Le diamant bleu Ce soir, dans votre ville, il se peut que vous croisiez

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Le diamant bleu Ce soir, dans votre ville, il se peut que vous croisiez
Le diamant bleu
Ce soir, dans votre ville, il se peut que vous croisiez le regard morne d’une jeune nymphe au
déhanché souple.
Au détour d’une rue où les abus de boisson sont monnaie courante, vous pourrez l’observer frayer
son chemin entre les piliers des bars locaux, ses cheveux blonds sales dansant sur ses épaules
graciles. Comme une bête de cirque trop longtemps accoutumée aux regards insistants, perçant la
chair et les os sans états d’âme, elle traînera sa beauté usée, à la manière de ces vieux lions
décolorés par les flashs.
Peut-être êtes-vous un de ces pères décevants, enchaînant les longueurs dans une piscine trop
étroite, alternant les allers-retours entre le foyer que vous vous êtes créé et ce bar où vous vous
noyez un peu plus.
« Un autre ? » dit le barman, interrompant les pensées mornes du client accoudé au bar.
-
Non, pas ce soir, je vais sortir ma môme.
Tu l’emmènes où ?
Au cirque. J’ai vu une affiche à un feu rouge.
Ah ouais, ç’m’a l’air bien.
L’homme jeta un coup d’œil au barman, sans grande conviction. Il pouvait clairement lire la pitié sur
son visage. « Une émotion mal placée pour quelqu’un dont la subsistance est assurée par le
désespoir de quelques cas sociaux », pensa-t-il soudainement en finissant son verre. Il paya sa
consommation et commença à se lever. La vue vaguement embrumée par l’alcool, il vit alors la jeune
femme, qui, semblait-t-il, captivait tous les occupants du bistrot ce soir-là, l’observer. Il lui lança un
regard, mais elle détourna son visage, se plongeant dans la contemplation des bulles de ce qui lui
sembla être une bière. Son corps de petite fille tout entier noyé sous des lainages, à l’exception de
ses frêles épaules, comme incrusté dans le décor sombre du petit bar de village, restait
complètement immobile. Lorsqu’il se détourna, il la vit lever la tête. Il décida de ne pas y accorder
plus d’importance, et sorti.
Le bar était à cinq kilomètres tout au plus de la maison de banlieue qu’ils s’étaient choisie, lui et sa
femme, lorsqu’ils avaient décidé de fonder une famille ensemble. Suffisamment loin pour ne pas
faire de rencontres malheureuses, mais suffisamment près pour lui permettre de faire semblant
d’être sur la route si sa compagne l’appelait.
C’était une de ces soirées tranquilles de Novembre, où les feuilles mortes rendent les routes
glissantes, où l’air froid repousse les gens chez eux. Il remonta le col de sa veste d’une main, et ouvrit
la portière de sa voiture. Une vieille familiale qui avait dû, dans un passé très lointain, avoir cet air
confortable qu’ont les choses que l’on achète lorsque l’on est heureux. Une vague de grisaille avait à
présent envahi le regard de ce trentenaire, et sa vie lui évoquait une photo en sépia particulièrement
inintéressante.
Cette enfant était ce que le monde considèrerait comme le plus notable, le plus durable de ses choix.
Elle était née durant une soirée semblable à celle-ci, froide et pluvieuse, au bout de longues heures
de souffrance. A présent elle était là, ses grands yeux fixés sur lui comme deux bulles, prêtes à
éclater et à répandre des pleurs. Elle avait grandi, appris à demander pourquoi et comment.
Il gara la voiture dans l’allée de la maison, et descendit. A son arrivée, sa fille l’attendait, un grand
sourire aux lèvres. « Salut papa ! »
-
Bonsoir ma chérie. Alors, comment ça a été à l’école aujourd’hui ?
Ça va ! Mais la maîtresse nous a fait un contrôle et c’était difficile ! dit-elle avec une petite
moue.
Et beh ! Dis-moi, ça te dit d’aller au cirque ?
Oh oui oh oui !
On y va alors, je vais juste prévenir ta mère. Vas t’habiller pendant ce temps-là.
Il traversa la pièce et ouvrit la porte du bureau. La maison était simplement décoré, chaleureuse mais
étroite. A cette époque, la vie était dure, et leurs deux paies ne leur avaient pas permis de faire les
difficiles. « Bonsoir chérie, dit-il avec plus de douceur et d’amour dans la voix qu’il n’avait pensé en
mettre.
-
Heh, ça va ? S’écria-t-elle en se levant de son siège et en se précipitant pour le prendre dans
ses bras.
Journée morne comme d’habitude. Je pensais amener Lil au cirque, ça ne te dérange pas ?
Oh non, ça m’arrange plutôt, j’ai tellement de boulot à terminer ! Vous y allez tout de suite ?
Oui, je lui ai dit de se préparer.
Okay, à tout à l’heure, lui dit-elle en déposant un baiser sur sa joue avant d’aller se rasseoir
devant sa pile d’articles.
On sera là pour le dîner, ajouta-t-il. Mais elle s’était déjà remise à éplucher un document, et
comme dans la plupart de ces moments là, elle ne l’entendait plus.
Il referma doucement la porte et retourna dans l’entrée du séjour. Emily l’attendait, emmitouflée
dans son manteau en polaire violette, une grosse écharpe en laine tricotée main entourée plusieurs
fois autour de son cou et grignotant tout le bas de son visage. « Prête ma puce ? »
Elle hocha la tête avec vigueur, un immense sourire étirant son visage. Il la poussa légèrement vers la
porte, l’ouvrit et ils sortirent.
∞
La route n’était pas longue jusqu’au lieu où le cirque avait planté son chapiteau. Beaucoup de
voitures étaient déjà présentes, les gens s’étant garés à peu près n’importe où sans se dire qu’ils
pouvaient éventuellement gêner l’arrivée de nouveaux spectateurs. Ils finirent par laisser la voiture
près d’une cabine téléphonique. Une fois les billets achetés, ils se faufilèrent dans la foule qui se
massait déjà devant la seule ouverture de la tente. Ils atteignirent enfin un banc peu éloigné de la
scène centrale. Beaucoup de familles étaient déjà installées un peu partout, et le chapiteau était
plongé dans le bruit et la chaleur humaine.
Peu à peu la plupart des bancs furent occupés, et les lumières commencèrent à baisser. Un Monsieur
Loyal comme il en avait déjà vu des dizaines apparut alors, et prononça un discours d’ouverture
joyeux dont il n’écouta pas un traître mot. Et alors il la vît.
Elle était là, la jeune fille du bar miteux écrasée sous ses mailles, ses cheveux lâchés et emmêlés à
présent brillants et ondulés. Il n’avait eu le temps que de l’apercevoir quelque secondes, elle était
repartie en coulisses aussi rapidement qu’elle était apparue. Cette apparition lui fit perdre la notion
du temps, si bien qu’il ne se rendit compte qu’après coup que déjà deux numéros s’étaient déroulés.
A présent plusieurs artistes à cheval avaient empli la scène, et l’on entendait plus que les bruits de
sabots et le début d’une musique. Plus rien n’existait en dehors de ces quelques cascades brillantes
et attirant l’œil comme des aimants. Lorsque l’un des artistes finit son tout dernier mouvement, la
lumière s’éteignit brusquement, marquant la fin du numéro. De petits spots s’allumèrent au dessus
des bancs des spectateurs, laissant la scène dans l’obscurité.
Au bout de quelques minutes, l’on entendit des chuchotements, et la scène reparut. L’on apercevait
une silhouette dans les hauteurs du chapiteau, masquée dans la pénombre.
Monsieur Loyal, avec sa mine toujours réjouie et son sourire résolument artificiel reprit place au
centre de la scène.
« Maintenant, Mesdames et Messieurs, chers enfants, vous allez pouvoir admirer notre plus grande
artiste, celle qui a subjugué tous les rois et les princes, le diamant bleu! »
Des lumières bleues éclairèrent alors le haut du chapiteau, laissant ainsi découvrir au public le corps
drapé de soie d’une jeune femme blonde, suspendue dans le vide par un ruban enlacé autour de sa
fine jambe. L’homme aurait juré que le public avait retenu son souffle, comme perdu dans la vision
qu’il avait de cette femme.
La lumière bleue la faisait paraître quasi inhumaine, son corps paraissant brillant comme de l’eau,
froide comme la pierre. Une reine de glace, stalactite prête à fendre sur le public.
Et une petite musique, de légers tintements, commencèrent à résonner dans l’air, rythmant ses
mouvements. Lentement, elle se laissa glisser le long du ruban, et elle commença à tourner, à
danser, comme raccrochée à la vie par ce trait vertical de satin noir. Ses boucles blondes paraissaient
blanches sous le spectre bleu, son corps dénué de toute trace de vie, comme une poupée de
porcelaine. Virevoltant, tournant dans les airs comme les personnages des mobiles, elle hypnotisait
le chapiteau entier, et chaque personne présente retenait son souffle.
Un instant, il crut qu’elle le regardait, son corps arqué, la tête en bas et ses boucles attirées vers le
sol. Elle ne devait avoir pas plus d’une quinzaine d’années, son corps immature encore tendre coupé
par ce fil d’Ariane. Et soudain, ce fût comme si tout s’arrêtait. Ils ne l’avaient pas tous entendu, ce
sinistre craquement, à peine audible, et pourtant c’était comme si une aura glacée avait été lancée
sur l’ensemble du chapiteau. Ce bruit avait mis un point final au spectacle, sonnant le glas de
l’existence, de la magie. Alors qu’elle le regardait, toute vie avait soudain quitté son visage, et elle
était restée là, suspendue telle une chauve-souris, ses cheveux dansant encore sous la force de ses
derniers mouvements. La musique perdurait malgré tout, comme une boîte à musique dont la
danseuses est brisée mais dont l’ouverture continue de produire quelques notes, inlassable.
Un murmure commença à parcourir les bancs, s’élevant de plus en plus rapidement. Soudain, les
parents commencèrent à se lever, à bousculer les bancs, faisant grincer les pieds de métal sur le sol
des gradins, voulant fuir cette vision de mort qui s’offrait à eux sans crier gare. Bientôt tout le monde
fut debout, mais l’homme ne pouvait quitter des yeux la poupée de chiffon suspendue devant ses
yeux. Plusieurs cris s’échappèrent de la bousculade du peuple se pressant vers la sortie, fuyant ce
théâtre de mort qu’il n’était pas venu chercher. Les lumières du plafond s’éteignirent enfin, la
musique cessa, et l’on ne distingua plus que l’ombre du diamant bleu.