Le bouchon lyonnais et la cervelle de canut… …quand Anglais

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Le bouchon lyonnais et la cervelle de canut… …quand Anglais
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Dossier culturel
Le bouchon lyonnais
et la cervelle de canut…
…quand Anglais, Français, Gallo-Romains et Celtes
prennent langue autour du pot lyonnais
C’
Pour chanter Veni Creator
Il faut une chasuble d'or.
Pour chanter Veni Creator
Il faut une chasuble d'or.
Nous en tissons
Pour vous grands de l’Église,
Et nous pauvres canuts
N'avons pas de chemise.
C'est nous les canuts,
Nous sommes tout nus.
C'est nous les canuts,
Nous sommes tout nus.
Bernard Pigearias
Clinique Saint-George
2, avenue de Rimiez, Nice
Laboratoire du sommeil et de l’effort
3, rue Cronstadt, Nice
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est dans le bush, la « brousse »,
que l’on va découvrir ces « bousches » de l’ancien français, ces poignées
de paille, ces bouquets de petits arbustes,
les shrubs du bush anglais.
Les touffes de lin ou autres graminées
bien battues (le boten – battre néerlandais) seront ainsi devenues des bottes
de paille, de fibres, à force d’avoir été
bien boutées… et pourront être tissées.
Ces gerbes de feuillage, ramassées dans
la nature, seront le premier objet le plus
simple utilisé pour frotter, nettoyer un
animal: ainsi, avec ces bottes de végétaux, ces « bousches », l’on bouchonnera un cheval. Cette familiarité avec
cet animal considéré comme la plus
belle conquête de l’homme explique
sans doute le glissement vers d’autres
conquêtes: « – Ah! Ma petite friponne!
Que je t’aime, mon petit bouchon! »1
Ces mêmes petites bottes immédiatement disponibles serviront à obturer
une barrique, un tonneau rempli, évitant la perte des précieux liquides ainsi
transportés : ces matériels de transport
se retrouveront ainsi « bouchés » avec
ce qui va devenir naturellement un
bouchon évoluant par ailleurs avec les
matériaux disponibles et choisis pour
leurs qualités physiques.
De végétaux liés en petites bottes, l’on
passera à des découpes adaptées de
l’écorce très pneumatisée d’un certain
chêne qualifié pour la légèreté de sa précieuse écorce de liège – littéralement
« léger » – ou à des matériaux plus rigides
adhérents par friction: les bouchons de
verre dépoli, de bois, de métal, de polymères plastiques de synthèse ou naturels
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(caoutchouc). Et, selon la force nécessaire pour forcer l’obturation, le bouchon deviendra tampon, tant il est vrai
qu’il faut le taper pour fermer la tape –
l’objet prenant alors le nom du geste
technique –, que ce soit pour fermer
sur les navires les écubiers, ces passages
des chaînes et cordages, les nables, ces
trous de vidange, dont le nom luimême renvoie au néerlandais nagel –
cheville, qui est déjà… un bouchon!
C’est cette notion de fermeture, de
contention, de risque d’accumulation en
amont… du bouchon, qui lui a donné
son sens figuré pour la circulation routière ou la limitation de la pensée,
lorsque l’esprit sinon simplement l’horizon se retrouvent bouchés. Mais il est
vrai que le bouchon, une fois formé,
relève réellement de l’embouteillage.
Mais ne poussons pas trop loin le bouchon… au risque de tricher, car, dans ce
jeu de pétanque, le bouchon, devenu
cochonnet trop distant, disqualifierait les
joueurs aux biceps moins développés, ce
qui serait jouer… « petit bras ».
Toutefois, la pétanque n’a pas l’apanage
du bouchon, quand ce n’est pas un
caractère… de police: « – Il ne faut pas
que l’inspecteur machin-chose pousse le
bouchon trop loin. »2
Il faut croire alors que ce jeu, où il serait
indécent de perdre la boule… des yeux,
serait plus fort que de jouer au bouchon, ce qui serait alors stupéfiant, sans
pour autant que la police ait à s’en
mêler… Car le jeu du bouchon est déjà
un jeu d’argent, où l’obligation de gain
impose d’abattre avec des galets les
bouchons surmontés de pièces de mon-
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naies, du vrai Zola ! « – Mon Dieu !
J’ai joué au bouchon, quand j’étais
gamin. » 3
Mais revenons à nos bouchons, lyonnais bien sûr, prétextes à cette balade
sémantico-historique : le retour passe
par le vieux français, ces « bousches » de
l’ancien français, ces poignées de paille,
ces bouquets, qui, après avoir libéré les
précieux breuvages par eux séquestrés
dans les tonneaux, signalaient la présence de ces derniers maintenant percés
par leur accroche à la porte des institutions créées à cet effet. Ainsi, le « bouquet bouchons », véritable enseigne de
tonneau, attirait vers l’estaminet, le chaland en manque de boisson et autre distraction. De l’enseigne à l’institution, il
n’y avait qu’un pas qui fut vite franchi,
et le bouchon vite achalandé !
On retrouve d’ailleurs cette coutume de
signalement en Autriche, à Vienne, sur
les pentes du Kahlenberg, le MontChauve à Grinzing, où les cabarets
locaux, les Heurigen littéralement « de
l’année », s’agissant du vin sur ces
coteaux produit, servant le vin nouveau,
rivalisent de créativité par des compositions végétales bien en phase avec cette
capitale impériale si sensible aux courants artistiques. Notre balade est aussi
celle de mythiques chalands lyonnais,
qui fréquentèrent longuement ces bouchons sur la butte de Fourvière, les
ouvriers de la soie, ce qui va, bien sûr,
de soi en raison du caractère traditionnellement très populaire de ces cabarets
– littéralement, de ces « petites
chambres », ces camberete de l’ancien
Picard passé par le néerlandais cabret.
Ces soyeux de Lyon avaient en charge le
tissage des soieries, de ces taffetas qui
firent la renommée de la ville. Ces tisserands, ces tafetassiers, si l’on transcrit
littéralement en français son homonyme turco-perse, donnaient au tissage
tout son lustre par blanchiment, le
canuzir provençal, qui reprend au latin
le canus exprimant le blanc et en particulier le blanc brillant.
Rappelons que ces taffetas ont été la
première grande révolution médicale
permettant une meilleure hygiène des
plaies. Ces tissages, si fins qu’ils furent
qualifiés de gaze, ont été enduits de
gomme agglutinante et sont devenus les
pansements adhésifs actuels:
« – Marcelle lui tendait un bout de taffetas gommé. Il tira la langue et lécha docilement la pelure rose. Marcelle appliqua
le bout de taffetas sur la plaie [...] » 4
Comme un juste exercice de leur art
dont ils tiennent leur nom, les canuts
ont donné tout leur… lustre aux cérémonies religieuses avec le tissage des
vêtements sacerdotaux, ce qui a été
repris par l’un des chansonniers les plus
célèbres du cabaret du Chat Noir,
devenu Mirliton à la Goutte d’Or, au
pied d’une autre butte célèbre, Montmartre, Aristide Bruant, Les canuts,
dans le recueil Sur la route :
Pour chanter Veni Creator
Il faut une chasuble d’or.
Pour chanter Veni Creator
Il faut une chasuble d’or.
Nous en tissons
Pour vous grands de l’Église,
Et nous pauvres canuts
N’avons pas de chemise.
C’est nous les canuts,
Nous sommes tout nus.
C’est nous les canuts,
Nous sommes tout nus.
Sur la butte de la Capitale des Gaules,
l’on traboule – du latin trans-ambulare
– littéralement l’on déambule à travers
les ruelles, de bouchons en bouchons,
pour atteindre au sommet la vielle
place, le vieux forum, le Forum vetus :
Fourvière, et cela depuis la nuit des
Celtes, alors que ce lieu élevé, cette colline, ce dunum, était dédié au culte de
Lug, le dieu solaire celte.
Le colonisateur romain, toujours en
quête d’intégration réussie, a associé
cette croyance à l’appellation de la ville
sur cette colline fondée : Lugdunum
devenu ensuite Lyon, ce qui explique
l’Y de son nom, qui n’a donc rien à voir
avec le roi d’une jungle plus tropicale.
S’il est un animal mythique à associer à
ce nom, c’est un corvidé, un lukos, une
corneille, un corbeau, le « Raven »
anglais annonciateur de la venue du
(dieu) soleil à l’aurore : c’est que dans
toute mythologie, il y a le dieu et son
animal totémique ; c’est d’ailleurs ce
même « Raven » qui est symbolisé sous
forme d’énormes becs de corvidés au
sommet des « totem-poles » des Indiens
aléoutes de la côte nord-américaine,
cette mère « Raven » ayant sauvé, en les
transportant grâce à la puissance de son
bec, les survivants d’une humanité
emportée par un déluge…
Dans la Celtie originelle, le culte de Lug
était très répandu, et ses traces fossiles
sémantiques se retrouvent dans Laon,
Luchon, voire Londinium anglicisé en
London.
Redescendons les traboules… où l’on a
parfois voulu limiter l’origine de canut à
la canette que le taffetassier utilise pour
exercer son métier… à tisser, ce qui est
phonétiquement séduisant mais sémantiquement bien mince, sauf dans l’usage
de celle-ci au cabaret, mais il s’agirait
alors d’un anglicisme : c’est que la
canette du canut ne saurait être le
« can » de Jerry…
Et le canut vieillit, blanchit: il devient
donc chenu, ce qui est un juste retour à
ses sources sémantiques…
Peut-être est-ce cette blancheur immaculée du fromage blanc frais assaisonné
de sel, poivre, ciboulette, ail, échalote,
huile et vinaigre, volontiers consommé
par les canuts dans les bouchons, qui
aurait conduit à nommer cette spécialité
renommée « cervelle de canut »?
La question est d’importance : c’est
autour d’un pot lyonnais que l’on quêtera la réponse à cette brève de comptoir, sinon de conteur de bouchon! ■
1. Molière. « Le Médecin malgré lui. » Acte I, S5.
2. Borniche Roger. « Le Ricain. »
3. Zola Émile. « Son Excellence Eugène Rougon.»
Tome I.
4. Sartre Jean-Paul. « L’âge de raison. » XVII.
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