Extrait - Gallmeister
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Extrait - Gallmeister
Larry McMurtry ET TOUS MES AMIS SERONT DES INCONNUS Roman Traduit de l’américain par Laura Derajinski Gallmeister Gallmeister Gallmeister Collection AMERICANA dirigée par Philippe Beyvin Titre original : All My Friends Are Going to Be Strangers Copyright © 1972 by Larry McMurtry Copyright renewed © 2000 by Larry McMurtry All rights reserved Ce livre a été publié en 1974 par les éditions Denoël sous le titre La Vallée des chagrins dans une traduction d’Alain Delahaye. © Éditions Gallmeister, 2013 pour la traduction française ISBN 978-2-35178-062-6 ISSN 1956-0982 1 J E crois que je suis tombé amoureux de Sally pendant qu’elle prenait son petit déjeuner, lors de notre premier matin ensemble. À ce moment-là ou un peu plus tôt le matin même, en la regardant s’étirer. J’étais venu à Austin pour tuer le temps et manger mexicain, et je m’étais retrouvé invité à une fête chez un professeur. C’était un élégant petit sociologue anglais, mû par un désir intense pour ses étudiantes – il les surnommait “baiseuses”, un terme que je n’avais jamais entendu. À plusieurs reprises au cours de la soirée, il était venu me montrer une fille du doigt et me dire : “Voilà une bonne petite baiseuse pour toi, mon garçon.” Plus tard, je crois qu’il m’a fait des avances, mais je me trompe peut-être. Il était très éméché et il s’agissait peutêtre simplement d’une démonstration d’amitié alcoolisée. Il s’appelait Godwin Lloyd-Jons. Sally était sa baiseuse depuis plusieurs mois, mais à l’époque je ne l’avais pas compris. J’avais tant bu que rentrer en voiture à Houston ne semblait pas très prudent, aussi avais-je dormi à même le sol dans le salon de Godwin, aux côtés d’autres jeunes ivrognes. Cette nuit-là, Sally et Godwin s’étaient violemment disputés – j’ai le vague souvenir d’avoir entendu des portes claquer. Il l’avait jetée dehors, mais comme elle n’avait pas un sou en poche elle avait erré dans le quartier, laissant le temps à Godwin de tomber ivre mort, puis elle était rentrée, avait pris un drap et un oreiller, et elle avait passé la nuit 11 LARRY McMURTRY par terre, à côté de moi. Je ne l’avais même pas vue pendant la fête – elle devait être à l’étage en train de se préparer à la dispute. À mon réveil, elle était tout près de moi et bâillait en s’étirant. Le salon était baigné de soleil mais nous n’étions que deux à être réveillés. — Allons prendre notre petit déjeuner, avais-je dit aussitôt, avant qu’un autre se réveille et l’invite à ma place. De toute ma vie, je n’avais jamais vu une fille au corps longiligne aussi belle. Ma première pensée avait été d’imaginer à quel point il serait merveilleux de me réveiller à ses côtés tous les matins et de la regarder s’étirer. Son visage semblait doux. Elle fut quelque peu surprise par mon invitation et me détailla pendant deux secondes avant d’accepter. Je me levai, tendis la main vers elle en pensant qu’elle me laisserait l’aider à se relever. Elle me regarda encore deux secondes mais ne la prit pas. Elle se leva seule et s’étira encore. Tandis que nous marchions sur le trottoir ombragé, elle m’autorisa enfin à lui tenir la main. Elle me lissa aussi les cheveux, qui étaient extrêmement ébouriffés. Nous éprouvions tous deux une grande timidité, main dans la main, et je me sentais d’autant plus timide que Sally mesurait sept centimètres de plus que moi. Je ne savais qu’une seule chose, j’avais soudain trouvé quelqu’un qui me plaisait et j’en éprouvais un plaisir intense. Elle portait une ample robe bleue. Nous marchâmes jusqu’à Guadalupe Street où nous prîmes un petit déjeuner gargantuesque dans un café minuscule – jambon, œufs et toasts, et presque la totalité de leur confiture de raisin. Sally ne disait pas grand-chose, alors je parlais sans arrêt. J’essayais de dissimuler, l’espace d’une heure ou deux, le fait que je n’avais déjà plus envie de la quitter. Sur le chemin du retour vers la maison de Godwin, nous devînmes tous deux nerveux. Nous ne savions pas ce que nous allions faire. Je ne savais qu’une chose, j’avais envie 12 ET TOUS MES AMIS SERONT DES INCONNUS d’apprendre à la connaître. Je me tus et nous avançâmes en silence, main dans la main. À un ou deux pâtés de maisons de chez Godwin, nous arrivâmes à l’endroit où j’avais garé ma Chevrolet verte. Nous fîmes une pause pour nous asseoir un moment sur le pare-chocs. Je l’embrassai à deux reprises, mais elle était trop préoccupée par ses propres problèmes pour s’intéresser à nos baisers. — Il faut que je décide si je me remets avec lui ou non, dit-elle. Si c’est non, il va falloir que je retourne chez mes parents à Lake Charles, j’imagine. — Pourquoi t’a-t-il virée ? Sally parut énervée. — Il voulait que je lui taille une pipe, dit-elle. Je n’en avais pas envie. Il m’a répondu que j’étais frigide. — Laisse-moi t’accompagner jusqu’à Lake Charles. Je ne suis jamais allé en Louisiane. Elle me dévisagea quelques secondes. Elle semblait si vulnérable qu’il me fallait paraître aussi digne de confiance que possible. — D’accord, dit-elle. Nous échangeâmes un autre baiser et elle parut s’y intéresser davantage. Je me sentais très timide. Puis une vieille dame passa devant nous, accompagnée d’un basset, et nous descendîmes de la voiture pour rentrer chez Godwin. Il était assis sur les marches du perron, torse nu et vêtu d’un bermuda rouge. Il s’enduisait la poitrine d’une sorte de baume et il n’était plus si élégant que cela. — Je suis content que tu sois rentrée, dit-il à Sally. J’ai atrocement mal. Je te cherchais dans le jardin et une abeille m’a piqué. Je ne l’ai même pas vue, cette petite saleté. Ça a enflé. La première piqûre d’abeille de toute ma vie. Sally gardait ses distances. — Danny va m’emmener à Lake Charles. Je veux juste récupérer mes robes et ma radio. 13 LARRY McMURTRY Elle gravit les marches et entra dans la maison. Godwin referma le couvercle du baume qu’il venait d’utiliser. — Ce satané truc ne marche pas. — Du bicarbonate de soude, en règle générale, ça marche bien, répondis-je. Godwin soupira. — Je l’aime et tu vas me l’enlever, dit-il. Pas moral. Tu es mon invité – et pourtant, tu me voles. Aucun code moral ne prône de voler son hôte. J’étais gêné. Je ne m’étais pas attendu à ce qu’il avoue son amour pour Sally. — Tu as des manières, dit-il. Ce que tu fais est mal et tu le sais. Va-t’en avant qu’elle ne ressorte et je t’en serai éternellement reconnaissant. — Je ne pense pas qu’elle vous aime. — Ça ne change rien. Je l’aime. Va-t’en, je t’en prie. De toute évidence, tu es un jeune homme prometteur. J’ai entendu dire que tu étais le meilleur jeune écrivain de cet État. Un vol de cette nature risquerait de te nuire. Pars, va écrire. J’ai besoin de Sally. Je me sentis sur la défensive. — Vous ne la traitez pas correctement, dis-je. Ma remarque le mit hors de lui. — Oh, va te faire foutre ! Sale petit prétentieux. Comment peux-tu écrire ? Qu’est-ce que tu y connais ? Je ne la traite pas correctement, d’accord, mais ça ne te regarde en rien, bon sang. Je l’aime, peu importe comment je la traite. Si je la perds, il me faudra toute une année pour m’en remettre. Va te faire foutre ! Tu la traiteras trop bien et tu la rendras tout aussi malheureuse. Sale petit voleur de merde ! S’il te plaît. Ne fais pas ça. Va-t’en avant qu’elle ne ressorte. — Écoutez. Elle n’a pas envie de rester ici. Si ce n’est pas moi qui vous la vole, ce sera quelqu’un d’autre. Il perdit son sang-froid. 14 ET TOUS MES AMIS SERONT DES INCONNUS — Tu admets donc que c’est un crime, mais ça ne t’empêche pas de le commettre. Aucun salut pour toi. Seul un putain d’écrivain peut se montrer à ce point sans scrupules. — Je n’ai publié que deux nouvelles. Quel rapport avec le fait que je sois écrivain ? — Je ne suis pas d’humeur à te l’expliquer. Ma piqûre d’abeille me fait souffrir. Prends donc Sally. Tu ne la garderas pas longtemps. Le vol entraîne le vol. Quelqu’un te la prendra aussi facilement que tu me la prends aujourd’hui. J’aurais réussi à la tenir en lui forçant la main une ou deux fois, mais toi, tu vas la rendre intenable à jamais, bon sang. Et après ça, j’imagine que tu l’abandonneras et que tu en feras un livre. — Vous détestez tous les écrivains ? — Jusqu’au dernier, bon sang. Il faudrait les faire enfermer. Ce sont des voleurs. — Je n’avais pas prévu tout ça, dis-je. Mes propos alimentèrent sa colère. — Oh, va te faire foutre, nom de Dieu. Qu’est-ce que ça peut faire que tu l’aies prévu ou pas ? Sally sortit à cet instant. Elle avait rangé ses vêtements dans une valise bleue et portait une radio sous le bras. Elle les posa sur les marches l’espace d’une minute afin de réajuster sa prise. Godwin souleva une canette de bière posée entre ses pieds et la sirota. — Mon amour, ne me quitte pas, dit-il. Il n’est vraiment pas fait pour toi, bon sang. Je sais que j’ai été brutal, hier soir, mais j’étais vraiment ivre. Tu ne peux pas me pardonner ? Je ne suis horrible que sous l’emprise de l’alcool. — Je te pardonne. Ce n’est pas à cause de ça. Je n’ai pas envie de rester, c’est tout. — Alors c’est à cause de quoi ? demanda Godwin. — Geoffrey m’a dit qu’il a couché avec toi. Il m’a dit que tu voulais qu’il s’installe dans la chambre à côté de la 15 LARRY McMURTRY mienne. Je dois être bien trop simple, comme fille, pour accepter une situation pareille. — Oh, n’importe quoi ! s’écria Godwin en se relevant d’un bond. Il empoigna la radio de Sally et la jeta au beau milieu de la rue, où elle se brisa en mille morceaux au contact de l’asphalte. Il donna un coup de pied dans sa valise qui dévala les marches, mais je la rattrapai et elle ne s’abîma pas. Sally courut jusqu’à moi. Godwin avait le visage violet de colère. — Va-t’en ! hurla-t-il. Va donc baiser un simple petit coup quelque part, c’est ça qu’il te faut. Tu n’as pas besoin d’un baiseur original comme moi dans ta vie, putain ! — J’ai juste dit que j’étais simple, répliqua Sally. — Oui, ça tu l’es, ma chérie, hurla-t-il. Une petite salope simple, idiote et frigide ! Que Dieu me protège d’autres filles dans ton genre ! Je préfère encore baiser avec des tortues, si tant est que les tortues soient baisables, plutôt que de poser une fois encore la main sur toi ! Fous le camp de chez moi. Je suis tellement déçu de t’avoir rencontrée. Il tremblait comme s’il était sur le point de s’effondrer. — Ferme-la ! dit Sally. Qu’est-ce qu’il y a de si mal à être simple ? — Moi, je ne suis pas simple, dit Godwin. Que Dieu me protège des petites Américaines belles et simples comme toi. Ta simplicité est la force la plus destructrice de cette planète, bon sang ! J’espère ne plus jamais rencontrer personne de moins de quarante ans. Puis il se rassit sur les marches et éclata en sanglots. Nous ne savions que dire. Je finis par ramasser la valise de Sally et nous partîmes, laissant la radio explosée au milieu de la chaussée. Avant même que nous ayons parcouru la moitié du pâté de maisons, Godwin se mit à nous suivre, agitant sa canette de bière en implorant à Sally de revenir. Il nous 16 ET TOUS MES AMIS SERONT DES INCONNUS suivit jusqu’à ma voiture et resta à pleurer sur le trottoir. Le baume lui avait blanchi le torse et ses larmes rendaient la chose encore plus affreuse. — Mon amour, ne me quitte pas, dit-il. Geoffrey ne comptait pas à mes yeux. Je ne l’aurais jamais laissé s’installer chez moi. Tu sais que je t’aime tendrement. Sally sembla exaspérée. — Oh, Godwin, va donc soigner ta piqûre d’abeille. Il passa une fois encore des larmes à la colère. Il jeta sa canette dans notre direction, mais elle manqua la voiture et atterrit sur la chaussée. Elle était presque vide, de toute façon. Godwin se rua soudain sur la voiture et se mit à la secouer, essayant de toutes ses forces de la retourner. — Sale conne ! hurla-t-il. Sale petite conne égoïste ! Sale conne ! Sale conne ! Il hurlait à pleins poumons et la Chevy tanguait. Sally se rapprocha de moi. — Allons-y, dit-elle. Alors que je m’apprêtais à démarrer, Godwin cessa de pousser la voiture et courut vers le capot. Il disparut de notre champ de vision. De toute évidence, il manigançait quelque chose à l’avant, mais impossible de voir quoi. — Qu’est-ce qu’il fait, maintenant ? demandai-je. Sally affichait un air dégoûté. Je laissai le moteur tourner et sortis pour regarder. Godwin avait passé ses bras autour du pare-chocs et calé ses pieds contre le véhicule garé devant moi. Il semblait animé d’une farouche détermination. — Tu ne la prendras pas. Je tiendrai jusqu’à la mort. Tu seras obligé de m’écraser. J’observai l’arrière de la voiture et vis que je pouvais reculer sans problème. Godwin serrait les dents et ses pieds prenaient toujours appui sur le véhicule. Il étreignait mon pare-chocs de toutes ses forces. — Écoutez, dis-je. On part pour de bon. C’est inévitable. 17 LARRY McMURTRY — J’ai déjà défié l’inévitable par le passé, et j’ai gagné, répondit-il. Inutile de discuter. Je grimpai à côté de Sally. — On peut faire marche arrière. Combien de temps penses-tu qu’il va rester accroché ? — Pas longtemps. Il n’est pas très opiniâtre. Je reculai lentement et, sans accélérer, je fis marche arrière dans la rue. C’était une large rue résidentielle près de l’université. Sally avait raison. Quand j’eus longé deux maisons, Godwin apparut devant nous, assis sur la chaussée. — Tu vois, dit-elle. Je fis marche avant et je passai près de lui mais gardai mes distances pour qu’il ne se rue pas sur nous. Il se releva à l’instant où j’arrivai à sa hauteur et il m’adressa même un sourire. Il semblait avoir retrouvé son calme et son élégance. — Bon, amusez-vous bien, dit-il. Ça ne mérite pas que je me casse le cul. Tu as des tripes. J’aurais pu effrayer la plupart des gamins. Bonne baise et allez pourrir en enfer. Il se pencha pour regarder Sally par la vitre. — Au revoir, chérie, dit-il en baissant la voix. Il passa la tête par la fenêtre, s’étira devant moi et l’embrassa sur la joue. — Au revoir, Godwin, dit-elle. Tu ferais mieux de ne pas laisser Geoffrey s’installer chez toi, tu serais vraiment dans la merde. Godwin haussa les épaules comme si la question n’était pas d’actualité. Il afficha un sourire élégant qui lui étira simplement la commissure des lèvres. Ses yeux étaient humides. Il marcha avec nonchalance jusqu’au trottoir et nous partîmes, passant devant l’université pour émerger de la 19e Rue et sortir d’Austin. C’était la mi-juillet et l’autoroute scintillait dans la chaleur. 18 ET TOUS MES AMIS SERONT DES INCONNUS — Je suis bien obligé d’admirer son tempérament, dis-je. Sally renifla. — Pas moi. Il crie beaucoup, mais il ne baise vraiment pas bien.