flottait partout, tourbillonnait de plus en plus fort s’y engouffre, se condense aussitôt, l’emplit entièrement, se fond, se confond avec lui, inséparable de lui, ils ne font qu’un. (UP : 7071) Lorsque les mots font défaut, le sujet regardant lui-même est traversé d’une lumière diffuse associée à l’imprécision de l’incommensurable ça. Au contraire, sensible à l’apparition des paroles, il adopte des contours précis. Tantôt diaphanéisé, tantôt opacifié, le sujet ne peut donc se montrer, comme toute réalité chez Nathalie Sarraute, qu’au travers d’une intermittence visuelle propre à une stylistique de la discontinuité que les points de suspension renforcent invariablement257. Or, si parfois, surmontant tout effet pétrifiant, le mot et la sensation arrivent à ne faire qu’un, ce n’est que parce que certains mots, tels que « le mot amour », recèlent des résurgences troubles qui semblent en être l’apanage. Sous cet angle, « L’amour » se fond dans le ça, ne fût-ce que pour un bref instant : L’autre en face encore translucide, laissant à travers lui passer comme une lumière diffuse, un rayonnement… […] un doux, diffus rayonnement venu de fonds lointains, à travers des étendues sans fin… l’autre bientôt s’épaissit en un être de chair et d’os, enfermé dans des contours précis… et ce qu’il sécrète, ce qui l’emplit tout entier, ce qui affleure en lui partout […] produit… mais qu’est-ce que c’est ? Rien de jamais encore 257 Nous reviendrons plus tard sur cet usage des points de suspension. 390 éprouvé… c’est douloureux… délicieux… un trouble ? une excitation ? un émoi ? un désarroi ? Mais est-ce possible ? Est-ce ça ? […] s’épandant en moi partout, occupant tout… « l’amour »… c’est ainsi que ça se nomme. « L’amour » – c’est ça. (UP : 69) Mais, ce rapport perméable où la sensation se répercute dans le mot, n’est qu’une apparence trompeuse dès que le ça s’intègre à la conversation. Pris dans les mailles du dialogue, le ça, en effet, se charge d’une teneur vocale qui restreint les potentialités de son référent. Le ça, passant de bouche en bouche, montrant des extraits de vie, s’étiole et tombe dans l’inertie du cliché. L’ouverture d’un espace hors des mots qui assurait son énergie féconde tournée vers l’ineffable, se referme sur « ce stock à usage commun » permettant aux interlocuteurs de s’y retrouver, « de se tenir, de se retenir », de se sentir « solidaire d’un sort commun : le temps qu’il fait en ce moment » ou la santé, l’un et l’autre « ancrés là, attachés et lestés là, sur ce point précis » (UP : 87-88) : Entre nous un courant ininterrompu de mots circule… leur flot tiède et mou m’emplit… je sens comme une nausée légère, comme un léger tournis… mais je ne peux pas l’arrêter, je ne veux pas nous séparer, nous déchirer… Mais voilà que je trouve…[…] voilà que viennent à mon secours d’autres mots, des mots plus frais, rafraîchissants, tirés eux aussi de notre stock commun… ils vont encore nous rapprocher, faire adhérer davantage l’un à l’autre nos corps, faits d’une même chair… « C’est surtout cette humidité… ces continuels changements… […] – A qui le dites vous ? Ça allait déjà mieux… et me voilà de nouveau toute perclue… j’ai mal partout… » […] Enfin ne nous plaignons pas trop… – Oui, hélas, si ce n’était que ça… » en se tenant encore un peu l’un à l’autre, s’écarter l’un de l’autre doucement… « Ça c’est bien vrai… allons… ce n’est pas tout ça… » tendre la main, sourire et tout attiédis, gorgés, tout rassurés, s’en aller chacun de son côté… et redevenir […] ce tout… ce rien… (UP : 89-90) Le moment crucial, où les mots sont prêts à déborder, à trancher, à couper court à une quelconque variation, se concrétise, en outre, dans un là qui oblige chacun à prendre ses distances. Mais, s’il crée d’infranchissables « béances » qui écartent et arrachent le sujet à ses régions intimes, le là n’en ressort pas moins affaibli lorsque, pétri dans le dialogue, il ne véhicule plus que les mièvreries d’une voix familière : Personne arrivé jusque là où je suis n’a pu… mais moi, rassemblant ce qui me reste de forces […] j’envoie ce signal, un signe que celui qui là-bas m’observe reconnaît aussitôt… Ich sterbe […] Je suis arrivé tout au bout… Je suis tout au bord… Ici où je suis est le point extrême… C’est ici qu’est le lieu […] Là où je me trouve il n’y a pas de secours possible. Voilà pourquoi c’est à vous que le je dis : Ich sterbe. Pas à elle qui est 391 là aussi, près de moi, pas dans notre langue à nous. Pas avec nos mots doux, des mots assouplis, amollis à force nous avoir servi […] Que dis-tu, mon chéri, mais tu ne sais pas ce que tu dis, il n’y a pas de « je meurs » entre nous, il n’y a que « nous mourons »… mais ça ne peut pas nous arriver, pas à nous, pas à moi… tu sais bien comme tu te trompes quand tu vois tout en noir, quand tu as tes moments de désespoir… et tu sais, nous savons, nous avons toujours vu, toi et moi, comme, après tout s’arrange… bon, bon, oui, je t’entends… mais surtout ne te fatigue pas […], ne t’excite pas comme ça […] là, là, oui, je comprends oui, tu as mal… oui, c’est pénible… ça va passer […] Non, pas nos mots à nous, trop légers, trop mous, ils ne pourront jamais franchir ce qui maintenant entre nous s’ouvre, s’élargit… une béance immense… (UP : 14-15) S’impose parfois, un ça illimité et vague renvoyant à ces régions hors des mots où le sujet « perd pied », ou bien c’est dans l’espace étriqué du mot contraignant –là– que le sujet disparaît. Parfois, au contraire, par le biais du ça ou du là édulcorés ressort le fond commun tissé dans l’intimité du familier, fixé sur l’habitude, sur les petits faits vrais que rendent les voix des interlocuteurs. Aussi, le passage de l’invisible inquiétant à la sécurité du visible enraciné dans cette banalité du familier et du quotidien, se donne à voir comme un repli, comme l’amoindrissement des forces. Une défaillance qui se fonde dans la peur de l’insaisissable ou de l’instable, une défaillance qui porte à chercher des attaches sûres et certaines, cède à l’usage implacable de la parole quand l’action se retourne. L’invisible transparaît et l’en deçà du langage, se laissant voir, triomphe alors. Mais ce déplacement n’est pas sans conséquence. En effet, arraché à la protection de son univers douillet, privé de tout ancrage, exposé à l’usage totalitaire de la parole, le sujet est dépossédé de lui-même. La pression que le revirement du langage exerce sur lui le pousse, inévitablement, à l’abandon de son amollissement engourdissant, à « une véritable mue » : Pas nos mots à nous […] mais des mots de circonstance solennels et glacés, des mots morts de langue morte. […] c’était là, par-derrière, mon envers inséparable… et voici que d’un seul coup, juste avec ces deux mots, dans un arrachement terrible tout entier je me retourne… Vous le voyez : mon envers est devenu mon endroit. Je suis ce que je devais être. Enfin tout est rentré dans l’ordre : Ich sterbe. (UP : 16) Si les points de repères de certains déictiques bifurquent donc suivant un mouvement où sont montrés, alternativement, l’envers et l’endroit du sujet, l’usage de la parole s’étaie sur un effet de focalisation particulier. Car attachée aux mots échangés, l’activité scopique fait ressortir la contrepartie du visible jusqu’à épuisement. 392 5.4.2. Enfance : un regard en action Si « « Ich sterbe » […] je meurs » (UP : 11) opère la mise en forme apte à mettre de l’ordre dans ce désordre sans bornes, Enfance, fondé sur des mots tels que « « Ich werde es zerreissen » « Je vais le déchirer » » (E : 12), exécute par contre une percée qui conduit au ravage et à l’anamorphose. L’envers et l’endroit d’un projet d’écriture commun se dessinent dès lors. L’usage de la parole s’engage dans l’indicible, alors que les mots remémorés d’Enfance escortent l’invisible dans le déchirement du visible. La rupture, par laquelle l’univers du quotidien est mis à distance, se livre donc, dans Enfance, comme déchirure au double sens du mot : « J’ai voulu décrire comment naît la souffrance qui accompagne le sentiment de sacrilège », nous dit Nathalie Sarraute258. Mais les mots « Ich werde es zerreissen » ne s’érigent pas seulement contre l’interdit figuré dans « « Nein, das tust du nicht » « Non tu ne feras pas ça » » (E : 10), ils révèlent en outre un désaccord profond. En effet, la tension qui se crée n’est que le reflet d’une scission du sujet de conscience, tiraillé par son instinct d’insoumission et son état de subjugation. En conflit avec le regard réfractaire, l’assujettissement du regard au monde visible et voyant se joue donc sur ce rapport de forces contraires. L’inhibition de l’impulsion initiale, spontanée, véhicule un regard extérieur qui, intimement lié aux paroles, fait apparaître une forme ou une présence, celle de la jeune femme qui prend soin de Natacha : « elle redresse la tête, elle me regarde tout droit et elle me dit en appuyant très fort sur chaque syllabe : « Nein, das tust du nicht »… « Non, tu ne feras pas ça »… exerçant une douce et ferme et insistante et inexorable pression, celle que j’ai perçu plus tard dans les paroles, le ton des hypnotiseurs… » (E : 12). C’est bien contre l’emprise de ces regards extérieurs qui font pression sur elle et qui bornent son regard dans les limites du visible que la narratrice se révolte. Unissant les mots au geste, elle lance un avertissement, un défi qui cherche à atteindre l’autre, un vous situé dans l’ailleurs qui, dépassant le niveau de l’anecdote, cible non seulement le narrataire et avec lui le lecteur virtuel, mais surtout le support indistinct d’un regard extérieur inéluctable, toujours présent. Ainsi, la sous-conversation se charge non 258 Cf. Viviane Forrester, 1983: 20. 393 seulement de seconder les paroles de Natacha mais de traduire le mouvement du regard dans ce rapport conflictuel : « Ich werde es zerreissen » « Je vais le déchirer »… je vous en avertis, je vais franchir le pas, sauter hors de ce monde décent, habité, tiède et doux, je vais m’en arracher, tomber, choir dans l’inhabité, dans le vide… (E : 12) Le mouvement scopique rend compte autant de l’irruption des paroles remémorées que de la trajectoire invisible de leur portée. En effet, les déictiques donnent à voir la poussée, l’avancée ou le refoulement des mots qui pénètrent l’enfant. Or, cette effervescence intérieure garde toujours, à l’origine ou à son terme, une affinité avec un regard qui monte ou démonte le visible. Ainsi, le glissement d’une réplique à l’autre précède et conduit à cette « atteinte irréversible », « un attentat » où les ciseaux déchirent la soie du canapé dévoilant quelque chose de mou. Mise en abîme du projet d’écriture proprement sarrautien où il s’agit d’entamer l’uniformité du visible pour faire ressortir l’invisible, amorphe, imprécis et fuyant : « Nein, das tust du nicht »… « Non, tu ne feras pas ça »… les voici de nouveau, ces paroles, elles se sont ranimées, aussi vivantes, aussi actives qu’à ce moment, il y a si longtemps, où elles ont pénétré en moi, elles appuient, elles pèsent de toute leur puissance, de tout leur énorme poids… et sous leur pression quelque chose en moi d’aussi fort, de plus fort encore se dégage, se soulève, s’élève… les paroles qui sortent de ma bouche le portent, l’enfoncent là-bas… « Doch, Ich werde es tun » « Si je le ferai » « Non, tu ne feras pas ça… » les paroles m’entourent, m’enserrent, me ligotent, je me débats… « Si, je le ferai »… Voilà, je me libère, l’excitation, l’exaltation tend mon bras, j’enfonce la pointe des ciseaux de toutes mes forces, la soie cède, se déchire, je fends le dossier de haut en bas et je regarde ce qui en sort… quelque chose de mou, de grisâtre s’échappe par la fente… (E : 11-13)259 Face à l’impossible dénomination, l’action du regard triomphe lorsqu’elle parvient ainsi à rompre l’opacité du visible et fait transparaître l’informe, creuset de sensations insaisissables comme celles qu’éveille l’odeur de vinaigre assez louche sous le fichu de la bonne (E : 22). « Cela » est souvent enfermé « là » ou bien dissimulé « ici », prêt à se montrer sous n’importe quelle fente ou fissure, ou sous une épaisseur à 259 Nous soulignons les exemples dans le texte. 394 vaincre que cache, par exemple, une page effrayante dans un conte pour enfant (E : 47). Nombreuses sont les scènes de l’enfance qui recèlent une profondeur occultée – profondeur inquiétante, souvent morbide ou trouble, « l’impression un peu inquiétante de quelque chose de répugnant sournoisement introduit, caché sous l’apparence de ce qui est exquis » (E : 46) résorbée dans une tonalité terne, comme la confiture de fraise qui cache le calomel qu’on essaie de lui faire avaler : « quelque chose de répugnant s’y dissimule […] [elle] examine avec beaucoup d’attention […] les fraises […] sont seulement un peu plus pâles, moins rouges ou rose foncé, mais il y a sur elles, entre elles, comme de louches traînées blanchâtres… » (Ibid : 45). Nous tenons à relever cidessous deux exemples dont l’intérêt est précisément l’agencement des déictiques par lesquels l’invisible devient lisible : La voici qui s’approche, une masse informe, la tête recouverte d’un fichu grisâtre, elle me rejoint, elle tend sa main et met ma main dans la sienne… mes poumons sont pleins d’air, je n’ai pas besoin de respirer… je ne respire pas jusqu’au moment où nous posons le pied sur le trottoir de l’autre côté de la chaussé… là, aussitôt je lâche la main […] je peux juste aspirer par minuscules bouffées en détournant la tête, mais sans trop la détourner, cela pourrait lui faire deviner la répulsion produite en moi… pas par elle, pas par ce qu’elle est, pas du tout par ce qu’il y a en elle, mais seulement par ce qui apparaît parfois sous son fichu entrebâillé, la peau luisante et jaunâtre de son crâne entre les mèches de cheveux trempés. (E : 22-23) J’aime écouter quand on me lit ce qui est écrit en face des images… mais attention, on va arriver à celle-ci, elle me fait peur […] Je ne peux pas le regarder […] Maintenant je ne la vois plus, mais je sais qu’elle est toujours là, enfermée… la voici qui se rapproche dissimulée ici, où la page devient plus épaisse… il faut feuilleter très vite, il faut passer par-dessus avant que ça ait le temps de se poser en moi, de s’incruster… ça s’ébauche déjà, ces ciseaux taillant dans la chair, ces grosses gouttes de sang… mais ça y est, c’est dépassé, c’est effacé par l’image suivante. (E : 47) Que les paroles soient des paquets que l’on lâche ou que l’on passe à quelqu’un n’est pas quelque chose de nouveau chez Nathalie Sarraute. Mais ce qui rend intéressant ce fait, c’est que, dans Enfance, il s’avère être l’excuse propice à une action qui permet de dépasser l’anecdote. Aussi, Nathalie Sarraute récupère-t-elle les paroles de sa mère, non pas pour rapporter le petit fait vrai d’une scène familiale ni même un de « ces traumatismes » (E : 85) attaché à l’absence de sa mère, mais pour rendre visible le rapport de dépendance du sujet de conscience à l’égard de l’autre dont l’autorité se concrétise dans le regard et dans l’usage de la parole. Ainsi, comblant le manque ou le 395 vide que laisse, par exemple l’absence de la mère, ou encore, rapportant des banalités telles que le sentiment de culpabilité, l’apparition de certains mots comme « aussi liquide qu’une soupe » supposent un « replâtrage » (E : 24). Mais cet effet est aussitôt contrecarré par la mise à nu de l’état de soumission qui enserre et fixe inéluctablement le sujet. « Là-bas », les mots sacrés de l’autre – de la mère – font loi « ici », à la place du sujet de conscience – Natacha. Et, c’est précisément dans l’entre-deux, rendu par les déictiques, que se dévoile l’espace invisible par lequel transitent les sensations de l’enfant subjugué : Que je cède, que je consente à avaler ce morceau sans l’avoir d’abord rendu aussi liquide qu’une soupe et je commettrai quelque chose que je ne pourrai jamais lui révéler, quand je reviendrai là-bas chez elle… je devrai porter ça enfoui en moi, cette trahison, cette lâcheté. Si elle était avec moi, il y a longtemps que j’aurais pu n’y plus penser, avaler sans mâcher comme j’avais l’habitude de le faire […] mais elle n’est pas ici, elle m’a fait emporter cela avec moi… « aussi liquide qu’une soupe »… c’est d’elle que je l’ai reçu… elle me l’a donné à garder, je dois le conserver pieusement, le préserver de toute atteinte […] je viens de loin, d’un lieu étranger où ils n’ont pas accès, dont ils ignorent des lois, des lois que là-bas je peux m’amuser à narguer, il m’arrive de les violer, mais ici la loyauté m’oblige à m’y soumette […] l’inquiétude que produit ici ma folie, le sentiment de culpabilité… mais qu’a-t-il de comparable avec celui que j’éprouverais si, reniant ma promesse, bafouant des paroles devenus sacrées, perdant tout sens du devoir, de la responsabilité, me conduisant comme un faible petit enfant je consentais à avaler ce morceau avant qu’il soit devenu « aussi liquide qu’une soupe » […] Et tout s’est effacé, dès le retour à Paris chez ma mère… tout a repris cet air d’insouciance… (E : 16- 19) Ces bouleversements, cette agitation ou ces mouvements de révolte – cette « folie » – sous l’empire de l’autre qui de « là-bas » impose son regard et ses mots, trouvent leur pendant dans l’informe. Le trouble intérieur ou la déformation du visible sont, en effet, les symptômes de l’affranchissement impossible par rapport au regard extérieur. Dès lors, le regard monte et démonte, forme et déforme. Et si le visible se transforme ainsi sous l’effet d’un regard précis, c’est également sous les yeux de Natacha que le regard ou les yeux des autres laissent transparaître leurs traits particuliers, des traits qui les conforment. Etre vu ou se savoir vu met, dès lors, en œuvre une forme de soi restreinte. L’action du regard ramène, en effet, le sujet à un état de soumission où celui-ci se transmue au bénéfice de l’apparence. Ainsi, la petite Natacha qui doit réciter un texte, exposée aux regards de tous, sombre dans l’innocence et la naïveté d’un petit enfant tandis qu’elle rend sa voix plus aiguë qu’elle n’est : 396 Je me suis laissé faire, je n’ai pas osé résister quand on m’a soulevée sous les bras et placée debout sur cette chaise pour qu’on me voie mieux… […] de chaque côté d’une mariée tout en blanc, des gens qui me regardent, qui attendent… j’ai été poussée, j’ai basculé dans cette voix, ce ton, je ne peux plus reculer, je dois avancer affublée de ce déguisement de bébé, de bêta, me voici arrivée à l’endroit où il me faut singer l’effroi, j’arrondis mes lèvres, j’ouvre mes yeux tout grands, ma voix monte, vibre […] et puis la tendre, candide émotion… « Cher petit oreiller, comme je dors bien sur toi… », je parcours jusqu’au bout ce chemin de la soumission, de l’abject renoncement à ce qu’on se sent être, à ce qu’on est pour de bon. (E : 62-63) Par contre, les mots qui renferment la censure du regard autre agissent en sens contraire : le sujet de conscience mis à l’écart, expulsé d’un domaine qui lui est étranger, se retranche dans un exil bénéfique. Car l’éviction devient non seulement propice mais nécessaire à l’affranchissement d’une forme inauthentique où le sujet ne se reconnaît pas, d’une forme – associée à ce qui « rigide, lisse et glacé » (E : 88) semble « découpé dans des feuilles de métal clinquant » (Ibid.), enfermé dans ces « surfaces glissantes […] qui miroitent, scintillent » (Ibid.). Aussi, cette « drôle d’attraction » quand « sachant ce qui va se passer, ce qui vous attend, le redoutant… on avance vers cela quand même… » (E : 84), ne s’explique-t-elle que par une volonté de rompre le charme annihilant à l’égard du monde visible et voyant. C’est cet effet de délivrance que l’on retrouve dans le regard de censure que l’éditeur Korolenko, « l’oncle », l’ami de la famille, porte sur un « roman » écrit par Natacha alors qu’elle ose finalement le lui montrer : – Bon, « l’oncle » ouvre le cahier à la première page… les lettres à l’encre rouge sont très gauchement tracées, les lignes montent et descendent… Il les parcourt rapidement, feuillette plus loin, s’arrête de temps en temps… il a l’air étonné… il a l’air mécontent… Il referme le cahier, il me le rend et il dit : « Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l’orthographe… » […] ce que je parviens à retrouver, c’est surtout une impression de délivrance […] opération, une cautérisation, ablation douloureuses, mais nécessaires, mais bienfaisantes […] [ces mots] je vois bien qu’ils ne sont pas pareils aux vrais mots des livres… […] ces mots qui vivent ailleurs… j’ai été les chercher loin de moi et je les ai ramenés ici, mais je ne sais pas ce qui est bon pour eux, je ne connais pas leurs habitudes… […] je suis comme eux, je me suis égarée, j’erre dans des lieux que je n’ai jamais habités […] on dirait qu’ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant […] ils sont comme ensorcelés. À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m’est impossible d’en sortir… Et voilà que ces paroles magiques… « Avant de se mettre à écrire, il faut apprendre l’orthographe »… rompent le charme et me délivrent (E : 84-88)260 260 C’est Nathalie Sarraute qui souligne. 397 Le refus de se reconnaître dans une image de surface, forcément fausse, s’accompagne, par ailleurs, du désir de disparaître à la vue. Puisqu’il s’agit pour l’enfant d’échapper à tout ce qu’une perception extérieure plaque sur elle – là-bas, dehors – l’encadrement scolaire et ses lois procurent – ici – la juste distance par rapport au monde voyant, la protection et le soutien nécessaire à l’invisibilité apaisante. Ainsi, l’irruption de mouvements intérieurs obscurs est neutralisée par le regard de la maîtresse. Sous l’exactitude de son appréciation toutes les visions envahissantes s’éclipsent que ce soit le regard de censure de Korolenko, les caprices de sa belle-mère, Véra, ou de sa mère: Rien ne peut égaler la justesse de ce signe qu’elle va inscrire sous mon nom. Il est la justice même, il est l’équité. Lui seul fait apparaître cette trace d’approbation sur le visage de la maîtresse quand elle me regarde. Je ne suis rien d’autre que ce que j’ai écrit. Rien que je ne connaisse pas, qu’on projette sur moi, qu’on jette en moi à mon insu comme on le fait constamment là-bas, au-dehors, dans mon autre vie… je suis complètement à l’abri des caprices, des fantaisies, des remuements obscurs, inquiétants, soudain provoqués… est-ce par moi ? ou est-ce par ce qu’on perçoit derrière moi et que je recouvre ? Et aussi il ne pénètre rien jusqu’ici de cet amour, « notre amour », comme maman l’appelle dans ses lettres… qui fait lever en moi quelque chose qui me fait mal, que je devrais malgré la douleur cultiver, entretenir et qu’ignoblement j’essaie d’étouffer… Pas trace ici de tout cela. Ici je suis en sécurité. Des lois que tous doivent respecter me protègent. Tout ce qui m’arrive ici ne peut dépendre que de moi. C’est moi qui en suis responsable. Et cette sollicitude, ces soins dont je suis entourée n’ont pour but que de me permettre de posséder, d’accomplir ce que moi-même je désire, ce qui me fait, à moi d’abord, un tel plaisir […] Même là-bas, dehors, l’école me protège. On passe derrière ma porte sans s’arrêter, on me laisse travailler…(E : 168-169) Si la fuite dans l’invisible est l’issue à toute domination de l’autre, l’effacement du sujet de conscience dans le monde visible n’en est pas moins une évasion où dépossédé de lui-même, il se perd de vue. Seule l’illusion que l’apparence séduisante et trompeuse procure justifie cette reddition volontaire. S’impose alors le rêve ou le mirage, pourtant, toujours prêt à se dissiper. Ainsi, suite à un conte d’Andersen, le regard de Natacha suscite et bascule dans l’éclat de ce moment de répit, d’entente exceptionnellement parfaite entre Natacha et Véra au Luxembourg : Je venais d’en écouter un passage… je regardais les espaliers en fleurs le long du petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonchée de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement… et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… […] ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel 398 autre mot ?... de vie à l’état pur […] jamais plus cette sorte d’intensité là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre… je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi. (E : 6667) Rares sont ces moments d’accalmie et de quiétude associés aux tremblements intérieurs à peine perceptibles, traversés d’ondes de vie où le sujet de conscience est en symbiose avec l’éclat extérieur, exceptionnellement bénéfique. Le contact avec le monde visible, qui s’accompagne de l’exposition aux regards astreignants des autres, entraîne plutôt les remuements obscurs souvent incarnés dans des angoisses nocturnes ou le vertige du vide. Les idées fixes ou la folie de Natacha, que la mère provoque par l’impact de ses paroles ou par son absence, s’accompagnent de bouleversements semblables (E : 168). Ainsi, l’émerveillement face à une tête de poupée aperçue dans une vitrine éveille « une gêne, une douleur » (E : 91) chez l’enfant qui aboutit à cette conclusion « Elle est plus belle que maman ». Comme conséquence, le mécontentement de sa mère pousse Natacha à se livrer sans défense à ces « idées » qui lui reviennent sans cesse à propos de n’importe quoi, des idées qui la poussent à regarder : Je n’ai d’ailleurs gardé aucun souvenir de cette opération que j’ai pourtant dû accomplir… seul m’est resté le malaise, la légère douleur qui l’a accompagnée et sa phase ultime, son aboutissement quand j’ai vu […] Elle est plus belle que maman. […] Maintenant que c’est en moi, […] je vais le lui montrer… comme je lui montre une écorchure […] elle va se pencher, souffler dessus […] comme elle extrait délicatement une épine. […] Mais maman lâche ma main, ou, elle la tient moins fort, elle me regarde de son air mécontent et elle me dit : « Un enfant qui aime sa mère trouve que personne n’est plus beau qu’elle » Maintenant cette idée s’est installée en moi […] Elle est la preuve, le signe de ce que je suis : un enfant qui n’aime pas sa mère. […] Il n’y a plus en moi comme avant, comme en tous les autres, les vrais enfants, ces eaux vives, rapides, limpides, pareilles à celles des rivières de montagne, des torrents, mais les eaux stagnantes, bourbeuses, polluées des étangs… […] l’idée revient, elle rôde, elle guette… j’ai peur… j’essaie de l’empêcher d’entrer, je détourne les yeux, mais quelque chose me pousse, il faut que je la voie… […] elle va revenir, elle est toujours là, à l’affût, prête à bondir au cours de n’importe quel repas. (E : 94-103) Mais, c’est paradoxalement le regard extérieur qui permet sinon d’effacer au moins d’amoindrir, de recouvrir ou de contenir les mouvements intérieurs inquiétants. Il aurait suffit du regard libérateur de la mère pour que Natacha puisse abandonner ses « idées folles » (E : 101) mais sa censure l’écarte et l’enferme provoquant que cela devienne « plus gros, plus lourd » (E : 94-95). Puisque, chez Nathalie Sarraute, toute 399 circonstance retrouve son pendant, le regard catalyse autant la croissance que l’affaissement, autant l’apparition que la disparition de toutes ces turbulences intérieures. En effet, « l’indifférence, la désinvolture » qui faisaient partie du charme maternel désamorce l’action mortifère que des paroles telles que « Si tu touches à un poteau comme celui-là, tu meurs » (E : 27). Le regard insouciant des adultes sur les cafards qui grouillent et recouvrent la porte cachent « ce qui se met à bouger » (E : 127) alors que la peur nocturne face à la forme effrayante d’un tableau est « escamotée en un tour de main » par « une grande personne avec l’air désinvolte, insouciant, le regard impassible des prestidigitateurs » (E : 90). Si le danger ou la part inquiétante que le visible recèle sont toujours présents chez Nathalie Sarraute, il faut toutefois éviter d’en reporter l’origine à un traumatisme d’enfance aux prises avec l’indifférence de la mère. L’enjeu se situe plutôt dans la tension issue de l’impossibilité d’émancipation à l’égard du regard d’autrui. Fondé sur le mouvement scopique, Enfance donne à voir, en définitive, le heurt qui oppose un regard insoumis mais contraint à un regard souverain et maître, souvent envoûtant. 400 5.4.3. Tu ne t’aimes pas: un regard en action. Que l’action du regard conforme l’œuvre de Nathalie Sarraute, nous l’avons dit, nous l’avons prouvé par nos analyses précédentes. Tu ne t’aimes pas n’échappe pas à ce phénomène où, sous l’effet des regards échangés, se produit un mouvement qui forme ou déforme le visible. Mais, contrairement à l’Usage de la parole ou à Enfance, le sujet de la focalisation ne s’efface jamais au profit de l’engrenage scopique. Le regard ne parvient pas à se détacher de l’identité référentielle qui le fait surgir. Même résorbé dans le « on », il reste attaché soit au « Je » éclaté en une profusion de nous, soit au regard de l’autre que le « Je » observe et rapporte. Or, si le sujet regardant occupe l’espace scopique à part entière, le regard ne se livre pas comme force indépendante. L’absence de ce regard en action, dans Tu ne t’aimes pas, n’interdit toutefois pas l’action du regard, comme nous l’avons fait apparaître dans les parties antérieures261, puisqu’il s’agit là d’un signe identitaire de l’œuvre sarrautienne : l’action du regard qui tel un raz de marée, bouleverse et entraîne le sujet regardant dans le domaine des fluctuations incertaines ou, au contraire, dans le monde stable des certitudes. Rien n’est définitif, par effet de contagion scopique, tout peut sombrer dans un mouvement de sens inverse : - […] c’est dans son amour pour lui-même qu’il y a eu… sans raison précise, lui-même ne la connaît pas… un à peine perceptible mouvement… - Serait-ce de légère rétraction ? de repli ? […] une hésitation… - Transmise à eux aussitôt… - Et aussitôt dans l’amour qu’ils ont pour lui c’est le même vacillement… - Cela n’a duré que peu de temps, sinon, si cet ébranlement en lui se prolongeait, prenait de l’ampleur, alors chez eux quelle lame de fond, quel raz de marée… - Ne pourrions-nous pas le voir aussi, ce qu’il ressent à l’égard de lui-même et qui passe de lui à eux comme un câble, une corde solide qui sort de lui et les entoure, les soutient, les maintient droits appuyés les uns sur les autres… - Si tout d’un coup se produisait en un point quelconque un amollissement, un effilochement, une déchirure, on les verrait s’affaisser, s’écarter… - N’importe quel intrus, quel malotru pourrait s’insérer entre eux, les pousser, ils retomberaient de tous côtés… - Des molles poupées percées d’où leur amour s’écoulerait… un rembourrage friable, du son… […] - Mais nous savons bien que ça n’arrivera pas, ça ne peut pas arriver. - Cet amour inaltérable continuera à se répandre… […] - Mais attendez, il n’y a peut-être pas de quoi s’amuser… C’est que s’il s’aimait moins… C’est que s’il ne s’aimait pas… 261 Cf. 5.1.3. Le regard couplé; 5.2.3. Le regard en relais; 5.3.4. Le regard en expansion. 401 - Comme c’est notre cas… - Alors inversement ce manque d’amour de nous-mêmes… ce manque doit éveiller en eux… (TTP : 206-207) Opposition de forces contraires où les sujets se mesurent à la force, à l’action de leur regard. L’indépendance, l’autonomie des uns entraîne forcément la soumission des autres – maîtres et esclaves –. La lutte pour la souveraineté passe par l’action du regard qui s’impose ou se soumet. Or, la prospection du sujet de conscience tente, tout au long de Tu ne t’aimes pas, d’inverser le mouvement scopique, se saper le regard souverain dans son action homogénéisante. 402 5.4.4. Ici: un regard en action Le sujet de conscience s’efface mais ne disparaît pas – sujet anonyme de la focalisation, il se limite parfois à se manifester dans l’indéfinité du « on », rappelant par cette présence indéfinie qu’il est à la source de tout ce qui est montré. Le sujet de conscience, apparaît ainsi en transparence, pénétré de ce qui est donné à voir « ici ». Ici agit dès lors comme ce catalyseur scopique qui oblige à concentrer le regard sur une certaine atmosphère où circulent les mots. Hors de cet espace scopique créé par l’ « ici » rien n’existe plus. Et si, « Tout ce qui sort d’ici se réfléchit… méconnaissable, insaisissable… dans des parois miroitantes » (I : 16), Ici impose une vision nouvelle et vivifiante sur des sentiers battus, proprement sarrautiens. Puisqu’Ici remet en circulation le même, il figure un regard réfléchi où le texte se rabat sur lui-même et se nourrit de sa propre matière. C’est par cet acte de rumination, où seul existe le texte en tant que protagoniste de son propre mouvement, que le regard entre en action. Recommencement constant, reprises qui figurent la tendance récurrente à combler un vide – le vide de la page blanche. Mais si, ces reconstitutions du même – mêmes mouvements attachés à une espèce de mécanisme d’horlogerie – font apparaître un déjà vu, un déjà lu, elles se dessinent sous un nouveau jour. Regard réfléchi par lequel le texte lui-même semble vouloir cibler ses propres poncifs et s’en libérer. Il s’agit surtout de montrer pour démonter encore et toujours les poncifs qui se sont établis dans l’usage de l’écriture sarrautienne même ; revient donc le mouvement constant, les perturbations qu’un regard rivé aux aléas de la conversation propulse : Tout cela, cette surprenante perturbation parce que tout à coup dans un regard… à peine un regard… s’est montré ce mouvement reconnaissable, d’acquiescement, d’allégeance qui a fait apparaître, en celui qui n’en avait plus conscience, et déborder de lui et se répandre partout ici ces ondes que répand dès qu’elle apparaît [la parole] (I : 76-77) Ici s’avère être ainsi le miroir vide, vacant où se réfléchit un espace aux dimensions variables : clos sur ce qu’un regard extérieur y fait paraître, ou bien ouvert où « une chaîne de mots s’étend, et librement ondule » (I : 50). Ici encadre et absorbe donc des « atmosphères » changeantes que des regards suscitent. Ainsi, une présence recouvre tout de son regard, efface les anfractuosités ne laissant apparaître que le monde lisse et clos où elle règne : 403 … et ici aussi tout est comme elle parfaitement lisse, étincelant de propreté… pas trace ici de quoi que ce soit d’un peu sale, d’un peu louche… Sa présence ici a tout effacé… elle a fait dès qu’elle est entrée vides ces lieux, pris pour elle toute la place… Vidé ? même pas… tout a disparu comme s’il n’y avait jamais rien eu ici avant qu’elle vienne… […] ce qui pouvait se trouver ici s’est comme anéanti tout naturellement… c’est parti si loin qu’il faut parfois, après qu’elle est sortie d’ici, un certain temps pour que ce qui était ici revienne… […] Là, après son départ il est resté ici quelque chose qu’elle a laissé, qui est à elle, qui lui appartient… et en son absence, sous l’effet des conditions d’ici, de ce climat, ça s’est détérioré, a perdu son vernis, ses belles couleurs éclatantes… (I : 57) Ici rapporte, reflète encore ces fluctuations attachées aux mots, à ces êtres vivants qui génèrent affres et délices. À distance un regard anonyme observe les mots vivrent, les mots portés par les locuteurs qui s’y fondent : des mots qui attirent ou écartent, qui tissent des liens ou les rompent dans le cours de la conversation : Ici aucun signe extérieur, même s’il mérite que lui soient reconnues toutes les qualités que les mots « noble » ou « aristocratique » désignent, ne peut faire que ces mêmes mots soient également appliqués à tout autre sang que le « sang bleu ». Rien ici jamais ne peut un seul instant faire oublier la couleur du sang. Dans cette atmosphère nouvelle, des mots circulent, flottent suspendus, toujours prêts à se poser… des mots comme « aristocratique »… comme « vulgarité »… on dirait que des courants les portent vers certains points, les écartent de certains autres, suivant des lois étranges, inconnues ici avant.. On peut apercevoir si on les observe assez attentivement que ce qui les attire régulièrement ou ce qui au contraire les écarte, c’est la présence du sang bleu. Ici crée le climat propice à l’avènement de vieux portraits, reflète des atmosphères proprement sarrautiennes qui, répercutant sur le narrateur-focalisateur luimême, favorisent une dislocation. Se donne à voir ainsi le renversement du code où ce qui jusqu’ici était donné à voir au lecteur atteint le narrateur, obligé de se voir à son tour, de se contempler, de reconnaître ce que l’usage de l’écriture ou de la lecture a transformé en poncif. Ne s’agirait-il pas ici d’arracher le narrateur-focalisateur originaire à ses propres attaches sécurisantes ? Rien ne pourrait donc plus être montré sans courir le risque d’être dévasté. Si Ici révèle le regard en action, c’est précisément dans le mouvement fluctuant qui monte et démonte, fait exister ou disparaître : rien n’est établit, tout est susceptible de changer. Or, à force de regarder, le narrateur luimême finit par être entraîné Ici dans sa propre vision, victime de ce rebondissement scopique que son double suscite. Revenu à lui, « ici », le narrateur, scindé dans un nous et un vous, affronte ses propres chimères : 404 Et voici maintenant qui passent, se promènent… Regardez-les, vous les connaissez si bien, ils sont de chez vous, c’est chez vous qu’ils habitent… voici La mégère apprivoisée. Le Couple parfait. Le Grand Génie. […] Le Bourru Bienfaisant. […] Comme après un choc, un accident, on revient à soi et on les voit qui se penchent avec sympathie, avec sollicitude… Vous semblez stupéfait. Vous ne les reconnaissez pas ? Mais n’était-ce pas ce que vous vouliez ? Nous n’avons fait que vous obéir, nous sommes séduits, soumis, nous sommes sous le charme, comment ne le serions-nous pas ? Les voici tels que vous deviez bien penser que nous allions vous les rendre… Que voulez-vous nous ne pouvons pas faire autrement… Ce n’est pas cela que vous appréciez, mais qu’y faire ? chacun, n’est-ce pas, selon ses moyens, ses possibilités…Vous n’en voulez pas ? Mais vous devez l’accepter… ce n’est pas, il est vrai, du goût des raffinés, des délicats, mais nous… vous auriez dû vous y attendre… c’est tout ce qu’il nous est possible de vous donner… La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a (I : 84-86) 405 406 5.4.5. Ouvrez : un regard en action Ouvrez, dans son ensemble, est envisagé comme regard en expansion. 407 408 5.5. Conclusion : « un mécanisme d’horlogerie » Attachée à cette tension de forces contraires, la focalisation sujet s’accorde ainsi à une dynamique qui se répète invariablement, aussi précise qu’« un mécanisme d’horlogerie »262. Le regard posé sur les paroles devient aussitôt obsédant attaché aux effets que ceux-ci véhiculent. Mais c’est par l’échange entre deux interlocuteurs, par leur contact souhaité et refoulé à la fois, que cette hantise se développe. Il s’agit bien d’entraîner l’autre dans la prospection, de lui faire voir l’action troublante des mots. Dans le face à face, les regards marquent ainsi la distance entre les âmes sensibles privées de paroles, frappées d’interdiction, et l’oppresseur qui « a asservi les paroles à ses besoins pervers, réduites à n’être qu’un instrument dont il se sert pour pervertir, pour escroquer, terroriser, soumettre » (UP : 148). Mais, de ce combat imperceptible entre semblables, « il est impossible [affirme Nathalie Sarraute], de dire qu’une conscience est à jamais subjuguée par une autre. […] parce que tout d’un coup les rôles peuvent se renverser, le pouvoir changer de camp » (Licari, 1985 : 16). L’usage de la parole, Enfance, Tu ne t’aimes pas, Ici, Ouvrez sont des romans fondés sur des constantes que les schémas ci-dessous tentent de traduire. La prospection sur le cours d’une conversation innocente se réalise par étapes successives, par couches profondes dans des régions intérieures troubles. Le narrateur-focalisateur y intercepte, retient et grossit une sensation impondérable, impalpable et fugitive dissimulée dans ces espaces que les paroles banales laissent entre elles. De prime abord, la prospection révèle les regards que se portent deux interlocuteurs – des semblables sans aucun rapport apparent d’autorité ni de supériorité. L’échange de propos se doublant de l’échange scopique, les interlocuteurs sont des sujets regardants ciblés dans une 262 « Dans le théâtre de l’absurde, ce qui sort comme des sortes de borborygmes montre le vide, l’inanité du langage. Chez moi au contraire le langage est une action. Quand Sartre dit que sous la pierre du lieu commun il n’y a dans mes textes que de vagues grouillements, il ne montre pas à quel point ces mouvements sont aussi précis qu’un mécanisme d’horlogerie » (Sarraute in Licari, 1985 : 15) 409 focalisation sujet non déléguée (étape I – Fs n-d263). Or, le besoin de prospecter le mot mène à une exigence de contact qui pousse tout sujet regardant à entraîner son interlocuteur dans cette quête, de montrer, de partager avec lui l’effet, le trouble que les mots véhiculent. Si le narrateur-focalisateur explicite264, impliqué dans cette démarche, attire l’attention du lecteur fictif, cherchant à faire de celui-ci un sujet regardant sur une conversation banale, il ne renonce pas pour autant à la fonction de régie. Il résulte de ceci une vision couplée dans une Fs n-d’ en rapport à Fo ext. Mais, la hantise des paroles prélevées produit aussitôt un déplacement vers une Fs d. Le cours de la conversation focalisé fait ainsi ressortir deux autres sujets parlants, les interlocuteurs eux-mêmes, qui ne se voient que par ce qui sort de leur bouche265 : échange de paroles sous-tendu d’un regard réciproque (étape II - Fs d)266. Une différence les distingue toutefois. Le regard devient obsédant chez le sujet parlant nº1, il s’agit du sujet de conscience qui se montre comme « parleur, écorché vif, hypersensible » hanté par les paroles perçues et leurs effets dans une Fo int. L’autre, sujet parlant nº2, récepteur imperturbable, maintient son regard stable sur les mots qui, sur lui, n’exercent par contre aucun effet et se cantonne dans une Fo ext. Tout regard finit par être réfléchi sur soi. Mais alors que chez l’autre, ce récepteur imperturbable, toute vacillation pressentie est avortée, chez le sujet de conscience, approfondissant dans les couches intérieures de plus en plus profondes, l’impression finit par prendre le dessus et déborde les limites mêmes du particulier. De cette vision en expansion surgit une part d’universel où, comme le signalait déjà Jean-Paul Sartre dans sa préface à Portrait d’un inconnu : […] je dépouille ma particularité pour adhérer au général, pour devenir la généralité. Non point semblable à tout le monde mais, précisément, l’incarnation de tout le monde. […] je m’identifie à tous les autres dans l’indistinction de l’universel. (Sartre, 1947 : 10-11) 263 Étape I sur le schéma ci-dessous, à associer à la Focalisation sujet non-déléguée (Fs n-d). Pour les différents types de focalisation nous renverrons à 1.4. où sont explicitées les sigles Fs n-d ; Fs n-d’ ; Fs nd’’, Fs d. 264 Nous nous rapportons au terme de L. Danon-Boileau, cf. 1.4, cit. 20 265 Nous appliquons ici les propos de Nathalie Sarraute (Licari, 1985 :14), cf. 1.4. 266 Étape II sur le schéma ci-dessous, à associer à la Focalisation sujet déléguée (Fs d) 410 Ainsi, les mots allemands de L’usage de la parole, « Ich sterbe » ou ceux d’Enfance, « Ich werde es zerreissen » déclenchent autant la rupture, l’arrachement « de ce monde décent, habité, tiède et doux » (E : 12) que la suspicion à l’égard de ce qui risque d’être un simulacre. Deux attitudes sur lesquelles l’œuvre sarrautienne se fonde : - […] … et je dis en allemand… « Ich werde es zerreissen ». - En allemand… Comment avais-tu pu si bien l’apprendre ? - Oui, je me le demande… Mais ces paroles, je ne les ai jamais prononcées depuis… « Ich werde es zerreissen »… « Je vais le déchirer »… le mot « zerreissen » rend un son sifflant, féroce, dans une seconde quelque chose va se produire… je vais déchirer, saccager, détruire… ce sera une atteinte… […] l’irréversible… l’impossible… ce qu’on ne fait jamais, ce qu’on ne peut pas faire, personne ne se le permet… « Ich werde es serreissen » « Je vais le déchirer »… je vous en avertis, je vais franchir le pas, sauter hors de ce monde décent, habité, tiède et doux, je vais m’en arracher, tomber, choir dans l’inhabité, dans le vide… (E : 11-12) Tout concourt donc à inverser les signes : la déficience ou la faille chez le sujet de conscience qui « ne s’aime pas », ou qui « ne peut pas » prend un tournant positif. En effet, un regain de force rend l’imprécision et l’instabilité féconde. Par contre, la stabilité de « celui qui s’aime », de celui qui « peut », aboutit à une immutabilité stérile et stérilisante. Le regard prospecteur attaque ainsi les bases de toute suprématie ou omnipotence qui s’impose et éclipse d’ordinaire le sujet chancelant. C’est donc bien la conformité aux normes que le regard récuse et renverse invitant le lecteur à observer, Ici, au cœur même de ces mouvements contradictoires, à ouvrir et à traverser les parois de l’interdit comme dans Ouvrez. 411 Étape I regard observant Sujet regardant nº1 Sujet regardant nº2 (Fs n-d267) (Fs n-d’) Narrateur focalisateur Lecteur fictif L’échange (Fo ext.) sujet regardant nº1 sujet regardant nº2 (Fs d) (Fs d) 268 parleur l’autre à l’écoute regarder269 regarder mots à usage commun envoyer focalisation objet extérieur montrer recevoir regarder 267 Pour les sigles sur ce schéma cf. 1.4. supra. Les flèches pointent vers l’objet focalisé qui est double. Puisque chez Nathalie Sarraute se parler, échanger des mots c’est à la fois regarder l’autre ou le voir, l’objet focalisé est à la fois l’interlocuteur et les mots proférés. En effet, comme le souligne Nathalie Sarraute elle-même « […] les êtres que nous voyons nous ne les voyons que par ce qu’ils nous disent » (Licari, 1985 : 14). 269 Les verbes signalent l’action liée à l’attitude des interlocuteurs / sujets regardants 268 412 Étape II Regard réciproque regard obsédant regard observant sujet regardant nº1 sujet regardant nº2 (Fs d) (Fs d) le sujet de conscience l’autre instable stable mots à usage commun objet focalisé intérieur objet focalisé extérieur voir ignorer approcher écarter 413 ÉTAPE III 270 Regard réfléchi regard imageant / imaginant (a) regard invariable (b) Sujet regardant nº1 Sujet regardant nº2 le sujet de conscience changeant, disparate l’autre stable objet focalisé int. objet focalisé ext. ÉTAPE IV Regard réfléchi regard imageant / imaginant Sujet regardant ∞ Un sujet de conscience Changeant, disparate Objet focalisé int. 270 L’étape III correspond à deux attitudes – a et b - des sujets regardants qui sont simultanées mais 414 que l’écriture ne peut rendre que successivement. 415 416 ÉPILOGUE 417 418 Aujourd’hui encore, un mystère irrésolu plane sur le monde scientifique : comment une seule et même particule, dans le mouvement de sa lancée, peut-elle se diviser et proliférer, alors que soumise au crible d’un regard, elle ne se donne à voir que comme un corps compact ? Consciente ou non de ce fait de mécanique quantique, Nathalie Sarraute mène sa quête dans la même voie. Le regard, chez elle, acquiert la faculté de condenser l’objet ciblé en un tout uniforme. Et, ce n’est que hors des regards qu’apparaît la matière foisonnante, inhérente au sujet de conscience. Notre analyse s’est donc attachée à relever l’importance de ce phénomène. Pourtant, si l’auteur de la « sousconversation » ne s’inscrit pas à l’enseigne de « l’école du regard » (Finch et Kelley, 1985 : 313)271, c’est bien parce qu’elle s’en distingue nettement. Tout son travail de « prospection », dans le sens géologique du terme272, tente de démonter les apparences trompeuses, de percer les parois afin de faire ressortir tout ce qui, par derrière, fluctue, vacille et tremble, de parcourir l’univers des impressions ineffables – de ce qui ne porte aucun nom et ne peut être classé. Notre étude de la focalisation chez Nathalie Sarraute s’est donc déportée sur le regard, exclusivement, comme l’action qui s’applique à voir. Tenant à différencier la perception et le savoir ou la pensée, nous avons choisi le terme de « focalisation » tel que l’entend Pierre Vitoux (1982)273 plutôt que celui de « point de vue », qui ne convient pas à l’écriture sarrautienne. Car, même dans les cas où le concept de « point de vue » ne suppose pas une sélection de l’information274, on y envisage d’ordinaire un lien entre les procès perceptifs et les procès mentaux – les études d’Alain Rabatel le prouvent275. Or, chez Nathalie Sarraute rien de tel n’a lieu. Au contraire, toute impression ressentie ou perçue se donne dans l’instantanéité propre au réflexe précédant la pensée et indépendante de la volonté. Il s’agit de réactions immédiates qui traversent les sujets regardants mais qui ne passent par aucun raisonnement, par aucune analyse préalable. Aussi, l’action romanesque, échafaudée sur les regards échangés lors d’une conversation plate et banale, ne se livre-t-elle qu’à partir d’un centre d’orientation 271 Cf. nos « Préliminaires » Ce terme reste, dès lors, si lié à l’écrivain, que le dictionnaire Le Petit Robert électronique en recueille le sens : prospecter : « Examiner soigneusement pour y découvrir quelque chose ». Aussi, la citation relevée correspond-elle à Nathalie Sarraute, « à tout instant, derrière son dos, leur regard, prospectant discrètement, effleurera cela imperceptiblement et se détournera aussitôt […] » (Planétarium : 283), citation relevée dans Le Petit Robert électronique. 273 Cf. la présente thèse : point 2. La focalisation : les repères théoriques. 274 Nous n’avons donc pas suivi la conception genettienne de focalisation. 272 419 scopique. Si celui-ci n’est pas toujours individualisé – lorsque, par exemple, l’action du regard cède au regard en action – il n’en est pas neutre pour autant mais anonyme (Boileau, 1982 : 38), ou non représenté (Booth, 1970 : 515). En aucun cas, l’action n’apparaîtra comme « enregistrée objectivement par une caméra » (Lintvelt, 1989 : 38). Tout est bien perçu par des « consciences » (Sarraute) – réceptacles d’impressions – qui se frôlent, s’approchent ou s’écartent dans des mouvements imperceptibles que le cours de la conversation suscite et que les regards répercutent. Alors qu’au dehors rien n’est visible, les contacts se livrent au travers de l’agencement scopique. S’érige un tiraillement de forces contraires où l’autorité de chacun est compromise. Le « sujet de conscience », « l’hypersensible », « l’écorché vif » – support de sensations labiles, espace ouvert à toutes sortes de vacillations, de tremblements – tente vainement d’atteindre l’ « autre » qui, inébranlable, refuse de se laisser entraîner dans le domaine incertain des impressions. La communication est immanquablement condamnée au fiasco. Les contacts conflictuels et suspects restent intimement liés à l’usage qui est fait de la parole quotidienne, l’usage de mots innocents qui déclenchent des remous intérieurs invisibles mais si bien ressentis qu’ils peuvent, par leur violence, ébranler les interlocuteurs tour à tour. Si ces rapports de force sont toujours susceptibles d’être renversés, c’est précisément parce que le regard aiguille leur sens dans une direction ou dans une autre. Un véritable « mécanisme d’horlogerie » est dès lors mis en place : regarder impliquant autant de voir que d’être vu. Le regard porté sur l’interlocuteur, se réfléchit systématiquement sur le sujet regardant qui s’observe – se voyant vu, le rapprochement dévoile autant les différences que le différend. Nous nous reportons sur ce point à l’analyse pertinente d’Ann Jefferson, pour qui : Chez Nathalie Sarraute faire la différence entre deux objets ou deux éléments, c’est se livrer à des différends insolubles, et imbriquer à jamais les deux sens du mot français différer. […] Celui qui perçoit la différence se trouve lui-même qualifié de différend. Faire la différence, c’est non seulement différer, mais, grâce au phénomène de nonsignification dans le discours d’autrui qui caractérise le différend, c’est aussi s’exiler. La logique de la différence chez Sarraute fait que distinguer égale différer égale s’exiler. Égale aussi être déchiré. L’arrachement provoqué par l’expulsion et l’exil est très souvent accompagné d’un déchirement interne. […] Dès lors on comprend qu’il y ait tout à gagner à nier la différence. (Jefferson, 2000 : 13-15) 275 Cf. note 3. 420 Le regard installe ainsi toujours un danger du moment que le sujet regardant risque automatiquement d’être pris dans l’image qui s’impose à lui. Aucun des interlocuteurs n’y échappe. Pris dans cette dynamique perceptuelle, les interlocuteurs n’ont d’autres issues que de prendre la fuite ou au contraire, de se rendre maître. Ainsi, dans le chassé croisé des regards, le sujet de conscience, sensible aux fluctuations de tout ordre, est aussitôt absorbé par la vision qui s’impose à lui, réduit à l’image que l’autre, son interlocuteur, voit et lui renvoie. Il finit lui-même par se voir tel qu’on le voit. Le regard de l’autre, sur son quant-à-soi, non seulement ne se laisse jamais entraîner dans le camp contraire mais balaie toute vacillation, nivelle toute anfractuosité, impose sa loi. Et lorsqu’il se regarde lui-même, il ne voit que l’image invariable qu’il répand alentour. Mais dans ces rapports de force, susceptibles comme toute réalité chez Nathalie Sarraute de tourner en sens contraire, rien n’est définitif : le refus de suivre s’instaure. Si face à l’autre le sujet de conscience se moule dans une forme de convenance, il suffit qu’il perde l’autre de vue pour revenir à lui, à la masse mouvante et insaisissable qui le définit. Ou encore, accomplissant une véritable performance, il lui arrive de s’échapper hors des regards, incarné en un être de fuite, insoumis. Par contre, si l’autre, irréductible dans sa consistance, ne se perd, lui, jamais de vue, un regain d’indépendance chez son interlocuteur peut lui faire perdre pied. Confronté à l’imprévisible, ce sera le moment de colmater les fissures, boucher les trous, combler le vide, de se réfugier dans le simulacre, de « faire semblant » pour éviter de se perdre à son tour dans le néant, dans la vision instable que l’autre, en souverain, propage. Rien de cela n’apparaissant en surface, la prospection sarrautienne vise à extérioriser ce qui se dérobe à la vue par le biais d’une constante qui s’inscrit au sein de chaque roman. Le narrateur premier, allié à son double, menant les rênes de la focalisation, poussant le lecteur virtuel à le suivre dans sa quête, tâche de voir du plus près et n’hésite pas, pour ce faire, à épouser d’autres regards ou encore, à s’effacer au profit d’un mouvement scopique autonome. Après cette incursion dans les effets perturbateurs que l’usage de la parole propage, le narrateur-focalisateur, revient à lui, se manifeste explicitement et engage le lecteur à reprendre le jeu, à se lancer dans le cycle sans fin de l’aventure scripturale. 421 Le regard couplé cède donc au regard en relais dans la focalisation sujet déléguée, réapparaît assimilé à un regard en expansion, s’efface au profit du regard en action qui finit par occuper le premier plan. Dépassant l’ordre interne, cet engrenage scopique escorte, parallèlement, la transition d’un roman à l’autre – mise en abyme inversée par laquelle l’ordre scopique interne se déporte, au-dehors, sur la succession des romans, fixant un rapport proche de l’hypertextualité276. De L’usage de la parole à Ouvrez, le passage d’un roman à l’autre, circonscrit à cette avancée, traduit non pas une tendance à l’abstraction mais plutôt une force régénératrice de l’écriture où l’usage du regard se plie à l’usage inédit de la parole. À l’origine, le regard couplé, par l’entremise du lecteur virtuel ou « imaginaire », donne à l’œuvre romanesque une nouvelle impulsion et met « l’usage de la parole » en échec dans l’affût constant de l’autre aspect de la réalité. L’appel au lecteur imaginaire, s’avère ainsi fondamental : « c’est un peu comme à des jeux que nous jouerions, [dit Nathalie Sarraute], moi et une espèce de lecteur imaginaire, et qui contribue à l’impulsion que reçoivent ces textes, à leur développement »277. Enfance, sur le même tracé, fait apparaître la voix inquisitrice et le regard scrutateur du double dans le dévoilement du « moi propre confronté à ce grand Autre, faisant advenir à [elle] l’image parentale désirée-haïe, et finalement expulsée » (Doumet, 2002 : 87). Tu ne t’aimes pas fait éclater le narrateur – incarné dans une sujet de conscience aux prises avec ce regard extérieur dont il tente de se dégager : « moi » multiple et polymorphe qui échappant à la mise en forme, fait du manque d’amour de soi son étendard. Sans toutefois disparaître, puisqu’il reste à l’origine de l’orientation scopique, le narrateurfocalisateur Ici s’efface, ou réapparaît timidement estompé dans l’indéfinition du « on », a l’avantage d’un discours qui se rabat sur lui-même et qui se nourrit de cette matière proprement sarrautienne. Le regard en action, figuré dans « ici », véhicule un réemploi spécifiquement sarrautien qui confère au texte l’apparence d’un entrelacs d’éléments revenus remplir un espace vide, et contribuer à sa reconstruction. Ici constitue ainsi outre l’acte de retrouver le même, l’avènement d’un recommencement perpétuel – 276 Gérard Genette définit l’hypertextualité comme : « toute relation unissant un texte B (que j’appelerai, bien sûr, hypertexte) à un texte antérieur (que j’appelerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » (1982 : 11-12). 277 Nous renvoyons à la présentation faite par Nathalie Sarraute dans l’enregistrement en cassette : Tropismes et L’usage de la parole (extraits), lus par Nathalie Sarraute et Madeleine Renaud. Réalisation : Simone Benmussa. Éditions Des femmes, 1981. 422 l’intarissable quête de l’autre et la tendance à combler un vide. Mais c’est Ouvrez qui consacre l’acte de monstration par lequel « Nathalie est entrée dans son texte et y demeure[…] elle est devenue la forme, la voix du texte, voix dont on reconnaît les inflexions, les rythmes,, les pulsions, jusqu’à la respiration inimitable » (Minogue, 1996: 1970). Tournée vers la focalisation objet, sous l’égide de Jacques Brès ou de Dominique Maingueneau, nous avons entrepris la « reconfiguration des relations entre l’espace linguistique et l’espace littéraire » (Maingueneau, 2002) que l’étude des temps verbaux permet. Appliquée aux textes sarrautiens, cette voie s’est avérée indispensable à pénétrer l’entre-deux de l’apparent et du ressenti. Féconde « gymnastique du regard » que nous avons appliquée sur les courants de perturbation attachés à l’usage de la parole : son mouvement, son oscillation, sa modulation. Le récit, dépourvu de toute linéarité, acquiert sa consécution narrative dans cette alternance des temps verbaux – le présent et l’imparfait – qui contribue à une véritable « scénographie énonciative » (Rabatel, 1998) fondée sur l’apparition de l’invisible dans le visible. Articulée par une succession des temps verbaux, la narration tient donc de l’instabilité assimilée au contraste d’une image optique – « Mais voilà que déjà tout se remet d’aplomb, redevient comme avant » (I : 35), « À tout moment l’image familière, rassurante […] reparaît, le recouvre, s’estompe mais pas complètement… on dirait qu’elle est toujours là » (UP : 113). Comparé au « panneton qui permet de faire tourner la serrure » (T), elle permet de pénétrer de l’autre côté, de mettre en évidence l’autre versant des choses « comme dans ses dessins où l’on voit tantôt les losanges noirs, tantôt les losanges blancs… » et où « il suffit que notre regard arrive à faire une certaine gymnastique » (UP : 60). Le récit sarrautien prend donc pour cible le mot soumis à l’usure d’une reprise réitérée qui en mine le sens et lui confère une transcendance nouvelle. Son ressassement continu faisant affluer une impression « à peine consciente […] profondément enfouie » (Sarraute, 1996 : 1691) ou fugitivement éprouvée, le mot agit en catalyseur. Coup sur coup, par le biais de ses répétitions, de ses retentissements, il libère des « sensations qui tendent toujours à s’épurer » (Ibid. : 1693) et qui « se dégagent d’une substance anonyme qui existe chez tous » (Ibid.). Il en résulte une mouvance dont le tempo scande l’instant, déclenche une turbulence interne qui, portée à son plus haut degré d’éréthisme, 423 emplit l’espace textuel et découvre des tréfonds d’un sujet réceptif et sensible, support provisoire, momentané de toute cette agitation. Ce n’est qu’au terme de son épuisement, réduite à un rabâchage opiniâtre, que la sensation évincée s’évanouit, prête toutefois à revenir s’enchevêtrer dans le texte, à se laisser prendre au jeu narratif, à ressurgir sous l’influence du mot. Rien n’est plus banal que ce que le flot de paroles entraîne. Pourtant, quelque chose de suspect pousse le lecteur à la prospection, « pas dans ce que les paroles rapportent, non, mais il y a quelque chose d’un peu étonnant… peut-être dans leur débit » (UP : 23). Ces mots objets, ces paroles ou phrases arbitraires, qui s’imposent inopinément à l’esprit, s’assimilent à un monde envisagé à titre d’hypothèse. Surgit, en conséquence, une réalité textuelle construite de toute pièces pour le bon plaisir, « un caprice du moment » (UP : 45). Mais il s’agit de présenter un monde en voie de formation, de montrer les tropismes – ces mouvements intérieurs infimes – à mesure qu’ils se déploient, de construire un univers virtuel agrandi, grossi artificiellement, mais authentiquement ressenti. Au regard de surface, l’auteur oppose l’exploration qui cherche à voir, à ressentir, à fouiller dans ces mouvements imperceptibles, développés à la limite de notre conscience. L’événement tropismique présenté au fur et à mesure de son développement n’engendre pas toujours le même type d’images. Un certain degré de généralisation, propice à poser une scène comme archétype, me en avant des situations familières et identifiables. Les images d’ordre universel, où tout le monde peut se retrouver, s’ajoutent aux descriptions proches de la transmission en direct. L’impression semble ainsi mettre sous les yeux une scène vivante non par le biais d’une copie de la réalité mais dans un présent qui « agence, trace, construit, présente ce référent à mesure qu’il le monte » (Danon-Boileau, 1982 : 139). Souvent, l’univers provisoire, dont l’échafaudage se trouve en formation, est exprimé par un présent à valeur futurale véhiculant un procès prévisible. Il en résulte une succession d’images changeantes par lesquelles s’exhibe un univers précaire, toujours prêt à disparaître ou à être remplacé par une vision contraire. La plupart du temps, cependant, l’image fabriquée pour l’occasion livre un monde éventuel, soumis aux aléas du texte. À l’origine de ces images en kaléidoscope, diverses, instables et fantasques, le mot flexible et malléable impose, dans l’alternance du présent et de l’imparfait, des effets qui « rendent compte d’un réel en mouvement impropre à une configuration définitive » (Boué, 1997 : 126). L’usage des temps verbaux mime dès lors 424 autant la poussée et l’élan que les contre-courants et les refoulements, autant l’avènement que l’évanescence de remous inhérents au texte et au sujet de conscience. Ainsi, l’emploi du présent ne sert plus que l’approfondissement du jeu textuel et de la sensation fugitive moulés l’un à l’autre, affranchis de la fixité qu’un aboutissement, quel qu’il soit, pourrait y apporter. Dans l’alternance du présent et de l’imparfait, le mot s’applique autant à faire vaciller ou chanceler la narration qu’à empêcher les déferlements. Colmatant les fissures propices aux épanchements, il suspend l’émotion, arrête les fluctuations possibles du sens et fixe l’énoncé. En contrepoint, s’articule un autre versant du mot dont la fonction libératoire dégage la sensation intarissable et prospère. L’ambivalence joue donc au service, une fois encore, d’un récit instable et changeant ; fascinant miroir aux alouettes qui détourne constamment le lecteur et interdit toute composition figée. Si la hantise de la parole trahit déjà une parole hantée par l’Autre, dans la mesure où toute sensation se répercute à partir des mots de l’autre, la rémanence des paroles autres chez tout sujet regardant entraîne inévitablement un regard hanté par l’Autre. Montrer ces rémanences en soi, c’est déjà les dénoncer afin de mieux s’en libérer. Mettre le doigt sur cette confrontation du sujet et du monde visible et voyant, c’est déjà dénoncer le totalitarisme des mots et des regards afin de les exorciser par la seule arme que l’écrivain possède, son écriture, seule inscription d’elle-même où elle existe, où elle se reconnaît : « Je ne suis que ce que j’ai écrit » dira-t-elle dans Enfance. 425 426 BIBLIOGRAPHIE 427 OEUVRES DE NATHALIE SARRAUTE (par ordre de parution) LIVRES 428 Tropismes, Les Éditions de Minuit, 1957 (1939, Denoël). Portrait d’un inconnu (préface de Jean-Paul Sartre), Gallimard, coll. « Folio », 1977. (1948, Robert Marin). Martereau, Gallimard, coll. « Folio », 1972 (1953, Gallimard coll. « Blanche ») L’ère du soupçon, Gallimard, coll. « Les Essais », 1956. Le Planétarium, Gallimard, coll. « Folio », 1972 (1959, Gallimard coll. « Blanche) Les Fruits d’or, Gallimard, coll. « Folio », 1973 (1963, Gallimard coll. « Blanche) Entre la vie et la mort, Gallimard, coll. « Folio », 1973 (1968, Gallimard coll. « Blanche ») Vous les entendez ?, Gallimard, coll. « Folio », 1976 (1972, Gallimard, coll. « Le Chemin ») « disent les imbéciles », Gallimard, coll. « Folio », 1978 (1976, Gallimard coll. « Blanche) Théâtre : Elle est là, C’est beau, Isma, Le mensonge, Le silence, Gallimard coll. « Blanche », 1978 (1975, C’est beau, Cahiers Renaud-Barrault nº 89) L’usage de la parole, Gallimard, coll. « Folio », 1983 (Gallimard coll. « Blanche », 1980) Pour un oui pour un non, Gallimard, coll. « Blanche », 1982. Enfance, Gallimard, coll. « Folio », 1985 (Gallimard, coll. « Blanche », 1983) Paul Valéry et l’enfant d’éléphant suivi de Flaubert le précurseur, Gallimard, coll. « Blanche » 1986. Tu ne t’aimes pas, Gallimard, coll. « Folio », 1991 (Gallimard, coll. « Blanche », 1989) Ici, Gallimard, coll. « Blanche », 1995. Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié avec la collaboration de Viviane Forrester, Ann Jefferson, Valérie Minogue et Arnaud Rykner, Édition Gallimard, 1996 Ouvrez, Gallimard, coll. « Blanche », 1997. ENREGISTREMENT 429 Tropismes et L’usage de la parole (extraits). Enregistrement en cassette. Présentation faite par Nathalie Sarraute, extraits lus par Nathalie Sarraute et Madeleine Renaud. Réalisation : Simone Benmussa. Éditions des Femmes, 1981. ESSAIS, DECLARATIONS, INTERVIEWS PRINCIPAUX RÉALISÉS PAR NATHALIE SARRAUTE. 1959 « Nathalie Sarraute nous parle du Planétarium (propos recueillis par Geneviève Serreau) » Les Lettres Nouvelles (avril-septembre), 28-30. 1964. L’ère du soupçon, Gallimard, collection « idées » (avec préface de Nathalie Sarraute), paru en 1956 chez Gallimard, collection « Les Essais ». 1967 Interview avec Nathalie Sarraute. (propos recueillis par B. Knapp) », Kentucky Romance Quarterly, vol. XIV-3, 283-295. 1968 « Nathalie Sarraute et les secrets de la création ». (propos recueillis par Geneviève Serreau), La Quinzaine littéraire, (mai), 1-15. 1971 « Ce que je cherche à faire », Nouveau roman: hier, aujourd'hui. Colloque au Centre culturel internat. de Cerisy-La-Salle, du 20 au 30 juill. 1971. Paris: Union Générale d'Editions 1972. T. I: Problèmes généraux. ; T. II, p. 25-40: Pratiques. [avec une discussion p. 41-58] (Coll. 10/18, 720 et 725) [Des extraits se trouvent dans Magazine Littéraire, 1971, (décembre. 72), 54-65. 1972 « Comment travaillent les écrivains », (propos recuillis par Jean-Louis de Rambures), Paris : Flammarion, 149-154. « Drames microscopiques » [Entretien avec Nathalie Sarraute, présenté par Le Clec'h, Guy] in Les Nouvelles Littéraires 2318 (28 févr. 1972), 4-5. 1975 « Le gant retourné », Cahiers Renault-Barrault 89, 70-79. 1978 « Mon théâtre continue mes romans... » (entretien avec Lucette Finas) », La Quinzaine Littéraire 292 (16 décembre). 1979 « Comment j'ai écrit certains de mes livres » [Entretien avec Lucette Finas] in Etudes Littéraires XII, p. 393-401. 430 1981 « Entretien avec Nathalie Sarraute » [4 nov 1979, à Paris avec Carmen Licari] in Quaderni di filologia romanza... di Bologna II, 177-183. 1985 Entretien avec « Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qui s’est passé ? 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