Télécharger le texte des plaidoiries

Transcription

Télécharger le texte des plaidoiries
LE DROIT A UN PROCES EQUITABLE BAFOUE
Alexandra STARITSKY - Ecole de Formation du Barreau de Paris - 2012
Au 18ème siècle, Sir William Blackstone déclara : « Que dix coupables échappent à la justice, plutôt que
souffre un seul innocent ! »
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury,
En France aussi, que les Droits de l’Homme ne sont pas toujours respectés et leurs violations, parfois
moins criantes parce qu’elles se produisent dans un pays dont on dit qu’il les a consacrés, n’en sont
pas moins insupportables.
En France aussi, le système judicaire français souffre puisque Dany Leprince souffre depuis dix sept
ans en prison.
Je me permets de vous rappeler les faits de cette affaire.
Le 5 septembre 1994 au matin, on retrouve à Thorigné-sur-Dué, village tranquille de la Sarthe, les
corps sans vie, tailladés, déchiquetés, de quatre personnes d’une même famille : Christian Leprince,
le père, Brigitte Leprince, la mère et leurs deux petites filles, Sandra et Audrey. Au milieu du
massacre, on découvre aussi Solène, seule survivante de cette nuit de violence et de sang.
Très rapidement, Dany Leprince, le frère et voisin de Christian est placé en garde à vue et interrogé.
Au bout de quarante huit heures, épuisé, Dany Leprince avoue à demi-mot, la moitié du crime : celui
de son frère seulement.
Contrairement à ce qui a été énoncé dans l’acte d’accusation, ô combien partial, lu aux jurés de la
Cour d’Assises, jamais Dany Leprince n’a évoqué les trois autres meurtres, jamais il n’a avoué le
quadruple crime.
Trop d’innocents ont avoué des crimes qu’ils n’avaient pas commis, Patrick Dils acquitté le 24 avril
2002, pour ne citer que lui.
C’est ici sur les conditions de la garde à vue, qui ont trop longtemps fait honte à la France, qu’il
faudrait revenir, mais ce n’est pas le débat d’aujourd’hui. Il faut simplement retenir que l’aveu ne
doit être considéré que comme une preuve parmi d’autres, et qu’il doit nécessairement être conforté
par d’autres éléments du dossier.
A l’aveu partiel de Dany Leprince, s’ajoutent les accusations de sa femme, Martine, et de sa fille.
Accusations bancales, le propos est trouble et les versions sont changeantes et contradictoires.
Pour le reste, il n’existe aucune preuve matérielle qui permette de confondre Dany Leprince. On doit
donc conclure qu’au milieu de la lutte et du massacre, cet homme n’a rien laissé, pas une empreinte,
pas une trace de pas, pas un cheveu, aucune preuve scientifique de son passage sur les lieux du
crime ce soir là. C’est difficile à croire !
C’est à peu près dans ces circonstances, sur ces faits que Dany Leprince est jugé en 1997 par la Cour
d’Assises de la Sarthe et condamné à la réclusion à perpétuité, assortie d’une peine de sûreté de
vingt-deux ans. C'est-à-dire qu’aujourd’hui le 28 janvier 2012, il reste encore 5 années de
cauchemars, 1825 nuits de cauchemars.
A l’époque, il n’existe pas d’appel en matière criminelle, l’affaire aurait donc pu s’arrêter là.
Et pourtant, au fil des années des éléments tous aussi troublants les uns que les autres sont
rassemblés.
Ainsi :
1
- l’étude du film télévisé avec les encarts publicitaires, regardé par Dany Leprince ce soir là et dont il
décrit les passages, qui prouve qu’il ne pouvait pas être sur les lieux du crime, au moment où sa
femme et sa fille certifient l’y avoir vu,
- les accointances de Martine Leprince avec les enquêteurs et un magistrat chargé de l’affaire qui
font douter de l’impartialité de l’instruction,
- la découverte d’un couteau, dans le tiroir de Martine, sur lequel on trouve les traces d’un ADN
compatible avec le sien et celui d’une des victimes,
- la découverte encore d’un couteau gravé « Leprince », qui avait été enterré dans une carrière,
- et pour finir, les paroles de Martine Leprince qui s’accuse elle-même : « J’ai peut-être tué quelqu’un
» va-t-elle répéter à plusieurs reprises.
Au vu de ces éléments, les avocats de Dany Leprince déposent une requête en révision.
Le 1er juillet 2010, la Commission de révision, filtre obligatoire avant la saisine de la Cour de révision,
fait droit à leur demande et, événement rarissime, décide de libérer Dany Leprince.
Neuf mois de liberté. Neuf mois de liberté seulement puisque le 6 avril 2011, la Cour de révision rend
son verdict, implacable et en total contradiction avec l’analyse de la Commission. La requête de Dany
Leprince est rejetée, et l’homme est renvoyé en prison.
A cet instant, la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation vient de malmener le droit à la
présomption d’innocence.
Ce droit est au cœur de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Il est aussi martelé par
de nombreux engagements internationaux, au premier rang desquels, l’article 11 de la Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme, mais aussi l’article 14 du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques, l’article 48 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne et
l'article 6 de la Convention européenne des Droits de l'Homme.
Je ne reviendrais pas sur le droit à la présomption d’innocence en tant que tel, mais sur la source de
ce droit, le corollaire évident de cette innocence présumée, qui est l’adage in dubio pro reo, selon
lequel le doute profite à l’accusé.
Ce principe fondamental, il est nécessaire parce que paradoxalement, le doute est au cœur de la
vérité. Il équivaut à une preuve positive de non-culpabilité. Tous les éléments découverts après le
procès sont autant de preuves de non-culpabilité.
Depuis l’affaire Seznec, la loi française a réaffirmé ce principe fondamental. L’article 622 inséré dans
le Code de Procédure Pénale pour servir cette cause, permet aujourd’hui de demander la révision
d’une condamnation dès lors qu’un fait nouveau apporte un doute sur la culpabilité du condamné.
C’est donc sur ce fondement que la requête en révision de Dany Leprince a été déposée.
Cependant, si la loi française n’ignore pas le principe, le système lui, fait obstacle à son application.
En effet, au vu des nombreux éléments portés à la connaissance des magistrats de la Cour de
Cassation, le doute, dans cette affaire, s’imposait comme une évidence. Pourtant, la Cour de révision
l’a balayé.
La Cour de révision a eu tort, la Cour de révision a eu peur. Parce que le doute fait frémir.
Mais cessons de trembler! Au contraire, le doute doit rassurer parce qu’il protège l’innocent d’une
justice inflexible.
Peut-être vous, moi, demain, pris au piège d’une enquête bâclée, de l’opinion publique trop vite
acquise à une cause, des expressions médiatiques qui condamnent. « Le boucher de la Sarthe », c’est
ainsi que l’on nommait Dany Leprince.
2
C’est aussi parce qu’on ne doit jamais condamner sur un simple soupçon qu’a été formulé le principe
in dubio pro reo, inextricablement lié au droit à la présomption d’innocence. Cette exigence est
universelle et l’injustice résultant de la négation de ce principe dépasse nos frontières.
Troy Davis exécuté aux Etats-Unis, le 21 septembre dernier à 23h08, heure de Géorgie, condamné
sur un dossier tout aussi embarrassant, déclarait dans une dernière lettre que « le mouvement pour
faire éclater un système qui ne réussit pas à protéger ses innocents doit être accéléré ».
Troy Davis est mort, Dany Leprince non et pourtant c’est bien du même combat dont il s’agit.
Puisque pour protéger les innocents, il faut commencer par accepter de les reconnaître !
Et quand la Cour de révision rejette la requête de Dany Leprince, elle empêche la tenue d’un
nouveau procès, elle empêche donc toute réhabilitation.
Robert Dreyfus, Roland Agret, Patrick Dils, les noms de ces hommes, comme autant d’erreurs
judiciaires avérées, qu’il faut saluer parce qu’elles signifient que la machine judiciaire a accepté de
reconnaître ses erreurs.
Je préfère la Justice qui se trompe mais qui réhabilite, à celle qui se trompe et qui se drape ensuite
dans son erreur, qui s’accroche à des certitudes qui n’en sont pas.
Pourquoi? Pour avoir l’air de ne jamais se tromper? C’est absurde ; la Justice est rendue par des
hommes et les hommes se trompent !
En tant que future avocate, je n’aurais de cesse de dire à mes clients d’avoir confiance en la justice
française. Je dois leur promettre que cette Justice ne s’arrogera jamais le droit de dire ce qu’elle ne
sait pas. Elle ne s’arrogera jamais le droit de condamner quand elle est incertaine.
Je prêterai serment en ayant cette conviction et j’exercerai ce métier en poursuivant ce combat.
C’est un complet devoir de Justice auquel vous devez contribuer, et en tant que citoyens vous
veillerez à dénoncer les erreurs de la Justice, quand elle n’a pas le courage de le faire.
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les membres du jury,
Dany Leprince souffre dix-sept ans en prison, combien de temps attendrons-nous encore avant de
nous en indigner ?
3