HistoireVivante_06-11-15

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HistoireVivante_06-11-15
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LA LIBERTÉ
HISTOIRE VIVANTE
VENDREDI 6 NOVEMBRE 2015
Le cardinal qui commandait les Suisses
MARIGNAN • Les Confédérés qui se sont battus contre François I er lors de la «bataille des géants», il y a 500 ans,
étaient menés par un ecclésiastique, le cardinal valaisan Mathieu Schiner. Leur défaite a profité à la Réforme.
PASCAL FLEURY
«Je veux me laver les mains,
m’abreuver dans
le sang des Français!» Les propos «héroïques»
que l’historien
Jules Michelet prête au cardinal
valaisan Mathieu Schiner dans
son «Histoire de France»1, publiée en 1855, forcent le pathétique. «Là, devant ses trente mille
hommes, l’aboyeur se faisant entendre par des cris et des yeux
roulants, par un geste frénétique,
prêchait pêle-mêle la défense de
l’Eglise, le drapeau des clefs de
saint Pierre, la vengeance de
l’ours de Berne, la fureur du taureau d’Uri, le sang surtout, le
sang...», raconte l’anticlérical
écrivain français, théâtralisant la
défaite des Confédérés à Marignan, les 13 et 14 septembre
1515, pour mieux vanter la victoire triomphale des troupes de
François Ier.
Sur la «morne plaine» lombarde, pourtant, l’ambiance
n’était pas vraiment aux discours emphatiques. Les Suisses
venaient de se quereller méchamment les jours précédents,
ne réussissant pas à s’entendre
sur une proposition généreuse
du roi de France, soumise lors
du Traité de Gallarate. François Ier leur offrait pas moins de
700 000 écus d’or, des pensions
cantonales et des avantages
commerciaux à travers les
Alpes en échange de leur service mercenaire.
persaxo qui, après l’avoir aidé à
accéder au trône épiscopal,
était devenu ami des Français»,
affirme pour sa part l’historien
genevois Gérard Miège, qui a
publié cette année un ouvrage
sur Marignan3. Et d’ajouter: «La
politique de Mathieu Schiner,
qui estime qu’il faut s’emparer
du sud des Alpes pour faciliter
le commerce, correspond exactement au souhait des Suisses.
Très intelligent, très érudit, il
est d’une éloquence extraordinaire pour convaincre les
Confédérés.»
En 1510 déjà, Schiner a réussi
à amener les Confédérés à soutenir le pape Jules II contre la
France en Italie du Nord. Avec
leur aide, il a chassé les Français
de la Lombardie en 1512. Et toujours grâce à eux, il a pu installer
Maximilien Sforza à la tête du
duché de Milan.
Promesses financières
Pour le remercier de ses services diplomatiques, le pape l’a
d’abord créé cardinal, puis l’a
nommé également légat auprès
des Suisses, administrateur du
diocèse de Novare et finalement commandant suprême de l’armée pontificale. Mais plutôt
que ses titres, ce
sont ses promesses financières qui
convainquent les mercenaires
suisses.
«Le cardinal Schiner a pu
compter sur les largesses papales,
d’abord d’Alexandre VI Borgia,
puis de Jules II. Il a touché énormément d’argent de la papauté et
de ses alliés, les Espagnols et
l’empereur Maximilien Ier. Il était
vraiment à la botte de l’Eglise,
mais il est arrivé peut-être un siècle trop tard. Alors que la Réforme approchait, qu’un vent de
rébellion soufflait déjà sur la papauté, il a conservé un esprit de
croisade, persuadé que pour
l’équilibre de l’Europe, il fallait recréer un Saint-Empire très puissant, le fameux glaive protégeant
la Sainte Eglise», commente Gérard Miège.
Prêt à en découdre avec les
Français, le cardinal harangue
alors les troupes. Seulement voilà,
après avoir signé le Traité de paix
de Gallarate, les cantons francophiles de Fribourg,
Soleure et Berne
ont préféré
retourner au pays. Amputé d’un
tiers de ses effectifs suisses, l’ambitieux prélat se retrouve soudain
désavantagé sur le terrain. Au second jour des combats, la puissance de feu de l’artillerie française et le renfort des Vénitiens
font la différence. Près de 10 000
Confédérés tombent sur le champ
de bataille.
Presque devenu pape
Le cardinal est-il responsable de leur mort? «Non, assure
François Walter. Ce serait lui
faire un mauvais procès. L’honneur était une vertu suffisamment forte à l’époque pour se
faire tuer en défendant un idéal,
même si celui-ci est déjà
condamné par l’Histoire.»
L’ecclésiastique aux allures
de «condottiere» n’en subira pas
moins les moqueries des chroniqueurs et des poètes, et fera les
frais de la réconciliation entre le
roi François Ier et le pape Léon X.
Mais quelques mois après
Marignan, il obtiendra à nouveau de la Diète suisse la levée de
22 000 hommes pour repartir en
campagne contre les Français en
Italie. En 1521, il parviendra à reprendre le contrôle du Milanais
pour le compte de l’empereur. Et
si les cardinaux français ne lui
avaient pas barré le chemin, le
fils de paysan de montagne du
Haut-Valais aurait même été élu
pape en 1522. I
«Histoire de France au XVIe siècle –
La Renaissance», 1855, Jules Michelet,
in Gallica, Bibliothèque nationale de
France.
2
«Histoire de la Suisse», en cinq tomes,
François Walter, Editions Alphil –
Presses universitaires suisses, 2009 à
2013.
3
«Marignan – Histoire d’une défaite
salutaire», Gérard Miège, aux
Editions Cabedita, 2015.
1
BIO EXPRESS
MATHIEU SCHINER
> Fils de paysan de montagne et
charpentier, Mathieu Schiner est né
vers 1465 à Mühlebach, en Valais.
> Etudiant à Sion et Côme, il est
ordonné prêtre à Rome en 1489.
> Secrétaire du chancelier d’Etat
valaisan Georges Supersaxo en 1492.
> Curé d’Ernen et chanoine de Sion
en 1496. Doyen de Valère en 1497.
> Evêque de Sion et comte du Valais
en 1499. Succède à son oncle Nicolas.
> Fin diplomate, il amène les Suisses
à soutenir le pape Jules II en Italie.
> Cardinal en 1511. Légat auprès
des Confédérés et administrateur
du diocèse de Novare en 1512.
> Commandant suprême de
l’armée pontificale en 1515.
> Meurt de la peste à
Rome en 1522. PFY
Farouche antifrançais
La plupart des capitaines
des cantons acceptent rapidement le traité, mais le cardinal
Schiner, au service du pape
Léon X et de toute la Sainte Alliance antifrançaise, retourne
l’opinion d’une partie des
Suisses à la dernière minute. «Il
a agi ainsi pour des raisons de
logique politique», explique
l’historien François Walter.
«Schiner vivait pour un idéal de
chrétienté à l’échelle de l’Europe. Il n’était pas dupe des manœuvres dilatoires du roi de
France. Il n’était pas non plus
homme à se dérober», précise le
professeur émérite de l’Université de Genève, auteur d’une
«Histoire de la Suisse»2.
«Sa grande haine des Français vient essentiellement de
son animosité avec le capitaine
du district de Sion, Georges Su-
Etude pour la retraite de Marignan, de Ferdinand Hodler (vers 1897). Les 13 et 14 septembre 1515, près de 10 000 Suisses et plus de 4000 Français sont tombés dans cette «bataille
des géants». Un massacre inutile si l’on sait qu’un an plus tard, les Suisses signaient la «Paix perpétuelle» avec la France, à Fribourg. MUSÉE D’ART ET D’HISTOIRE, GENÈVE/DR
Les effets de Marignan sur la Réforme
Infographie La Liberté / V. Regidor
LA BATAILLE DE MARIGNAN
Milan (15 km)
Canal de
la Vettabia
San Donato
San Giuliano
Fiume
Lambro
Zivido
Mezzano
Santa Brigida
FORCES EN PRÉSENCE
Infanterie, cavalerie et
artillerie françaises
MARIGNAN
Troupes confédérées
(infanterie)
Lodi
(Melegnano)
POURQUOI LES MERCENAIRES SUISSES ONT PERDU
1515… Une date mythique,
synonyme de défaite pour les
Suisses à Marignan. L’historiographie a longtemps glorifié
l’héroïsme des Confédérés.
Mais que s’est-il passé, au
juste? Le documentaire «Marignan, mémoires en bataille»
revisite le passé pour tenter de
comprendre pourquoi les invincibles mercenaires ont perdu.
A voir dimanche sur RTS 2.
Histoire vivante
Du lundi au vendredi
de 20 à 21 h
Radio Télévision Suisse
Dimanche 20h55
Lundi 24h00
tenu les guerres menées au nom des princes
étrangers par appât du gain. Un discours
largement repris par les partisans de la
Réforme.
Un autre ecclésiastique suisse s’est distingué à Marignan: l’aumônier des troupes glaronaises Ulrich Zwingli. Compagnon d’armes
de Mathieu Schiner, il s’était déjà engagé auprès du contingent de Glaris en 1512, avait
pris part à la bataille de Novare, où les Suisses
avaient contraint les Français à évacuer le
Milanais, et avait été chargé par le cardinal de
distribuer les gratifications du pape à ses
compatriotes.
A Marignan, Zwingli participe à la traditionnelle prière avant le combat, lorsque
l’amman de Zoug, Werner Steiner, lance une
poignée de terre sur ses hommes en criant:
«Ici sera notre cimetière, mes chers et pieux
Confédérés.» Traumatisé par le terrible carnage auquel il assiste, il se met alors à dénoncer l’absurdité du mercenariat suisse à
l’étranger, avec des milliers de morts inutiles,
les Suisses signant finalement un an plus tard
la Paix perpétuelle qu’ils avaient refusée à la
France à la veille de la bataille.
Pour Zwingli, si Dieu a béni les luttes d’indépendance des Confédérés, il n’a plus sou-
La statue du réformateur Ulrich Zwingli, à côté
de la Wasserkirche à Zurich. KEYSTONE
«Il est frappant de constater, souligne
l’historien François Walter, qu’avant même
de supprimer la messe à Zurich, le réformateur a fait passer l’interdiction du service
étranger. Cette question apparaît même être
centrale dans le processus de la Réforme,
beaucoup plus que les traditionnels abus de
l’Eglise dont il est toujours question. En fait,
le service militaire à l’étranger est le principal motif politique de la Réforme en Suisse.
Pour ou contre le service étranger, tel était le
choix présenté aux autorités des cantons,
les questions théologiques étant finalement
secondaires.»
Zurich ne se ralliera finalement qu’en
1521 au traité de paix signé à Fribourg en
1516 entre François Ier et la Confédération des
treize cantons. Mais pour les Zurichois, l’accord se limitera dans les faits à un simple
traité de non-agression. PFY

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