Lire le texte intégral
Transcription
Lire le texte intégral
LOUPS, MACHINES, INGÉNIEURS, FEMMES-ARAIGNÉES… L’INVENTAIRE DE BORIS PILNIAK Ou comment parler de l’inconscient sans en avoir l’air ANNE COLDEFY-FAUCARD Publié en 1924, Les Machines et les loups reprend des motifs essentiels de l’œuvre de Boris Pilniak pour les mettre en opposition. Le texte marque dans l’œuvre de l’écrivain une rupture qui n’est, au demeurant, que le reflet de celle constatée, au même moment, dans l’histoire du nouveau pouvoir en Russie. Jusqu’alors, la grande marque du temps est la désorganisation de la guerre civile mais aussi une impression de libération tout azimut, ce qui se traduit chez Boris Pilniak par l’errance, le déchaînement de l’instinct, la sauvagerie, la cacophonie : « Tout est définitivement enchevêtré, impossible de trouver le diapason », fait-il dire, en 1922, à un personnage de son récit La Troisième capitale 1. Nombre des héros de l’auteur, notamment parmi les intellectuels, semblent, dans les textes des années qui suivent immédiatement la révolution, perdus dans une sorte de délire, oscillant entre l’exaltation et le morbide. Nous n’en voulons pour preuve que l’intellectuel de L’Année nue (1921) qui, dans l’épisode du « train mixte n° 57 » – véritable morceau d’anthologie dans la littérature de la révolution –, sent avec un mélange d’épouvante et de pur bonheur, au milieu des poux et du « fumier humain 2 », se réveiller la bête en lui : « Il voudrait crier, frapper, se ruer sur la première 1. 2. Boris Pil’njak, Tret’ja stolica, Moskva, 1992, p. 74. Boris Pil’njak, « Golyj god », in ¢elove©eskij veter, Tbilissi, 1990, p. 113. Slavica occitania, Toulouse, 18, 2004, p. 199-212. 200 ANNE COLDEFY-FAUCARD femme venue, être superbement fort et cruel, et là, devant tous, violer, violer, violer… Pensée, noblesse d’âme, honte, stoïcisme – au diable ! La bête, plus rien que la bête 3 ! » « Les pensées », écrit encore Boris Pilniak dans L’Année nue, « s’en vont au diable 4 », laissant place à la brutalité des instincts : instinct sexuel, instinct de conservation, instinct de mort… L’OBSCURITÉ DE LA BOÎTE CRÂNIENNE Intellectuel « de gauche » par excellence (les parents de Pilniak ont, leur vie durant, œuvré pour le Zemstvo), l’écrivain se retrouve, comme tant d’autres « consciences pensantes » de son temps, en état de choc, suite à une révolution qu’il a ardemment souhaitée mais dont il n’avait pas mesuré la violence. À l’image de leur créateur, les personnages masculins de Pilniak montrent, tout au long de la guerre civile, la plus grande ambivalence à l’égard d’événements dont ils semblent, en fin de compte, être plus les victimes que les acteurs. De ce point de vue, les personnages féminins de l’auteur paraissent mieux lotis. La révolution, souligne Pilniak, a libéré les femmes, y compris sexuellement, et cette liberté toute neuve décuple leur énergie, leur volonté. Leurs désirs s’exacerbent et elles y cèdent pleinement : « Je veux m’enivrer, s’écrie une héroïne de L’Année nue, de tout ce que me donnent la liberté, l’intelligence et l’instinct ! Et l’instinct ! Les jours présents ne sont-ils pas la lutte de l’instinct 5 ? » Somptueuses, les femmes de Pilniak apparaissent essentiellement, en ce temps de tous les bouleversements, comme de cruelles mais splendides amazones qui ne craignent ni Dieu ni diable… Prenons Ksenia Ordynina, l’héroïne de Ivan et Maria (1921), qui symbolise l’éveil des femmes par la révolution (« Car les femmes s’éveillent aujourd’hui 6 »). C’est une grande dame, impressionnante, magnifique, qui présente en même temps toutes les caracté- 3. 4. 5. 6. Ibid., p. 114. Ibid. Ibid., p. 87. Boris Pil’njak, Ivan-da-Mar’ja, première parution à Berlin, en 1922 ; repris sous le titre « ¢ertopoloh », en 1929, dans le recueil Mat’-ma©eha. Sobranie so©inenij v 6 tomah, vol. IV, Moskva-Leningrad, 1929. Cité d’après Boris Pil’njak, « ¢ertopoloh », in Mat’-ma©eha, op. cit., p. 64 ; et pour la version française : Boris Pilniak, Ivan et Maria, traduit, préfacé et annoté par Monika Garabédian, Lausanne, 1988, p. 42. L’INVENTAIRE DE BORIS PILNIAK 201 ristiques de ses contemporaines : « Elle avait même des boucles d’oreilles et un blanc mouchoir qu’elle pressait contre ses lèvres de sa main gauche, en robe noire, comme une grande dame, et néanmoins toute enquêtée, toute missionnée, toute meetinguée, à la Section des Femmes, de la Tcheka 7. » Ou prenons Maroussia l’anarchiste, héroïne de La Débâcle (1924) : « Une beauté », mais « une femme terrible 8 ». Elle vit avec Makhno qui ignore jusqu’à son nom ; elle a surgi un beau jour, d’on ne sait où venue, pour se battre à ses côtés. Le régiment qu’elle commande est le plus acharné de tous, elle est la première au combat, liquide sans sourciller les prisonniers et, au lit comme dans la bataille, « le batko n’avait jamais vu femme plus frénétique 9 ». En dépit des apparences, ni Ksenia Ordynina, ni la Maroussia de Makhno, ni aucune des héroïnes de Pilniak ne se bat pour le pouvoir. Toutes n’agissent que pour le plaisir, pour satisfaire leur caprice. En toutes choses, elles se laissent guider par la seule passion, le désir de volupté, le sexe. Et tant pis – ou tant mieux – si passion, sexe et volupté passent par le sang et la mort. Car, comme l’indique Boris Pilniak dans le titre d’une de ses nouvelles, écrite en 1918 : « Tout ce qui est mortel fascine 10 ». Secrets du sexe, « mystère de la maternité 11 » –, les femmes de Pilniak sont attirées, hypnotisées par tout ce qui relève de l’Inconnu. L’Inconnu attire également les héros de Pilniak, mais il semble aussi, et peut-être surtout, les effrayer. Jamais, en tout cas, à la différence des femmes, ils ne s’y précipitent, tête baissée. Nombre d’entre eux ne s’aventurent dans les mystères de l’être que pour tenter de les percer, de les maîtriser, de les rationaliser. Les hommes de Boris Pilniak se divisent schématiquement en deux grandes catégories, les scientifiques et les artistes, souvent représentées dans ses œuvres par deux frères jumeaux ou, pour reprendre la terminologie pilniakienne, par des « doubles ». Les scientifiques apparaissent comme des personnalités fortes, ils incarnent la volonté et la raison, mais se révèlent le plus souvent comme des cérébraux privés de corps, de purs esprits : une désincarnation 7. 8. 9. 10. 11. Ibid., p. 47 ; p. 22. Boris Pil’njak, « Ledohod », in Tysja©a let, Sobranie so©inenij v 6 tomah, op. cit., vol. III, p. 80. Ibid., p. 80. Boris Pil’njak, « Smertel’noe manit », in Byl’e, Reval, 1922, p. 97-103 ; Boris Pilniak, « Tout ce qui est mortel fascine », in Les Chemins effacés, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, Lausanne, 1978, p. 161-173. Ibid., p. 102 ; p. 172. ANNE COLDEFY-FAUCARD 202 patente dans l’œuvre de l’écrivain dès le début des années vingt, mais qui s’accentuera au fil du temps. Ainsi Ivan Moskva, héros du récit du même nom (1927), savant bolchevique dont l’existence tout entière est consacrée aux recherches sur le radium, « l’énergie de l’avenir », est-il rongé par la syphilis ; il ne lui reste, nous dit l’auteur qu’« un esprit clair, un cerveau clair 12 ». Le corps d’Ivan Moskva, écrit encore Pilniak, n’est plus « que la prison de son cerveau 13 ». La deuxième catégorie, celle des artistes, en d’autres termes la « part féminine » des hommes, paraît plus « humaine », plus « charnelle », plus soucieuse, aussi, de se connaître, de se comprendre, d’explorer ce que l’écrivain nommera, toujours dans Ivan Moskva, « l’obscurité de la boîte crânienne 14 ». Mais ces mêmes artistes, pour lesquels l’auteur éprouve une évidente sympathie, n’en sont pas moins présentés comme des êtres faibles, emplis tout à la fois d’admiration et de crainte pour les belles et fortes « amazones » de la révolution, qui, de leur côté, les méprisent copieusement : « Que seuls restent les forts ! » s’écrie Arina, héroïne de la nouvelle du même nom (1919) 15, personnage repris dans L’Année nue. C’est en devenant Arina, femme de « vieux-croyant » traditionaliste, cultivateur et voleur de chevaux, que la citadine Irina, jeune femme moderne et instruite, trouvera le bonheur, dans la réalisation de ses instincts. Ne reste aux artistes de Pilniak qu’à se débattre dans les ténèbres, en proie, dit l’auteur, à cette solitude qui est celle « des hommes et des chiens 16 ». LA MORT DU LOUP L’instinct, chez Boris Pilniak, n’est pas uniquement symbolisé par la femme. Le loup en est une autre métaphore. Les loups sont partout dans son œuvre, ils hurlent comme la tempête – symbole, chez l’écrivain, de la tourmente révolutionnaire –, le poil hérissé, claquant des mâchoires, l’œil jaune et luisant comme la lune. Ou la lune, également omniprésente dans les textes de Pilniak, la lune 12. 13. 14. 15. 16. Boris Pil’njak, « Ivan Moskva », in Tysja©a let, Sobranie so©inenij v 6 tomax, vol. III, op. cit., p. 183 ; et pour la traduction française : Boris Pilniak, Ivan Moskva, traduit et annoté par Sylvaine Drablier, Lausanne, 1984, p. 28. Ibid. Ibid., p. 210 ; p. 59. Boris Pil’njak, « Arina », in Byl’e, op. cit., p. 53 ; Boris Pilniak, « Arina », in Les Chemins effacés, op. cit., p. 94. « ¢elove©eski-soba©’e odino©estvo », Boris Pil’njak, Tret’ja stolica, op. cit., p. 104. L’INVENTAIRE DE BORIS PILNIAK 203 froide et maléfique ne serait-elle, tout entière, qu’un immense œil de loup ? Les héros masculins de Boris Pilniak se sentent tous orphelins. Orphelins d’eux-mêmes, de leur « vraie nature de loup ». Cette solitude orpheline traverse toute La troisième capitale déjà mentionnée, récit dense, tendu à l’extrême, que l’auteur interrompt à plusieurs reprises, laissant le lecteur en suspens, perdu : « Ou n’est-ce que délire, confusion, brume et envoûtement 17 ? » Toutefois, en 1924, alors que Boris Pilniak écrit Les Machines et les loups, un temps nouveau est venu, celui de la reconstruction – ou, simplement, de la construction –, de la réorganisation, notamment de l’État. Les Machines et les loups se situe à la charnière de ces deux époques et traduit le dilemme que représente pour l’écrivain le passage de l’une à l’autre. Dans Les Machines et les loups, le paysage féminin change. Aux amazones flamboyantes succèdent de « belles monstrueuses 18 », idoles fantasmatiques aux formes effroyables, « déesses d’épouvante », « choses métaphysiques », « gigantesques irréalités moussues 19 ». Il y a pire, dans le texte, en la personne de l’Énorme BonneFemme 20, qui symbolise la Terre toute-puissante 21. L’Énorme Bonne-Femme arbore un visage « satisfait, obscur 22, tout du lichen des verrues, tout de rides-mucilages, suant le tord-boyaux par tous les pores, une lippe recouvrant l’autre, les yeux sereinement clos, le nez et la bouche dégoulinant de bave et de morve 23 ». Elle règne en maître sur les isbas, les paysans, la forêt et le monde des loups. Elle est la nature à l’état brut, sans le fard de la création artistique ou d’une quelconque sublimation. Immensément vieille, l’Énorme Bonne-Femme réapparaît par deux fois 24 dans le récit et, la troisième fois, se transforme en loup. Femme-Russie, Russie Terre-Mère, Mère Loup-garou, telle semble être la nouvelle équation pilniakienne de la femme. Dans le même récit, un détail résume l’inquiétude et l’ambiguïté toutes neuves de 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. Ibid., p. 117, 121… « Krasavicy-urody », Boris Pil’njak, MaÒiny i volki, première parution 1925, Leningrad, p. 6. Ibid., p. 172. « BabiÒ©a », ibid., p. 49. « GospoÂa zemlja », ibid. « Dremu©ee », ibid., p. 49. Ibid. Ibid., p. 128 et 172. 204 ANNE COLDEFY-FAUCARD Pilniak à l’égard des femmes, en tant qu’elles symbolisent l’instinct. L’un des personnages principaux du récit, Andreï Rochtchislavski (encore un intellectuel en proie au doute), note dans ses carnets la venue d’une ménagerie à Kolomna où se passe une partie de l’action. Elle propose au spectateur divers animaux plus ou moins sauvages, un loup en cage, mais aussi une « illusion obtique (sic) mondiale : la femme-araignée 25 ». Pilniak feint de s’interroger : « Comment s’était-il (le loup) retrouvé ici […], en compagnie de la femme-araignée 26 » ? La question ne se pose pas. Ils sont tous deux de même nature, incarnent « l’obscur ». L’épisode de la « femme-araignée » pose, de la manière la plus concise qui soit, la question des rapports raison/instinct, science (savoir)/ténèbres ou encore, pour reprendre la terminologie de Freud empruntée à Georg Groddeck (qui, d’ailleurs, citait Nietzsche 27), « Ça »/« Moi 28 ». Toute la question est de savoir, lequel, du « Ça » ou du « Moi », l’emportera, le premier représentant le côté obscur de la nature, les pulsions, le second évoquant la raison, la science, l’objectivité et le détachement 29. Un autre personnage des Machines et les loups, le commissaire Kossarev, homme de « raison, d’objectivité et de détachement », refuse d’aller voir la femme-araignée et d’être ainsi la victime consentante d’une « illusion ». On notera que, dans ce cas précis, « l’illusion » est optique et réussie grâce à l’emploi – fût-il sommaire – de la science et de la technique. Or la science et la technique 25. 26. 27. 28. 29. Ibid., p. 81. L’écrivain reprend et développe dans Les Machines et les loups ce thème de la « femme-araignée » déjà évoqué (rapidement) dans Le Conte du pain noir, récit datant de 1923 et dont il intègre de larges extraits dans son texte de 1924 (voir Boris Pil’njak, « Povest’ o ©ernom hlebe », in Tret’ja stolica, op. cit., p. 156). Pilniak a ici recours à une attraction foraine qui a fasciné son temps. On trouve également une « femme-araignée » dans un roman policier japonais de 1925 : « Vous connaissez, n’est-ce pas, la mode récente des monstres comme ‘la femmearaignée’ […]. C’est un spectacle répugnant qui n’est pas exempt, par ailleurs, d’un certain érotisme. Le truc lui-même est enfantin : c’est tout simplement un effet de miroir […]. » ; voir Ranpo Edogawa, La Proie et l’ombre, traduit du japonais par Jean-Christian Bouvier, Paris, 1994, p. 54. Reconnu comme le maître-fondateur de la littérature policière japonaise, Edogawa Ranpo (anagramme d’Edgar Allan Poe) avait à peu près pour devise cette phrase de Poe, qui conviendrait parfaitement à Boris Pilniak : « Je n’ai pu aimer que là où la mort mêlait son souffle à la beauté. » Ibid., p. 83. Or Boris Pilniak n’a jamais été insensible aux idées de Nietzsche. Voir Sigmund Freud, « Le Moi et le Ça », in Essais de psychanalyse, Paris, 1967, p. 186-196. Voir Axel Hoffer, « Introduction », in Sigmund Freud/Sandor Ferenczi, Correspondance, tome II, Paris, 1992, p. XXVI-XXVII. L’INVENTAIRE DE BORIS PILNIAK 205 produisent, en l’occurrence, une femme monstrueuse, en d’autres termes une créature jaillie du « Ça ». Dans Les Machines et les loups, pour la première fois, Boris Pilniak, nettement, bien que sans enthousiasme particulier, reconnaît la victoire de la raison sur l’instinct. Bien plus, la raison se concrétise pour lui dans le progrès scientifique et technique. Jusqu’à cette rupture, la technique était, dans ses œuvres, indissolublement liée aux Allemands, à leur sens de l’organisation, et faisait systématiquement l’objet, de la part de ses personMstislav Doboujnski, Zolotoe Runo, n° 1 nages – en l’occurrence, ses [La Toison d’Or, n° 1], Moscou, 1907, p. 7 porte-parole –, de quolibets. (Rappelons, à cette occasion, que Boris Pilniak, de son vrai nom de famille Vogau, se rattache par son père aux Allemands de la Volga.) Dans Les Machines et les loups, pour la première fois, la sauvagerie des loups est présentée de façon négative et doit être dominée. Bien plus, elle n’inspire plus aux protagonistes masculins du livre (toutes classes sociales confondues) qu’une immense répulsion, laquelle s’exprime sauvagement elle aussi, dans une scène où des paysans s’acharnent épouvantablement sur le corps d’un loup mort 30. En d’autres termes, l’instinct doit être bridé, et cela ne peut se faire que par la machine, c’est-à-dire par le progrès scientifique et technique, par la rationalité de la science et de la technique. 30. Boris Pil’njak, MaÒiny i volki, op. cit., p. 43. 206 ANNE COLDEFY-FAUCARD LA VÉRITÉ DE L’INGÉNIEUR Il y a dans l’ensemble de l’œuvre de Boris Pilniak un personnage récurrent qui, malgré des variantes, peut être qualifié par le terme générique d’ingénieur. On trouve ainsi des ingénieurs (même si le terme n’est pas directement employé) qui accomplissent le miracle 31 de la résurrection d’une usine dans L’Année nue (1921), un scientifique spécialiste du radium dans Ivan Moskva (1927), un ingénieur des ponts et chaussées dans La Falaise de Nijni-Novgorod (1927), des ingénieurs spécialistes de la construction des barrages dans La Volga se jette dans la Caspienne (1929), des ingénieurs du pétrole dans Le grand Chelem (1934)… Parmi ces ingénieurs, certains représentent l’Ancien (tel le héros principal du Grand Chelem, qui a travaillé, jusqu’à la révolution, pour la firme Nobel), d’autres le Nouveau (ceux qui se sont mis au service du nouveau pouvoir ou, plus encore, ceux qui ont été formés par lui). Ces différents personnages d’ingénieurs apparaissent en plus grand nombre à partir de 1924, comme par hasard après la publication des Machines et les loups. À compter de cette date, Boris Pilniak entame une valse-hésitation qui ne s’achèvera qu’en 1933, avec l’écriture et la publication des Doubles. Entre-temps, il va multiplier les textes mettant en scène, précisément des « doubles » se livrant un duel à mort dont l’enjeu n’est autre que le triomphe de l’instinct ou de la raison. C’est le cas, dans l’ordre chronologique, d’abord du Pays d’OutrePasse (1925) qui oppose un artiste et un scientifique, dans les conditions extrêmes d’une expédition polaire. Malgré le choix apparent en faveur de la machine, effectué par Pilniak dans Les Machines et les loups, Le Pays d’Outre-Passe s’achève par la victoire de l’artiste sur le scientifique : contre tout espoir, l’instinct de vie l’emporte chez le premier – instinct de vie qui passe par l’amour pour une femme ; le récit s’achève sur une image du scientifique perdu dans une solitude glacée au-delà du Cercle polaire et occupant ses journées à boire du whisky en lisant « un livre plein de formules mathématiques 32 ». La science est encore, ici, pour Pilniak synonyme d’aridité stérile. 31. 32. Le choix du mot « miracle » (« ©udo ») par Pilniak est d’autant moins innocent que la « résurrection de l’usine » est comparée (en mieux) à la « résurrection de Lazare ». Voir Boris Pil’njak, Golyj god, op. cit., p. 125. Boris Pil’njak, Zavolo©’e, Leningrad, 1927, p. 140-141. L’INVENTAIRE DE BORIS PILNIAK 207 Deux ans plus tard, dans Ivan Moskva, nouveau duel entre un acteur de théâtre et le héros qui donne son titre au récit. Cette fois, le scientifique est victorieux. Ivan Moskva est défini par l’écrivain comme « le nouvel alchimiste 33 ». Grâce à lui et à ses semblables, écrit Pilniak, le rêve du Moyen Âge, de la sorcellerie, de la magie noire, devient réalité. Ivan Moskva a découvert la pierre philosophale, réalisé « ce perpetuum mobile qui donnera l’énergie éternelle 34 ». Cette pierre philosophale, précise encore l’auteur, a nom « radium 35 ». Désormais, aux loges maçonniques, aux ruelles étroites et sombres du Moyen Âge, aux voûtes gothiques des souterrains, aux châteaux, succèdent les laboratoires scientifiques. Les hommes nouveaux engendrés par la révolution ont percé le « mystère des mystères 36 », les « secrets de la terre » et ils accomplissent des « miracles 37 ». On retrouve, une ultime fois, ce duel entre raison et instinct, dans Les Doubles, composé à 90 % à partir d’œuvres antérieures de l’écrivain. Les Doubles reprend notamment nombre de situations et personnages du Pays d’Outre-Passe, y compris l’artiste évoqué ciavant. Les Doubles reprend également le personnage d’Ivan Moskva et certaines des situations le concernant. À cette différence près que les héros se livrant un duel ultime sont, cette fois, deux sosies si parfaits qu’ils semblent, physiquement du moins, être le miroir l’un de l’autre. Le scientifique des Doubles travaille dans l’Oural à la construction d’une usine de radium. À l’instar d’Ivan Moskva, il est rongé par la syphilis et a complètement bridé ses instincts. Il a, dit-il, « tout remplacé par la révolution 38 », or la révolution commande désormais de « dépasser les chiffres de l’industrie américaine 39 ». Son frère, lui, a le sentiment d’avoir été « déchiré en deux par la révolution russe 40 ». Pour lui, la révolution n’est pas création, mais décomposition. Très artificiellement, et manifestement sans conviction, Pilniak fait, à la fin des Doubles, mourir le frère acteur. La science, la raison, l’organisation nouvelle, la construction l’emportent donc, 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39. 40. Boris Pil’njak, Ivan Moskva, op. cit., page 176 ; Boris Pilniak, Ivan Moskva, op. cit., p. 19. Ibid., p. 176, p. 18. Ibid., p. 176, p. 19. Ibid., p. 175, p. 17. Ibid., p. 197, p. 45. Boris Pil’njak, Dvojniki, Londres, 1983, p. 62. Ibid., p. 44. Ibid., p. 21. 208 ANNE COLDEFY-FAUCARD définitivement cette fois, sur l’instinct. Certes, l’écrivain semble ne pouvoir s’empêcher de faire dire au scientifique des Doubles que, depuis la mort de son frère, il « éprouve l’étrange et douloureux sentiment d’une demi-mort, de sa propre demi-mort 41 ». Mais, en 1933, Pilniak, en tuant l’un des « doubles », fait un choix idéologique sur lequel il ne reviendra pas. Le roman s’achève dans le laboratoire de l’Oural où « de la façon la plus mystérieuse, étincelait, phosphorescent, et se désintégrait le radium, afin d’apporter la clarté 42 ». Ce mot de « clarté 43 » est le dernier du roman. Un an plus tard, lui succèdera, à la fin du récit Le grand chelem, le mot de « vérité 44 », qui marque une étape supplémentaire dans le choix de Boris Pilniak, dans son rejet du doute et, plus généralement, de « l’obscur ». LA GÉOGRAPHIE RUSSE DE L’INCONSCIENT Lorsque le commissaire des Machines et les loups invoque sa volonté de ne pas être dupe pour expliquer son refus « raisonnable » de voir la femme-araignée, ne tente-t-il pas de se duper lui-même ? La « femme-araignée » ne traduit-elle pas une angoisse inconsciente, directement issue de ses propres pulsions ? L’épisode de la « femme-araignée », en lui-même minime mais auquel Boris Pilniak tient suffisamment pour l’utiliser à deux reprises dans ses textes, excède largement la problématique de la femme et des rapports féminins/masculins. Un déplacement s’opère vers la question de la transgression, de la mort des tabous, pas seulement sexuels. Or, la possibilité – et l’impossibilité – de la transgression, traverse toute l’œuvre de Pilniak. Trois ans après Les Machines et les Loups, Boris Pilniak écrit La Falaise de Nijni-Novgorod 45 où les tabous, cette fois, volent en éclats. La nouvelle connaît une unique parution du vivant de l’auteur, en 1928, et fait scandale. La critique se déchaîne, parle de « vulgarité », de « trivialité 46 », de « littérature de boulevard 47 ». 41. 42. 43. 44. 45. 46. 47. Ibid., p. 236-237. Ibid., p. 240. « Jasnost’ ». « Pravda » (Boris Pil’njak, « Bol’Òoj Òlem », in Tret’ja stolica, op. cit., p. 431). Boris Pil’njak, « NiÂegorodskij otkos », nouvelle écrite en 1927 ; parue dans la revue Zvezda, N°2, 1928 ; reprise dans le recueil Tret’ja stolica, op. cit., p. 357-371. « PoÒlost’ ». Voir en particulier, Leonid Averbah, « Literaturnyj fel’eton », Na literaturnom postu, n° 13, 1929 ; V. Bljumenfel’d, « OtraÂenija literatury v Âurnalah », Åizn’ iskusstva, n° 14, 1928. L’INVENTAIRE DE BORIS PILNIAK 209 La raison en est que l’écrivain choisit pour thème de sa nouvelle l’inceste entre une mère et son fils, sujet tabou s’il en est. Connaissant l’écrivain, on songe aussitôt, pour le personnage de la mère, à ces femmes dévoreuses, soumettant les hommes et le monde à leur seul instinct de jouissance et de plaisir. Et l’on se trompe. Si, dans La Falaise de Nijni-Novgorod, la mère obéit à un instinct, c’est celui – également fréquent chez les personnages féminins de Pilniak – de la femelle protégeant son petit. Ayant appris par un ami de son fils que ce dernier veut se brûler la cervelle parce qu’il est amoureux d’elle, elle laisse s’accomplir l’inceste pour le sauver 48. Le bonheur, précise Pilniak, lui est donné de surcroît. Présentée de cette façon, la nouvelle peut paraître, en effet, ressortir à la « littérature de boulevard », selon les reproches faits à l’écrivain. Son intérêt, nous semble-t-il, est ailleurs. Toujours très soucieux d’être à la pointe des idées et théories les plus en vogue, Boris Pilniak, étrangement, n’évoque jamais dans ses œuvres la psychanalyse, dont on connaît le succès, à l’époque, dans la Russie soviétique. La psychanalyse a pourtant tout pour le séduire : son caractère révolutionnaire de science nouvelle, que ses détracteurs ne reconnaissent pas comme une science, mais que ses fervents défenseurs veulent imposer comme telle ; sa minutieuse exploration de « l’obscurité de la boîte crânienne » ; l’accent qu’elle met sur les pulsions qui, en langage pilniakien, se traduisent par « instincts ». Or, si Pilniak parle souvent de « rêve » par opposition au conscient, si l’on trouve ici ou là dans ses œuvres des allusions au psychisme, il ne souffle mot de Freud et de ses travaux ou de ceux des psychanalystes russes de son temps. Cette discrétion, au demeurant, n’abuse personne. Le bolchevik et écrivain Alexandre Voronski, qui a lui-même beaucoup œuvré pour la psychanalyse en Russie, découvre ainsi, chez des écrivains tels que Isaac Babel, Boris Pilniak ou Boris Pasternak un « intérêt excessif » pour « les sources inconscientes de la vie 49 ». À Pilniak et à d’autres on reproche de considérer la création comme « un rêve » et, partant, un phénomène « inconscient 50 ». La Falaise de Nijni-Novgorod est l’un des rares – sinon le seul – textes de Pilniak où il est fait état, à plusieurs reprises du 48. 49. 50. Boris Pil’njak, « NiÂegorodskij otkos », Tret’ja stolica, op. cit., p. 370. Cité d’après Alexandre Etkind, Histoire de la psychanalyse en Russie, Paris, 1995, p. 237. Ibid., p. 238. 210 ANNE COLDEFY-FAUCARD « non-conscient 51 », de l’« incompréhensible » et, une unique fois, à propos du héros, le fils, d’un « savoir inconscient 52 ». Bien plus, volontairement ou non, consciemment ou non de la part de Pilniak, la ville de Nijni, sa falaise, la maison dans laquelle vivent les héros, la nouvelle tout entière apparaissent comme une version métaphorique de la « seconde topique » de Freud. Il y a d’abord la ville elle-même, prise dans le carcan nécessaire et rassurant de ses traditions et ses rites : des maisons de pierre massives et solides, « des générations de coutumes, de traditions, de légendes russes 53 », un kremlin. La maison est présentée par l’auteur comme « chaude, spacieuse, vaste matrice 54 », à l’instar de toutes les maisons de Nijni-Novgorod, avec « des livres dans le cabinet de travail et un piano 55 ». Les héros du récit forment une famille de trois membres : le père, la mère, le fils. Le père est ingénieur (un de plus !) des ponts et chaussées ; c’est un homme solide comme sa maison et comme la ville tout entière, un homme honnête et un honnête homme, bon professionnel, dévoué à son pays ; un digne représentant, souligne Pilniak, de l’intelligentsia russe. La ville et le père apparaissent ici comme un « surmoi », le kremlin évoquant ce que Lou AndreasSalomé qualifiera, en 1931, dans sa Lettre ouverte à Freud, de « fortifications de la conscience du moi », de « rempart contre les agressions » des pulsions, autrement dit le « principe d’inhibition 56 ». La mère, comme il se doit, ne travaille pas, elle se consacre entièrement à son fils. Sa vie se déroule, lente, sans accroc, sans tragédie ni grande joie, jusqu’au jour où elle franchit le pas. Un jour qui demeurera le « vrai » bonheur de sa vie, « bonheur colossal 57, inexplicable 58 ». Une ville sans histoire, donc, hormis cet épisode scandaleux dont nul ne saura rien, d’ailleurs, excepté les protagonistes et le camarade du fils. Voilà pour la partie « consciente », « limpide ». Mais il y a autre chose à Nijni-Novgorod. La ville, le kremlin s’interrompent brutalement au bord de la falaise. De là, s’ouvre « en 51. 52. 53. 54. 55. 56. 57. 58. « Neosoznannoe ». « Syn bessoznatel’no znal… » (Boris Pil’njak, « NiÂegorodskij otkos », op. cit., p. 360). Ibid., p. 357. « ∑irokopaÂyj » (Boris Pil’njak, « NiÂegorodskij otkos », op. cit., p. 358). Ibid., p. 358. Lou Andreas-Salomé, Lettre ouverte à Freud, Paris, 1983, p. 24, 25. « Gromadnyj ». Ibid., p. 370. L’INVENTAIRE DE BORIS PILNIAK 211 vaste immensité », une « large vue sur l’Oka et la Volga, sur les prés de l’Outre-Volga », et surtout « les forêts de l’Outre-Volga, forêts de Melnikov-Petcherski 59 ». Or, précise Pilniak au début et à la fin de son récit, « ces forêts restent à ce jour primitives 60 ». Dans ces forêts vivent des « bêtes sauvages », « l’œil humain s’y perd dans le bleu 61 ». La falaise, écrit Pilniak, « existe dans la ville de Nijni-Novgorod pour purifier et attrister les êtres humains, plonger les hommes dans le non-conscient, dans l’incompréhensible 62 ». Nostalgie des origines, de l’obscur, du « plus profond », qui accompagnera Pilniak tout au long de son existence. Au pied de la falaise, se trouve le « Ça » ou ce que Lou Andreas-Salomé appelait le « chaos de l’ère primaire 63 », le « fonds le plus primitif de nous-mêmes 64 ». Le « bleu dans lequel se perd l’œil humain », œil de la conscience, œil du « voir », évoque sans conteste le bonheur primitif de la fusion originelle avec la mère, dont, selon certains psychanalystes, l’individu garde à jamais la nostalgie. Le héros de La Falaise de Nijni-Novgorod retrouvera, en enfreignant le tabou de l’inceste, avec la complicité de sa mère, cette fusion originelle dans la maison « vaste matrice ». L’inceste s’accomplira alors que, nous dit Pilniak, le jeune homme en est, comme tous ceux de son âge, à « former son monde psychique 65 », ce qui sous-entend chez lui le « réveil de l’instinct de mort, de l’instinct du droit à la vie, de l’instinct sexuel 66. » Il sera en outre presque concomitant de la révolution. L’année même où Pilniak écrit sa Falaise, paraît l’ouvrage de Freud intitulé L’Avenir d’une illusion. Il semble, écrit-il, que « toute civilisation doive s’édifier sur la contrainte et le renoncement aux instincts » ; mais « chaque individu est virtuellement un ennemi de la civilisation qui cependant est elle-même dans l’intérêt de l’humanité en général 67. ». Les préoccupations de Freud rejoignent alors celles de Pilniak plus qu’on ne pourrait le croire. Le fondateur de la psychanalyse conclut le premier chapitre de son Avenir d’une illusion par une 59. 60. 61. 62. 63. 64. 65. 66. 67. Ibid., p. 357. « Pervobytny » (ibid., p. 357, 371). Ibid., p. 357. Ibid., p. 370-371. Lou Andreas-Salomé, Lettre à Freud, op. cit., p. 33. Ibid., p. 17. Boris Pil’njak, « NiÂegorodskij otkos », op. cit., p. 360. Ibid. Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, 1927 ; cité d’après la traduction de Marie Bonaparte, Paris, 1971, p. 10, 9. 212 ANNE COLDEFY-FAUCARD référence directe à la Russie post-révolutionnaire : « […] je suis loin de vouloir porter un jugement sur la grande expérience culturelle qui se poursuit actuellement dans la vaste contrée étendue entre l’Europe et l’Asie. Je n’ai ni la compétence ni la capacité voulue pour décider si elle est praticable, pour éprouver l’efficacité des méthodes employées ou pour mesurer la largeur de la faille inévitable séparant intention et réalisation 68. » Dans la nouvelle de Pilniak, la « faille » entre intention et réalisation, de même qu’entre conscient et inconscient, entre instinct et raison, origines de l’humanité et civilisation, est matérialisée par la « falaise de Nijni-Novgorod ». En abordant de front la question de l’inceste, Boris Pilniak tente, une fois encore dans son œuvre, d’enfreindre toutes les lois pour revenir aux « origines ». Il en résulte la haine et la mort. La révolution oppose le père et le fils de La Falaise de Nijni-Novgorod dans un de ces duels que Boris Pilniak affectionne. Le fils est finalement porté disparu du côté des Rouges, le père, lui, meurt à Constantinople, réfugié chez les Blancs. Demeurée seule dans la grande maison au bord de la falaise, vieille femme murée dans le souvenir d’un bonheur aussi immense que terrible, et dans l’attente d’un très hypothétique retour de son enfant, la mère constate sans frémir que « le fils a combattu le père 69 ». Par le truchement de ses personnages, Boris Pilniak, nous l’avons vu, « renonce finalement aux instincts » et tente de participer à l’édification d’une « nouvelle civilisation ». Mais quelle peut être la civilisation édifiée par ses « ingénieurs » désincarnés ou dont le corps porte tous les stigmates de la décomposition ? Université de Paris-Sorbonne 68. 69. Ibid., p. 12-13. Boris Pil’njak, « NiÂegorodskij otkos », op. cit., p. 370.