Le bouchon lyonnais et la cervelle de canut… …quand Anglais
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Le bouchon lyonnais et la cervelle de canut… …quand Anglais
IR77-P40-56 15/01/07 15:50 Page 52 Dossier culturel Le bouchon lyonnais et la cervelle de canut… …quand Anglais, Français, Gallo-Romains et Celtes prennent langue autour du pot lyonnais C’ Pour chanter Veni Creator Il faut une chasuble d'or. Pour chanter Veni Creator Il faut une chasuble d'or. Nous en tissons Pour vous grands de l’Église, Et nous pauvres canuts N'avons pas de chemise. C'est nous les canuts, Nous sommes tout nus. C'est nous les canuts, Nous sommes tout nus. Bernard Pigearias Clinique Saint-George 2, avenue de Rimiez, Nice Laboratoire du sommeil et de l’effort 3, rue Cronstadt, Nice 52 est dans le bush, la « brousse », que l’on va découvrir ces « bousches » de l’ancien français, ces poignées de paille, ces bouquets de petits arbustes, les shrubs du bush anglais. Les touffes de lin ou autres graminées bien battues (le boten – battre néerlandais) seront ainsi devenues des bottes de paille, de fibres, à force d’avoir été bien boutées… et pourront être tissées. Ces gerbes de feuillage, ramassées dans la nature, seront le premier objet le plus simple utilisé pour frotter, nettoyer un animal: ainsi, avec ces bottes de végétaux, ces « bousches », l’on bouchonnera un cheval. Cette familiarité avec cet animal considéré comme la plus belle conquête de l’homme explique sans doute le glissement vers d’autres conquêtes: « – Ah! Ma petite friponne! Que je t’aime, mon petit bouchon! »1 Ces mêmes petites bottes immédiatement disponibles serviront à obturer une barrique, un tonneau rempli, évitant la perte des précieux liquides ainsi transportés : ces matériels de transport se retrouveront ainsi « bouchés » avec ce qui va devenir naturellement un bouchon évoluant par ailleurs avec les matériaux disponibles et choisis pour leurs qualités physiques. De végétaux liés en petites bottes, l’on passera à des découpes adaptées de l’écorce très pneumatisée d’un certain chêne qualifié pour la légèreté de sa précieuse écorce de liège – littéralement « léger » – ou à des matériaux plus rigides adhérents par friction: les bouchons de verre dépoli, de bois, de métal, de polymères plastiques de synthèse ou naturels INFO RESPIRATION N° 77 • www.splf.org • JANVIER 2007 (caoutchouc). Et, selon la force nécessaire pour forcer l’obturation, le bouchon deviendra tampon, tant il est vrai qu’il faut le taper pour fermer la tape – l’objet prenant alors le nom du geste technique –, que ce soit pour fermer sur les navires les écubiers, ces passages des chaînes et cordages, les nables, ces trous de vidange, dont le nom luimême renvoie au néerlandais nagel – cheville, qui est déjà… un bouchon! C’est cette notion de fermeture, de contention, de risque d’accumulation en amont… du bouchon, qui lui a donné son sens figuré pour la circulation routière ou la limitation de la pensée, lorsque l’esprit sinon simplement l’horizon se retrouvent bouchés. Mais il est vrai que le bouchon, une fois formé, relève réellement de l’embouteillage. Mais ne poussons pas trop loin le bouchon… au risque de tricher, car, dans ce jeu de pétanque, le bouchon, devenu cochonnet trop distant, disqualifierait les joueurs aux biceps moins développés, ce qui serait jouer… « petit bras ». Toutefois, la pétanque n’a pas l’apanage du bouchon, quand ce n’est pas un caractère… de police: « – Il ne faut pas que l’inspecteur machin-chose pousse le bouchon trop loin. »2 Il faut croire alors que ce jeu, où il serait indécent de perdre la boule… des yeux, serait plus fort que de jouer au bouchon, ce qui serait alors stupéfiant, sans pour autant que la police ait à s’en mêler… Car le jeu du bouchon est déjà un jeu d’argent, où l’obligation de gain impose d’abattre avec des galets les bouchons surmontés de pièces de mon- IR77-P40-56 15/01/07 15:50 Page 53 Dossier culturel naies, du vrai Zola ! « – Mon Dieu ! J’ai joué au bouchon, quand j’étais gamin. » 3 Mais revenons à nos bouchons, lyonnais bien sûr, prétextes à cette balade sémantico-historique : le retour passe par le vieux français, ces « bousches » de l’ancien français, ces poignées de paille, ces bouquets, qui, après avoir libéré les précieux breuvages par eux séquestrés dans les tonneaux, signalaient la présence de ces derniers maintenant percés par leur accroche à la porte des institutions créées à cet effet. Ainsi, le « bouquet bouchons », véritable enseigne de tonneau, attirait vers l’estaminet, le chaland en manque de boisson et autre distraction. De l’enseigne à l’institution, il n’y avait qu’un pas qui fut vite franchi, et le bouchon vite achalandé ! On retrouve d’ailleurs cette coutume de signalement en Autriche, à Vienne, sur les pentes du Kahlenberg, le MontChauve à Grinzing, où les cabarets locaux, les Heurigen littéralement « de l’année », s’agissant du vin sur ces coteaux produit, servant le vin nouveau, rivalisent de créativité par des compositions végétales bien en phase avec cette capitale impériale si sensible aux courants artistiques. Notre balade est aussi celle de mythiques chalands lyonnais, qui fréquentèrent longuement ces bouchons sur la butte de Fourvière, les ouvriers de la soie, ce qui va, bien sûr, de soi en raison du caractère traditionnellement très populaire de ces cabarets – littéralement, de ces « petites chambres », ces camberete de l’ancien Picard passé par le néerlandais cabret. Ces soyeux de Lyon avaient en charge le tissage des soieries, de ces taffetas qui firent la renommée de la ville. Ces tisserands, ces tafetassiers, si l’on transcrit littéralement en français son homonyme turco-perse, donnaient au tissage tout son lustre par blanchiment, le canuzir provençal, qui reprend au latin le canus exprimant le blanc et en particulier le blanc brillant. Rappelons que ces taffetas ont été la première grande révolution médicale permettant une meilleure hygiène des plaies. Ces tissages, si fins qu’ils furent qualifiés de gaze, ont été enduits de gomme agglutinante et sont devenus les pansements adhésifs actuels: « – Marcelle lui tendait un bout de taffetas gommé. Il tira la langue et lécha docilement la pelure rose. Marcelle appliqua le bout de taffetas sur la plaie [...] » 4 Comme un juste exercice de leur art dont ils tiennent leur nom, les canuts ont donné tout leur… lustre aux cérémonies religieuses avec le tissage des vêtements sacerdotaux, ce qui a été repris par l’un des chansonniers les plus célèbres du cabaret du Chat Noir, devenu Mirliton à la Goutte d’Or, au pied d’une autre butte célèbre, Montmartre, Aristide Bruant, Les canuts, dans le recueil Sur la route : Pour chanter Veni Creator Il faut une chasuble d’or. Pour chanter Veni Creator Il faut une chasuble d’or. Nous en tissons Pour vous grands de l’Église, Et nous pauvres canuts N’avons pas de chemise. C’est nous les canuts, Nous sommes tout nus. C’est nous les canuts, Nous sommes tout nus. Sur la butte de la Capitale des Gaules, l’on traboule – du latin trans-ambulare – littéralement l’on déambule à travers les ruelles, de bouchons en bouchons, pour atteindre au sommet la vielle place, le vieux forum, le Forum vetus : Fourvière, et cela depuis la nuit des Celtes, alors que ce lieu élevé, cette colline, ce dunum, était dédié au culte de Lug, le dieu solaire celte. Le colonisateur romain, toujours en quête d’intégration réussie, a associé cette croyance à l’appellation de la ville sur cette colline fondée : Lugdunum devenu ensuite Lyon, ce qui explique l’Y de son nom, qui n’a donc rien à voir avec le roi d’une jungle plus tropicale. S’il est un animal mythique à associer à ce nom, c’est un corvidé, un lukos, une corneille, un corbeau, le « Raven » anglais annonciateur de la venue du (dieu) soleil à l’aurore : c’est que dans toute mythologie, il y a le dieu et son animal totémique ; c’est d’ailleurs ce même « Raven » qui est symbolisé sous forme d’énormes becs de corvidés au sommet des « totem-poles » des Indiens aléoutes de la côte nord-américaine, cette mère « Raven » ayant sauvé, en les transportant grâce à la puissance de son bec, les survivants d’une humanité emportée par un déluge… Dans la Celtie originelle, le culte de Lug était très répandu, et ses traces fossiles sémantiques se retrouvent dans Laon, Luchon, voire Londinium anglicisé en London. Redescendons les traboules… où l’on a parfois voulu limiter l’origine de canut à la canette que le taffetassier utilise pour exercer son métier… à tisser, ce qui est phonétiquement séduisant mais sémantiquement bien mince, sauf dans l’usage de celle-ci au cabaret, mais il s’agirait alors d’un anglicisme : c’est que la canette du canut ne saurait être le « can » de Jerry… Et le canut vieillit, blanchit: il devient donc chenu, ce qui est un juste retour à ses sources sémantiques… Peut-être est-ce cette blancheur immaculée du fromage blanc frais assaisonné de sel, poivre, ciboulette, ail, échalote, huile et vinaigre, volontiers consommé par les canuts dans les bouchons, qui aurait conduit à nommer cette spécialité renommée « cervelle de canut »? La question est d’importance : c’est autour d’un pot lyonnais que l’on quêtera la réponse à cette brève de comptoir, sinon de conteur de bouchon! ■ 1. Molière. « Le Médecin malgré lui. » Acte I, S5. 2. Borniche Roger. « Le Ricain. » 3. Zola Émile. « Son Excellence Eugène Rougon.» Tome I. 4. Sartre Jean-Paul. « L’âge de raison. » XVII. INFO RESPIRATION N° 77 • www.splf.org • JANVIER 2007 53