BRIBES Emmanuel Laurentin Producteur - France Culture

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BRIBES Emmanuel Laurentin Producteur - France Culture
MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 __________ Gilles Delavaud
BRIBES
Emmanuel Laurentin
Producteur - France Culture
Résumé : Le présent de la radio semble tellement limité à un choix trop simple
entre "talk-radio" et "music-radio" (une radio FM n'affiche-t-elle pas comme
slogan "Ce n'est pas de la radio, c'est de la musique) que se poser la question d u
son à la radio, de son utilisation et de sa richesse paraît à ce jour incongru.
Rappeler même qu'il fut un temps, entre les années trente et soixante, où la radio
était considérée comme un art relève du même effort d'imagination. Et pourtant.
Représentez-vous un matin de novembre, à peine sorti du sommeil
par votre radio-réveil, en train d'écouter les informations dans
votre lit. Tout à coup, sans que rien ne le laisse entendre, et alors
que le générique du journal de France-Inter vient de retentir, vous
percevez dans le poste le "Ping Ping" joyeux et effréné du burin sur
une dalle de béton : le mur de Berlin est tombé dans la nuit et vous
l'apprenez par ce simple son de reportage. Quinze secondes de
marteau sur une paroi suffisent à vous faire comprendre que le cours
de l'Histoire est changé. Par l'oreille. Car si cet organe est celui de la
peur, comme l'a écrit Nietszche, il est aussi le pavillon de
l'imaginaire. Derrière le burin, l'écouteur invente celui qui le tient,
crée le décor, la foule qui se presse dans la nuit de novembre,
redessine les fresques du mur. Il est libre et actif. Si actif même qu'en
1938, lorsqu'Orson Welles monte sur CBS "La guerre des mondes"
de son presqu'homonyme H.G. Wells, les auditeurs de la célèbre
émission du Mercury Theater s'imaginent avoir vu les terribles
martiens attaquant la Grosse Pomme. Welles a compris que les
peurs primitives peuvent passer par le son et par son agencement
radiophonique. Entendre un secrétaire d'Etat jurer solennellement
au peuple américain qu'il n'y a pas lieu de s'affoler, entendre en
direct un pilote d'avion crier devant une forme de vie inattendue et
c'est la panique. Certains enregistrements font vibrer en nous les
peurs ancestrales : hurlements de loups bien sûr, mais aussi le souffle
de la tempête, le cri indistinct d'un être au loin et pourquoi pas le
vrombissement d'avions dont on sait confusément qu'ils largueront
leur cargaison de bombes, un jour, quelque part. Combien d'adeptes
des "Maîtres du mystère" n'ont-ils pas transpiré par le simple
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pouvoir d'une porte qui grince, de halètement effrayé ou de pas sur
le palier ? Au point qu'il aurait été possible d'ajouter aux trois
principes fondamentaux de la radio publique en France (Informer,
éduquer et distraire) un quatrième verbe : suggérer.
Il s'agirait alors de remplacer la traditionnelle question d'assemblée
générale – "D'où tu parles ?" – par un "D'où tu écoutes ?" plus
ouvert et plus large. Ou plutôt : "comment écoutes-tu ?" Avec
quelles oreilles ? Ce son de basse-cour, avec un tracteur ronronnant
dans le fond de la cour, l'as-tu déjà entendu ou jamais ? Vois-tu ton
père, ton voisin ou un anonyme paysan sur le tracteur ? Les
clapiers sont-ils à droite au fond ou n'importe où ? Les seules poules
que tu aies vu caqueter étaient-elles Porte de Versailles, au Salon de
l'agriculture ? Dans ce cas, tu n'entendras pas la même émission que
ton voisin agriculteur. Et lui ne verra rien de la petite ruelle de
Ménilmontant quand viendra l'heure du travelling sonore au ras du
trottoir.
Chaque son, chaque émission fait appel à la mémoire active de son
auditeur. Et ferait presque de lui le coauteur de l'œuvre, un auteur
sans droit ni autre devoir que de mettre en marche son imagination.
Un tel dessein nécessite toutefois un peu d'ambition des deux côtés
du poste. De la part de celui qui écoute d'abord. Il doit souhaiter
prendre le risque de l'imaginaire. Trouver un physique à la voix qu'il
écoute, traquer les émotions nichées au fond des cordes vocales,
inventer des paysages sonores inédits et que lui seul verra.
Ce qui n'enlève rien à l'ambition nécessaire de celui qui fabrique :
vouloir écrire un propos avec du son, des voix, des musiques, des
ambiances. Sculpter le son comme le dit un des grands producteursréalisateurs de la radio française, Yann Paranthoën. Pourquoi
enregistrer la mer en automne à Dunkerque plutôt qu'en hiver en
Bretagne ? Parce que le son ne sera pas le même. "Un bateau de
Lesconil n'a pas le même son qu'un bateau de Marseille" explique-til. "Il faut les respecter comme des personnages". Bien sûr, il existe
des disques de bruitage (mer avec mouette, mer déchaînée, clapotis
de mer calme...) mais ils sont au son ce que la musak est à la
musique : un ersatz. Le son doit servir un propos, pas l'illustrer. Il
n'est pas une vignette décorative, posée là comme elle l'aurait été
un peu plus loin, au hasard. Il a un sens, peut contredire le propos
tenu, l'annoncer plutôt que l'accompagner. En stéréo, une cloche
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peut entrer à gauche dans le champ et tranquillement se mouvoir
vers la droite, comme dans un panoramique.
Or cette ambition semble souvent en friche – les responsabilités
sont sans doute partagées entre les deux côtés du poste – depuis
quelques années. La pratique de la radio thématique, formatée par
des marquéteurs de tous poils, a rejeté aux oubliettes un des projets
les plus nobles jamais imaginé pour ce support : l'idée d'en faire un
art.
L'immédiat après-guerre est généralement considéré comme l'âge
d'or de la radio. Dans cette grosse quinzaine d'années pendant
lesquelles la télévision n'avait pas encore dompté le public familial,
la radio parlait au plus grand nombre et tentait, derrière le Club
d'essai de Pierre Schaeffer, plus tard inventeur de la musique
concrète, de créer un nouveau langage. C'est alors que certains
studios de la radiodiffusion furent baptisés "écran". Car de là, on
pouvait voir en écoutant. Voir l'Afrique, écrite sur une partition de
sons par le réalisateur José Pivin. Voir l'opposant russe Kravchenko
dans son box du palais de justice de Paris, décrit par Pottecher, ou
Fausto Coppi sur son vélo, réinventé par Georges Briquet. Car la
radio est aussi un art de la description ; petit à petit annihilé par
l'image. Dans un temps où la seule image d'actualité était la photo
noir et blanc de France-Soir, la radio savait jouer de la puissance du
verbe. Formes et couleurs, mouvements et silence devenaient
signifiants. Ils le seraient encore si une fâcheuse habitude n'avait
conduit à considérer la description comme un mode mineur
radiophonique. Mieux vaut l'analyse et sa froideur.
Pourtant, il suffit d'avoir entendu Paul-Louis Mignon évoquer la
première semaine d'art en Avignon – le futur Festival de Vilar –
pour comprendre qu'il est possible de voir Shakespeare par l'oreille.
De revoir la cour d'honneur du palais des Papes dans sa virginité
théâtrale. Et le verger d'Urbain V, dans le silence avignonnais
d'avant les foules.
Ce n'est pas pour rien qu'à la même époque naît le Studio d'Essai,
fondé par Pierre Schaeffer, également créateur de la musique
concrète et des concerts de bruits. Pendant vingt ans au moins,
cette école a tenté et réussi à se doter d'un langage propre. Poètes
et créateurs (Eluard, Artaud, Aragon, Billetdoux...) ont écrit
spécifiquement pour la radio, en ne la considérant pas seulement
comme un média mais comme un art.
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Depuis, des kilomètres de bande magnétique ont tourné sur des
magnétophones. Et la grande explosion de créativité promise par
l'ouverture de la bande FM au début des années 80 a tourné au
fiasco. La libération de la parole a libéré des profits mais n'a pas
vraiment débridé les imaginations. Pour une "radio Nova",
pionnière dans l'utilisation de nouveaux sons sur la FM, combien de
musique en boîte, lancées à l'antenne par des animateurs persuadés
qu'il suffit de parler comme dans la vie pour que la vie passe dans le
poste. Alors que la bidouille technique et le sample sont devenus la
norme chez les rappeurs et les ravers, la radio réduit petit à petit ses
espaces de création. Pour un Daniel Mermet qui croit encore que
dans le grain d'une voix passe une vie, qui glane à l'autre bout du
monde l'accent, l'intonation sincère qui nous projette au-delà des
mers, combien de dialogues bâclés, de lancements sans imagination,
d'enregistrement sans son. Car une des particularités de notre
époque est bien de disposer d'enregistreurs de plus en plus petits et
perfectionnés, aux qualités techniques remarquables puisque
numériques, d'émetteurs à large spectre, de récepteurs de grande
qualité et de ne plus porter d'attention au sens sonore. A la limite,
le son peut être un décor, un fond mais jamais un acteur à part
entière. Il doit s'effacer devant le discours, le bavardage, le
divertissement.
Il serait pourtant possible aujourd'hui de réaliser la même révolution
qui a eu lieu dans le domaine de l'image au début des années quatrevingt dix. Pourquoi ne pas imaginer un journal tout en sons, comme
se sont créés des journaux tout en images. "Strip-tease" ou "Brut"
ont banni le commentaire journalistique pour ne laisser parler que
les acteurs. Attention ! Il ne s'agit aucunement de la trop fameuse
objectivité si souvent revendiquée mais jamais au rendez-vous. Non.
Un regard est derrière la caméra comme il pourrait l'être derrière le
Nagra ou l'enregistreur numérique. Pourquoi ne pas laisser l'auditeur
actif s'imaginer les scènes. Il peut rêver la chute du mur de Berlin
dans un documentaire sonore qui dure une nuit. Voir la sortie de
l'Elysée dans le brouhaha des photographes sur le perron.
Comprendre la starisation en écoutant les photographes interpeller
les vedettes montant l'escalier des Festivals à Cannes. Apprendre ce
qu'est une campagne électorale devant un sénateur expliquant
l'Europe à ses électeurs comme un instituteur à ses enfants. Plonger
dans le malaise social en s'attardant devant un brasero de cheminots
en grève.
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MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 __________ Gilles Delavaud
Rien n'est interdit à la radio. Sans jamais perdre son statut du
médium, elle pourrait plus souvent qu'elle ne le fait s'autoriser
l'audace sonore.
"Pour le public, la radio n'est le plus souvent qu'un divertissement,
quelque chose de léger, de futile", explique Yann Paranthoën dans
ses propos de tailleur de sons édité chez Phonurgia Nova. "Il ne lui
vient pas à l'idée de penser que ça peut être aussi une expression".
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