La production du genre au sein de la justice des mineurs

Transcription

La production du genre au sein de la justice des mineurs
Coline Cardi, « La production du genre au sein de la justice des mineurs : la figure de la délinquante chez
les juges des enfants ». Texte initialement publié dans Femmes et Villes, textes réunis et présentés par
Sylvette Denèfle, Collection Perspectives « Villes et Territoires » no 8, Presses Universitaires FrançoisRabelais, Maison des Sciences de l’Homme « Villes et Territoires », Tours, 2004, p. 305-324.
Ce texte est mis en ligne sous format électronique par les Presses Universitaires François-Rabelais
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LA PRODUCTION DU GENRE AU SEIN
DE LA JUSTICE DES MINEURS :
LA FIGURE DE LA DELINQUANTE
CHEZ LES JUGES DES ENFANTS
Coline CARDI
Université Denis-Diderot Paris 7
L’espace urbain semble aujourd’hui directement associé à la délinquance
et à l’insécurité. Depuis le colloque de Villepinte sur la sécurité en novembre
1997, un débat est engagé sur la façon de traiter ce qu’il est convenu
d’appeler les « violences urbaines » et la délinquance des mineurs. En même
temps que les réponses se durcissent, les villes et leurs banlieues se voient
stigmatisées comme espaces dangereux. La question du traitement de la
délinquance juvénile occupe en France une place croissante dans les discours
publics et médiatiques : partout il est question d’une « explosion » de la
délinquance des mineurs qui tendrait à se criminaliser. « L’évolution des
statistiques officielles alimente un sentiment d’impuissance et d’insécurité
croissant et sert d’argument aux partisans d’une réforme du droit pénal des
mineurs et d’une répression nettement accrue »1.
Dans ce contexte, la question des filles est peu posée : délinquance et
violence se déclinent avant tout au masculin. Ce simple constat met en
évidence le caractère sexué de la question de l’insécurité. Les mineures
semblent ainsi être écartées de l’espace urbain lorsqu’on évoque la
1
Aubusson de Carvalay Bruno, « France 1998 : la justice des mineurs bousculée »
Criminologie, vol. 32, n° 2, 1999.
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LA PRODUCTION DU GENRE AU SEIN DE LA JUSTICE DES MINEURS
délinquance, sauf à les considérer comme victimes de ces espaces
« dangereux ». De même, si la question des inégalités de sexe trouve
aujourd’hui une place dans l’espace public et politique, la réflexion reste
centrée sur quelques thèmes. Une question est passée sous silence : « celle
de la sous-participation des femmes aux phénomènes de délinquance et de
criminalité, ou plus exactement celle de leur sous-représentation aux
différentes étapes de répression et de contrôle social »2 du processus pénal.
La violence des femmes paraît déranger.
Ainsi, si ces deux questions – la délinquance des jeunes, les inégalités de
sexe – ne cessent d’être soulevées et explorées, les deux problématiques sont
rarement croisées. Deux raisons peuvent expliquer cette difficulté à penser la
violence et la criminalité au féminin. D’une part, la délinquance semble être
le fait des hommes : les femmes sont effectivement largement minoritaires.
Ainsi, en 1999, 798 973 personnes ont été mises en cause par la police et la
gendarmerie, parmi lesquelles seulement 14 % de femmes (111 780) ; chez
les mineurs, les filles représentent 9,3 % de la population de moins de 18 ans
mise en cause. D’autre part, violence et criminalité ne peuvent rimer avec
féminité : la femme dite « criminelle » remet en cause l’image socialement
admise de la femme douce et docile. Or il semble que tenter de saisir la
spécificité du traitement réservé aux femmes déviantes par la justice pénale
puisse être un moyen privilégié d’approfondir la problématique de la
construction du genre. Quel traitement et quel discours l’institution juridique
réserve-t-elle à la violence et à la délinquance des filles ?
SAISIR LA CONSTRUCTION DU GENRE AU SEIN DE LA JUSTICE DES
MINEURS
Dépasser l’analyse en termes de favorable/défavorable
Si l’on recense les quelques travaux – émanant pour la plupart d’auteurs
anglo-saxons – portant sur la délinquance féminine, force est d’en constater
les limites3. Ces études, qui se sont attachées à expliquer la sousreprésentation des femmes ou des filles dans les phénomènes de délinquance
et de criminalité, s’articulent autour de deux grands types de questions.
Certaines s’inscrivent dans le courant de l’école dite du « passage à l’acte » :
il s’agit de se demander ce qui peut pousser une femme à commettre tel ou
2
Mary France-Line Femmes, délinquances et contrôle pénal, Analyse socio-démographique
des statistiques administratives française, CESDIP, collection « Etudes et données pénales »,
n° 75, 1996, p. 15.
3
Voir notamment l’état des lieux sur la recherche criminologique en matière de criminalité
féminine, proposé par Mary France-Line, op. cit.
Coline CARDI
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tel délit. A cette question, les chercheurs ont fait – et continuent même à
faire – appel à des facteurs biologiques ou psychologiques tendant à
naturaliser la délinquance et réactivant un certain nombre de stéréotypes, en
particulier celui de la femme hystérique défini par la psychiatrie au début du
XXe siècle. Toujours dans ce courant de recherche, et avec l’émergence du
mouvement féministe, certains auteurs ont émis l’hypothèse d’une
socialisation différentielle selon le sexe qui expliquerait pourquoi les
femmes et les filles commettent moins de délits que les hommes. Dans cette
perspective, les faits de criminalité féminins auraient dû augmenter en même
temps que s’est opérée la mixité des modes de sociabilité. Or il n’en est
rien : si on analyse les évolutions dans le temps, le taux de féminité est resté
le même.
Une seconde série de travaux porte sur le traitement pénal réservé aux
femmes ou aux adolescentes. En se plaçant cette fois du côté de la
représentation et de la réaction sociale, il s’agit d’analyser la diminution des
taux de féminité observés tout au long de la chaîne pénale pour conclure à un
traitement différentiel selon le sexe. Cette hypothèse est sans doute
pertinente dans la mesure où la justice peut être considérée comme instance
qui produit de la différentiation. Mais les études menées dans le cadre de
cette problématique ont le plus souvent donné lieu à un ensemble
d’affirmations diverses et contradictoires. Les auteurs de ces différentes
recherches ont effectivement voulu montrer en quoi le traitement pénal était
favorable ou défavorable aux femmes. Or ces analyses en termes de
favorable/défavorable restent limitées : elles ne permettent pas de saisir la
construction du genre au sein de l’institution judiciaire.
C’est avec l’intention de dépasser cette alternative que nous nous sommes
posé la question de la contribution de la justice pénale à la production du
genre. En d’autres termes, comment le droit pénal opère-t-il pour instituer ou
confirmer ou infirmer les distinctions sociales entre le masculin et le
féminin ? Cette problématique ne doit pas être confondue ou réduite à la
question du caractère plus ou moins sexiste du droit pénal. Le droit ne
produit pas seulement de la discrimination, il produit plutôt de la
différentiation4. « Les incriminations découpent, définissent et agencent
certaines pratiques en vue de leur sanction en vue d’un intérêt protégé. Elles
témoignent pour un temps donné de la différenciation et du marquage de
certains comportements perçus comme particulièrement dommageables et
4
Cf. Laberge Danielle, « Les recherches sur les femmes criminalisées : questions actuelles
et nouvelles questions de la recherche », Annales internationales de criminologie, 1991.
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LA PRODUCTION DU GENRE AU SEIN DE LA JUSTICE DES MINEURS
exigeant réplique collective organisée »5. Cette « problématique de
l’incrimination » définie par Pierre Lascoumes est le point de départ de la
construction de notre objet. Comment le genre est-il construit dans les lieux
spécifiques de l’institution pénale ?
Le choix de la justice des mineurs : le juge des enfants, un « entrepreneur
de morale »
Pour répondre à la problématique de la contribution de la justice pénale à
la construction du genre, nous avons opté pour la justice des mineurs, justice
d’exception qui prend en charge tous les aspects juridiques : social, civil,
pénal. Justice qui individualise, la spécificité de cette institution tient à son
caractère double : il s’agit à la fois d’éduquer et de punir. Education et
punition passent par une observation rapprochée du jeune via un dispositif
qui englobe policiers, magistrats, travailleurs sociaux et médecins. Cette
surveillance suppose individualisation, « individualisation descendante » : la
justice crée bien de la différenciation et ne s’applique pas – comme elle ne
fonctionne pas – de la même façon pour des individus d’origine sociale
différente et de sexe différent. Les diverses mesures d’investigation tendent
à objectiver, à « réifier » le jeune, elles ont pour objectif de décrire la
situation du mineur (situation familiale, sociale, état psychique). Dès lors,
l’individu, l’adolescent, se présente comme « effet et objet de pouvoir,
comme effet et objet de savoir »6.
Ce rapport de réciprocité entre pouvoir et savoir est particulièrement
sensible au sein de la justice des mineurs et notamment dans le discours des
juges des enfants. Nous nous sommes attachée dans notre recherche à
analyser les types de normes et de connaissances qui apparaissaient dans les
entretiens réalisés, en utilisant le concept d’entrepreneur de morale défini
par Becker. Le sociologue distingue deux types d’entrepreneurs de morale :
« ceux qui créent les normes et ceux qui les font appliquer »7. Les juges des
enfants réunissent ces deux types. Cela tient avant tout pour ces magistrats
spécialisés à un rapport ambigu à la loi. Les textes qui définissent la pratique
du juge des enfants – principalement celui de 1945, pour le pénal, et celui de
1958, pour le civil – portent plus sur des questions de procédure que sur des
règles de fond. L’essentiel de son activité échappe aux formes judiciaires
classiques. En effet, « les notions d’éducabilité, d’intérêt de l’enfant
5
Lascoumes Pierre – Poncela Pierrette – Lenoël Pierre, Au nom de l’ordre, Une histoire
politique du code pénal, Paris, Hachette, 1989, p. 10-11.
6
Foucault Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
7
Becker H. S., Outsiders, (1963), Paris, éditions Métaillé, 1985, (trad. Française), p. 171.
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renvoient à des savoirs non juridiques »8. Ainsi, les juges des enfants se
voient amenés à appliquer un certain nombre de normes (qu’elles soient
définies par la légalité, qu’elles relèvent de l’idéologie dominante ou des
sciences humaines) pour apprécier des situations, en même temps qu’ils
produisent un discours normatif sur la délinquance des mineurs. En dehors
de la norme juridique, ils appliquent schématiquement trois types de normes
pour produire un discours normatif sur la délinquance juvénile : des normes
morales, sociales et des normes empruntées aux sciences humaines et
cliniques. Le délinquant-type se définit ainsi juridiquement, moralement,
socialement, psychologiquement et sociologiquement.
C’est donc en considérant le juge des enfants comme un entrepreneur de
morale que nous nous sommes intéressée à la représentation de la
délinquance des filles – mise en perspective avec le discours des juges sur la
délinquance juvénile en général. Au regard des chiffres, la question apparaît
d’autant plus pertinente. Certes les filles sont sous-représentées dans les
phénomènes de délinquance, mais du point de vue des actes pour lesquels
elles sont mises en cause, on observe une similitude frappante avec la
délinquance des mineurs masculins9. Cette similitude, si elle est notable, est
moins marquée dans la population majeure : délinquance féminine et
délinquance masculine se différencient du point de vue des délits liés à la
sphère familiale où l’on observe un très fort taux de féminité. En ce sens, on
peut qualifier la délinquance des filles de « hors-normes » en termes
statistiques : d’une part, elle est différente de celle des femmes majeures en
« nature » (délits différents) et d’autre part, elle se différentie
quantitativement de celle des garçons. Ainsi, quel est le discours des juges
sur cette délinquance hors normes et qui pourtant s’apparente à celle des
garçons ? Interroger le discours des juges des enfants, considérés comme des
entrepreneurs de morale, sur la délinquance des filles doit permettre de saisir
cette difficulté de penser délinquance et violence au féminin.
LA DIFFICULTÉ À PENSER LA DÉLINQUANCE AU FÉMININ : LE RAPPORT À
L’ALTÉRITÉ
Lorsque l’on interroge les juges sur la délinquance des filles, la question
reste le plus souvent sans réponse : ils l’esquivent, estimant que, comparée à
8
Bailleau Francis, Les jeunes face à la justice pénale, Analyse critique de l’application de
l’ordonnance de 1945, Paris, Syros, 1996, p. 45
9
Les seules différences notables portent sur les catégories destructions-dégradations (dont
le poids est deux fois plus important pour les hommes mineurs), les infractions aux mœurs et
les infractions astucieuses contre les biens (qui occupent une place plus grande dans
l’ensemble des infractions pour lesquelles les femmes mineures sont mises en cause).
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LA PRODUCTION DU GENRE AU SEIN DE LA JUSTICE DES MINEURS
celle des garçons, la délinquance des mineures est marginale. Et lorsqu’ils
tentent de décrire la déviance des filles, les magistrats font alors appel à des
stéréotypes féminins, renvoyant la délinquance du côté de la nature. Les
filles sont violentes, sadiques, elles crient, lancent des injures et défient
l’autorité. Ainsi, le cadre de référence change. L’adolescente est doublement
hors-normes, qu’on la compare aux garçons ou qu’on la compare aux
femmes. D’un côté elles sont différentes des garçons, et de l’autre elles
remettent en question l’image de la féminité. C’est bien à une figure de
l’altérité que les juges se trouvent confrontés et la catégorisation opère
différemment pour les filles et les garçons.
Absence de propos
Les analyses historiques du fonctionnement de la justice des mineurs et les
études axées sur la délinquance juvénile font rarement – voire jamais – état
de la question de la délinquance des filles. Bien souvent elle est englobée
dans le phénomène plus général et la spécificité de son traitement ou de ses
formes n’est pas soulevée. Ainsi, Francis Bailleau10 évacue rapidement la
question en invoquant la sous représentation des filles dans les chiffres de la
délinquance. Michel Chauvière11, quant à lui, s’il évoque la question de la
mixité des établissements spécialisés dans la prise en charge des mineurs
délinquants, ne s’attarde pas sur le problème.
Chez les juges interrogés, on retrouve cette absence de discours sur la
délinquance des filles, qui n’a visiblement jamais fait l’objet d’une réflexion
approfondie. Les magistrats sont le plus souvent interloqués et nombreux
sont ceux qui commencent par avouer leur ignorance sur la question. Cette
absence de propos est légitimée par les magistrats par une minimisation du
phénomène. Les filles sont minoritaires et leurs actes de délinquance se
réduisent à des vols, autant dire rien. La question de la délinquance féminine
est donc évacuée : soit on se tait, soit on considère qu’elle n’existe
pratiquement pas, même si certains juges reconnaissent que la problématique
des filles est différente de celle des garçons et qu’il y a de ce fait un
traitement différentiel selon le sexe.
L’adolescente délinquante, un personnage hors-normes
Rarement la question des filles est évoquée et pourtant, si l’on observe de
plus près l’histoire de la justice des mineurs et du traitement de la
10
Bailleau Francis, op.cit.
Chauvière Michel, Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy, Paris, Les éditions ouvrières,
1980.
11
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311
délinquance juvénile, le problème de la rééducation des filles s’est posée,
comme en témoigne par exemple l’article de Gisèle Fiche « De l’éducation
surveillée à la protection judiciaire de la jeunesse ». L’auteure évoque les
changements opérés dans les institutions publiques d’éducation surveillée
après 1968, changements qui ont pour origine la question de la prise en
charge des filles : « parallèlement [aux événements de 1968], se posait une
nouvelle question apparemment plus secondaire. Que faire de la rééducation
des filles les plus difficiles à l’ES [établissement spécialisé] ? On n’avait
guère d’expérience. La population de l’ES était composée à 90 % de
garçons. Et pourtant, c’est en traitant la question des filles que l’institution
va découvrir les réponses qu’elle cherche pour construire un projet nouveau
de transformation générale »12. Ainsi, la délinquance des filles interroge,
elle oblige à une confrontation à une certaine altérité. On peut émettre
l’hypothèse que cette confrontation induit, chez les juges des enfants, une
difficulté à caractériser la délinquance des filles en dehors d’une constante
comparaison avec celle des garçons : leur comportement est soit plus, soit
moins, soit pire, soit mieux, mais il n’est jamais pensé pour lui-même.
L’étude proposée par Georg Simmel13 sur la construction des normes
sociales et des valeurs offre des outils pertinents d’analyse sur ce point. Dans
le chapitre « Les femmes », il montre en effet comment les normes, les
valeurs universelles sont produites en fonction des normes et des idéaux
masculins. En analysant les phénomènes d’« absolutisation » à l’œuvre pour
tout couple normatif, il affirme pour le couple masculin-féminin : « La
relativité fondamentale dans la vie de notre espèce est constituée par la
masculinité et la féminité ; et en elle aussi se manifeste ce mouvement
typique de l’absolutisation de l’un des côtés d’un couple d’éléments
relatifs »14. Nous jugeons un être ou un acte selon des normes et des valeurs
qui ne sont pas « neutres » ni délivrées de l’opposition des sexes ; « elles
sont au contraire elles-mêmes d’essence masculine. Toutes les catégories
sont assurément universellement humaines pour ainsi dire d’après leur
forme et leurs prétentions, mais tout à fait masculines dans leur
configuration historique effective »15.
12
Fiche Gisèle, « De l’éducation surveillée à la protection judiciaire de la jeunesse »,
Enfance délinquante : enfance en danger : une question de justice, Ministère de la jeunesse,
Direction de la protection judiciaire de la jeunesse, Paris, avril 1996.
13
Simmel Georg, Philosophie de la modernité, Paris, Payot, 1989, (trad. Française), p. 6975.
14
Simmel Georg, op.cit., p. 69.
15
Simmel Georg, op.cit., p. 70.
312
LA PRODUCTION DU GENRE AU SEIN DE LA JUSTICE DES MINEURS
« Le masculin est devenu l’humain universel » en raison de la « position de
force » des hommes, selon Simmel. L’auteur compare d’abord le rapport
historique des sexes à la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel,
dialectique qui suppose que le maître ne peut pas penser qu’il est maître
alors que l’esclave, de par sa position, n’oublie jamais sa condition. Ainsi,
comme l’esclave, la femme perd dans des cas infiniment plus rares la
conscience d’être femme que l’homme celle d’être homme. De là résulte le
fait que l’homme paraît penser purement objectivement, sans que la
masculinité n’occupe dans le même temps aucune place dans sa conscience,
et « les expressions de l’être masculin s’élèvent facilement pour nous à la
sphère d’une objectivité et d’une validité supra-spécifique et neutre ».
Simmel analyse ensuite la façon dont la domination masculine s’est
instituée. Selon lui, toute domination reposant sur une supériorité subjective
a trouvé l’occasion de se donner une fondation objective, c’est-à-dire de
transformer la force en droit.
La référence à Simmel est sans doute datée et il s’agit plutôt pour nous de
saisir la façon dont se constituent les genres. Mais son analyse de la relativité
des normes et surtout des phénomènes d’ « absolutisation » à l’œuvre
lorsque l’on considère deux éléments d’un même couple, apparaît utile. Elle
permet de rendre compte des discours sur la délinquance des mineurs,
discours qui évacuent la question des adolescentes, englobées dans le
phénomène plus général considéré comme le fait des garçons. Ainsi, la
délinquance masculine semble constituer la norme et la délinquance des
filles est toujours pensée comme écart à cette norme, écart positif ou négatif.
Or sur ce point, le philosophe allemand nous éclaire à nouveau lorsqu’il
étudie les conséquences de l’ « absolutisation » sur le jugement porté sur les
femmes : « le fait que l’élément masculin soit ainsi absolutisé en un élément
qui est absolument objectif, mais au contraire de sorte que les exigences
idéales et les idées qui naissent de l’élément masculin et pour l’élément
masculin deviennent absolues et supra-sexuelles – ce fait a pour le jugement
porté sur les femmes des conséquences funestes »16. On assiste alors selon
l’auteur à deux types de jugement : d’une part la « surévaluation
mysticisante » de la femme, et d’autre part à une dévalorisation.
Entre surévaluation et dévalorisation
L’interrogation sur la délinquance des mineures donne en effet lieu à deux
types de discours : d’un côté une surévaluation de leur situation et de leur
comportement, de l’autre une dépréciation, dépréciation qui révèle la
16
Simmel Georg, op.cit., p.72.
Coline CARDI
313
transgression de l’identité féminine socialement admise. Dans les deux cas,
les observations (et jugements de valeurs) émis par les juges sont le résultat
d’une comparaison avec les mineurs garçons – ce qui témoigne de la
difficulté à penser la délinquance au féminin pour elle-même.
Surévaluation d’abord : les filles échappent aux déterminismes sociaux. En
ce sens, elles ne sont plus dans le social mais accèdent au supra social. Ainsi,
l’une des juges interrogées donne l’exemple d’une jeune fille, une « fleur sur
du fumier » : malgré une famille reconnue pathogène, elle a choisi une autre
voie que celle de la délinquance. Les filles ont donc cette force d’échapper
aux logiques sociales. De plus, elles ont su investir l’école, explique une
magistrate de Paris en évoquant les jeunes maghrébines, elles qui « s’en sont
mieux tirées que leurs frères parce qu’elle ont vu dans l’école les moyens de
s’en sortir ». L’explication est ici de l’ordre de la socialisation différentielle
entre filles et garçons : les garçons sont surprotégés par leur mère, alors que
les filles n’ont que l’école comme champ de liberté. Mais la différence est
aussi différence de nature. En effet, cette même juge avait évoqué juste avant
la « paresse des délinquants » qui n’acceptaient plus aucune formation, la
valeur travail n’étant plus à l’ordre du jour ; or les filles, là encore, font
exception : non seulement, alors que l’institution scolaire est en déperdition
selon les juges, les filles savent profiter des chances offertes par l’école,
mais surtout, elles échappent aux dérives de la société de consommation en
se montrant plus travailleuses (elles ont su « miser », « jouer à fond » la
carte de l’école). On retrouve ici l’idée émise par de nombreux sociologues
selon laquelle les filles seraient plus dociles que les garçons, d’où leur
réussite scolaire notamment. Cette docilité est également évoquée par les
juges : il suffit de leur taper sur les doigts pour qu’elles comprennent.
Quand il s’agit d’expliquer la sous-représentation des filles dans la
délinquance, les juges des enfants tendent donc à les valoriser, à les
« mysticiser », pour reprendre l’expression de Simmel qui explique cette
surévaluation en ces termes : « Dès que l’on est parvenu au sentiment qu’ici,
malgré tout, une existence se trouve sur une base normative, complètement
autonome, tout critère manque alors pour elle, la possibilité s’offre de la
surenchère et du respect devant l’inconnu et l’incompris ». Dès lors,
s’agissant de filles, les liens de cause à effet définis par les juges
disparaissent et ce parfois au titre de la nature même des adolescentes : plus
« travailleuses », plus « volontaires », plus « futées », ou encore plus
« malignes » (nous reprenons ici les adjectifs employés par les juges), elles
sont moins tournées vers la délinquance que les garçons.
314
LA PRODUCTION DU GENRE AU SEIN DE LA JUSTICE DES MINEURS
Mais à cette surévaluation répond une dévalorisation très nette. Quand on
interroge les juges sur une éventuelle difficulté à juger les filles, ils se
lancent dans une description souvent détaillée de leur comportement dans
leur bureau. L’idée maîtresse et partagée par tous sur ce point se résume
dans la violence des filles et leur rejet de toute autorité. Interrogé sur le
rapport des filles à l’autorité un des juges explique que si les garçons ont une
certaine conscience des limites, les filles, elles, « sont dans la toute
puissance ». Dès lors, on voit ressurgir les termes « agitation »,
« excitation », « agressivité énorme », « toute puissance » – termes qui
renvoient à l’image de la femme hystérique qui tend à naturaliser la
délinquance. Violence exacerbée et refus total de l’autorité caractérisent
donc pour les juges le comportement des adolescentes. Stigmate par
excellence, cette violence semble bien permettre de définir l’attitude des
filles délinquantes, en comparaison avec celle des garçons, et il faut
souligner que cette définition paraît être partagée par l’ensemble des
professionnels de l’enfance délinquante.
On peut alors s’interroger sur cette stigmatisation dont les filles font
l’objet aussi bien chez les juges femmes que chez les hommes. Les
« affreuses » – une magistrate nomme ainsi les jeunes délinquantes –
choquent par leur comportement, là même où l’attitude des garçons paraît
normale. La jeune fille défie l’autorité là où on l’attend docile, elle peut de
surcroît se montrer violente. Deux auteurs permettent de mieux comprendre
cette dévalorisation ou cette stigmatisation : d’une part, s’agissant des
normes et de leur application, Simmel offre là encore des éléments
d’explication intéressants ; d’autre part, l’étude de Dominique Godineau sur
la représentation des femmes et de leur violence pendant la Révolution
Française17 permet de saisir l’enjeu politique d’une telle stigmatisation.
Penser la délinquance au féminin : un enjeu politique
Simmel analyse le processus qui conduit à la dévalorisation des femmes :
les femmes selon lui sont jugées en fonction des normes établies par et pour
le sexe masculin en même temps qu’on leur demande de répondre à des
critères tout à fait opposés, ceux de la féminité, critères qui sont en fait
corrélatifs aux premiers. A partir de là, note l’auteur, l’autonomie du
principe féminin ne peut être reconnue. Les femmes ne peuvent être évaluées
d’aucun point de vue sans préjudice dans la mesure où la prérogative des
hommes leur impose ce dédoublement (Doppelheit) entre l’échelle de valeur
17
Godineau Dominique, « Citoyennes, boutefeux et furies de guillotine », De la violence et
des femmes, (collectif) Dauphin Cécile – Farge Arlette (dir.), Paris, Albin Michel, coll. Agora,
1997.
Coline CARDI
315
masculine – qui se présente comme l’élément objectif supra-sexuel – et
l’échelle spécifiquement féminine exactement corrélative à celle-ci. Et
l’auteur de conclure sur le pourquoi du regard critique et parfois moqueur
porté sur les femmes : « dès qu’on les évalue à partir d’un de ces cercles de
critère (Kriterienkreise) ressurgit le cercle opposé, à partir duquel elle
doivent être dévaluées précisément dans la même mesure »18.
L’analyse proposée par Simmel permet de mieux saisir la difficulté de
penser la délinquance au féminin et, d’éclairer la représentation des jeunes
délinquantes telle qu’on peut la lire dans les entretiens réalisés auprès des
juges. Les filles paraissent effectivement « prises » dans un ensemble
normatif qui se réfère d’un côté à la délinquance en général, qui est en fait
celle des garçons, et sur laquelle les juges produisent un discours normatif ;
et de l’autre, à l’image de la féminité socialement et traditionnellement
construite. Ainsi, on observe bien une difficulté à penser la délinquance des
mineures, délinquance qui est sans cesse ramenée ou comparée à celle des
garçons, en même temps qu’elle est stigmatisée parce qu’en contradiction
avec l’image traditionnelle de la féminité. Dans tous les cas, on ne l’étudie
pas, on la constate, contrairement à celle des mineurs garçons qui fait l’objet
d’une analyse plus ou moins sociologique.
Par ailleurs, on voit déjà apparaître l’enjeu politique d’une telle
représentation : si l’on considère la politique comme la recherche de
l’égalité, recherche qui implique en même temps la pensée et la conservation
de la différence, alors penser la spécificité de la délinquance féminine en
dehors des schémas normatifs traditionnels et d’une soi-disant nature
féminine, doit permettre d’éclairer à la fois la difficile question de l’égalité
entre les sexes et celle de la différence entre les sexes. Si Simmel n’évoque
pas explicitement cet enjeu politique, ses analyses le mettent pourtant
parfaitement en évidence : la femme, parce que jugée en fonction de normes
dérivées des normes établies par et pour le sexe opposé, n’est jamais pensée
dans sa spécificité, elle est ainsi niée en tant que sujet à part entière. Cette
question politique apparaît d’autant plus nettement au vue de l’histoire.
L’analyse de Dominique Godineau sur la représentation de la violence
féminine pendant la Révolution Française en témoigne. Pour beaucoup,
explique-t-elle, la Révolution n’est pas seulement violente, elle est violence :
violence sur les corps, violence des comportements et des sentiments,
violence de la reformulation du lien social, etc., à tel point qu’évoquer la
violence à cette période semble une évidence. La violence des femmes est
également emblématique de 1789 : « quelle image incarne mieux la violence
18
Simmel Georg., op. cit., p. 73.
316
LA PRODUCTION DU GENRE AU SEIN DE LA JUSTICE DES MINEURS
sanguinaire de la Révolution que celle des tricoteuses installées devant la
guillotine ? » A cette représentation et cette stigmatisation de la violence
féminine, violence qu’on a gardée en mémoire, Dominique Godineau donne
deux explications. D’abord, on blâme les femmes de ne pas répondre à
l’image que l’on a d’elles, des êtres doux et sensibles, même si les contours
de cette image ne sont pas aussi bien tracés, aussi bien fixés. Le
comportement des femmes devant la guillotine est toujours jugé excessif,
outrancier, trop violent. Ensuite, l’enjeu est politique : le rapport
femmes/violence peut se « déchiffrer avec une grille de lecture politique ».
« D’abord parce que les formes de la violence des femmes révolutionnaires
sont souvent liées à leur exclusion des droits politiques, construites par le
fait qu’elles occupent l’espace politique tout en étant exclues des
organisations symbolisant la citoyenneté »19. Ensuite, lorsque les
observateurs – des hommes – insistent sur la violence et la férocité
féminines « c’est le partage de l’espace politique entre les deux sexes qui est
aussi en jeu : présenter ainsi les interventions des femmes est aussi un
moyen de les chasser de la construction politique pour les renvoyer à la
barbarie, la sauvagerie et l’informe ».
Même si l’étude historique proposée par Dominique Godineau parait
difficilement transposable à l’époque actuelle, il n’en demeure pas moins
que la similitude est frappante entre la représentation de la violence féminine
au moment de la Révolution et celle que nous avons commencé à dégager
chez les juges des enfants : violence extrême, sadismes, violence de groupe,
refus de l’autorité, sont autant d’éléments que l’on retrouve dans les deux
types de discours. De plus, et surtout, l’analyse menée par l’historienne
permet de saisir un enjeu politique important. Il ne s’agit pas ici de faire
l’apologie de la délinquance des filles, mais on peut émettre l’hypothèse que
commettre un délit est une forme d’entrée dans l’espace public. Or on peut
s’interroger sur la place que les juges des enfants interrogés accordent à la
délinquance féminine dans l’espace social et l’espace politique.
LA NÉGATION DU CARACTÈRE SOCIAL DE LA DÉLINQUANCE DES FILLES
Les juges produisent un discours normatif sur le social pour expliquer la
délinquance des garçons. La délinquance est selon eux le résultat d’une
« anomie » généralisée : ils dénoncent la crise des valeurs et la société de
consommation. Or qu’en est-il lorsqu’ils sont amenés à évoquer la
délinquance des filles ? La question de l’enjeu politique est ici réactivée :
force est de constater que le discours sociologisant s’effondre : la
19
Godineau Dominique, op.cit., p. 50.
Coline CARDI
317
délinquance des filles est sans cesse renvoyée à la sphère privée, au domaine
du corps et de l’intime, en bref, la délinquance des mineures n’est pas un
phénomène social au même titre que celle des garçons.
La marginalité des adolescentes : la délinquance des filles n’est pas un
problème social
Tous les juges des enfants interrogés s’accordent à dire que la délinquance
des mineurs est un phénomène social majeur et tous préconisent des
solutions, offrent des explications plus ou moins sociologiques. Or,
lorsqu’on les interroge plus particulièrement sur la délinquance des filles, ils
considèrent – nous l’avons vu – la question comme mineure, qui ne mérite
parfois même pas d’être abordée. La délinquance des filles n’a ainsi pas
besoin d’être pensée, ce n’est pas un problème social, au même titre que
celle des garçons. Si la délinquance masculine s’explique par des facteurs
sociaux (société de consommation, anomie, disparition des modèles
traditionnels), celle des filles est synonyme d’une souffrance extrême,
souffrance individuelle avant tout. Les garçons commettent des délits, les
filles, elles, sont dans l’auto-destruction, se suicident, se prostituent ou elles
fuguent, en bref, leurs actes représentent rarement une sortie hors de soi ou
une quelconque entrée dans la sphère publique. En dehors de la violence, on
note donc un autre type de stigmatisation du comportement des filles qui
renvoie à une certaine nature féminine et à toute la littérature qui traite de la
« marginalité » des adolescentes en termes psychologiques. On aboutit ainsi
à une catégorisation très nette : garçons/délinquance, filles/auto-destruction.
Il n’est alors pas étonnant que lorsque l’un des juges évoque les mères des
enfants de justice, on retrouve tous les caractères typiques de la déviance
féminine : dépression, suicide, histoire d’amour difficile. Ainsi, il donne
l’exemple d’une affaire en assistance éducative : une enfant vient de lui être
confiée suite à la tentative de suicide de sa mère décrite comme sévèrement
dépressive et alcoolique de surcroît. Considérer la délinquance féminine
amène donc les juges des enfants à évoquer la « marginalisation »
spécifiquement féminine, non sans avoir recours à un certain nombre de
stéréotypes. La pensée ne se situe plus alors sur un plan sociologique, mais
sur un plan psychologique, renvoyant les filles à une souffrance purement
individuelle, sans signification sociale. Cette évacuation du social au profit
du psychologique s’inscrit dans le phénomène de psychologisation décrit par
Robert Castel et Jean François Le Cerf20, mais on voit ici nettement se mettre
en place une psychologisation différentielle, ou plus exactement, un
20
Castel Robert – Le Cerf Jean-François, « Le phénomène psy dans le société française »,
Le Débat, 1980, n° 1-2-3.
318
LA PRODUCTION DU GENRE AU SEIN DE LA JUSTICE DES MINEURS
redoublement du caractère différentiel de la psychologie. En effet, extraire la
délinquance des filles de tout rapport social en la ramenant au
psychologique, c’est ajouter de la différence à des grilles d’analyses ellesmêmes fondées sur des principes de différenciation ce qui participe, nourrit
et reproduit les schèmes de perception différencialisés et naturalisants.
La délinquance et la violence des femmes seraient donc dénuées de tout
caractère social. Sur ce point, l’histoire est encore une fois d’un apport
important : dans son article « De la construction de la violence en Grèce
ancienne : femmes meurtrières et hommes séducteurs »21, Pauline Schmidt
Pantel met ainsi en évidence la signification sociale de la violence
féminine – qu’elle soit violence contre autrui ou contre soi – en Grèce
ancienne. S’agissant de la délinquance des filles, notre étude ne permet pas
d’en dégager la signification sociale. Il faudrait pour cela aller interroger les
adolescentes elles-mêmes. Toutefois, l’analyse proposée par Pauline
Schmidt Pantel offre des pistes importantes dans la mesure où elle rend
compte, à travers les récits grecs, de la nature profondément sociale de la
violence des femmes. Or chez les juges des enfants interrogés, on observe
une négation de ce caractère social qui se traduit par une référence constante
à la sphère privée.
Prédominance de la sphère privée
Pour les juges, la délinquance est bien souvent le résultat d’une enfance
difficile (« un jeune délinquant est un enfant qui souffre »), elle est avant
tout le symptôme d’un dysfonctionnement social. En revanche, la déviance
féminine se voit cantonnée à la sphère privée : elle a pour cause unique des
dysfonctionnements familiaux, comme si les filles n’avaient d’histoire que
familiale. Si l’on peut considérer la famille comme un lieu de sociabilité, les
relations familiales sont ici renvoyées aux domaines psychologique et
individuel. Que la jeune fille soit issue d’un milieu familial dit
« pathogène » – absence d’amour et de communication, structures familiales
défaites, situation de « détresse » – , ou qu’elle vive dans une famille où « il
y a trop de règles », l’acte de délinquance est toujours pensé en termes de
problèmes familiaux.
Non seulement la délinquance des filles est pensée du côté de la sphère
privée, mais elle est aussi pour certains en lien direct avec l’image
maternelle. Ainsi, l’un des juges interrogé sur les délits commis par les
21
Schmidt Pantel Pauline, « De la construction de la violence en Grèce ancienne : femmes
meurtrières et hommes séducteurs », De la violence et des femmes, (collectif) Dauphin
Cécile – Farge Arlette (dir.), Paris, Albin Michel, coll. Agora, 1997, p. 19-34.
Coline CARDI
319
adolescentes, opère une réduction des causes – elles ne sont plus que
familiales alors qu’il distinguait auparavant les facteurs qu’il appelait
« individuels » et les facteurs « sociaux » de la délinquance – ; en même
temps qu’il établit une catégorisation très nette en liant d’un côté la mère et
la fille, de l’autre le père et le fils. Ainsi, s’agissant des filles, la norme
« famille » va jusqu’à se réduire à l’image plus ou moins structurante de la
mère. A ceci s’ajoute la référence au corps, à l’intime et à la séduction qui
ressurgit dès qu’il est question de filles.
Le corps, l’intime, l’apparence
L’évocation de la déviance des filles induit systématiquement la référence
au corps, à l’intime et à la séduction, qu’il s’agisse des délits qu’elles
commettent ou de leur comportement. Là encore, le corps, la mode et les
vêtement ne sont jamais vus comme constructions sociales22 mais comme
des éléments de la nature féminine. Concernant le type de délinquance
spécifique aux mineures, tous les juges évoquent le vol – traditionnellement
reconnu comme un délit dit « féminin » – or, alors que les garçons volent des
portables, les filles, elles, dérobent des accessoires typiquement féminins :
sous-vêtements, maquillage, vêtements de marque, sont autant d’objets qui
renvoient au domaine du corps, de la coquetterie et de l’intime. Et pour
voler, la fille use de son corps et de son statut de femme qui « inspire plus
confiance ».
La fille est ainsi associée aux vêtements, à la parure et donc à l’apparence.
Dans cette perspective, il est sans doute utile de rappeler ici les propos de
Geneviève Fraisse dans son ouvrage La différence des sexes23. Dans
l’introduction de son livre, l’auteur évoque une conversation de bistrot lors
d’un colloque de philosophie : alors qu’elle présente son projet de travailler
sur « la question des femmes » – et donc sur la différence des sexes – elle se
voit répondre « Quelle drôle d’idée ». Or une drôle d’idée, note la
philosophe, n’est pas une idée : « la différence des sexes ne se rencontre
sans doute pas au ciel des objets philosophiques. Une drôle d’idée cache une
intention, quelque bizarrerie peu compatible avec le travail exigeant et
lucide de la pensée »24. Toujours dans la même conversation de bistrot, un
homme remarque que « les femmes » est un sujet à la mode. « Certes les
femmes et la mode entretiennent un lien quasi-privilégié, quasi un lien
intrinsèque. La femme et le vêtement, la femme et l’apparence s’associent
avec évidence. De là à ne voir qu’un intérêt médiatique dans l’intérêt porté
22
Voir notamment Elias Norbert, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
Fraisse Geneviève, La différence des sexes, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.
24
Fraisse Geneviève, op.cit., p. 6.
23
320
LA PRODUCTION DU GENRE AU SEIN DE LA JUSTICE DES MINEURS
à la « question des femmes », il n’y a qu’un pas que les détenteurs de la
pensée franchissent aisément. Concluons que tel est le lot des femmes d’être
hors champs conceptuel d’un côté, et sous les feux de la représentation
imaginaire de l’autre. Au mieux servent-elles la représentation symbolique,
image de pierre illustrant les idées de justice ou de vérité ou emblème
républicain avec la Marianne par exemple. Hors concept et dans la
représentation, les femmes ont une place donnée dans la connaissance »25.
Et l’auteur, quelques lignes plus loin, conclut : « Si les femmes appartiennent
au registre de la mode » – « les femmes sont à la mode » pouvant s’entendre
au sens propre comme au sens figuré : elles sont à la fois victimes de la
mode et objet de mode – « le constat de leur empiricité infrathéorique se
vérifie ; elle sont ainsi renvoyées à l’espace dont elles n’auraient jamais dû
sortir, l’espace de la beauté, de l’ornement, de la parure. Lieu de
l’apparence, lieu où il n’est pas d’usage de chercher la vérité »26. Penser la
délinquance des filles apparaît donc être « une drôle d’idée » et le caractère
social du vêtement se voit évacué au profit d’une nature féminine.
Délinquance des filles et sociologies de la déviance
Cette négation du caractère social de la délinquance mérite d’être mise en
perspective avec la tradition sociologique qui tente d’expliquer la déviance
des jeunes, les jeunes désignant avant tout les garçons. François Dubet27
s’attache à dégager les trois grands modèles d’explication de la marginalité
et de la déviance des jeunes, construits, selon lui, autour de trois concepts
centraux, ceux de crise, de frustration et de contrôle. Dans la problématique
de la crise, la marginalité des jeunes est définie comme une réaction à la
rupture des modèles d’intégration traditionnels provoquée par le changement
social. Ce type d’explication en termes de crise – crise sociale ou crise
d’adolescence – est, nous l’avons vu, omniprésent dans le discours des juges
des enfants interrogés. Second concept dégagé par Dubet : celui de la
frustration. Les explications en termes de frustration privilégient moins les
problèmes d’intégration que ceux des tensions liées à la position des acteurs
dans la stratification sociale. Elles dérivent du modèle mertonien des modes
d’adaptation conforme et déviant28 qui définit la déviance par l’écart, sinon
la contradiction, entre les attentes culturelles homogènes d’une société et une
structure sociale qui distribue de façon inégale les chances d’atteindre les
objectifs proposés, identifiés à la mobilité sociale et au mode de vie des
25
Fraisse Geneviève, op.cit., p. 6.
Fraisse Geneviève, op.cit., p. 7.
27
Dubet François, La galère : jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987, p. 144-153.
28
Merton, Robert K., « Structure sociale, anomie et déviance », Eléments de théorie et de
méthode sociologiques, Paris, Plon, 1965, p. 167-191.
26
Coline CARDI
321
classes moyennes. La conduite délinquante est une innovation qui cherche,
par des moyens illégitimes, à adapter des ressources aux objectifs
conformistes intériorisés. Dans cette perspective, la délinquance est une
conduite d’adaptation relativement rationnelle ; la délinquance n’est pas
anomique au sens propre du terme puisqu’elle suppose un certain
conformisme des aspirations (la configuration in/out s’en trouve infirmée) ;
enfin, la répartition inégale de la délinquance apparaît comme résultant des
frustrations liées aux inégalités sociales. Là encore, on retrouve ce type
d’explication chez les juges qui mettent en évidence la frustration des jeunes.
Le troisième modèle d’explication opère un très sensible renversement
d’objet. La délinquance est le résultat des procédures de contrôle qui
l’identifient, la définissent, la traitent. Le véritable objet est moins le
délinquant que les diverses agences de contrôle et de stigmatisation qui le
« fabriquent ».
Si ces trois modèles d’explication sont plus ou moins utilisés par les juges
pour penser la délinquance des garçons, ils disparaissent tout à fait quant il
s’agit des filles. Or, ce constat est tout aussi vrai pour la majorité des études
criminologiques sur la délinquance féminine. Qu’on s’interroge sur le
pourquoi du passage à l’acte ou qu’on pense la délinquance des femmes et
des filles en termes de traitement différentiel, les analyses en restent bien
souvent à la description ou à l’idéologie. On note ainsi une difficulté certaine
à penser de façon sociologique la délinquance au féminin, à la penser dans sa
relation à la sphère sociale. Chez les juges, comme dans les recherches
menées jusqu’à ce jour, la fille est effectivement présentée comme un objet.
Pour les juges, elle est objet de la nature, contrairement aux garçons qui sont
objets des dysfonctionnements sociaux et possèdent, de surcroît, un certain
pouvoir sur la société (en ce sens on peut parler d’une certaine réciprocité).
Dans la recherche, les femmes et les filles sont également objet de la nature,
mais elles peuvent aussi être objet d’une domination – masculine en
l’occurrence. Or la question de la délinquance des filles doit, nous semble-til, être pensée dans un système d’interrelations et la perspective même de
Dubet reste sur ce point insuffisante. Comment penser ensemble la
socialisation, les aspirations et les institutions, ou si l’on veut la crise, la
frustration et le contrôle ? Sans doute en reprenant aux interactionnistes en
général, et à Goffman en particulier, le concept de carrière et en se
demandant comment se différencient des carrières déviantes masculines et
des carrières déviantes féminines, en incluant tout à la fois la socialisation
différentielle, la psychologisation différentielle (évoquée plus haut) et le
traitement différentiel. Cela peut être fait en regardant vers le futur plutôt
que vers le passé, au moment où les filles délinquantes deviennent majeures,
au moment où s’actualisent de nouvelles figures de la déviance féminine,
322
LA PRODUCTION DU GENRE AU SEIN DE LA JUSTICE DES MINEURS
celle de la mauvaise mère et celle de l’assistée, dans les différents registres
du droit, pénal, civil et social.
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