Shanghaï€: La rebelle silencieuse

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Shanghaï€: La rebelle silencieuse
Chine.
"Shanghaï : La rebelle silencieuse"
Les Shanghaïens noccupent plus la grande rue de Nanjing Lu. Ils sont toujours un million à défiler
par jour de chaque côté de la plus grande artère de la capitale. Mais ils marchent en ordre, le nez
collé sur la nuque de celui qui précède ou, pour les déviants, le visage tourné vers les vitrines des
magasins. On ne traine pas, on ne parle pas, on avance, tous dans la même direction ; la bonne,
celle que montrent les flics et les panneaux que lon foulait au pied au mois de mai dernier quand on
voulait donner un sens nouveau à la circulation et à lhistoire. On ne parle pas, on avance. Le regard
est lisse, la bouche épaisse, lesprit barbouillé comme un mauvais lendemain de fête. Cest fini et
bien fini. Shanghaï a la gueule de bois. Quest ce qui sest joué dans cette mégalopole de 13
millions dhabitants si loin de la capitale, si fière de sa différence ? Quest ce qui sest passé dans ce
théatre dombres quand le monde navait dyeux que pour la place Tiananmen et la porte de Pékin ?
Quest qui lui torture encore le ventre ? Ecoutez ce halètement de bête blessée, il vient du port.
Shanghaï est affalée dans le fleuve du Huangpu, sa gueule entrouverte aspire leau en sifflant,
retient entre ses dents les bateaux et leur marchandise et vomit le poison de ses usines mêlé à
quelques millions de tonnes dalluvions. Flux et reflux, le fleuve respire mal, leau et la vie ne
circulent plus dans les deux sens. Shanghaï sest recroquevillée. Ses hôtels sont déserts, le
réceptionniste du Peace Hotel sourit dans le vide et ce monument dArt Déco des années trente
ressemble plus que jamais à un fantôme du passé. Le raffinement colonial de ses verres soufflés est
redevenu suspect. Silence camarade, la contre-révolution est derrière toi. Pour le reste, il faut savoir
sauver la face. Alors, on répond - mécanique - que les étages sont complets, un orchestre de
fonctionnaires du jazz rythme le silence des salons et le "China Daily", le journal officiel, affiche
régulièrement à la une lextase providentielle de rares touristes dénichés sur la Grande muraille de
Chine. Tout est normal, il ne sest rien passé. Sauf pour des étudiants enflammés - la jeunesse ! -,
quelques voyous authentiques et une poignée de dirigeants égarés... Oubliez donc labsence des
regards ! Et contemplez plutôt laplomb des monuments et le cours du Yang Tse. "Il faut continuer
louverture, nous avons besoin de devises...", a expliqué tranquillement le numéro 1 du Parti.
Revenez, hommes daffaires et touristes occidentaux. Regardez, les Japonais sont déjà de retour.
Bienvenue, rien na changé. La chine suit son chemin. Tête baissée. Difficile dêtre différent dans
une foule où tout le monde sépie. "Les indicateurs sont toujours là, explique Wang, un universitaire.
Ils peuvent être paresseux ou zélés. En ce moment, ils sont zélés." Ils guettent lattroupement, la
discussion à la sortie du cours, dans un parc, ou la file dattente dun grand magasin, ils écoutent,
branchent leur mini-cassettes puis tapent sur lépaule de limprudent : "Viens avec nous." On se tait
et on les suit. Deux mois plus tôt, la foule les aurait jetés dans le fleuve. Cétait le vendredi 19 mai,
tout le monde était dans la rue, les restaurants avaient poussé leurs tables sur les trottoirs, les
petites vieilles distribuaient de leau fraîche sur le seuil de leur maison, le "China Daily" montrait des
photos détudiants le poing levé et les banderoles affichaient le nom des "unités" détudiants,
douvriers ou de journalistes qui les brandissaient. Les policiers en blanc se croisaient les bras, les
gens souriaient, tout était possible. Dès le lendemain, le ton a changé. Dans la nuit, le premier
ministre Li Peng a proclamé la loi martiale. A sept heures trente du matin, les étudiants bloquent les
ponts et les carrefours. On entasse de lourdes barrières, on dégonfle les pneus des bus que les
chauffeurs abandonnent en travers de la rue. Les poings et les slogans se crispent mais le ton des
chansons croit encore à la force de linsolence : "Mao est un soleil qui rayonne partout/ Deng (Xiao
Ping) est comme la lune qui change à chaque quartier/ Hu Yao Bang (le héros des réformistes) est
Jean-Paul Mari
Première publication : 13 août 1989
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comme une étoile qui brille dans la nuit/ Yang Shang Qun (le président) comme une ampoule qui
sallume ou séteint lorsquon appuie sur le bouton/ Et Li Peng... Ah, Li Peng ! Lui est tout à fait
différent car il na jamais brillé de toute sa vie." Toute la future intelligentsia de Shanghaï chante
dans la rue. En tête du cortège, devant le siège du sacro-saint Parti, on brise des "petites bouteilles"
- "xiao ping", en chinois - en une sorte dhommage cassant à Deng Xiao Ping. La loi martiale est
déclarée, les étudiants avancent toujours mais quelque chose dessentiel a changé. Désormais, ils
sont seuls. Les ouvriers ne travaillent toujours pas, ils vont pointer à lusine et regagnent la rue pour
regarder passer les manifestations, mais ils ne se joignent pas aux cortèges. Au Nord, à Pékin, la
guerre est politique ; à Shanghaï, la capitale du Sud, la bataille sera avant tout économique. Lenjeu :
éviter la paralysie dun monstre industriel qui assure un sixième du produit national brut de lempire.
Trois grandes centrales thermiques, une raffinerie qui fournit cinq millions de tonnes de carburant par
an, des usines de produits chimiques, super-phosphates, délectricité et de pâte à papier ; Shanghaï
a un coeur en acier et la seconde usine sidérurgique du pays qui coule six millions de tonnes de
métal, la ville domine le secteur textile, produit des kilomètres de coton, de laine et de soie. Le port
regarde vers létranger et mille sept cents usines fournissent quinze pour cent des exportations
chinoises. Pas question de laisser souffler ce monstre du Huangpu. Il faut du pétrole, de lacier et du
fric. Pékin en a besoin pour étayer une économie qui seffondre et investir dans les nouvelles zones
économiques du Sud, lorgueil de la Chine, sa vitrine : "Ceux du Nord nous saignent. Sur les quinze
milliards de yuans de bénéfice de Shanghaï, ils en rafflent au moins dix par an et nous laissent
exsangues, incapables dinvestir", grince un vieil homme daffaires de la cité. Il a été exilé en
Manchourie, libéré, réhabilité et à nouveau menacé ; il approche de la mort et na plus peur de
parler. Et il raconte la visite de Deng Xiao Ping a Shanghaï trois semaines après le Nouvel an
chinois. "Il voulait encore deux milliards de yuans supplémentaires pour combler un trou à la Banque
centrale.." Les vingt-sept vieillards économistes convoqués en tout hâte en sont restée bouche bée.
Sept dentre eux se sont levés en renversant leur chaise de rage ; les autres ont signé." Quand le
vent du printemps chinois a soufflé sur la ville, les autorités connaissaient les limites imposées par
Pékin. Que les étudiants sagitent, soit. Mais les ouvriers ne doivent pas sen mêler, la production ne
peut pas sarrêter. Alors, a commencé une de ces parties subtiles que Shanghaï lorientale, la
coloniale, la bourgeoise rouge, a toujours su jouer avec tant dexpérience, en équilibre entre son
peuple, ses princes et la volonté de Pékin. Demblée, Jiang Zemin, secrétaire local du Parti,
approuve la loi martiale décrétée par Li Peng : "Cela ne nous a pas surpris de sa part",dit un vieil
observateur politique. Jiang Zemin et Li Peng ont tous les deux été formés au moule soviétique, ils
se connaissent et sapprécient : "Deux hommes, une seule paire de pantalons", persiffle Shanghaï.
Quand le pouvoir joue le changement, Jiang Zemin, docile, lance aussitôt une série de réformes
dans ladministration et lindustrie ; un an plus tard, quand Pékin veut briser lélan des intellectuels,
cest le même homme qui laisse tomber le couperet sur la plus prestigieuse des revues de
Shanghaï, le "World Economic Herald". Son rédacteur en chef est aujourdhui en résidence
surveillée, coupable davoir déjà fait imprimer un long texte où lon parlait de démocratie, de
réformes inévitables, du souffle des étudiants et de la mémoire de Hu Yao Bang. Hu le grand
réformiste, celui dont les étudiants scandaient le nom sur la place Tiananmen ; Hu Yao Bang écarté
et forcé à une auto-critique quil a toujours regrettée . Jusquà sa mort. "Certaines personnes
responsables de lidéologie nont pas le droit de porter le deuil de Hu Yao Bang, accusait larticle. Ils
lont poignardé dans le dos et devront être jugés par lhistoire." Trop, cest trop ! "Retirez larticle", a
ordonné Jiang Zemin. "Plutôt ne pas paraître", a répondu le rédacteur en chef. On la remplacé, lui,
et une grande partie de sa rédaction. Depuis, le "World Economic Herald" est resté muet et Jiang
Zemin est devenu, à Pékin, le numéro un du Parti : "Sa nomination est une récompense pour son art
de léquilibre", ironise le vieil observateur. Il ne suffisait pas de briser les intellectuels et dapprouver
la loi martiale pour casser les reins de Shanghaï, il fallait aussi la pervertir. "Une nuit, vers deux
Jean-Paul Mari
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heures du matin, les étudiants qui faisaient le guet à un carrefour ont donné lalerte en surprenant
des hommes en train de débloquer les barrages", raconte Wang, luniversitaire. On crie, on réveille
les voisins, on rattrape les fuyards, on les secoue et les ouvriers avouent : "Cest la mairie qui nous a
payés pour débloquer les rues." Zhu Rongji, le maire, est un pragmatique. Il a demandé aux milices
ouvrières doccuper les usines. Vingt yuans par jour - un cinquième du salaire mensuel -pour les
hommes présents à leur poste de travail et un rapport pour les autres. Et il sest engagé : larmée
nest pas loin de Shanghaï, mais elle ne bougera pas si lindustrie nest pas menacée. Zhu Rongji
est un homme populaire et convaincant. Il ny aura jamais de loi martiale à Shanghaï, les ouvriers
nont pas bougé. Peur du soldat, appât du gain ? Pas seulement. "Les étudiants, les cris, les
banderoles et la violence dans la rue... Cela nous rappelle trop de mauvais souvenirs", soupire un
ingénieur de trente-cinq ans. Cette génération-là a connu la folie de dix ans de révolution culturelle,
les coups, les humiliations et le sang répandu par les gardes rouges contre les professeurs, les
cadres et les bourgeois. 1966-1976 : dix ans sous la terreur de jeunes gardes rouges. Au nom du
changement, au nom du peuple de Mao et de la rue envahie par le fanatisme. Cette fois encore, les
ouvriers ont cru voir repasser lombre de la révolution culturelle. Et ils ont renoncé. Ils redoutaient le
sang et ils avaient raison. A Tiananmen, la première tâche monstrueuse assombrit le printemps de
Pékin. Le mercredi 7 juin, trois jours seulement après le massacre , les étudiants de shanghaï
bloquent une voie de chemin de fer à Guang Xin Lu, dans larrondissement de Putuo, au nord de la
ville, un quartier populeux de terrains vagues, de bicoques en bois et de cheminées dusine. "Tout le
monde hurlait, les gens allumaient des briquets, je me suis approché de la locomotive. Sous les
roues, il y avait des flaques de sang", se souvient un témoin. Quand il arrive sur place à vingt deux
heures, la locomotive vient dessayer de forcer le barrage, il y a plusieurs blessés et six morts
écrasés sous les roues. Du coup, la foule lapide le train, brise les vitres et défonce la tôle des
compartiments. Un homme jette un simple vêtement enflammé dans le wagon postal. Quand les
pompiers veulent intervenir, la foule sectionne les lances à incendie et bouscule les sauveteurs.
Trois cents policiers , intervenus sur le tard, repartent vaincus sous les insultes et les ricanements de
la population. "Je suis rentré dans le wagon postal pour sauver quelques colis mais la porte a fait
prise dair et le feu sest encore avivé." Neuf compartiments brûlent sous les applaudissements de la
foule. Le conducteur échappe de peu au lynchage. Il hurle : "Je suis shanghaïen, moi aussi. Un
garde, dans le train, ma mis un pistolet sur la tempe pour me forcer à faire avancer ma machine."
On le croit, on le libère. Il ny a probablement jamais eu de garde et de pistolet. Depuis la veille, un
vieux surveillant agite son drapeau pour avertir les trains que la voie est obstruée. Ce soir-là, un
jeune vigile a pris sa place. Il na pas reçu de directive et, comme tout bon fonctionnaire chinois, na
rien fait. Le train na pas pu freiner à temps. Peu importe. "Nos camarades ont été écrasés. Voici
leurs chaussures", hurle un étudiant en courant dans les rues. Le massacre de Shanghaï, qui va
agiter la ville toute la nuit, va faire encore trois victimes. Les indicateurs mêlés à la foule ont bien
travaillé. On arrête et on juge trois ouvriers, dont un débile mental qui sourit devant le
tribunal."Rebellion contre-révolutionnaire et destruction de matériel de transport public." Verdict : trois
balles explosives dans la nuque, tirées à trente centimètres, bras tendu. Trois balles réglementaires,
à deux yuans pièce, que les familles devront rembourser à lEtat. La vie dun homme pour le prix
dun paquet de cigarettes. Le retour de lordre, les ouvriers paralysés, la presse baillonnée, un train
sanglant et quelques exécutions... Cette fois, Shanghaï est brisée. Reste le doute et le silence pour
les anciens fidèles, lamertume et le désespoir pour ceux qui ont osé y croire, la révolte ou lexode
pour ceux qui se sont résignés. Le doute ? On le trouve chez ce professeur, membre du parti qui
habite avec sa femme un 10 m2 au sein même de la faculté, dispose dune télé couleur, dun frigo et
dun mini-cassette et vous offre le luxe dune tasse de café instantané. Il na jamais manqué une
réunion du parti. Un militant discipliné, un couple aussi sage que les deux chaussons denfants
posés à la tête du grand lit, cet enfant quils nont toujours pas , parce que le parti préconise la
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Première publication : 13 août 1989
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baisse de la natalité. Lui pense encore que "les étudiants étaient un peu fous de demander la
démocratie sans savoir ce quelle veut dire", mais il a pourtant fini par les rejoindre parce que "cétait
lespoir". La répression et les tanks lont bouleversé. "Je crois toujours à la théorie du parti ; plus du
tout dans ses moyens." Il baisse les yeux. "Deng Xiao Ping était notre guide. On ne peut plus avoir
confiance en lui." Le désespoir ? Il est là, omniprésent, le long des rues, dans lair des campus et le
regard des manifestants dhier. Un désespoir muet, résigné, pragmatique. Finie la guerre ouverte
idéologique ; il est urgent dattendre. Attendre que louverture par le marché force la circulation des
idées, que léconomie bouscule le politique, que les jeunes grandissent et que les caciques aillent
rejoindre le paradis des vieux staliniens. "Attendre trois, cinq ou dix ans. Jusquà la mort de Deng",
dit luniversitaire. La patience ! Fang le rebelle en rit encore de bon coeur. Lui na plus aucune
illusion. Cheveux longs et noirs, intelligent et escroc, il ose parler à voix haute et dire "je pense" : un
spécimen quasiment introuvable en Chine. Il dit "les étudiants sont trop naïfs daller sagenouiller
devant des chars", il crache sur les dirigeants "ces empereurs qui répriment la révolte des paysans",
et il se fout du droit "quand on connaît les lois, on les contourne". Fang plonge ses mains jusquaux
épaules dans le bain de la corruption. "Jétais professeur hier, commerçant aujourdhui. Pour les
privilèges de lun et le profit de lautre. Ici tout est corrompu. Les flics empôchent des paquets de
Malboro, les instituteurs sous-louent la cour de leur école à des commerçants, les cadres de
ladministration partent en voyage à létranger et les grands dirigeant spéculent sur les gros
contrats." Il est cynique, pessimiste, désespéré, corrompu et intègre à la fois. Fang le rebelle aimerait
ne plus avoir du tout dillusions, brûler son fric et sa vie par les deux bouts, jouir du système pour ne
plus seulement le subir. En vain ! Il lui reste lexode : "Les Pékinois aiment leur pays, les Cantonnais
le vendent, les Shangaïens voudraient le quitter. Ce sont les Shangaïens qui ont raison." Et il montre
devant les consulats étrangers la longue file de ceux qui bravent les indicateurs et la réprobation
officielle pour obtenir un visa aux frontières de lEmpire. Le trop-plein. Du coup, lambassade
dAustralie a du fermer ses bureaux pendant trois mois, le temps de traiter les 25 000 demandes en
attente. Les plus désespérés choisissent la clandestinité et approchent les frontières. Trente sept
dentre eux viennet de se faire arréter dans la province du Yunnan, là ou Mao a grandi. Les plus
faibles se retrouvent la nuit au sommet du "Peace hotel" un micro à la main et le regard noyé dans
images vidéo venues dAmérique, "Love me tender..." Lexode ? Ou la dissimulation, la patience et
lattente du renouveau. Fang le rebelle a répondu par une moue de provocateur : "En sortant de
Shangaï, jai croisé des paysans qui portaient un badge de Mao barré de deux grands coups de lime.
Je leur ai demandé la signification. Un paysan a montré le visage de Mao "parce que je laime...",
puis les deux coups de lime "et que je le déteste à la fois".
Jean-Paul Mari
Jean-Paul Mari
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