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LE «RETOUR» DE TRAGÉDIE ET FARCE NASSER: Paul DELMOTTE – Professeur de Politique internationale à l’IHECS Au Caire, le nouvel «homme fort» du pays, le général Abdel Fatah Al-Sissi, semble se complaire à présenter son coup d’État du 3 juillet et le renversement du président Morsi comme un prolongement de la lutte féroce qui opposa, dès 1954, le régime de Gamal Abdel Nasser aux Frères musulmans. Et les manifestants «anti-Morsi» de brandir côte à côte des portraits géants de ces deux personnalités. Une comparaison que certains, chez nous, paraissent disposés à partager. Qu’en penser? Ces derniers temps, un documentaire vidéo montrant Nasser se moquer des Frères musulmans a circulé avec un certain succès dans certains cercles de la gauche laïque européenne. Succès dû, sans doute, à l’appréhension que suscitait, suite aux «printemps arabes», l’arrivée au pouvoir d’Ennahda en Tunisie, des Frères musulmans en Égypte, voire le poids de leurs pendants syriens dans la rébellion contre le régime de Bachar Al-Assad. Notre intention, ici, n’est certes pas de ternir les mérites du Raïs. Mérites incontestables, que ce soit dans la restitution de sa souveraineté à l’Égypte et dans sa modernisation ainsi que dans la régénération de l’identité arabe. Il s’agit plutôt d’apporter un éclairage différent du colonel Nasser. Et de souligner certaines ambiguïtés et erreurs de perception. La question ici est donc de savoir quelles images du Bikbashi1 certains, chez nous et ailleurs, choisissent de retenir. Et pourquoi? SOCIALISTES LAÏCS CONTRE ISLAMISTES? À lire Olivier Carré, il est quelque peu hasardeux d’opposer radicalement l’idéologie du régime issu de la «révolution» du 23 juillet 1952, du moins dans sa première décennie, et celle des Frères musulmans2. En effet, des années 1940 à 1953, il y a eu collaboration, parfois étroite, entre Officiers libres et les Frères. Bien plus qu’un désaccord idéologique, c’est surtout une lutte pour le pouvoir qui, selon Carré, a opposé les Officiers libres à la confrérie. Plus, ce conflit déclenché, le nouveau régime s’efforcera de procéder – dans un premier temps avec la collaboration de… l’Arabie saoudite! – à une certaine étatisation de l’islam susceptible de lui rallier les partisans de la confrérie. Samir Amin lui-même le dit3: «loin de poursuivre les tendances radicales du nationalisme bourgeois qui se manifestaient dans l’aile gauche du Wafd4, le nassérisme s’apparentera davantage aux courants réactionnaires de la petite bourgeoisie, celui des Frères musulmans, entre autres.» Pour l’économiste marxiste égyptien (qui aujourd’hui se félicite du renversement de M. Morsi) comme pour O. Carré, ce que le nassérisme a édifié, c’est une nouvelle «bourgeoisie d’État» appuyée sur un «capitalisme d’État» qui bénéficiera e. a. de la nationalisation des entreprises européennes suite à la crise de Suez (1956). Et que les communistes égyptiens 1 Équivalent de «colonel» en arabe. Mouammar Kadhafi, qui se voulait une émule de Nasser, reprendra ce surnom que l’on avait donné au président égyptien 2 Olivier Carré, L’Orient arabe aujourd’hui, Complexe, 1990, p.37 3 La nation arabe, Éditions de Minuit, 1976, p.69 4 Le grand parti nationaliste égyptien, pluriconfessionnel, né aux lendemains de la 1e Guerre mondiale finiront par appuyer nolens volens et d’autant plus facilement que ce soutien répondait aux intérêts de politique étrangère de l’URSS. Il n’est pas inutile de rappeler que, sur le plan social, peu après une réforme agraire somme toute modeste5, l’un des gestes marquants du nouveau régime fut, en août 1952, de faire… pendre deux leaders ouvriers après les émeutes ouvrières de Kafr Dawwar, dans le Delta. Avant de réprimer durement les groupes communistes. En effet, l’opposition de Nasser au communisme – «une religion alors que nous avons déjà la nôtre», devait-il dire – doit être rappelée pour lever certains malentendus. La plupart des quelque 250 Officiers libres, issus de la petite bourgeoisie, étaient, écrit Hassan Riad6, des musulmans traditionnalistes7 qui refusaient le communisme par attachement à la religion. Remettons-nous aussi en mémoire que le coup d’État du 23 juillet 1952 fut d’abord perçu à Moscou comme organisé par la CIA et que la plupart des organisations communistes égyptiennes condamneront le coup d’État du 23 juillet. Et que c’est avec l’aide des ÉtatsUnis que le nouveau régime obtiendra l’évacuation des troupes britanniques du canal de Suez en 1954. Plus, comme les Frères, les communistes dénonceront les concessions consenties par les Officiers libres lors du traité anglo-égyptien sur la voie d’eau, devenue le symbole d’une souveraineté égyptienne retrouvée. Par ailleurs, le «socialisme» nassérien semble surtout s’être affirmé après l’éclatement de l’union syro-égyptienne (La République arabe unie, RAU, 1958-1961). Il se serait d’ailleurs inspiré des thèses du Baath. À partir de 1961, l’étatisation de l’économie égyptienne progresse fortement et le grand capital privé est fort affecté. La seconde réforme agraire, plus ambitieuse, ne concerna toutefois à la fin 1966 que 11,5% de la superficie cultivée et 1,5 millions de ruraux (sur quelque 30 millions d’Égyptiens) et déboucha sur un accroissement des moyennes propriétés8, la masse des fellahs non propriétaires restant, démographie aidant, aussi nombreuse (80%) qu’en 1952. Dans la Charte d’action nationale du printemps 1962, «la bible du socialisme arabe», note Carré, la lutte des classes était secondaire, subordonnée à l’objectif pan-arabiste et vouée à disparaître par des mesures étatiques. Le «socialisme arabe» ou nassérien, conclut Carré, «a une base islamique essentielle», par ailleurs indispensable aux Officiers libres pour se gagner une base sociale. Les premières années, les discours de Nasser sont «émaillés d’appels à la sensibilité musulmane». En 1956, Nasser appellera du haut de la chaire d’AlAzhar au jihad contre l’agression tripartite anglo-franco-israélienne. Et le socialisme nassérien semble bien proche du «socialisme islamique» des Frères: soutien à la propriété privée (sans ses abus), résolution pacifique des contradictions de classe, participation conjointe des patrons et des ouvriers à la direction de la production9… Il s’agit donc de prendre distance de certaines perceptions essentiellement dues à la Guerre froide. La lutte entre Nasser et les Frères doit donc être davantage perçue comme une rivalité ayant pour enjeu les mêmes couches sociales. Elle sera accentuée par les ressentiments dus à la répression et aussi par le nationalisme panarabe du Raïs que la confrérie – et particulièrement Saïd Qutb, pendu en 1965 – avait critiqué comme une régression par rapport à un «internationalisme islamique». Il reste qu’aujourd’hui, l’État 5 La réforme agraire de septembre 1952 ne concerna que les très grands propriétaires. Elle ne porta que sur 7% de la surface cultivable totale et ne toucha que 750.000 paysans sur 14,6 millions (O. Carré, op.cit., p.178) 6 L’Égypte nassérienne, Éditions de Minuit, p.220 7 Parmi les Officiers libres, l’on ne comptait qu’un seul copte 8 Entre 20 et 50 feddan, c. à d. +/- entre 8 et 21 ha 9 O. Carré, op. cit., p.180 et Le nationalisme arabe, Fayard, 1993, p.116 égyptien hérité du nassérisme constitue, rappelle Christophe Ayad, «le principal acteur religieux du pays»10. Le nouveau cours imposé par Sadate au début des années 197011 constituera moins une rupture avec celui de Nasser, note Carré, que sa continuation orientée vers la droite, une sorte de retour aux années 1952-1955. C’est que, désormais, la «bourgeoisie d’État» se sent à l’étroit dans un corset étatique dont elle n’a eu qu’à se féliciter auparavant. Et aspire à devenir «bourgeoisie» à part entière. Accompagnant ce mouvement, le «président-croyant» «accentue la base islamique du nassérisme»12. C’est Sadate, aussi, qui introduira la charia dans la législation égyptienne. NASSER, LE «NOUVEL HITLER»… Comme Saddam Hussein après lui, le colonel Nasser a eu droit, notamment lors de la crise de Suez (1956), à l’infamante comparaison: «Nasser = Hitler!» Pourtant, le «nouvel historien» israélien Avi Shlaïm a montré que, contrairement à certaines légendes construites a posteriori, Nasser était, de tous les Officiers libres, le plus enclin à rechercher un accord avec le jeune État d’Israël13 et que c’est principalement l’intransigeance de Ben Gourion et de ses proches, de même que l’Affaire Lavon14, qui l’ont contraint à renoncer. Et à devenir le héros/héraut du nationalisme arabe… Et le «nouvel Hitler» des Israéliens, mais aussi, en 1956 comme en 1967, d’une certaine gauche européenne. Il est courant, aujourd’hui encore, de voir Nasser érigé en héros de la lutte anti-impérialiste arabe. Ce qu’il fut certainement à bien des égards. Incontestablement, Nasser fut un des grands champions de ce que l’on allait appeler le «tiers-mondisme». Mais, quoique s’étant fortement rapprochée de l’URSS, l’Égypte nassérienne est restée attachée au «neutralisme positif» inspiré par Bandung. C’est ce neutralisme qui lui valut les bonnes grâces et l’aide de l’URSS. Et, écrit H. Riad, la nouvelle bourgeoisie d’État née du système ne rompra jamais définitivement avec l’impérialisme15, ce que confirmera la période Sadate. Ériger Nasser en parangon de la lutte anti-impérialiste arabe relève cependant aussi, me semble-t-il, primo d’une vision tronquée et «mécaniste», imprégnée de surcroît d’orientalisme. En effet, Nasser n’incarnait-il pas un anti-impérialisme tel que nous le souhaitons, à savoir sinon laïc, «laïcisant» et opposé (toutes mesures gardées) à «l’islam politique»? Et, secundo, n’est-ce pas aussi – par contrecoup – faire des Frères musulmans, opposés au Raïs, des «valets de l’impérialisme»? 10 Géopolitique de l’Égypte, Complexe, 2002, p.45 Nasser est décédé fin septembre 1970 12 O. Carré, Le nationalisme arabe, Fayard, 1993, p.114 13 Le mur de fer. Israël et le monde arabe, Buchet-Chastel, 2007 14 Scandale survenu en Israël dans les années 1950 après qu’il ait été établi que des poseurs de bombes égyptiens dans des lieux culturels occidentaux étaient en fait des… agents israéliens. L’objectif du ministre israélien de la Défense, Pinhas Lavon, proche de Ben Gourion, était en fait de saper un éventuel rapprochement du nouveau régime des Officiers libres avec l’Occident 15 Op. cit., p.240 11 Bibliographie utilisée Samir Amin La nation arabe, Éd. De Minuit, 1976 Christophe Ayad Géopolitique de l’Égypte, Complexe, 2002 Olivier Carré L’Orient arabe aujourd’hui, Complexe, 1990 Le nationalisme arabe, Fayard, 1993 Hassan Riad L’Égypte nassérienne, Éd. De Minuit, 1964 Xavier Tiernisen PAC Analyse 2013/21 Les Frères musulmans, Fayard, 2005